Intervoix 39


Éditorial
L’année 2018

Au milieu du mois d’août, en pleine période estivale, nous apprenions le décès de notre ami Roger Bichelberger. Romancier et essayiste de renom, Roger était un membre très apprécié de notre Association, présent dès les débuts de l’aventure. Il y a dix ans, nous fêtions ses soixante-dix ans à l’abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson en Lorraine, en même temps que les vingt années d’existence de l’AEFM.
Un mois avant sa disparition, Roger nous faisait parvenir, pour notre bulletin, une note de lecture témoignant de sa vitalité : elle concerne un témoignage de vie rédigé, pour les éditions Salvator, d’une journaliste suisse. Quel meilleur hommage pourrions-nous rendre à Roger que de faire figurer son texte ici, en l’incluant dans un élan, une diversité qu’il aimait ?
Car notre association reflète une ouverture, une variété qui doivent évidemment beaucoup à sa dimension européenne : depuis la rencontre de Pont-à-Mousson, à laquelle je viens de faire allusion, ne nous sommes-nous pas rendus à Strasbourg, en Normandie (pour y parler du romancier franco-russe Andréï Makine), à Tchernivtsi en Ukraine, à Paris (pour une rencontre consacrée aux « Russes à Paris »), à Dublin, en Irlande, à Metz, à Amsterdam, à Bordeaux et à Tallinn ? Il y a aussi quelque chose de vraiment romanesque à retrouver des amis (et d’en rencontrer de nouveaux) dans des lieux chaque fois différents, mêlant les plaisirs de nos souvenirs à ceux de la découverte…
Nous voici donc à la fin de l’année 2018 : il y a cent ans que s’achevait la Grande Guerre, si bien évoquée dans les derniers numéros d’Intervoix. Puisse cette date (2018 étant aussi celle du décès de notre ami) nous rappeler que nous n’avons pas d’autre choix que de poursuivre avec espoir notre œuvre d’amitié, fondée sur les valeurs littéraires et spirituelles que Roger représentait avec tant de force !
On trouvera donc, dans ce numéro, autant des articles consacrés à Roger qu’à la rencontre de Tallinn, à la traduction, à des romans évoquant les rapports entre les pays de l’Europe de l’Est et ceux de l’Europe de l’Ouest. Ils témoignent d’un désir de dialogue qui s’oppose aux tentations de repli identitaire que nous connaissons en ce moment. De plus, le thème de « l’errance », suggéré pour notre prochain colloque, peut très bien être compris dans un sens positif : l’errance peut être riche, et mener vers un but malgré les apparences. On peut errer lors de voyages qui s’avèrent merveilleux, et très enrichissants !
Avant de souhaiter, en conséquence, un excellent voyage (qu’il soit purement intérieur ou non) à tous, je remercie Nina Nazarova, Pierre et Marie-Cécile Schroeter, Claude Hecham, Ada Ruttik pour l’organisation de la rencontre de Tallinn. Merci à vous !
Marie-Line Jacquet



Hommages à Roger Bichelberger

Monique Grandjean fait partie des membres de l’AEFM qui ont le mieux connu Roger Bichelberger : la note de lecture qui suit constitue un très bel hommage.

Si j'avais été riche
À l'automne de sa vie, Roger Bichelberger se retourne sur son passé et nous offre la ballade de l'homme heureux dont le refrain est : « Si j'avais été riche... j'aurais été pauvre de l'Essentiel ».
Cet essai qui a vu le jour en plein Carême est un cadeau du Ciel, et nous en avons récolté des plaisirs variés tant par la qualité bien connue de son style, l’humour qui sous-tend le récit, que par l'authenticité des personnages accompagnant notre ami tout au long de sa route. Par ses essais précédents nous connaissons déjà Alphonse, son père, mort beaucoup trop tôt à trente-huit ans, et sa mère, la courageuse Anne-Victoire. Mais aujourd'hui, Roger est passé de l'autre côté du miroir, au-delà des apparences ; la phrase que je cite donne le ton : « On aura compris que tout le village de A à Z vivait au rythme de la religion, je n'irai pas jusqu'à dire de la Foi ».
Si j'avais été riche... La première strophe de la ballade est déterminante ; le jeune orphelin entre chez les Frères de Marie au château d'Art-sur-Meurthe, meurtri par la disparition du père, le désarroi de la mère, la misère ambiante. Il vit alors en somnambule le nouveau cours de sa vie ; tout lui indiffère, même la religion mais un jour, il rencontre un vrai témoin qui parlait de Jésus Christ comme de Quelqu’un de vivant aujourd'hui : sa Foi apparaît, c'est la rencontre décisive de sa vie.
Si j'avais été riche... deuxième strophe de la ballade, l'entrée de Roger en écriture : « depuis quelque temps sur les pages de carnets bleus tenus secrets j'écrivais... Écrire allait devenir pour moi, sans que je le sache encore, un chemin de vie. »
Muni de son BEPC, il cherche du travail et après beaucoup d'efforts il a la chance insigne d'être embauché à l'Etude notariale de Forbach. Si sa survie est assurée, il doit étoffer sa culture, dès lors il vivra plusieurs vies à la fois, clerc de notaire et étudiant. Il va ainsi gravir toutes les marches du savoir, baccalauréat, licence, agrégation de lettres modernes. Il a aussi élargi son paysage littéraire par ses lectures et ses rencontres, la liste n'en est pas exhaustive : Daniel Rops, René Bazin, Pierre L'Ermitte mais aussi François Mauriac, Julien Green, Bernanos, Jean-Claude Renard, Camus, et Dante, et Tolstoï...
La ballade de l'homme heureux s'ouvre aussi sur un conte de fée, car il y a une fée : son épouse Denise ; comme dans le Cantique des cantiques, elle fut à la fois la madone, la sœur et l'épouse ; je n'en dirai pas plus pour ménager leur pudeur à l'un et à l'autre, mais au moment des épreuves, ils firent front chacun à son tour pour les surmonter.
Ils eurent pour amis un couple à leur image. Jacques de Bourbon Busset et son épouse Laurence avaient pour idéal « l'amour fou durable » et le vécurent en réalité. Denise et Roger ne s'enferment pas égoïstement dans leur amour, ils s'impliquent dans la paroisse et s'intéressent à la réinsertion des prisonniers et à l'ACAT. Leur couple va aussi s'ouvrir à l'éducation de trois petites nièces dont le père vient de décéder. Ils vont veiller sur elles jusqu'à leur vie d'adulte, vont adopter la benjamine et sont devenus des grands-parents fiers et heureux.
Si j'avais été riche... cette quatrième strophe chante les joies multiples de l'écrivain heureux, du professeur heureux. C'est au lycée Jean Moulin de Forbach qu'il vécut sa vocation de professeur et qu'il partagea les passions et les interrogations de ses grands élèves à travers le club littéraire qu'il avait créé et où ils rencontraient ses amis écrivains. Ces derniers sont nombreux à être venus enthousiasmer ses élèves : Jacques de Bourbon Busset, Didier Decoin, Andrée Chedid, etc. Merci à Roger d'avoir été pour les jeunes « un homme d'écoute et parfois de doute. »
Je ne parlerai pas de l'ombre tutélaire qui accompagne sa vie, celle de M. Chaminade, fondateur de la société de Marie née au début du XIXe siècle. Elle deviendra par la suite « la famille marianiste » dont Roger deviendra un membre fidèle qui recevra d'elle autant qu'il lui donnera. La ballade d'un homme heureux se termine par un mot sur « le chrétien qui écrit », comme François Mauriac  se définissait avant lui : « ma Foi ne pouvait être absente de ma littérature ». Tout est dit.
Roger Bichelberger : Si j’avais été riche, Salvator, 2016
Monique Grandjean
Secrétaire générale honoraire de l’association Écritures & spiritualités,
anciennement Association des Écrivains croyants d’expression française

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Autre hommage, rendu par Christophe Henning, ancien Président de l’Association Écritures et Spiritualités (anciennement Association des Écrivains croyants d’expression française)

J’ai fait la connaissance de Roger Bichelberger bien après avoir lu ses livres. J’ai découvert l’homme autant que l’écrivain car les deux étaient chez lui inséparables. Homme de lettres, frère des hommes. En 2009, il faisait partie de ceux qui m’invitaient à présider l’association des Écrivains croyants. Il souhaitait que je lui succède, en quelque sorte puisqu’il avait assuré cette mission pendant de longues années ; je me sentais bien démuni pour une pareille mission. Olivier Clément, Claude Vigée, France Quéré étaient à l’origine de l’association, et tant d’écrivains illustres en faisaient et en font partie… Mes longs échanges téléphoniques avec Roger étaient précieux. Il avait d’abord une qualité d’écoute peu commune, n’ayant pas peur d’un silence, le temps de peser les mots, sans doute comme ceux qu’il posait sur la page blanche. Je ne me souviens guère des sujets abordés, mais n’oublierai pas la manière d’agir, qui était aussi une manière d’être. Convaincu et consensuel, passionné et posé, présent et discret.
Ce fut aussi un privilège quand, passant non loin de Forbach au retour des fêtes de Noël en famille, je m’arrêtai chez lui. Chez eux, faut-il dire, tant son épouse Denise était de l’aventure humaine et littéraire de Roger. Le déjeuner fut empreint de simplicité et d’attention, d’une joie presque familiale que trahissait son regard clair. Après une tasse de café, alors que nous devions reprendre la route, Roger m’invita à le suivre, tout en haut de la demeure solide. Pour accéder à son atelier d’écriture, il prenait son temps, le souffle court. C’était comme une procession vers le cœur intime, personnel, secret, de l’écrivain. Avec un ordre impressionnant vu le nombre de livres, il travaillait entouré des plus grands auteurs, silencieusement alignés, dans un classement que seul le maître des lieux connaissait. Avec infiniment de délicatesse, il traçait un itinéraire, me conseillant tel ou tel ouvrage, loin de l’agitation parisienne. J’aurais voulu voir l’écrivain à l’œuvre, rester tapi dans un coin, observer l’artisan silencieusement happé par ses histoires. Il aurait fallu mille vies à Roger pour achever son œuvre. Une œuvre, oui. Mais il n’avait guère cette prétention : servir l’humanité, d’abord, accompagner ses semblables à la lumière de sa foi chrétienne. Et aussi bénir ces livres et ces années qui l’avaient comblé. Quoi de mieux, pour faire mémoire, que de l’écouter une dernière fois, avec ce livre testament qu’il avait enfin accepté d’écrire, et que Monique Grandjean présente si bien dans la critique qui précède !
Si j’avais été riche, nous confie Roger Bichelberger. Riche d’un trésor inestimable, il l’était. Non pour lui-même, mais pour tous. Nous en recevons encore les dividendes. Merci Roger !
Christophe Henning
Président des Écrivains croyants (2009-2014)

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Marie-Louise Scheidhauer présente, concernant Roger, un témoignage rempli d’émotion.
Rencontre avec Roger Bichelberger

Cela se passe à St Mihiel. J’y suis invitée au salon du livre pour la saga que j’ai écrite : La Paraison. C’est ma première expérience d’ « auteur ». On m’a placée à côté de Roger Bichelberger que je connais de nom puisque je lui dois une petite critique positive de mon roman. Je suis très honorée : Roger Bichelberger est déjà un romancier confirmé. La journée est très amicale.
Je lis des romans de cet écrivain, à commencer par Un Exode ordinaire qui me parle à moi, autre enfant des frontières. Je suis lorraine. Mais ce que me touche d’emblée c’est l’écriture du romancier, une écriture qui vient du cœur et de l’âme, une écriture qui passe par le corps, la voix, la parole et qui affirme une présence. J’habite déjà l’Alsace quand je découvre les romans de Roger Bichelberger et je ne puis m’empêcher de le suivre à la trace dans L’Été terre étrangère qui débute dans les environs du Haut Koenigsbourg. Je découvre sa foi vive et sans concession dans Le Vagabond de Dieu. Et je continue à le suivre ainsi.
Et puis un jour je me rends compte que j’ai rejoint, pour mon plus grand bonheur, une association littéraire dont Roger Bichelberger est un des fondateurs, l’AEFM.
Et c’est ainsi que j’apprends à le connaître de plus près grâce à des amis communs : Marie-Cécile et Pierre Schroeter. Avec son épouse, et les amis, nous partageons des moments de bonheur. Que chacun en soit ici remercié.
Je viens de relire Le Déserteur. Dans les temps troublés que nous vivons, où chacun cherche ses repères pour avancer, le message qui émane du livre est clair : « Tu ne tueras pas ».
Peut-être ma plus grande émotion vient-elle tout de même de la lecture de l’annonce que je trouve dans le journal du Républicain Lorrain aux environs du 15 août 2018 :
« Mon âme exalte le Seigneur
Exulte de joie en Dieu mon Sauveur ! »
Ma gratitude va cette fois à Denise qui ne fait que traduire ce qui animait le couple au quotidien : une foi vivante.
Gratitude infinie !
Marie Louise Scheidhauer

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Voici, écrite par Roger lui-même, une note de lecture d’autant plus émouvante qu’elle nous est parvenue tout juste un mois avant sa disparition.
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La grâce de rencontrer

La Grâce est de rencontrer. Tel est le sous-titre du second ouvrage de Geneviève de Simone-Cornet, journaliste à Genève, à Écho Magazine, hebdomadaire chrétien. Elle a travaillé à l’Agence de presse internationale catholique (Apic), au service de presse du diocèse de Sion et à la rédaction francophone de Bethléem, la revue de la Mission Bethléem Immensee. D’origine belge, Geneviève Cornet est une familière de nombreux hauts lieux spirituels où elle cultive le goût du silence, de la méditation et de la prière. Des lieux où, comme c’est ici le cas, elle se retire pour écrire parce que cette journaliste est aussi un excellent écrivain qui a le goût du terme précis, de l’image qui parle au lecteur, du rythme et de la musique du verbe. Ses lieux de prédilection sont les monastères et autres centres spirituels.
Son second ouvrage, Mais il y a la lumière, est une méditation sur l’amitié, une sorte de « voyage en terre intérieure », comme elle le définit elle-même, « au gré de pages mûries dans le silence ». Préfacé par le moine poète Gilles Baudry, de l’abbaye bénédictine de Landévennec, qui qualifie notre auteur de « jardinière des mots, d’ouvrière de la parole », cet ouvrage pratique « l’hospitalité de l’écoute ». Le même auteur cite le récemment disparu Maurice Bellet ou le cher Jean Sulivan que Geneviève place en exergue, rappelant ce qu’il dit de la rencontre avec l’autre qui, à travers nous, est appelé à devenir ce qu’il est.
Sept longues années se sont écoulées depuis le jour heureux de la rencontre de Geneviève avec celle que nous appellerons Elle, tout simplement. Ce fut une rencontre de pleine communion, de connivence parfaite, de total épanouissement. Et puis, soudain, la rupture, sans un mot d’explication, le silence et comme l’abominable oubli. La souffrance, indicible. Le bonheur perdu. Est-ce ce bonheur qu’à travers le silence et la solitude Geneviève cherche à retrouver ?
Sa première étape sera Orval. « L’abbaye riait au soleil d’un mai tout neuf.» Et notre auteur de s’interroger : « Jusqu’où irai-je ? Quelles brèches l’écriture ouvrira-t-elle en moi ? ». Qu’est-elle venue chercher ici « sinon un chemin qui tente de dénouer pour recoudre » ? La nature va l’y aider jusque dans sa grisaille qu’en fille du Nord elle affectionne, le chant des moines portera sa quête plus haut, la rencontre quotidienne de l’image de l’aveugle Bartimée (« Seigneur, fais que je voie ! ») va stimuler son appel et son espérance. « C’est ici, murmure-t-elle pour Elle, que tu m’as donné rendez-vous, mais tu ne le sais pas. » Pendant dix jours, elle va goûter l’hospitalité cistercienne… « Comme je brûle, dira-t-elle, de trouver des mots passerelles pour te rejoindre. » Ces témoins de l’invisible que sont les moines vont, dans la discrétion, le silence et la solitude, accompagner sa douloureuse quête. « Je tends la sébile de mes mots, dit Geneviève. Avec l’espoir secret que le passant de Galilée y dépose un peu de lumière ». Des signes cependant lui sont donnés…
Et puis, elle quitte Orval. Sa recherche se poursuivra ailleurs, à la Pelouse, dont nous ne parlerons guère, laissant à l’ami lecteur le soin de l’y rejoindre, avant un ultime détour par Orval et un ultime questionnement : « Quelle heure est-il pour toi au cadran de notre amitié ? A-t-elle encore une place en ta vie ? ». Comme Bartimée, notre auteur voudrait croire, ce Bartimée qu’elle a retrouvé jusqu’à la Pelouse… Ecoutons-la, Geneviève, pour finir : « C’est vrai, il criait fort, [Bartimée], plus fort que tous les autres, du fond de sa détresse. Car il y avait foule, ce jour-là, sur la route du Galiléen. Qui le connaissait avant d’arriver à sa hauteur. Et qui l’a guéri, non parce qu’il avait crié, mais parce qu’il avait mis en lui sa confiance, toute sa confiance. Pas besoin de crier pour être entendu, pas besoin d’élever la voix quand Dieu passe».
Roger Bichelberger
Geneviève de Simone-Cornet, Mais il y a la lumière, Salvator, 2018
Lectures de nos membres

Voici comment Nicole de Broin a accueilli le dernier roman de Roger Bichelberger : les remarques finales posent des questions d’ordre à la fois spirituel, éthique et littéraires (comment le problème du Mal est-il traité en littérature ?) vraiment intéressantes.
À propos de la Lettre à une trop jeune morte de Roger Bichelberger :
L'auteur, en s'appuyant sur des documents, met en scène la vie de Foulques Nerra, comte d'Anjou. Ce grand seigneur du dixième siècle n'a cesse de vouloir élargir le périmètre de ses domaines. Animé par sa volonté de puissance, il n'hésite devant aucune des cruautés de la guerre : massacres, pillages, femmes livrées à la soldatesque. C'est pourtant un chrétien qui, dans l'espoir de se racheter, multiplie les fondations d'abbayes et part trois fois en pèlerinage à Jérusalem. Le parcours de cet homme montre à quel point la passion peut être mortifère : ce n’est pas seulement sa passion du pouvoir qui sème crime sur crime sur son chemin, mais aussi sa jalousie et sa passion pour son propre ego. Il est amoureux fou de sa femme Lisabeth, mais celle-ci a le malheur d'enfanter une fille, au lieu du fils tant espéré par le père. Le temps de la grossesse ayant duré un peu plus que prévu, Foulques en conclut que cet enfant a été conçu après l'un de ses départs, qu'il n'est pas le sien, et donc que sa femme tant  aimée  est  coupable  d'adultère. Sa passion amoureuse tourne à la paranoïa et Lisabeth est « jugée», condamnée à être brûlée vive.
Cette histoire est connue des historiens : l'auteur ne s'y attarde pas, d'où la brièveté du livre (cent trente pages). Ce court roman est plutôt prétexte à poser plusieurs questions : la fondation d'abbayes et les pèlerinages peuvent-ils faire contrepoids, dans la balance de la justice humaine et divine, aux crimes engendrés par la guerre ?
Se flageller peut-il avoir un sens ? Et surtout, qu'est-ce que le pardon ? Telle est bien, me semble-t-il, la question centrale du livre. Le personnage principal n'est-il pas Lisabeth ? Avant de monter sur le bûcher, elle répond au Frère Lin qui l'assiste et lui demande "si elle peut pardonner à son mari" : "Bien sûr que je lui pardonne, il est si malheureux", affirmant qu'elle l'aime "plus que jamais", l'amour étant "plus fort que l'amour". Tel est le message que l'auteur, pour son dernier livre, a voulu nous transmettre.
Néanmoins, me permettant de dialoguer avec lui au-delà de sa mort, je pose cette autre question : est-il possible de pardonner  à celui qui ne le demande pas ?
Pour trouver la paix de l’âme, c’est sans doute de son vivant que Foulques Nerra aurait dû demander à sa femme qu’elle lui pardonne.
N’est-ce pas à l’offenseur de demander pardon à celui qu’il a offensé, en un vrai « face » à « face » ? Comme le font nos amis juifs le jour de Yom Kippour, « visage » devant « visage », au sens où Lévinas emploie ce dernier mot ?
Nicole de Broin
Roger Bichelberger, Lettre à une trop jeune morte, Albin Michel, 2018



Dans cette note de lecture de Claude Hecham, François Mauriac est indirectement présent, puisqu’il s’agit de son ami Jean de La Ville de Mirmont.

L’Imaginaire et l’Inconscient chez Jean de la Ville de Mirmont de Didier Christophe

Dans une chronique parue dans l’Écho de Paris, le 22 octobre 1932, François Mauriac écrivait :
« Était-ce un hasard si ceux de mes amis que j’aimais le mieux, André Lafon, Jean de La Ville de Mirmont, semblaient avoir hérité d’une part de ce secret dont le charme immobilisait Maurice de Guérin, au crépuscule, lorsque les oiseaux passaient au-dessus de sa tête, cherchant un gîte pour la nuit ? »
Ce secret, Didier Christophe a voulu le percer en tentant une approche psychanalytique de l’œuvre de Jean de La Ville de Mirmont. Dans un essai intitulé L’imaginaire et l’inconscient chez Jean de La Ville de Mirmont, publié chez L’Harmattan à la fin de l’année 2017, il approfondit et développe son projet de DEA qui visait à pénétrer certains mécanismes psychiques qui régissent le phénomène de la création artistique. À cet effet, il étudie les vers, les contes et le roman que l’ami de F.Mauriac a laissés. Ce sont Horizon chimérique, Contes, Les dimanches de Jean Dézert. On sait que seul ce roman fut publié de son vivant, en 1914 ; en effet, Jean de La Ville de Mirmont fut l’un des premiers à perdre la vie dans la Grande Guerre parmi 560 écrivains européens. Si ses écrits n’ont pas sombré dans cette catastrophe, c’est grâce à sa mère et selon ses volontés. C’est là que s’ouvre une première piste de recherches pour l’étudiant passionné d’anthropologie : il enquête sur la famille de ce jeune poète, jusqu’à ses ancêtres les plus éloignés dans le temps.
Ce qu’il veut comprendre, non sans reconnaître l’audace de sa démarche, c’est comment et pourquoi le passé de la famille s’est mué chez ce jeune homme en poèmes et en contes. Pourquoi l’existence de tel de ses ancêtres devint-elle dans son imaginaire une aventure exotique ? Quelle réalité voulait-il fuir inconsciemment ?
Narcissisme et sublimation représentent les bases de la recherche menée par Didier Christophe, et je ne peux qu’admirer le travail d’analyse qui, conduit patiemment, aboutit à mettre au jour la transformation de l’amour pour la mère en amour de la mère-patrie. Mais l’étude des textes ne suffit pas, il faut au chercheur de solides points d’appui, qu’il trouve, par exemple, dans les souvenirs de François Mauriac évoqués dans le Figaro Littéraire du 22 décembre 1967 : son ami aurait un jour jeté sa maîtresse par la fenêtre, « heureusement un rez-de-chaussée », préférant vivre en solitaire. Le romancier trouvait dans la vie la matière qui allait prendre la forme de ses personnages. On sait que Pierre Costadet, dans Les Chemins de la mer, est un mélange d’André Lafon et de Jean de La Ville de Mirmont.
D’autres matériaux ont étayé l’ouvrage de Didier Christophe, en particulier ceux d’Anne Clancier dont les articles parus dans la Revue française de psychanalyse entre 1973 et 2004 lui ont fourni une aide précieuse.
Enfin, il faut noter ceci : alors qu‘il avait découvert ce poète parce que cinq estampes de J.Bonargent transposaient les quatorze chants de L’Horizon Chimérique, Didier Christophe avait été surpris par la banalité des thèmes que Jean de La Ville de Mirmont utilisait pour traiter de son passé bordelais, par la sobriété et l’efficacité des matériaux convoqués. Il a deviné plus tard ce qui se dissimulait sous ces vers si évocateurs, si suggestifs, que Gabriel Fauré a mis en musique en 1922.
Nous ne pouvons pas affirmer que la courte vie de ce poète est désormais entièrement compréhensible à travers son œuvre, car il reste un mystère, évoqué par Jérôme Garcin en 2013 sur France Culture : l’auteur du roman Les Dimanches de Jean Dézert est très différent du poète qui va donner sa vie pour la France en 1914.
Claude Hecham
Didier Christophe, L’Imaginaire et l’Inconscient chez Jean de la Ville de Mirmont, L’Harmattan, 2017

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Les deux notes de lecture qui suivent ont un point commun : il s’agit de romans qui traitent, entre autres, des rapports entre les pays de l’Europe de l’est et de celle de l’ouest ; question chère à l’Association, très souvent abordée, notamment, lors des rencontres consacrées  à Andreï Makine

Fragments d'Histoire dans Sombre Dimanche d'Alice Zeniter

Dans le roman d’Alice Zeniter, l'histoire de la famille Mandy semble un condensé des tragédies historiques s'abattant sur les pays en proie à l'oppression dictatoriale du siècle précédent. Cette famille habite près de la gare de l'Ouest (conçue par Gustave Eiffel) à Budapest et son destin se confond avec celle de l'Histoire tragiquement violente et autoritaire du pays, ainsi qu’avec celle de toute l'Europe centrale. La composition élégamment elliptique du roman laisse entrevoir des bribes de vies marquées au fer rouge par l'Histoire de la seconde moitié du XXème siècle, dont certains chapitres furent souvent tus ou occultés pour les Occidentaux.
« Tous les hommes en uniforme » effraient Imre, le petit garçon de la famille Mandy et sa mère. Son père refuse également de parler de ses souvenirs de la guerre et de l'après-guerre, dans le « parc à thème » pour les étrangers qu'est devenu le pays sous l'autorité des Hongrois, des Allemands puis des Russes, dont l'empreinte marquera les générations suivantes, notamment les enfants, à l'esprit critique peu développé : « Tu es un parfait petit communiste, tu ne sais pas réfléchir » (Sombre Dimanche, p. 36) dira à Imre un ami plus âgé. Mais les tantes de l’enfant, envoyées par les Russes dans une mine de sel pour travaux forcés à cause de leur origine bourgeoise, mettent fin à leurs jours en avalant la roche qu'elles doivent percer (p. 65).
 L'héroïsme humble s'incarne également dans la personne de la grand-mère qui mène ses enfants au catéchisme malgré le péril, qui ne « réalise pas que son comportement s'apparente à une rébellion » (p. 67) dans une société où toute trace de religion ou de piété est traquée. Son fils Pál, réceptif à sa « nostalgie de l'ordre », a reçu de sa part la foi en Dieu, comme un « remerciement » (p. 66).
Mais l'année 1956 est une suite de cataclysmes, dans l'Histoire du pays comme dans la vie personnelle de Pál. L'invasion russe du pays pose un voile sur ses origines (sa mère aurait été violée par des Russes), traumatisme qui le marquera autant que la terreur extérieure, dont l’ombre s'étend jusqu’à bien plus tard : « l'année 1956 avait été si longue et si terrible parce qu'elle avait duré jusqu'en 1961 » (p. 102), l’année 1961 représentant celle où les enfants cessent enfin de trembler chaque nuit de peur d'être emporté par la police politique.
Mais l'effet dévastateur du régime en place se répercute sur l'éducation d’Imre, imperméable, démotivé, « nullement intéressé par la grande Histoire » (p. 105). Il pense que « sa famille était trop petite et trop pauvre et trop inculte pour répercuter quoi que ce soit de la course du monde ». Lorsqu'il découvre un dessin ancien désignant son père comme un « Ruskoff », cela assombrit immédiatement ce dernier. L’évocation du personnage paternel, presque angélique, gagne encore en douceur et nuances lors de cet épisode.
L'ouverture du rideau de fer ne déclenche chez lui ni prise de conscience ni envie de liberté, d'évasion. Sa vie semble définitivement plombée, privée du bonheur et de l'épanouissement d'une jeunesse aspirant à l'avenir. La vie « qui devait devenir immense, était restée à la taille des anciennes frontières, des rideaux de fer et des billets de banque » (p. 105). Même la langue n'y échappe pas : les mots « n'ont pas de consistance ». La quête de jeunes occidentaux, en visite exploratrice de l’autre côté du rideau de fer, désenchantés par leur monde, se heurte aussi à une incompréhension mutuelle. Imre comprend que l'échec de sa vie tient à l'indifférence en amour, à un manque de curiosité véritable qui est également celui de ces contemporains occidentaux, éduqués sans contraintes ni cadres.
L'Histoire, qui a déchiré sa famille pendant si longtemps, l'entoure de médiocrité. Son inertie vient de l'intérieur, comme si elle avait été définitivement scellée. Le repos ou l'espoir viendra du retour à la nature, au déplacement consenti. Les vies meurtries trouvent un semblant de repos dans un espace libre, excentré, qui se situe hors du temps. Teinté de nostalgie et de poésie, le récit laisse le lecteur libre de parachever les histoires suspendues.
Helga Zsak
A. Zeniter, Sombre Dimanche, Paris, Albin Michel, 2013.
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