ÉDITORIAL
Comment écrire la Grande
Guerre ?
1918-2018.
Il y a cent ans le monde vivait la dernière année de la première guerre
mondiale. Des ouvrages ont paru récemment sur cette guerre. Plusieurs de nos
membres ont écrit à ce sujet, les uns, une page d’Histoire, les autres, en
interrogeant l’acte d’écrire même, les autres, de façon intimiste, en faisant
découvrir un écrit de leur proche. (cf. le sommaire) La fin de cette « Grande
Guerre » comme on l’a appelée, a vu un redécoupage du monde, de nouvelles
frontières qui n’ont pas cessé de provoquer de nouveaux conflits. Les
combattants, survivants, avaient pourtant clamé leur espoir : c’était la « der
des der ». Hélas!
Vingt
ans après la première, il y a eu une seconde guerre mondiale
En 2015,
à la suite du colloque de Metz, nous avons visité le village de Robert
Schumann, l’un des pères de l’Europe. Père de quelle Europe ? D’une Europe en
paix, espérait-il. A côté de la petite église fortifiée de Scy-Chazelles se
dressent les statues en bronze des autres pères de l’Europe : de Gasperi,
l’Italien, de Jean Monnet, le Français, d’Adenauer, l’Allemand. Nous autres,
membres de l’AEFM, venus des quatre coins du monde, nous sommes animés par la
même espérance : celle d’un monde en paix. Vaste utopie !
Mais
comme Yves Bonnefoy, nous disons :
« Heure présente, ne renonce pas,
Reprends tes mots
des mains errantes de la foudre, Ecoute-les faire du rien parole,
Risque-toi
Dans
même la confiance que rien ne prouve,
Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. »
(L’heure présente, Gallimard, 240)
Et comme
Paul Éluard, comme François Cheng, nous mettons notre espoir dans le pouvoir
des mots. Enfin
le royaume est le titre de son dernier recueil de poésie. Il est fait de
quatrains : formes condensées d’un contenu complexe comme l’est le tout premier
aux résonances si fortes après un temps de désastre :
« Nous avons bu tant de
rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré
d’être vivants » (Et le souffle devient signe)
En ce
temps suspendu de l’année 2018, en ce premier trimestre de l’année, restons sur
la terre des vivants, celle de l’Espérance. Depuis que je fais partie de
l’AEFM, j’ai parcouru l’Europe d’Ouest en Est. Cette année nous ferons escale
en Estonie où nous allons nous rencontrer et mieux nous connaître, en ce pays
du Nord où l’on parle une langue, le finno-ougrien dont les origines sont plus
ou moins mystérieuses comme le sont tant de manifestations humaines qui nous
invitent à poursuivre notre quête « des plus hautes aspirations d’où qu’elles
viennent ».
Marie Louise Scheidhauer
Une année
d’anniversaires
Monique
Grandjean m’a envoyé ces pages au début de l’année 2018. Elle y dit son amour
des livres et son espoir de les voir participer à la transformation du monde.
Ce n’est
un secret pour personne que j’aime les livres comme j’aime les êtres et qu’il
m’est vital d’être quotidiennement accompagnée par les uns comme par les
autres. A l’image de Claude Roy « j’aime que les livres partagent ma vie,
m’accompagnent, flânent, travaillent et dorment en ma compagnie » (L’amateur de librairie, p.12). Le livre
est donc l’axe autour duquel tourne ma vie, c’est aussi l’unité qui relie
toutes mes activités et les diverses associations dont je m’occupe ont tous le
livre comme roi.
Voici le
descriptif de mon année 2017 au cœur de l’association Écritures et
Spiritualités, au cœur du CCIC, et dans ce lieu prestigieux du Collège des
Bernardins où se rencontrent formation, réflexion et création.
Vous
connaissez déjà l’Association Écritures et Spiritualités née de l’Association
des Écrivains Croyants d’Expression Française qui réunit des écrivains
francophones issus des grandes traditions religieuses et spirituelles. Elle a
fêté ses 40 ans cette année et se veut toujours plus ancrée dans le contexte
actuel de notre société, en élargissant son espace de rencontre et de dialogue
autour de l’écriture inspirée par les grands textes sacrés.
C’est
ainsi qu’un an après les attentats du 13 novembre 2015, nous avons organisé le
premier salon des livres dédié à la jeunesse pour répondre à une demande des
jeunes bouleversés par les événements. Cette journée au titre évocateur « Il
était plusieurs FOI(s)», avec deux tables rondes autour du thème « Éveiller au
Spirituel » et « Spiritualités, Laïcité, vivre ensemble » eut un énorme
retentissement auprès des maisons d’éditions et des familles.
Autre
ingérence dans la société, ce message appelant à la vigilance, à l’occasion des
échéances électorales le 7 mai 2017 : cette affirmation de l’importance du
travail contre les tentatives de repli, de la peur, ou de la haine. Nous ne
faisions alors que reprendre l’exemple d’un de nos membres fondateurs Olivier
Clément qui en période grave, face au racisme, face à toute violence, savait
rappeler l’importance du spirituel à travers les Évangiles.
Enfin
comme chaque année nous avons remis nos prix littéraires à deux écrivains : au
romancier Jean-Philippe de Tonnac pour son roman « Azyme » hymne qui chante la
filiation de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament; à l’essayiste
Christine Jordis pour «Paysage d’hiver» qui relate son voyage intérieur, sa
quête de sagesse sous l’égide du sage Kim Jeong-Hui qui vécut dans la Corée
confucéenne.
Si en
1960 Jean Louis Servan Schreiber écrivait un essai dont le titre était : « 40 ans
à Mi- Vie » qui est l’âge d’Écritures et spiritualités , le CCIC ( centre
catholique international de coopération avec l’UNESCO) est déjà une vieille
dame : elle célébrait cette année son 70 ème anniversaire de coopération avec
l’UNESCO par un forum international dont le thème était « Quel monde voulons
nous construire ensemble ». Je précise que sa mission est d’ouvrir de nouveaux
chemins d’humanité dans le monde d’aujourd’hui et que son message prend sa
source dans la Sagesse et s’enracine dans la Foi en l’homme.
Invitée
à participer à cet événement je me cantonnais dans le domaine de mes
compétences à savoir le livre ; avec un groupe d’amis nous avons décidé de
fabriquer et d’éditer un recueil de « Paroles d’Espérance » destiné à être
présenté et offert aux participants au forum (600 personnes). Le recueil
rassemble les contributions de personnes connues ou inconnues dont l’engagement
et les actions donnent des raisons d’espérer et d’agir pour qu’advienne une vie
harmonieuse respectant la dignité des personnes et prenant soin de la planète.
Nous avons ainsi rassemblé 115 perles d’Espérance venues des quatre coins du
monde : Sages, philosophes, théologiens, artistes en tout genre, savants, tous
se côtoient différents par l’âge, la race, l’époque. Le recueil s’ouvre par «
l’hymne à la vie » de Mère Teresa mais on peut aussi admirer une huile d’un
artiste plasticien d’origine roumaine, on lit une parole d’Espérance d’une
libano-canadienne, un message de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, un autre
de l’ambassadrice de Côte d'Ivoire auprès de l’UNESCO ; mais nous sommes aussi
très heureux d’avoir des vers de François Cheng, des lithographies de Kim En
Joong prêtre coréen, et une reproduction de l’ange Gabriel en argent exécuté
par l’artiste d’origine russe Goudji. Le recueil fut édité par Bayard édition
dont la renommée dépasse les frontières.
Toute
cette chaine d’espérance est vivante, elle bruisse du murmure incessant qui
unit les vivants et les morts. Et comme l’écrit Rainer Maria Rilke dans les
«Élégies de Duino» : « Écoute mon cœur...Écoute le courant d’éternité qui
emporte les âges ».
Nous
achevons cette année des anniversaires par la célébration des dix ans du
collège des Bernardins depuis sa résurrection en 2008 projetée par le Cardinal
Lustiger dans les années 1960 pour en faire la Sorbonne de l’Âme. En septembre
2008 le Pape Benoit XVI l’intronise et dès le 9 octobre l’Association des
Écrivains Croyants y organise une rencontre de 100 écrivains présentant 5000
livres à 2000 lecteurs. Ce fut un beau succès répété en 2011 et qui à nouveau
en 2019 aura lieu je l’espère.
Le
Collège des Bernardins est surtout un centre de recherche sur les grandes
questions que doit affronter le monde contemporain, l’art et la culture sous
toutes leurs formes, dans un esprit d’ouverture, de dialogue et d’interdisciplinarité.
En plus de l’École Cathédrale qui reçoit 4000 élèves, se succèdent aux
Bernardins conférences, colloques, expositions, concerts et cinéma. Avec une
petite équipe autour de moi nous réfléchissons aux questions d’artistes et nous
avons organisé déjà 4 soirées : en 2012 « Peut-on vivre sans les artistes ? »,
en 2013 « Quel est le sens politique de l’œuvre d’art ? », en 2015 « Comment
l’art peut-il sauver de l’enfermement ? » en 2017 « L’art et la vie retrouvée »
(l’art face aux fragiles de la société) . Pour 2019 notre nouveau projet
s’appelle « Le Parlement des Invisibles et des Inaudibles » ou comment rendre
leur dignité , leur pouvoir de création et donc de libération aux cabossés de
la société que l’on n’ écoute jamais, que l’on ne voit jamais : « dans
l’isolement des prisons, dans la violence de la rue, dans la douleur du lit
d’hôpital, des créateurs, des artistes se révèlent (mieux que des
conférenciers) pour exprimer par des poèmes, des dessins, de la musique leurs
souffrances physiques et morales, leur sentiment d’exclusion face aux nantis de
la société ». Nous allons inviter ces fragilisés, ces pauvres, leur offrir un
Plateau, des Spectateurs et les rendre à nouveau visibles et audibles à tous.
Voilà la
richesse de cette année que j’ai le plaisir de partager avec vous.
Monique Grandjean
Un voyage assez
particulier : retour en Ukraine
Ayant
des liens avec une résidence pour personnes en retraite, la plupart assez âgées
qui passent une grande partie de leur temps seules dans leur appartement, j’ai
créé il y a deux ou trois ans, avec l’aide de la bibliothèque locale, un groupe
de lecture.
Le
groupe a démarré assez lentement, avec quatre personnes pour commencer qui
avaient quelques inhibitions à s’exprimer, sauf pour me faire comprendre en
passant qu’elles n’aimaient pas « analyser les romans », qu’elles aimaient lire
« pour le plaisir de lire », qu’elles n’aimaient pas « les histoires de guerre,
la violence » etc. Ce qui, plus récemment, ne les a pas empêchées d’être
emballées par un roman contemporain – le choix de l’une d’entre elles (toutes
des femmes) – sur la peste bubonique dans nos contrées, roman que moi j’avais
de la peine à lire jusqu’au bout, tant il y avait de détails pénibles sur
presque toutes les pages.
Car oui,
le groupe a évolué entre temps. Aujourd’hui nous sommes un groupe assez stable
de huit personnes – moyenne d’âge 85 ans – et la réaction des membres a changé
fondamentalement. D’après les échos qui m’arrivent, elles prolongent les
discussions dans les jours qui suivent au salon. La rencontre terminée elles
n’attendent pas pour commencer le prochain livre, ce qui nécessite chez
certaines deux lectures, la mémoire n’étant plus ce qu’elle était. Certaines
arrivent même à la réunion avec des notes pour être sûres de ne pas oublier ce
qu’elles voudraient dire. Et l’une d’entre elles, fanatique de la lecture,
s’est proposée comme archiviste du groupe.
Avant
Tout
cela en guise de prélude au livre choisi pour aujourd’hui (27/02/18) : A Boy in Winter (Un garçon en hiver) par Rachel
Seiffert, allemande - australienne de naissance. Une certaine confusion dans
l’enregistrement du titre à la bibliothèque – l’auteur ayant publié deux romans
dans un court laps de temps – expliquerait ma surprise en préparant la réunion,
de trouver que je lisais non pas un roman sur l’Irlande (sujet de prédilection
pour certaines), comme je m’attendais à le faire, le groupe aussi, mais sur
l’Ukraine.
Mon
embarras s’est vite dissipé car, en lisant le roman, malgré son contenu si
triste, si tragique, je me trouvais plongée petit à petit, dans des pauses de
lecture, dans des images- souvenirs d’un autre ordre ; ce n’était plus
l’afflux, dans la petite ville représentée, des SS dans leurs quatre quatre
performants, le retentissement de leurs bottes dans les rues silencieuses
vidées de leurs habitants, et tout ce qui s’ensuit ; c’étaient d’autres
souvenirs « historiques » qui refluaient pour constituer un scénario autre :
oui, c’était le colloque de Tchernivtsi avec tout cet enchaînement de souvenirs
: après le voyage inoubliable, plutôt épique, de Kiev à Tchernivtsi, c’est la
descente du train dans l’atmosphère bruyante, joyeuse de la gare, l’accueil si
chaleureux de la part de Taras et de Galina et de leurs amis-étudiants, les
belles soirées musicales, la découverte de la ville dans toute sa diversité
dont je me rappelle surtout le quartier autrichien, les beautés architecturales
de l’Université, la maison du poète Paul Celan et le quartier juif tout près ;
ensuite, réservé pour le dernier jour, il me semble, la belle excursion dans la
campagne des alentours pour découvrir dans les villages et musées d’artisanat
les traditions d’autrefois, mais aussi des échos toujours vivants de ce passé
qui retentissaient dans la mémoire de nous tous : une vache solitaire tenue en
laisse qui broutait l’herbe à côté de la route, la vague des coteaux avec la
silhouette de meules illuminées par le soleil du couchant...
...
Images, impressions qui s’infiltrent pour toujours dans la mémoire pour faire
contrepoids à la souffrance et au mal tels que nous allions les découvrir dans
le roman de tout à l’heure.
Et
soudain, c’est tout cela que je voulais communiquer à mes amies de tantôt pour
servir de cadre à nos discussions. Et, chose bizarre, là, en face de moi, sur
le rebord de la fenêtre de chez moi, comme pour me faire signe de leur
assentiment, m’attiraient le regard des deux poupées ukrainiennes qu’un jour,
Taras nous avait présentées, à Joe et à moi, lors d’une de nos rencontres à la
Cerisaie. C’est ainsi qu’elles ont quitté leur place habituelle pour faire le
trajet de la résidence et prendre leur place au centre de la table où avaient
lieu nos discussions. Installées là, ne porteraient-elles pas bonheur comme
dans ces journées déjà lointaines dans le Perche ?
Car le
sujet du roman, il faut le dire, n’était pas fait pour plaire à tout le monde ;
c’était l’invasion des troupes allemandes dans une région de l’Ukraine en
novembre 1941, et le récit de trois journées de vie qui se concentrent sur le
rassemblement ou la « rafle » des juifs, cela à travers les vies entrelacées de
quelques habitants qui représentent chacun une expérience et un point de vue
différents : une famille de juifs dont le garçon « celui du titre » a
mystérieusement disparu avec son petit frère la veille de l’arrestation – c’est
son histoire qui donne le fil central de la narration, son personnage qui
retient le plus notre attention : un Allemand anti-Hitler, directeur (dans le
grand projet hitlérien pour le nouvel empire) de la construction de nouvelles
routes dans cette région retardée de marais (‘bolota’), qui, pour chasser de
son esprit toutes les horreurs qu’il voit commises par les SS, fixe ses rêves
sur une Ukraine libre, indépendante, à laquelle il aura contribué, en créant de
meilleures infrastructures ; l’instituteur qui n’en revient pas de voir ses
élèves de naguère, instruits des bonnes valeurs morales, s’enrôler comme
policiers chez l’ennemi pour aider à la mise en œuvre de la rafle ; une jeune
femme paysanne, partisanne avec les gens du ‘bolota’, qui voit son mariage
soudain menacé par l’opportunisme de son fiancé, déserteur il y a peu de
l’armée russe, collaborateur maintenant des Allemands.
Trois
jours vécus individuellement par les personnages dans les pensées desquels nous
entrons tour à tour, dans la vie intime desquels nous vivons intensément nous
aussi un moment tragique de l’histoire de l’Ukraine.
Et voilà
l’objectif de cette écrivaine talentueuse. Dans ses écrits elle veut
représenter l’individu dans l’Histoire, montrer comment les perturbations
politiques, économiques et autres bouleversent les vies individuelles, défient
les valeurs constitutives de l’humain, laissent désarmés devant les forces
néfastes, incontrôlables de l’Histoire qui font s’abattre dans l’abîme,
littéralement cette fois. Et dans ce roman-ci, elle prend surtout comme thème
la culpabilité nazie, thème qui la touche de si près, pointant du doigt son
grand-père allemand qui, nous dit-elle, avait rendu l’holocauste possible.
Après
Tout
cela c’était l’avant. Maintenant c’est l’après. Quel en est le bilan ? Laissons
un peu la parole aux lectrices.
Elles
viennent dans la salle, la plupart assez excitées, il me semble. Je ne suis pas
longue à savoir pourquoi. Elles explosaient de dire qu’elles n’avaient pas aimé
le roman.
- Mais
vous m’avez dit tout à l’heure, Jeanne, quand je vous ai croisée dans le foyer,
que c’était un grand roman.
- Oui, c’est vrai. Mais je ne l’ai pas aimé. Elles ont vu
les poupées sur la table.
- Mais qu’est-ce que c’est ?
C’est le prétexte pour me
lancer dans l’histoire de mon voyage en Ukraine.
- Où c’est, l’Ukraine ? demande l’une d’entre elles.
J’ouvre une carte de
l’Europe centrale et nous découvrons ensemble ce pays ‘land-locked’1 occupé tant
de fois à travers l’histoire par les grandes puissances alentour.
- Elles ont l’air triste, les poupées. Elles sont mari et
femme ?’
- Sûrement...
- Elle n’a pas de bouche, la femme.
Silence.
Je leur parle de
Kiev, mais surtout de Tchernivtsi, selon mes souvenirs de tout à l’heure, et de
sa belle université où enseignaient mes amis Galina et Taras. Et puisqu’il y a
un Taras dans le roman, je leur raconte comment notre ami, d’une gaîté
prenante, nous chantait tous les soirs après le dîner.
Mais il est temps de
revenir au roman et au sujet central des juifs et de l’anti-sémitisme. Il n’y a
pas de précision sur le lieu exact où est située l’action, sauf que c’est dans
« le pays des marais » dans l’ouest du pays. Pour mieux activer l’imagination,
je choisis arbitrairement sur la carte toujours ouverte sur la table un lieu
entre Tchernivtsi et Ivano-Frankivsk où, si je ne me trompe pas, 60% des
habitants à l’époque étaient juifs.
-Mais pourquoi... pourquoi ont-ils été traités ainsi ?
Un silence.
Commencent ensuite à sortir les réponses habituelles, non sans évoquer dans le
roman même la consternation des personnages, assemblés dans le hangar pour
attendre leur sort, qui se posent ensemble la même question. Question capitale
pour nous tous et nous évoquons des instances d’anti- sémitisme chez nous dans
les temps récents. Puis, à une observation critique sur l’opportunisme de
certains jeunes dans le village qui n’hésitent pas à devenir policiers du
régime et à condamner leurs voisins à l’irréparable, répond, pensive, quelqu’un
:
- Dans certains pays les décisions morales doivent être bien
plus difficiles à prendre que chez nous.
Sans qu’on ait le temps de développer, sort encore le refrain: ‘Je
n’ai pas aimé ce roman.’
Cette fois, pourtant, c’est différent. L’intervention vient de la
part d’une petite dame qui reste normalement silencieuse, ayant rarement avancé
plus loin que les premiers chapitres. Elle fait comme si elle voulait
continuer, cette femme dodue, assez handicapée, ayant souffert enfant de la
poliomyélite, et condamnée à la chaise roulante.
-Non, je n’ai pas aimé ce roman, répète-t-elle. Il m’a
bouleversée... Et je sais pourquoi maintenant. Je me souviens des informations
à la radio quand j’étais petite – elle est née en 1935 – et mon père m’envoyait
régulièrement au lit, car il ne voulait pas que j’entende certaines choses qui
se racontaient...
Une autre dame d’à peu près le même âge enchaîne avec ses propres
souvenirs des premiers ‘newsreels’ au cinéma. Et la petite dame d’intervenir
encore :
1 Belle expression anglaise pour ‘sans débouché sur la mer’
- On ne
peut pas dire qu’on n’aime pas un roman’ (‘C’est vrai’ dit quelqu’un à côté,
‘c’est une réaction émotionnelle’). Il faudrait plutôt dire qu’on n’aime pas le
sujet d’un roman... Un sujet comme ici, on ne peut pas le passer sous silence,
même s’il bouleverse ...
Comme il
avait bouleversé cette vieille dame qui, le temps d’une lecture, avait retrouvé
le chemin de l’enfance, de l’innocence, de la présence des parents qui
veillaient toujours sur elle. Et qui l’avait fait trouver, le chemin de
l’expression, de la communication à autrui d’une expérience qui lui tenait
tellement à cœur.
Ne
peut-on pas crier victoire, une de ces petites victoires qui nous vaut
tellement en vieillissant ?
La
séance est terminée. Mais non sans qu’elles aient demandé pour la prochaine
fois une belle histoire d’amour avec une fin heureuse...
Margaret Parry
Notre rencontre en
Estonie, à Tallin L’ESTONIE, ENTRE PASSÉ ET AVENIR
L’Estonie
est le pays du ciel, de la forêt, de l’eau et du vent.
Située à
seulement 80 km des côtes finlandaises, l’Estonie a quelque chose de scandinave
dans son atmosphère. C’est le plus septentrional des pays baltes.
C’est un
pays de basses terres marécageuses puisque l’altitude moyenne est de 50 mètres.
50 % du territoire est recouvert de forêts et l’Estonie compte plus de 1 400
lacs et 1 520 îles.
Grâce au
courant nord atlantique, l’été est relativement doux et frais (16°C en
moyenne). La latitude élevée du pays influe sur la longueur des journées
estivales (18h). Mais l’été reste la meilleure période pour visiter l’Estonie
parce que tous les grands festivals se tiennent en cette saison.
L’Estonie
un pays de contrastes entre sa campagne, ses parcs, ses vieux villages, ses
châteaux et ses manoirs, et une des économies de marché la plus dynamique
d’Europe. Ceci a été possible parce que comme les autres populations nordiques,
les Estoniens sont très proches de la natures et soucieux de la préservation de
l’environnement tout en ayant adopté les dernières technologies de
l’information et des télécommunications.
Voie de
passage obligé sur la Baltique, l’Estonie a vu passer sur son territoire
plusieurs civilisations : les Normands (VIIIème siècle), les Croisés au XIIIème
siècle, les Allemands, les Suédois au XVIème siècle, la Russie au XVIIIème
siècle jusqu’à 1920, date de la première indépendance du pays. Lors de cette
dernière domination, le pays connaît un renouveau culturel avec l’ouverture
d’une université, la fondation d’une société savante, la collecte de la mémoire
populaire, la diffusion des premiers journaux en langue estonienne. À l’époque
le Russe est la langue officielle et de l’enseignement dans les écoles.
Forte
des diverses cultures qui se sont côtoyées et succédé du fait des occupations
successives, l'Estonie s'est forgée une culture particulière faite de tolérance
et de respect envers l'étranger, quels que soient son pays ou sa culture.
L'Estonie compte aujourd’hui de nombreuses minorités : les Russes représentent
25,7 % de la population. Viennent ensuite les Ukrainiens avec 2,1 %, les
Biélorusses avec 1,2 % et 0,8 % de Finnois.
La
vieille ville de Tallinn, dont l’influence allemande est encore perceptible,
est sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Peu d’endroits en Europe
ont conservé aussi bien le charme médiéval des XIVème et XVème siècles.
Quant à
la littérature, l’estonien littéraire naît tardivement entre le XVIème et le
XVIIème siècle. Il prend son essor au XIXème siècle avec l’invention de la poésie
estonienne moderne par Kristian Jaak PETERSON (1801-1822).
Alors
qu'une identité nationale émerge et que la région aspire à l'indépendance
politique, la littérature nationale prend son essor avec la redécouverte du
folklore qui va inspirer les œuvres de Friedrich Robert FAEHLMANN (1798-1850)
et l'épopée nationale, le Kalevipoeg par Friedrich Reinhold KREUTZWAL. Ce chef-d’œuvre ouvre une
période de développement culturel connue sous le nom d’Ère du Réveil.
Bien
qu'en partie entravée par l'histoire politique troublée du pays, qui connaît
plusieurs occupations totalitaires (nazie puis soviétique) peu propices à
l'épanouissement de sa culture, la littérature estonienne a poursuivi son
développement à l’étranger avec la création en 1950 de la Coopérative des
écrivains estoniens animée par Bernard KANGRO et la publication de deux Revues2 qui jouent
un rôle littéraire et culturel considérable.
De
nombreux romans sont consacrés aux évènements des années 1939-1945 dont le plus
célèbre est Tombeaux sans croix d’Arved VIIRLAID
À partir
de 1988 la marche vers l’indépendance s’accompagne d’une poésie plus
patriotique et le contact est renoué avec les écrivains en exil. Depuis les
années 1990 la littérature estonienne a retrouvé une belle vitalité grâce aux
subventions accordées par la Fondation pour la culture (1994). Tönu Önnepalu
fait partie des jeunes auteurs.
Quelques
renseignements :
Superficie
: 45 227 km2
Population
: 1.314 millions d’habitants (2017)
Langue
officielle : l’Estonien
Langues
étrangères : anglais, allemand, et pour des raisons culturelles et historiques,
le suédois, le finnois et le russe
Liliane Barakat
2 La Revue « Tulimuld
» (Terre Brûlée) fondée en 1950 par Bernard KANGRO et la Revue « Mana »
créée en 1958.
La langue
estonienne
L’Estonien
s’identifie avant tout par sa langue maternelle qui lui permet de penser. Il
n’y a pas d’Estonien sans estonien et vice versa, autrement dit, l’Estonien et l’estonien sont
dans un rapport inséparable.
Cependant,
longtemps, les Estoniens ne savaient pas qu’ils s’appelaient les Estoniens et
qu’ils parlaient estonien. Encore au début du 19ème siècle, Kristjan Jaak
Peterson (1801- 1822), poète estonien ayant écrit entre autres de merveilleuses
odes, dit chanter « la langue de ce pays » et non pas « la langue estonienne ».
Et les usagers de cette langue s’appellent entre eux maarahvas ’le peuple de la
campagne’ ou ’le peuple du pays’, parce qu’ils habitent essentiellement la
campagne – la majorité du pays, et ils s’opposent à ceux qui habitent en ville.
Ce n’est qu’en 1857, que Johann Voldemar Jannsen, le père de la poétesse Lydia
Koidula (Jannsen), fait publier le premier numéro du journal « Pärnu Postimees
» où il s’adresse, dans le poème d’ouverture y paru, à ses lecteurs, en les appelant pour la
première fois « armas Eesti rahwas »3 ’cher peuple estonien’.
Dans le
cas de l’estonien, il s’agit effectivement d’une vieille langue dont le
vocabulaire remonte à la langue commune finno-ougrienne, parlée sur ce
territoire il y a plusieurs milliers d’années, et, dans un certain sens, même
au delà, à une langue ouralienne originelle que l’on a dû parler à une époque
très lointaine. De cette langue, l’estonien a hérité probablement quelques mots
des plus anciens, par exemple murak(as) ’mûre f. arctique’.
On pense
donc que « l’estonien s’est formé au fil des millénaires à partir d’une langue
ouralienne originelle, par suite des subdivisions de celle-ci »4. D’une
manière paradoxale, c’est une langue, d’une part, simple et lucide – prenons
par exemple la construction des jours de la semaine suivants : esmaspäev ’le premier jour’ (cf. fr. lundi), teisipäev ’le deuxième jour’ (cf. fr. mardi), kolmapäev ’le troisième jour’
(cf. fr. mercredi), neljapäev ’le quatrième jour’
(cf. fr. jeudi); de
même, en estonien, il n’y a ni genres, ni articles, ni futur grammatical –,
mais d’autre part, c’est la langue qui possède un système de déclinaisons
complexe (actuellement 14 cas avec plusieurs formes parallèles) et un système
dérivationnel très souple. Au cours de son histoire, la langue estonienne a
emprunté beaucoup de mots aux autres langues; elle les a adaptés à ses propres
règles morphophonologiques (e.g. l’adjectif estonien morn, emprunté au français au début du 20ème siècle
par J. Aavik5,
a plus ou moins le même sens que l’adjectif morne ’abattu, morose, sombre, triste’ en français).
Pour les
Estoniens d’aujourd’hui leur langue maternelle est aussi précieuse que la
liberté. Ils savent qu’elle n’existe pas de soi et qu’il faut la garder et la
protéger.
Ada Ruttik
3 Selon une
opinion assez répandue, le nom propre Eesti provient de aestii,
mentionné premièrement par l’historien roman Tacite dans son court traité « De
Origine et situ Germanorum (Germania) », écrit aux alentours de l’an 98. (Voir
à ce propos, par exemple, Anne Lill, Tacitus, aestii ja eestlased :
www.sirp.ee/archive/1998/13.11.98/Sots/sots1-2.html
4 Cf. « Les
origines de la langue estonienne », [PDF] Emakeele Selts‚ ’la Société
Universitaire pour la Langue Maternelle’ :
www.emakeeleselts.ee/vaatmikud/pisifailid/keele_paritolu_pr_1.pdf
5 Johannes
Aavik (1880-1973), linguiste, traducteur et homme de lettre estonien.
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