Éditorial
L’année 2018
Au milieu du
mois d’août, en pleine période estivale, nous apprenions le décès de notre ami
Roger Bichelberger. Romancier et essayiste de renom, Roger était un membre très
apprécié de notre Association, présent dès les débuts de l’aventure. Il y a dix
ans, nous fêtions ses soixante-dix ans à l’abbaye des Prémontrés, à
Pont-à-Mousson en Lorraine, en même temps que les vingt années d’existence de
l’AEFM.
Un mois avant
sa disparition, Roger nous faisait parvenir, pour notre bulletin, une note de
lecture témoignant de sa vitalité : elle concerne un témoignage de vie
rédigé, pour les éditions Salvator, d’une journaliste suisse. Quel meilleur
hommage pourrions-nous rendre à Roger que de faire figurer son texte ici, en
l’incluant dans un élan, une diversité qu’il aimait ?
Car notre
association reflète une ouverture, une variété qui doivent évidemment beaucoup
à sa dimension européenne : depuis la rencontre de Pont-à-Mousson, à
laquelle je viens de faire allusion, ne nous sommes-nous pas rendus à
Strasbourg, en Normandie (pour y parler du romancier franco-russe Andréï
Makine), à Tchernivtsi en Ukraine, à Paris (pour une rencontre consacrée aux
« Russes à Paris »), à Dublin, en Irlande, à Metz, à Amsterdam, à
Bordeaux et à Tallinn ? Il y a aussi quelque chose de vraiment romanesque
à retrouver des amis (et d’en rencontrer de nouveaux) dans des lieux chaque
fois différents, mêlant les plaisirs de nos souvenirs à ceux de la découverte…
Nous voici
donc à la fin de l’année 2018 : il y a cent ans que s’achevait la Grande
Guerre, si bien évoquée dans les derniers numéros d’Intervoix. Puisse cette date (2018 étant aussi celle du décès de
notre ami) nous rappeler que nous n’avons pas d’autre choix que de poursuivre
avec espoir notre œuvre d’amitié, fondée sur les valeurs littéraires et
spirituelles que Roger représentait avec tant de force !
On trouvera
donc, dans ce numéro, autant des articles consacrés à Roger qu’à la rencontre
de Tallinn, à la traduction, à des romans évoquant les rapports entre les pays
de l’Europe de l’Est et ceux de l’Europe de l’Ouest. Ils témoignent d’un désir
de dialogue qui s’oppose aux tentations de repli identitaire que nous
connaissons en ce moment. De plus, le thème de « l’errance », suggéré
pour notre prochain colloque, peut très bien être compris dans un sens
positif : l’errance peut être riche, et mener vers un but malgré les
apparences. On peut errer lors de voyages qui s’avèrent merveilleux, et très
enrichissants !
Avant de
souhaiter, en conséquence, un excellent voyage (qu’il soit purement intérieur
ou non) à tous, je remercie Nina Nazarova, Pierre et Marie-Cécile Schroeter,
Claude Hecham, Ada Ruttik pour l’organisation de la rencontre de Tallinn. Merci
à vous !
Marie-Line
Jacquet
Hommages à Roger Bichelberger
Monique
Grandjean fait partie des membres de l’AEFM qui ont le mieux connu Roger
Bichelberger : la note de lecture qui suit constitue un très bel hommage.
Si j'avais été riche
À l'automne de sa vie, Roger
Bichelberger se retourne sur son passé et nous offre la ballade de l'homme
heureux dont le refrain est : « Si j'avais été riche... j'aurais été
pauvre de l'Essentiel ».
Cet essai qui a vu le jour
en plein Carême est un cadeau du Ciel, et nous en avons récolté des plaisirs
variés tant par la qualité bien connue de son style, l’humour qui sous-tend le
récit, que par l'authenticité des personnages accompagnant notre ami tout au
long de sa route. Par ses essais précédents nous connaissons déjà Alphonse, son
père, mort beaucoup trop tôt à trente-huit ans, et sa mère, la courageuse
Anne-Victoire. Mais aujourd'hui, Roger est passé de l'autre côté du miroir,
au-delà des apparences ; la phrase que je cite donne le ton :
« On aura compris que tout le village de A à Z vivait au rythme de la
religion, je n'irai pas jusqu'à dire de la Foi ».
Si j'avais été riche... La
première strophe de la ballade est déterminante ; le jeune orphelin entre
chez les Frères de Marie au château d'Art-sur-Meurthe, meurtri par la
disparition du père, le désarroi de la mère, la misère ambiante. Il vit alors
en somnambule le nouveau cours de sa vie ; tout lui indiffère, même la
religion mais un jour, il rencontre un vrai témoin qui parlait de Jésus Christ
comme de Quelqu’un de vivant aujourd'hui : sa Foi apparaît, c'est la
rencontre décisive de sa vie.
Si j'avais été riche...
deuxième strophe de la ballade, l'entrée de Roger en écriture :
« depuis quelque temps sur les pages de carnets bleus tenus secrets
j'écrivais... Écrire allait devenir pour moi, sans que je le sache encore, un
chemin de vie. »
Muni de son BEPC, il cherche
du travail et après beaucoup d'efforts il a la chance insigne d'être embauché à
l'Etude notariale de Forbach. Si sa survie est assurée, il doit étoffer sa
culture, dès lors il vivra plusieurs vies à la fois, clerc de notaire et
étudiant. Il va ainsi gravir toutes les marches du savoir, baccalauréat,
licence, agrégation de lettres modernes. Il a aussi élargi son paysage
littéraire par ses lectures et ses rencontres, la liste n'en est pas
exhaustive : Daniel Rops, René Bazin, Pierre L'Ermitte mais aussi François
Mauriac, Julien Green, Bernanos, Jean-Claude Renard, Camus, et Dante, et
Tolstoï...
La ballade de l'homme
heureux s'ouvre aussi sur un conte de fée, car il y a une fée : son épouse
Denise ; comme dans le Cantique des cantiques, elle fut à la fois la
madone, la sœur et l'épouse ; je n'en dirai pas plus pour ménager leur
pudeur à l'un et à l'autre, mais au moment des épreuves, ils firent front
chacun à son tour pour les surmonter.
Ils eurent pour amis un
couple à leur image. Jacques de Bourbon Busset et son épouse Laurence avaient
pour idéal « l'amour fou durable » et le vécurent en réalité. Denise
et Roger ne s'enferment pas égoïstement dans leur amour, ils s'impliquent dans
la paroisse et s'intéressent à la réinsertion des prisonniers et à l'ACAT. Leur
couple va aussi s'ouvrir à l'éducation de trois petites nièces dont le père
vient de décéder. Ils vont veiller sur elles jusqu'à leur vie d'adulte, vont
adopter la benjamine et sont devenus des grands-parents fiers et heureux.
Si j'avais été riche...
cette quatrième strophe chante les joies multiples de l'écrivain heureux, du
professeur heureux. C'est au lycée Jean Moulin de Forbach qu'il vécut sa
vocation de professeur et qu'il partagea les passions et les interrogations de
ses grands élèves à travers le club littéraire qu'il avait créé et où ils
rencontraient ses amis écrivains. Ces derniers sont nombreux à être venus
enthousiasmer ses élèves : Jacques de Bourbon Busset, Didier Decoin,
Andrée Chedid, etc. Merci à Roger d'avoir été pour les jeunes
« un homme d'écoute et parfois de doute. »
Je ne parlerai pas de
l'ombre tutélaire qui accompagne sa vie, celle de M. Chaminade, fondateur de la
société de Marie née au début du XIXe siècle. Elle deviendra par la suite
« la famille marianiste » dont Roger deviendra un membre fidèle qui
recevra d'elle autant qu'il lui donnera. La ballade d'un homme heureux se
termine par un mot sur « le chrétien qui écrit », comme François
Mauriac se définissait avant lui :
« ma Foi ne pouvait être absente de ma littérature ». Tout est dit.
Roger Bichelberger : Si j’avais été riche, Salvator, 2016
Monique Grandjean
Secrétaire générale honoraire de
l’association Écritures & spiritualités,
anciennement Association des Écrivains
croyants d’expression française
***
Autre hommage, rendu par Christophe Henning, ancien Président de
l’Association Écritures et Spiritualités (anciennement Association des
Écrivains croyants d’expression française)
J’ai fait la
connaissance de Roger Bichelberger bien après avoir lu ses livres. J’ai
découvert l’homme autant que l’écrivain car les deux étaient chez lui
inséparables. Homme de lettres, frère des hommes. En 2009, il faisait partie de
ceux qui m’invitaient à présider l’association des Écrivains croyants. Il
souhaitait que je lui succède, en quelque sorte puisqu’il avait assuré cette
mission pendant de longues années ; je me sentais bien démuni pour une
pareille mission. Olivier Clément, Claude Vigée, France Quéré étaient à
l’origine de l’association, et tant d’écrivains illustres en faisaient et en
font partie… Mes longs échanges téléphoniques avec Roger étaient précieux. Il
avait d’abord une qualité d’écoute peu commune, n’ayant pas peur d’un silence,
le temps de peser les mots, sans doute comme ceux qu’il posait sur la page
blanche. Je ne me souviens guère des sujets abordés, mais n’oublierai pas la
manière d’agir, qui était aussi une manière d’être. Convaincu et consensuel,
passionné et posé, présent et discret.
Ce fut aussi
un privilège quand, passant non loin de Forbach au retour des fêtes de Noël en
famille, je m’arrêtai chez lui. Chez eux, faut-il dire, tant son épouse Denise
était de l’aventure humaine et littéraire de Roger. Le déjeuner fut empreint de
simplicité et d’attention, d’une joie presque familiale que trahissait son
regard clair. Après une tasse de café, alors que nous devions reprendre la
route, Roger m’invita à le suivre, tout en haut de la demeure solide. Pour
accéder à son atelier d’écriture, il prenait son temps, le souffle court.
C’était comme une procession vers le cœur intime, personnel, secret, de l’écrivain.
Avec un ordre impressionnant vu le nombre de livres, il travaillait entouré des
plus grands auteurs, silencieusement alignés, dans un classement que seul le
maître des lieux connaissait. Avec infiniment de délicatesse, il traçait un
itinéraire, me conseillant tel ou tel ouvrage, loin de l’agitation parisienne.
J’aurais voulu voir l’écrivain à l’œuvre, rester tapi dans un coin, observer
l’artisan silencieusement happé par ses histoires. Il aurait fallu mille vies à
Roger pour achever son œuvre. Une œuvre, oui. Mais il n’avait guère cette
prétention : servir l’humanité, d’abord, accompagner ses semblables à la
lumière de sa foi chrétienne. Et aussi bénir ces livres et ces années qui
l’avaient comblé. Quoi de mieux, pour faire mémoire, que de l’écouter une
dernière fois, avec ce livre testament qu’il avait enfin accepté d’écrire, et
que Monique Grandjean présente si bien dans la critique qui précède !
Si j’avais été riche, nous confie
Roger Bichelberger. Riche d’un trésor inestimable, il l’était. Non pour
lui-même, mais pour tous. Nous en recevons encore les dividendes. Merci
Roger !
Christophe
Henning
Président des
Écrivains croyants (2009-2014)
***
Marie-Louise
Scheidhauer présente, concernant Roger, un témoignage rempli d’émotion.
Rencontre
avec Roger Bichelberger
Cela se passe
à St Mihiel. J’y suis invitée au salon du livre pour la saga que j’ai
écrite : La Paraison. C’est ma
première expérience d’ « auteur ». On m’a placée à côté de Roger
Bichelberger que je connais de nom puisque je lui dois une petite critique
positive de mon roman. Je suis très honorée : Roger Bichelberger est déjà
un romancier confirmé. La journée est très amicale.
Je lis des
romans de cet écrivain, à commencer par Un
Exode ordinaire qui me parle à moi, autre enfant des frontières. Je suis lorraine.
Mais ce que me touche d’emblée c’est l’écriture du romancier, une écriture qui
vient du cœur et de l’âme, une écriture qui passe par le corps, la voix, la
parole et qui affirme une présence. J’habite déjà l’Alsace quand je découvre
les romans de Roger Bichelberger et je ne puis m’empêcher de le suivre à la
trace dans L’Été terre étrangère qui
débute dans les environs du Haut Koenigsbourg. Je découvre sa foi vive et sans
concession dans Le Vagabond de Dieu.
Et je continue à le suivre ainsi.
Et puis un
jour je me rends compte que j’ai rejoint, pour mon plus grand bonheur, une
association littéraire dont Roger Bichelberger est un des fondateurs, l’AEFM.
Et c’est
ainsi que j’apprends à le connaître de plus près grâce à des amis communs :
Marie-Cécile et Pierre Schroeter. Avec son épouse, et les amis, nous partageons
des moments de bonheur. Que chacun en soit ici remercié.
Je viens de
relire Le Déserteur. Dans les temps
troublés que nous vivons, où chacun cherche ses repères pour avancer, le
message qui émane du livre est clair : « Tu ne tueras pas ».
Peut-être ma
plus grande émotion vient-elle tout de même de la lecture de l’annonce que je
trouve dans le journal du Républicain
Lorrain aux environs du 15 août 2018 :
« Mon âme
exalte le Seigneur
Exulte de
joie en Dieu mon Sauveur ! »
Ma gratitude
va cette fois à Denise qui ne fait que traduire ce qui animait le couple au
quotidien : une foi vivante.
Gratitude
infinie !
Marie Louise
Scheidhauer
***
Voici,
écrite par Roger lui-même, une note de lecture d’autant plus émouvante qu’elle
nous est parvenue tout juste un mois avant sa disparition.
.
La grâce de rencontrer
La Grâce est de rencontrer. Tel
est le sous-titre du second ouvrage de Geneviève de Simone-Cornet, journaliste
à Genève, à Écho Magazine,
hebdomadaire chrétien. Elle a travaillé à l’Agence de presse internationale
catholique (Apic), au service de presse du diocèse de Sion et à la rédaction
francophone de Bethléem, la revue de
la Mission Bethléem Immensee. D’origine belge, Geneviève Cornet est une
familière de nombreux hauts lieux spirituels où elle cultive le goût du
silence, de la méditation et de la prière. Des lieux où, comme c’est ici le
cas, elle se retire pour écrire parce que cette journaliste est aussi un
excellent écrivain qui a le goût du terme précis, de l’image qui parle au
lecteur, du rythme et de la musique du verbe. Ses lieux de prédilection sont
les monastères et autres centres spirituels.
Son second
ouvrage, Mais il y a la lumière, est
une méditation sur l’amitié, une sorte de « voyage en terre
intérieure », comme elle le définit elle-même, « au gré de pages
mûries dans le silence ». Préfacé par le moine poète Gilles Baudry, de
l’abbaye bénédictine de Landévennec, qui qualifie notre auteur de
« jardinière des mots, d’ouvrière de la parole », cet ouvrage
pratique « l’hospitalité de l’écoute ». Le même auteur cite le
récemment disparu Maurice Bellet ou le cher Jean Sulivan que Geneviève place en
exergue, rappelant ce qu’il dit de la rencontre avec l’autre qui, à travers
nous, est appelé à devenir ce qu’il est.
Sept longues
années se sont écoulées depuis le jour heureux de la rencontre de Geneviève
avec celle que nous appellerons Elle,
tout simplement. Ce fut une rencontre de pleine communion, de connivence
parfaite, de total épanouissement. Et puis, soudain, la rupture, sans un mot
d’explication, le silence et comme l’abominable oubli. La souffrance,
indicible. Le bonheur perdu. Est-ce ce bonheur qu’à travers le silence et la
solitude Geneviève cherche à retrouver ?
Sa première
étape sera Orval. « L’abbaye riait au soleil d’un mai tout neuf.» Et notre
auteur de s’interroger : « Jusqu’où irai-je ? Quelles brèches
l’écriture ouvrira-t-elle en moi ? ». Qu’est-elle venue chercher ici
« sinon un chemin qui tente de dénouer pour recoudre » ? La
nature va l’y aider jusque dans sa grisaille qu’en fille du Nord elle
affectionne, le chant des moines portera sa quête plus haut, la rencontre
quotidienne de l’image de l’aveugle Bartimée (« Seigneur, fais que je
voie ! ») va stimuler son appel et son espérance. « C’est ici,
murmure-t-elle pour Elle, que tu m’as
donné rendez-vous, mais tu ne le sais pas. » Pendant dix jours, elle va
goûter l’hospitalité cistercienne… « Comme je brûle, dira-t-elle, de
trouver des mots passerelles pour te rejoindre. » Ces témoins de l’invisible
que sont les moines vont, dans la discrétion, le silence et la solitude,
accompagner sa douloureuse quête. « Je tends la sébile de mes mots, dit
Geneviève. Avec l’espoir secret que le passant de Galilée y dépose un peu de
lumière ». Des signes cependant lui sont donnés…
Et puis, elle
quitte Orval. Sa recherche se poursuivra ailleurs, à la Pelouse, dont nous ne
parlerons guère, laissant à l’ami lecteur le soin de l’y rejoindre, avant un
ultime détour par Orval et un ultime questionnement : « Quelle heure
est-il pour toi au cadran de notre amitié ? A-t-elle encore une place en
ta vie ? ». Comme Bartimée, notre auteur voudrait croire, ce Bartimée
qu’elle a retrouvé jusqu’à la Pelouse… Ecoutons-la, Geneviève, pour
finir : « C’est vrai, il criait fort, [Bartimée], plus fort que tous
les autres, du fond de sa détresse. Car il y avait foule, ce jour-là, sur la
route du Galiléen. Qui le connaissait avant d’arriver à sa hauteur. Et qui l’a
guéri, non parce qu’il avait crié, mais parce qu’il avait mis en lui sa
confiance, toute sa confiance. Pas besoin de crier pour être entendu, pas
besoin d’élever la voix quand Dieu passe».
Roger Bichelberger
Geneviève de
Simone-Cornet, Mais il y a la lumière,
Salvator, 2018
Lectures de nos membres
Voici comment Nicole de Broin a accueilli le dernier
roman de Roger Bichelberger : les remarques finales posent des questions
d’ordre à la fois spirituel, éthique et littéraires (comment le problème du Mal
est-il traité en littérature ?) vraiment intéressantes.
À propos de la Lettre à une trop jeune morte de Roger
Bichelberger :
L'auteur,
en s'appuyant sur des documents, met en scène la vie de Foulques Nerra, comte
d'Anjou. Ce grand seigneur du dixième siècle n'a cesse de vouloir élargir le
périmètre de ses domaines. Animé par sa volonté de puissance, il n'hésite
devant aucune des cruautés de la guerre : massacres, pillages, femmes livrées à
la soldatesque. C'est pourtant un chrétien qui, dans l'espoir de se racheter,
multiplie les fondations d'abbayes et part trois fois en pèlerinage à
Jérusalem. Le parcours de cet homme montre à quel point la passion peut être
mortifère : ce n’est pas seulement sa passion du pouvoir qui sème crime sur
crime sur son chemin, mais aussi sa jalousie et sa passion pour son propre ego.
Il est amoureux fou de sa femme Lisabeth, mais celle-ci a le malheur d'enfanter
une fille, au lieu du fils tant espéré par le père. Le temps de la grossesse
ayant duré un peu plus que prévu, Foulques
en conclut que cet enfant a été conçu après l'un de ses départs, qu'il n'est
pas le sien, et donc que sa femme tant aimée est coupable
d'adultère. Sa passion amoureuse tourne
à la paranoïa et Lisabeth est « jugée», condamnée à être brûlée vive.
Cette histoire est connue des historiens : l'auteur ne
s'y attarde pas, d'où la brièveté du livre (cent trente pages). Ce court roman
est plutôt prétexte à poser plusieurs questions : la fondation d'abbayes et les
pèlerinages peuvent-ils faire contrepoids, dans la balance de la justice
humaine et divine, aux crimes engendrés par la guerre ?
Se
flageller peut-il avoir un sens ? Et surtout, qu'est-ce que le pardon ? Telle est bien, me
semble-t-il, la question centrale du livre. Le personnage principal n'est-il
pas Lisabeth ? Avant de monter sur le bûcher, elle répond au Frère Lin qui
l'assiste et lui demande "si elle peut pardonner à son mari" :
"Bien sûr que je lui pardonne, il est si malheureux", affirmant
qu'elle l'aime "plus que jamais", l'amour étant "plus fort que
l'amour". Tel est le message que l'auteur, pour son dernier livre, a voulu
nous transmettre.
Néanmoins,
me permettant de dialoguer avec lui au-delà de sa mort, je pose cette autre
question : est-il possible de pardonner à celui qui ne le demande pas ?
Pour trouver
la paix de l’âme, c’est sans doute de son vivant que Foulques Nerra aurait dû
demander à sa femme qu’elle lui pardonne.
N’est-ce
pas à l’offenseur de demander pardon à celui qu’il a offensé, en un vrai
« face » à « face » ? Comme le font nos amis juifs
le jour de Yom Kippour, « visage » devant « visage », au sens
où Lévinas emploie ce dernier mot ?
Nicole
de Broin
Roger
Bichelberger, Lettre à une trop jeune
morte, Albin Michel, 2018
Dans
cette note de lecture de Claude Hecham, François Mauriac est indirectement
présent, puisqu’il s’agit de son ami Jean de La Ville de Mirmont.
L’Imaginaire
et l’Inconscient chez Jean de la Ville de Mirmont de Didier Christophe
Dans une
chronique parue dans l’Écho de Paris,
le 22 octobre 1932, François Mauriac écrivait :
« Était-ce
un hasard si ceux de mes amis que j’aimais le mieux, André Lafon, Jean de La
Ville de Mirmont, semblaient avoir hérité d’une part de ce secret dont le
charme immobilisait Maurice de Guérin, au crépuscule, lorsque les oiseaux
passaient au-dessus de sa tête, cherchant un gîte pour la nuit ? »
Ce secret,
Didier Christophe a voulu le percer en tentant une approche psychanalytique de
l’œuvre de Jean de La Ville de Mirmont. Dans un essai intitulé L’imaginaire et l’inconscient chez Jean de
La Ville de Mirmont, publié chez L’Harmattan à la fin de l’année 2017, il
approfondit et développe son projet de DEA qui visait à pénétrer certains
mécanismes psychiques qui régissent le phénomène de la création artistique. À
cet effet, il étudie les vers, les contes et le roman que l’ami de F.Mauriac a
laissés. Ce sont Horizon chimérique,
Contes, Les dimanches de Jean Dézert. On sait que seul ce roman fut publié
de son vivant, en 1914 ; en effet, Jean de La Ville de Mirmont fut l’un
des premiers à perdre la vie dans la Grande Guerre parmi 560 écrivains
européens. Si ses écrits n’ont pas sombré dans cette catastrophe, c’est grâce à
sa mère et selon ses volontés. C’est là que s’ouvre une première piste de
recherches pour l’étudiant passionné d’anthropologie : il enquête sur la
famille de ce jeune poète, jusqu’à ses ancêtres les plus éloignés dans le
temps.
Ce qu’il veut
comprendre, non sans reconnaître l’audace de sa démarche, c’est comment et
pourquoi le passé de la famille s’est mué chez ce jeune homme en poèmes et en
contes. Pourquoi l’existence de tel de ses ancêtres devint-elle dans son imaginaire
une aventure exotique ? Quelle réalité voulait-il fuir inconsciemment ?
Narcissisme
et sublimation représentent les bases de la recherche menée par Didier
Christophe, et je ne peux qu’admirer le travail d’analyse qui, conduit
patiemment, aboutit à mettre au jour la transformation de l’amour pour la mère
en amour de la mère-patrie. Mais l’étude des textes ne suffit pas, il faut au
chercheur de solides points d’appui, qu’il trouve, par exemple, dans les
souvenirs de François Mauriac évoqués dans le Figaro Littéraire du 22 décembre 1967 : son ami aurait un jour
jeté sa maîtresse par la fenêtre, « heureusement un
rez-de-chaussée », préférant vivre en solitaire. Le romancier trouvait
dans la vie la matière qui allait prendre la forme de ses personnages. On sait
que Pierre Costadet, dans Les Chemins de
la mer, est un mélange d’André Lafon et de Jean de La Ville de Mirmont.
D’autres
matériaux ont étayé l’ouvrage de Didier Christophe, en particulier ceux d’Anne
Clancier dont les articles parus dans la Revue
française de psychanalyse entre 1973 et 2004 lui ont fourni une aide
précieuse.
Enfin, il
faut noter ceci : alors qu‘il avait découvert ce poète parce que cinq
estampes de J.Bonargent transposaient les quatorze chants de L’Horizon Chimérique, Didier Christophe
avait été surpris par la banalité des thèmes que Jean de La Ville de Mirmont
utilisait pour traiter de son passé bordelais, par la sobriété et l’efficacité
des matériaux convoqués. Il a deviné plus tard ce qui se dissimulait sous ces
vers si évocateurs, si suggestifs, que Gabriel Fauré a mis en musique en 1922.
Nous
ne pouvons pas affirmer que la courte vie de ce poète est désormais entièrement
compréhensible à travers son œuvre, car il reste un mystère, évoqué par
Jérôme Garcin en 2013 sur France Culture : l’auteur du roman Les Dimanches de Jean Dézert est très
différent du poète qui va donner sa vie pour la France en 1914.
Claude
Hecham
Didier
Christophe, L’Imaginaire et l’Inconscient
chez Jean de la Ville de Mirmont, L’Harmattan, 2017
***
Les
deux notes de lecture qui suivent ont un point commun : il s’agit de
romans qui traitent, entre autres, des rapports entre les pays de l’Europe de
l’est et de celle de l’ouest ; question chère à l’Association, très
souvent abordée, notamment, lors des rencontres consacrées à Andreï Makine
Fragments d'Histoire dans Sombre Dimanche d'Alice Zeniter
Dans
le roman d’Alice Zeniter, l'histoire de la famille Mandy semble un condensé des
tragédies historiques s'abattant sur les pays en proie à l'oppression
dictatoriale du siècle précédent. Cette famille habite près de la gare de
l'Ouest (conçue par Gustave Eiffel) à Budapest et son destin se confond avec
celle de l'Histoire tragiquement violente et autoritaire du pays, ainsi qu’avec
celle de toute l'Europe centrale. La composition élégamment elliptique du roman
laisse entrevoir des bribes de vies marquées au fer rouge par l'Histoire de la
seconde moitié du XXème siècle, dont certains chapitres furent souvent tus ou
occultés pour les Occidentaux.
« Tous
les hommes en uniforme » effraient Imre, le petit garçon de la famille
Mandy et sa mère. Son père refuse également de parler de ses souvenirs de la
guerre et de l'après-guerre, dans le « parc à thème » pour les
étrangers qu'est devenu le pays sous l'autorité des Hongrois, des Allemands
puis des Russes, dont l'empreinte marquera les générations suivantes, notamment
les enfants, à l'esprit critique peu développé : « Tu es un parfait
petit communiste, tu ne sais pas réfléchir » (Sombre Dimanche, p. 36) dira à Imre un ami plus âgé. Mais les
tantes de l’enfant, envoyées par les Russes dans une mine de sel pour travaux
forcés à cause de leur origine bourgeoise, mettent fin à leurs jours en avalant
la roche qu'elles doivent percer (p. 65).
L'héroïsme humble s'incarne également dans la
personne de la grand-mère qui mène ses enfants au catéchisme malgré le péril,
qui ne « réalise pas que son comportement s'apparente à une rébellion »
(p. 67) dans une société où toute trace de religion ou de piété est traquée.
Son fils Pál, réceptif à sa « nostalgie de l'ordre », a reçu de sa
part la foi en Dieu, comme un « remerciement » (p. 66).
Mais
l'année 1956 est une suite de cataclysmes, dans l'Histoire du pays comme dans
la vie personnelle de Pál. L'invasion russe du pays pose un voile sur ses
origines (sa mère aurait été violée par des Russes), traumatisme qui le
marquera autant que la terreur extérieure, dont l’ombre s'étend jusqu’à bien
plus tard : « l'année 1956 avait été si longue et si terrible parce
qu'elle avait duré jusqu'en 1961 » (p. 102), l’année 1961 représentant
celle où les enfants cessent enfin de trembler chaque nuit de peur d'être
emporté par la police politique.
Mais
l'effet dévastateur du régime en place se répercute sur l'éducation d’Imre,
imperméable, démotivé, « nullement intéressé par la grande Histoire »
(p. 105). Il pense que « sa famille était trop petite et trop pauvre et
trop inculte pour répercuter quoi que ce soit de la course du monde ».
Lorsqu'il découvre un dessin ancien désignant son père comme un
« Ruskoff », cela assombrit immédiatement ce dernier. L’évocation du
personnage paternel, presque angélique, gagne encore en douceur et nuances lors
de cet épisode.
L'ouverture
du rideau de fer ne déclenche chez lui ni prise de conscience ni envie de
liberté, d'évasion. Sa vie semble définitivement plombée, privée du bonheur et
de l'épanouissement d'une jeunesse aspirant à l'avenir. La vie « qui devait
devenir immense, était restée à la taille des anciennes frontières, des rideaux
de fer et des billets de banque » (p. 105). Même la langue n'y échappe
pas : les mots « n'ont pas de consistance ». La quête de jeunes
occidentaux, en visite exploratrice de l’autre côté du rideau de fer,
désenchantés par leur monde, se heurte aussi à une incompréhension mutuelle.
Imre comprend que l'échec de sa vie tient à l'indifférence en amour, à un
manque de curiosité véritable qui est également celui de ces contemporains
occidentaux, éduqués sans contraintes ni cadres.
L'Histoire,
qui a déchiré sa famille pendant si longtemps, l'entoure de médiocrité. Son
inertie vient de l'intérieur, comme si elle avait été définitivement scellée. Le
repos ou l'espoir viendra du retour à la nature, au déplacement consenti. Les
vies meurtries trouvent un semblant de repos dans un espace libre, excentré,
qui se situe hors du temps. Teinté de nostalgie et de poésie, le récit laisse
le lecteur libre de parachever les histoires suspendues.
Helga Zsak
A.
Zeniter, Sombre Dimanche, Paris,
Albin Michel, 2013.
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