Intervoix 38


ÉDITORIAL

Comment écrire la Grande Guerre ?

1918-2018. Il y a cent ans le monde vivait la dernière année de la première guerre mondiale. Des ouvrages ont paru récemment sur cette guerre. Plusieurs de nos membres ont écrit à ce sujet, les uns, une page d’Histoire, les autres, en interrogeant l’acte d’écrire même, les autres, de façon intimiste, en faisant découvrir un écrit de leur proche. (cf. le sommaire) La fin de cette « Grande Guerre » comme on l’a appelée, a vu un redécoupage du monde, de nouvelles frontières qui n’ont pas cessé de provoquer de nouveaux conflits. Les combattants, survivants, avaient pourtant clamé leur espoir : c’était la « der des der ». Hélas!
Vingt ans après la première, il y a eu une seconde guerre mondiale
En 2015, à la suite du colloque de Metz, nous avons visité le village de Robert Schumann, l’un des pères de l’Europe. Père de quelle Europe ? D’une Europe en paix, espérait-il. A côté de la petite église fortifiée de Scy-Chazelles se dressent les statues en bronze des autres pères de l’Europe : de Gasperi, l’Italien, de Jean Monnet, le Français, d’Adenauer, l’Allemand. Nous autres, membres de l’AEFM, venus des quatre coins du monde, nous sommes animés par la même espérance : celle d’un monde en paix. Vaste utopie !
Mais comme Yves Bonnefoy, nous disons :
« Heure présente, ne renonce pas,
Reprends tes mots des mains errantes de la foudre, Ecoute-les faire du rien parole,
Risque-toi
Dans même la confiance que rien ne prouve,
Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. » (L’heure présente, Gallimard, 240)
Et comme Paul Éluard, comme François Cheng, nous mettons notre espoir dans le pouvoir des mots. Enfin le royaume est le titre de son dernier recueil de poésie. Il est fait de quatrains : formes condensées d’un contenu complexe comme l’est le tout premier aux résonances si fortes après un temps de désastre :
« Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants » (Et le souffle devient signe)
En ce temps suspendu de l’année 2018, en ce premier trimestre de l’année, restons sur la terre des vivants, celle de l’Espérance. Depuis que je fais partie de l’AEFM, j’ai parcouru l’Europe d’Ouest en Est. Cette année nous ferons escale en Estonie où nous allons nous rencontrer et mieux nous connaître, en ce pays du Nord où l’on parle une langue, le finno-ougrien dont les origines sont plus ou moins mystérieuses comme le sont tant de manifestations humaines qui nous invitent à poursuivre notre quête « des plus hautes aspirations d’où qu’elles viennent ».
Marie Louise Scheidhauer

Une année d’anniversaires

Monique Grandjean m’a envoyé ces pages au début de l’année 2018. Elle y dit son amour des livres et son espoir de les voir participer à la transformation du monde.
Ce n’est un secret pour personne que j’aime les livres comme j’aime les êtres et qu’il m’est vital d’être quotidiennement accompagnée par les uns comme par les autres. A l’image de Claude Roy « j’aime que les livres partagent ma vie, m’accompagnent, flânent, travaillent et dorment en ma compagnie » (L’amateur de librairie, p.12). Le livre est donc l’axe autour duquel tourne ma vie, c’est aussi l’unité qui relie toutes mes activités et les diverses associations dont je m’occupe ont tous le livre comme roi.
Voici le descriptif de mon année 2017 au cœur de l’association Écritures et Spiritualités, au cœur du CCIC, et dans ce lieu prestigieux du Collège des Bernardins où se rencontrent formation, réflexion et création.
Vous connaissez déjà l’Association Écritures et Spiritualités née de l’Association des Écrivains Croyants d’Expression Française qui réunit des écrivains francophones issus des grandes traditions religieuses et spirituelles. Elle a fêté ses 40 ans cette année et se veut toujours plus ancrée dans le contexte actuel de notre société, en élargissant son espace de rencontre et de dialogue autour de l’écriture inspirée par les grands textes sacrés.
C’est ainsi qu’un an après les attentats du 13 novembre 2015, nous avons organisé le premier salon des livres dédié à la jeunesse pour répondre à une demande des jeunes bouleversés par les événements. Cette journée au titre évocateur « Il était plusieurs FOI(s)», avec deux tables rondes autour du thème « Éveiller au Spirituel » et « Spiritualités, Laïcité, vivre ensemble » eut un énorme retentissement auprès des maisons d’éditions et des familles.
Autre ingérence dans la société, ce message appelant à la vigilance, à l’occasion des échéances électorales le 7 mai 2017 : cette affirmation de l’importance du travail contre les tentatives de repli, de la peur, ou de la haine. Nous ne faisions alors que reprendre l’exemple d’un de nos membres fondateurs Olivier Clément qui en période grave, face au racisme, face à toute violence, savait rappeler l’importance du spirituel à travers les Évangiles.
Enfin comme chaque année nous avons remis nos prix littéraires à deux écrivains : au romancier Jean-Philippe de Tonnac pour son roman « Azyme » hymne qui chante la filiation de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament; à l’essayiste Christine Jordis pour «Paysage d’hiver» qui relate son voyage intérieur, sa quête de sagesse sous l’égide du sage Kim Jeong-Hui qui vécut dans la Corée confucéenne.
Si en 1960 Jean Louis Servan Schreiber écrivait un essai dont le titre était : « 40 ans à Mi- Vie » qui est l’âge d’Écritures et spiritualités , le CCIC ( centre catholique international de coopération avec l’UNESCO) est déjà une vieille dame : elle célébrait cette année son 70 ème anniversaire de coopération avec l’UNESCO par un forum international dont le thème était « Quel monde voulons nous construire ensemble ». Je précise que sa mission est d’ouvrir de nouveaux chemins d’humanité dans le monde d’aujourd’hui et que son message prend sa source dans la Sagesse et s’enracine dans la Foi en l’homme.
Invitée à participer à cet événement je me cantonnais dans le domaine de mes compétences à savoir le livre ; avec un groupe d’amis nous avons décidé de fabriquer et d’éditer un recueil de « Paroles d’Espérance » destiné à être présenté et offert aux participants au forum (600 personnes). Le recueil rassemble les contributions de personnes connues ou inconnues dont l’engagement et les actions donnent des raisons d’espérer et d’agir pour qu’advienne une vie harmonieuse respectant la dignité des personnes et prenant soin de la planète. Nous avons ainsi rassemblé 115 perles d’Espérance venues des quatre coins du monde : Sages, philosophes, théologiens, artistes en tout genre, savants, tous se côtoient différents par l’âge, la race, l’époque. Le recueil s’ouvre par « l’hymne à la vie » de Mère Teresa mais on peut aussi admirer une huile d’un artiste plasticien d’origine roumaine, on lit une parole d’Espérance d’une libano-canadienne, un message de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, un autre de l’ambassadrice de Côte d'Ivoire auprès de l’UNESCO ; mais nous sommes aussi très heureux d’avoir des vers de François Cheng, des lithographies de Kim En Joong prêtre coréen, et une reproduction de l’ange Gabriel en argent exécuté par l’artiste d’origine russe Goudji. Le recueil fut édité par Bayard édition dont la renommée dépasse les frontières.
Toute cette chaine d’espérance est vivante, elle bruisse du murmure incessant qui unit les vivants et les morts. Et comme l’écrit Rainer Maria Rilke dans les «Élégies de Duino» : « Écoute mon cœur...Écoute le courant d’éternité qui emporte les âges ».
Nous achevons cette année des anniversaires par la célébration des dix ans du collège des Bernardins depuis sa résurrection en 2008 projetée par le Cardinal Lustiger dans les années 1960 pour en faire la Sorbonne de l’Âme. En septembre 2008 le Pape Benoit XVI l’intronise et dès le 9 octobre l’Association des Écrivains Croyants y organise une rencontre de 100 écrivains présentant 5000 livres à 2000 lecteurs. Ce fut un beau succès répété en 2011 et qui à nouveau en 2019 aura lieu je l’espère.
Le Collège des Bernardins est surtout un centre de recherche sur les grandes questions que doit affronter le monde contemporain, l’art et la culture sous toutes leurs formes, dans un esprit d’ouverture, de dialogue et d’interdisciplinarité. En plus de l’École Cathédrale qui reçoit 4000 élèves, se succèdent aux Bernardins conférences, colloques, expositions, concerts et cinéma. Avec une petite équipe autour de moi nous réfléchissons aux questions d’artistes et nous avons organisé déjà 4 soirées : en 2012 « Peut-on vivre sans les artistes ? », en 2013 « Quel est le sens politique de l’œuvre d’art ? », en 2015 « Comment l’art peut-il sauver de l’enfermement ? » en 2017 « L’art et la vie retrouvée » (l’art face aux fragiles de la société) . Pour 2019 notre nouveau projet s’appelle « Le Parlement des Invisibles et des Inaudibles » ou comment rendre leur dignité , leur pouvoir de création et donc de libération aux cabossés de la société que l’on n’ écoute jamais, que l’on ne voit jamais : « dans l’isolement des prisons, dans la violence de la rue, dans la douleur du lit d’hôpital, des créateurs, des artistes se révèlent (mieux que des conférenciers) pour exprimer par des poèmes, des dessins, de la musique leurs souffrances physiques et morales, leur sentiment d’exclusion face aux nantis de la société ». Nous allons inviter ces fragilisés, ces pauvres, leur offrir un Plateau, des Spectateurs et les rendre à nouveau visibles et audibles à tous.
Voilà la richesse de cette année que j’ai le plaisir de partager avec vous.

Monique Grandjean

Un voyage assez particulier : retour en Ukraine

Ayant des liens avec une résidence pour personnes en retraite, la plupart assez âgées qui passent une grande partie de leur temps seules dans leur appartement, j’ai créé il y a deux ou trois ans, avec l’aide de la bibliothèque locale, un groupe de lecture.
Le groupe a démarré assez lentement, avec quatre personnes pour commencer qui avaient quelques inhibitions à s’exprimer, sauf pour me faire comprendre en passant qu’elles n’aimaient pas « analyser les romans », qu’elles aimaient lire « pour le plaisir de lire », qu’elles n’aimaient pas « les histoires de guerre, la violence » etc. Ce qui, plus récemment, ne les a pas empêchées d’être emballées par un roman contemporain – le choix de l’une d’entre elles (toutes des femmes) – sur la peste bubonique dans nos contrées, roman que moi j’avais de la peine à lire jusqu’au bout, tant il y avait de détails pénibles sur presque toutes les pages.
Car oui, le groupe a évolué entre temps. Aujourd’hui nous sommes un groupe assez stable de huit personnes – moyenne d’âge 85 ans – et la réaction des membres a changé fondamentalement. D’après les échos qui m’arrivent, elles prolongent les discussions dans les jours qui suivent au salon. La rencontre terminée elles n’attendent pas pour commencer le prochain livre, ce qui nécessite chez certaines deux lectures, la mémoire n’étant plus ce qu’elle était. Certaines arrivent même à la réunion avec des notes pour être sûres de ne pas oublier ce qu’elles voudraient dire. Et l’une d’entre elles, fanatique de la lecture, s’est proposée comme archiviste du groupe.
Avant
Tout cela en guise de prélude au livre choisi pour aujourd’hui (27/02/18) : A Boy in Winter (Un garçon en hiver) par Rachel Seiffert, allemande - australienne de naissance. Une certaine confusion dans l’enregistrement du titre à la bibliothèque – l’auteur ayant publié deux romans dans un court laps de temps – expliquerait ma surprise en préparant la réunion, de trouver que je lisais non pas un roman sur l’Irlande (sujet de prédilection pour certaines), comme je m’attendais à le faire, le groupe aussi, mais sur l’Ukraine.
Mon embarras s’est vite dissipé car, en lisant le roman, malgré son contenu si triste, si tragique, je me trouvais plongée petit à petit, dans des pauses de lecture, dans des images- souvenirs d’un autre ordre ; ce n’était plus l’afflux, dans la petite ville représentée, des SS dans leurs quatre quatre performants, le retentissement de leurs bottes dans les rues silencieuses vidées de leurs habitants, et tout ce qui s’ensuit ; c’étaient d’autres souvenirs « historiques » qui refluaient pour constituer un scénario autre : oui, c’était le colloque de Tchernivtsi avec tout cet enchaînement de souvenirs : après le voyage inoubliable, plutôt épique, de Kiev à Tchernivtsi, c’est la descente du train dans l’atmosphère bruyante, joyeuse de la gare, l’accueil si chaleureux de la part de Taras et de Galina et de leurs amis-étudiants, les belles soirées musicales, la découverte de la ville dans toute sa diversité dont je me rappelle surtout le quartier autrichien, les beautés architecturales de l’Université, la maison du poète Paul Celan et le quartier juif tout près ; ensuite, réservé pour le dernier jour, il me semble, la belle excursion dans la campagne des alentours pour découvrir dans les villages et musées d’artisanat les traditions d’autrefois, mais aussi des échos toujours vivants de ce passé qui retentissaient dans la mémoire de nous tous : une vache solitaire tenue en laisse qui broutait l’herbe à côté de la route, la vague des coteaux avec la silhouette de meules illuminées par le soleil du couchant...
... Images, impressions qui s’infiltrent pour toujours dans la mémoire pour faire contrepoids à la souffrance et au mal tels que nous allions les découvrir dans le roman de tout à l’heure.
Et soudain, c’est tout cela que je voulais communiquer à mes amies de tantôt pour servir de cadre à nos discussions. Et, chose bizarre, là, en face de moi, sur le rebord de la fenêtre de chez moi, comme pour me faire signe de leur assentiment, m’attiraient le regard des deux poupées ukrainiennes qu’un jour, Taras nous avait présentées, à Joe et à moi, lors d’une de nos rencontres à la Cerisaie. C’est ainsi qu’elles ont quitté leur place habituelle pour faire le trajet de la résidence et prendre leur place au centre de la table où avaient lieu nos discussions. Installées là, ne porteraient-elles pas bonheur comme dans ces journées déjà lointaines dans le Perche ?
Car le sujet du roman, il faut le dire, n’était pas fait pour plaire à tout le monde ; c’était l’invasion des troupes allemandes dans une région de l’Ukraine en novembre 1941, et le récit de trois journées de vie qui se concentrent sur le rassemblement ou la « rafle » des juifs, cela à travers les vies entrelacées de quelques habitants qui représentent chacun une expérience et un point de vue différents : une famille de juifs dont le garçon « celui du titre » a mystérieusement disparu avec son petit frère la veille de l’arrestation – c’est son histoire qui donne le fil central de la narration, son personnage qui retient le plus notre attention : un Allemand anti-Hitler, directeur (dans le grand projet hitlérien pour le nouvel empire) de la construction de nouvelles routes dans cette région retardée de marais (‘bolota’), qui, pour chasser de son esprit toutes les horreurs qu’il voit commises par les SS, fixe ses rêves sur une Ukraine libre, indépendante, à laquelle il aura contribué, en créant de meilleures infrastructures ; l’instituteur qui n’en revient pas de voir ses élèves de naguère, instruits des bonnes valeurs morales, s’enrôler comme policiers chez l’ennemi pour aider à la mise en œuvre de la rafle ; une jeune femme paysanne, partisanne avec les gens du ‘bolota’, qui voit son mariage soudain menacé par l’opportunisme de son fiancé, déserteur il y a peu de l’armée russe, collaborateur maintenant des Allemands.
Trois jours vécus individuellement par les personnages dans les pensées desquels nous entrons tour à tour, dans la vie intime desquels nous vivons intensément nous aussi un moment tragique de l’histoire de l’Ukraine.
Et voilà l’objectif de cette écrivaine talentueuse. Dans ses écrits elle veut représenter l’individu dans l’Histoire, montrer comment les perturbations politiques, économiques et autres bouleversent les vies individuelles, défient les valeurs constitutives de l’humain, laissent désarmés devant les forces néfastes, incontrôlables de l’Histoire qui font s’abattre dans l’abîme, littéralement cette fois. Et dans ce roman-ci, elle prend surtout comme thème la culpabilité nazie, thème qui la touche de si près, pointant du doigt son grand-père allemand qui, nous dit-elle, avait rendu l’holocauste possible.
Après
Tout cela c’était l’avant. Maintenant c’est l’après. Quel en est le bilan ? Laissons un peu la parole aux lectrices.
Elles viennent dans la salle, la plupart assez excitées, il me semble. Je ne suis pas longue à savoir pourquoi. Elles explosaient de dire qu’elles n’avaient pas aimé le roman.
- Mais vous m’avez dit tout à l’heure, Jeanne, quand je vous ai croisée dans le foyer, que c’était un grand roman.
                   -  Oui, c’est vrai. Mais je ne l’ai pas aimé. Elles ont vu les poupées sur la table.
                   -  Mais qu’est-ce que c’est ?
C’est le prétexte pour me lancer dans l’histoire de mon voyage en Ukraine.
                   -  Où c’est, l’Ukraine ? demande l’une d’entre elles. J’ouvre une carte de l’Europe centrale et nous découvrons ensemble ce pays ‘land-locked’1 occupé tant de fois à travers l’histoire par les grandes puissances alentour.
                   -  Elles ont l’air triste, les poupées. Elles sont mari et femme ?’
                   -  Sûrement...
                   -  Elle n’a pas de bouche, la femme. Silence. Je leur parle de Kiev, mais surtout de Tchernivtsi, selon mes souvenirs de tout à l’heure, et de sa belle université où enseignaient mes amis Galina et Taras. Et puisqu’il y a un Taras dans le roman, je leur raconte comment notre ami, d’une gaîté prenante, nous chantait tous les soirs après le dîner. Mais il est temps de revenir au roman et au sujet central des juifs et de l’anti-sémitisme. Il n’y a pas de précision sur le lieu exact où est située l’action, sauf que c’est dans « le pays des marais » dans l’ouest du pays. Pour mieux activer l’imagination, je choisis arbitrairement sur la carte toujours ouverte sur la table un lieu entre Tchernivtsi et Ivano-Frankivsk où, si je ne me trompe pas, 60% des habitants à l’époque étaient juifs. -Mais pourquoi... pourquoi ont-ils été traités ainsi ? Un silence. Commencent ensuite à sortir les réponses habituelles, non sans évoquer dans le roman même la consternation des personnages, assemblés dans le hangar pour attendre leur sort, qui se posent ensemble la même question. Question capitale pour nous tous et nous évoquons des instances d’anti- sémitisme chez nous dans les temps récents. Puis, à une observation critique sur l’opportunisme de certains jeunes dans le village qui n’hésitent pas à devenir policiers du régime et à condamner leurs voisins à l’irréparable, répond, pensive, quelqu’un :
                   -  Dans certains pays les décisions morales doivent être bien plus difficiles à prendre que chez nous. Sans qu’on ait le temps de développer, sort encore le refrain: ‘Je n’ai pas aimé ce roman.’ Cette fois, pourtant, c’est différent. L’intervention vient de la part d’une petite dame qui reste normalement silencieuse, ayant rarement avancé plus loin que les premiers chapitres. Elle fait comme si elle voulait continuer, cette femme dodue, assez handicapée, ayant souffert enfant de la poliomyélite, et condamnée à la chaise roulante. -Non, je n’ai pas aimé ce roman, répète-t-elle. Il m’a bouleversée... Et je sais pourquoi maintenant. Je me souviens des informations à la radio quand j’étais petite – elle est née en 1935 – et mon père m’envoyait régulièrement au lit, car il ne voulait pas que j’entende certaines choses qui se racontaient... Une autre dame d’à peu près le même âge enchaîne avec ses propres souvenirs des premiers ‘newsreels’ au cinéma. Et la petite dame d’intervenir encore : 1 Belle expression anglaise pour ‘sans débouché sur la mer’
- On ne peut pas dire qu’on n’aime pas un roman’ (‘C’est vrai’ dit quelqu’un à côté, ‘c’est une réaction émotionnelle’). Il faudrait plutôt dire qu’on n’aime pas le sujet d’un roman... Un sujet comme ici, on ne peut pas le passer sous silence, même s’il bouleverse ...
Comme il avait bouleversé cette vieille dame qui, le temps d’une lecture, avait retrouvé le chemin de l’enfance, de l’innocence, de la présence des parents qui veillaient toujours sur elle. Et qui l’avait fait trouver, le chemin de l’expression, de la communication à autrui d’une expérience qui lui tenait tellement à cœur.
Ne peut-on pas crier victoire, une de ces petites victoires qui nous vaut tellement en vieillissant ?
La séance est terminée. Mais non sans qu’elles aient demandé pour la prochaine fois une belle histoire d’amour avec une fin heureuse...
Margaret Parry

Notre rencontre en Estonie, à Tallin L’ESTONIE, ENTRE PASSÉ ET AVENIR

L’Estonie est le pays du ciel, de la forêt, de l’eau et du vent.
Située à seulement 80 km des côtes finlandaises, l’Estonie a quelque chose de scandinave dans son atmosphère. C’est le plus septentrional des pays baltes.
C’est un pays de basses terres marécageuses puisque l’altitude moyenne est de 50 mètres. 50 % du territoire est recouvert de forêts et l’Estonie compte plus de 1 400 lacs et 1 520 îles.
Grâce au courant nord atlantique, l’été est relativement doux et frais (16°C en moyenne). La latitude élevée du pays influe sur la longueur des journées estivales (18h). Mais l’été reste la meilleure période pour visiter l’Estonie parce que tous les grands festivals se tiennent en cette saison.
L’Estonie un pays de contrastes entre sa campagne, ses parcs, ses vieux villages, ses châteaux et ses manoirs, et une des économies de marché la plus dynamique d’Europe. Ceci a été possible parce que comme les autres populations nordiques, les Estoniens sont très proches de la natures et soucieux de la préservation de l’environnement tout en ayant adopté les dernières technologies de l’information et des télécommunications.
Voie de passage obligé sur la Baltique, l’Estonie a vu passer sur son territoire plusieurs civilisations : les Normands (VIIIème siècle), les Croisés au XIIIème siècle, les Allemands, les Suédois au XVIème siècle, la Russie au XVIIIème siècle jusqu’à 1920, date de la première indépendance du pays. Lors de cette dernière domination, le pays connaît un renouveau culturel avec l’ouverture d’une université, la fondation d’une société savante, la collecte de la mémoire populaire, la diffusion des premiers journaux en langue estonienne. À l’époque le Russe est la langue officielle et de l’enseignement dans les écoles.
Forte des diverses cultures qui se sont côtoyées et succédé du fait des occupations successives, l'Estonie s'est forgée une culture particulière faite de tolérance et de respect envers l'étranger, quels que soient son pays ou sa culture. L'Estonie compte aujourd’hui de nombreuses minorités : les Russes représentent 25,7 % de la population. Viennent ensuite les Ukrainiens avec 2,1 %, les Biélorusses avec 1,2 % et 0,8 % de Finnois.
La vieille ville de Tallinn, dont l’influence allemande est encore perceptible, est sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Peu d’endroits en Europe ont conservé aussi bien le charme médiéval des XIVème et XVème siècles.
Quant à la littérature, l’estonien littéraire naît tardivement entre le XVIème et le XVIIème siècle. Il prend son essor au XIXème siècle avec l’invention de la poésie estonienne moderne par Kristian Jaak PETERSON (1801-1822).
Alors qu'une identité nationale émerge et que la région aspire à l'indépendance politique, la littérature nationale prend son essor avec la redécouverte du folklore qui va inspirer les œuvres de Friedrich Robert FAEHLMANN (1798-1850) et l'épopée nationale, le Kalevipoeg par Friedrich Reinhold KREUTZWAL. Ce chef-d’œuvre ouvre une période de développement culturel connue sous le nom d’Ère du Réveil.
Bien qu'en partie entravée par l'histoire politique troublée du pays, qui connaît plusieurs occupations totalitaires (nazie puis soviétique) peu propices à l'épanouissement de sa culture, la littérature estonienne a poursuivi son développement à l’étranger avec la création en 1950 de la Coopérative des écrivains estoniens animée par Bernard KANGRO et la publication de deux Revues2 qui jouent un rôle littéraire et culturel considérable.
De nombreux romans sont consacrés aux évènements des années 1939-1945 dont le plus célèbre est Tombeaux sans croix d’Arved VIIRLAID
À partir de 1988 la marche vers l’indépendance s’accompagne d’une poésie plus patriotique et le contact est renoué avec les écrivains en exil. Depuis les années 1990 la littérature estonienne a retrouvé une belle vitalité grâce aux subventions accordées par la Fondation pour la culture (1994). Tönu Önnepalu fait partie des jeunes auteurs.
Quelques renseignements :
Superficie : 45 227 km2
Population : 1.314 millions d’habitants (2017)
Langue officielle : l’Estonien
Langues étrangères : anglais, allemand, et pour des raisons culturelles et historiques, le suédois, le finnois et le russe
Liliane Barakat
2 La Revue « Tulimuld » (Terre Brûlée) fondée en 1950 par Bernard KANGRO et la Revue « Mana » créée en 1958.

La langue estonienne

L’Estonien s’identifie avant tout par sa langue maternelle qui lui permet de penser. Il n’y a pas d’Estonien sans estonien et vice versa, autrement dit, l’Estonien et l’estonien sont dans un rapport inséparable.
Cependant, longtemps, les Estoniens ne savaient pas qu’ils s’appelaient les Estoniens et qu’ils parlaient estonien. Encore au début du 19ème siècle, Kristjan Jaak Peterson (1801- 1822), poète estonien ayant écrit entre autres de merveilleuses odes, dit chanter « la langue de ce pays » et non pas « la langue estonienne ». Et les usagers de cette langue s’appellent entre eux maarahvas ’le peuple de la campagne’ ou ’le peuple du pays’, parce qu’ils habitent essentiellement la campagne – la majorité du pays, et ils s’opposent à ceux qui habitent en ville. Ce n’est qu’en 1857, que Johann Voldemar Jannsen, le père de la poétesse Lydia Koidula (Jannsen), fait publier le premier numéro du journal « Pärnu Postimees » où il s’adresse, dans le poème d’ouverture y paru, à ses lecteurs, en les appelant pour la première fois « armas Eesti rahwas »3 ’cher peuple estonien’.
Dans le cas de l’estonien, il s’agit effectivement d’une vieille langue dont le vocabulaire remonte à la langue commune finno-ougrienne, parlée sur ce territoire il y a plusieurs milliers d’années, et, dans un certain sens, même au delà, à une langue ouralienne originelle que l’on a dû parler à une époque très lointaine. De cette langue, l’estonien a hérité probablement quelques mots des plus anciens, par exemple murak(as) ’mûre f. arctique’.
On pense donc que « l’estonien s’est formé au fil des millénaires à partir d’une langue ouralienne originelle, par suite des subdivisions de celle-ci »4. D’une manière paradoxale, c’est une langue, d’une part, simple et lucide – prenons par exemple la construction des jours de la semaine suivants : esmaspäev ’le premier jour’ (cf. fr. lundi), teisipäev ’le deuxième jour’ (cf. fr. mardi), kolmapäev ’le troisième jour’ (cf. fr. mercredi), neljapäev ’le quatrième jour’ (cf. fr. jeudi); de même, en estonien, il n’y a ni genres, ni articles, ni futur grammatical –, mais d’autre part, c’est la langue qui possède un système de déclinaisons complexe (actuellement 14 cas avec plusieurs formes parallèles) et un système dérivationnel très souple. Au cours de son histoire, la langue estonienne a emprunté beaucoup de mots aux autres langues; elle les a adaptés à ses propres règles morphophonologiques (e.g. l’adjectif estonien morn, emprunté au français au début du 20ème siècle par J. Aavik5, a plus ou moins le même sens que l’adjectif morne ’abattu, morose, sombre, triste’ en français).
Pour les Estoniens d’aujourd’hui leur langue maternelle est aussi précieuse que la liberté. Ils savent qu’elle n’existe pas de soi et qu’il faut la garder et la protéger.
Ada Ruttik
3 Selon une opinion assez répandue, le nom propre Eesti provient de aestii, mentionné premièrement par l’historien roman Tacite dans son court traité « De Origine et situ Germanorum (Germania) », écrit aux alentours de l’an 98. (Voir à ce propos, par exemple, Anne Lill, Tacitus, aestii ja eestlased : www.sirp.ee/archive/1998/13.11.98/Sots/sots1-2.html
4 Cf. « Les origines de la langue estonienne », [PDF] Emakeele Selts‚ ’la Société Universitaire pour la Langue Maternelle’ : www.emakeeleselts.ee/vaatmikud/pisifailid/keele_paritolu_pr_1.pdf
5 Johannes Aavik (1880-1973), linguiste, traducteur et homme de lettre estonien.

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