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EDITORIAL REFLEXION

« Dialectique de l’image, de l’âge d’or à aujourd’hui » : voilà le thème que nous avons été invités à méditer à Amsterdam en ce début de juillet 2016, dans le cadre de ce que nous avons coutume d’appeler « visite de découverte et d’échange culturel ». Les images inspiratrices de nos membres prolifèrent en témoignent les articles ci-dessous – de peintres, d’écrivains, de philosophes, d’hommes religieux, pour suggérer à partir de cette ville tout un enchaînement de liens constitutifs d’une culture, non seulement néerlandaise mais européenne, qui va s’enrichissant.
Mais l’image qui domine, qui transcende toutes les autres, n’est-ce pas celle de la ville elle-même, cette ville-lumière où le ciel et l’eau sont en si étroite cohabitation ? Et l’âge d’or n’est-il pas justement l’aujourd’hui où, en suivant le cours sinueux des canaux aux mille miroitements, qui se rencontrent, s’entrecroisent comme les gens eux-mêmes, l’on découvre un autre regard et, conjointement, une autre image de l’homme ? Regard façonné par la fréquentation millénaire d’une luminescence qui n’appartient ni à l’eau, ni au ciel, mais à un entre-deux, aux horizons illimités... regard qui plane, qui prend son temps, qui rencontre l’autre, franc, ouvert...
Qui vous suit ensuite dans les musées, le musée d’Amsterdam d’abord, pour se fixer sur les burgemeester qui rayonnent d’intelligence et d’altruisme, images vivantes de l’œuvre de philanthropie qui s’organisa ici bien plus tôt que dans d’autres pays d’Europe – en témoigne la riche thématique des orphelinats présentée.
Ce secret de lumière, ne se transmet-il pas, tant soit peu, aux touristes eux-mêmes, rassemblés devant un Rembrandt ou un Van Gogh, qui lèvent enfin leur regard de l’i-phone tenu si précieusement à la main, rencontrent d’autres regards, sont pris dans une connivence et, la visite terminée, s’en vont souriants, gais, volubiles ?
Ville, donc, à dimension humaine. Voilà ma première impression d’Amsterdam, ce premier juillet 2016, date pourtant autrement marquante dans mon calendrier mental. Qui fait le déclic, et la transparence, les scintillements de tantôt se transforment en eaux ténébreuses de Léthé. C’est, il y a cent ans aujourd’hui, le premier juillet 1916, à 7 heures 30 du matin, sur les premières lignes de la Somme. Un soldat, mon grand-père, à côté de milliers d’autres, les « copains », attendent le sifflement pour sortir des tranchées et avancer vers No-mans-land.
Ne parlons pas des minutes qui suivent. Il n’y a pas de mots pour dire l’état d’esprit de ces jeunes volontaires, après le silence de l’attente, faisant face à l’éclatement des obus, aux cratères qui s’ouvrent pour vous engloutir, au déchirement de la terre en langues déchiquetées qui s’envolent noircir le ciel, et c’est l’enchevêtrement des barbelés. Ne parlons pas, sous une échappée de lumière, de l’image d’une terre striée de cadavres : 20 000 morts et mutilés dans la première heure de la bataille, 60 000 dans la journée. C’est le pire désastre de toute l’histoire militaire de la Grande-Bretagne.
Quelques jours plus tard, le repos mérité, ce même homme et ses copains, les survivants du bataillon, sont éloignés du front vers le calme et la beauté d’une campagne française. Voici la note dans son journal : « C’était la civilisation retrouvée. Nous étions comme des géants rafraîchis par un vin nouveau. »
Qui, aujourd’hui, dans une Europe politiquement correcte, oserait prononcer ce mot « civilisation » ? Pourtant, en le lisant, je suis transportée à mon premier cours d’histoire au lycée, à l’âge de dix ans, et à cette constatation, entrée spontanément dans ma tête pour n’en être jamais délogée : « La civilisation est l’art de vivre en harmonie ensemble ».
Que cet idéal me semblait loin, huit jours à peine avant ma première journée à Amsterdam, quand on a annoncé le résultat du referendum. Que de désastres depuis : les incidents racistes, l’aggravation des nationalismes. Qu’est devenu l’idéal européen de « vivre en paix » dont nous avons eu l’année dernière, dans un village près de Metz, un si émouvant témoignage ? Que deviendra-t-elle, l’Europe ?
Je me souviens d’un de nos premiers colloques, à Strasbourg. C’était en 1990, je pense. Ne me reste, outre le titre « Villes d’Europe inspiratrices des écrivains » – qui nous inspire encore aujourd’hui – que ces mots prononcés par le maire de Strasbourg venu inaugurer le colloque :
« L’Europe sera culturelle ou elle ne sera pas. »
A aucun moment, il ne me semble, dans les débats précédant le referendum, il n’a été question de culture, du moins pas comme nous dans l’AEFM entendons ce mot : cette ouverture à l’autre sous le travail de l’esprit, stimulé (dans notre cas) par la littérature – la véritable celle qui donne une autre vision de l’homme et une autre pulsation de vie. Qui n’admet pas le mensonge, la mesquinerie, le fanatisme du « tout par l’argent ». Qui abat les frontières intérieures de l’égoïsme et des préjugés et ouvre à une terre communément sentie. Comme l’image de ce pays que nous venons de visiter, aux horizons illimités, où la terre, par l’eau – ‘l’éternel mouvant’ – touche de si près le ciel.
En méditant les inspirations qui suivent, retenons ce mot du poète : « Quiconque a connu la beauté ne commettra pas une action lâche ».

Margaret Parry Angleterre



De retour dAmsterdam En écho à léditorial Linvitation au voyage
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur Daller là-bas...

.........................
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont lhumeur est vagabonde

..........................

_ Les soleils couchants Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière, Dhyacinthe et dor;
Le monde sendort
Dans une chaude lumière.

Là, tout nest quordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
Baudelaire

Cest à travers les yeux de Baudelaire que jai vu Amsterdam. Jai longtemps marché le long de leau, le long des canaux: Herengracht, Prinsengracht, Kaysergracht, creusés à partir de lAmstel, le fleuve qui traverse la ville. Perdue dabord et puis orientée par ces voies deau. Quelque part, pas très loin, souvrait la mer et son horizon infini. Et au-delà de lhorizon souvrait cet arrière- pays, objet de quête pour Yves Bonnefoy qui venait de quitter le monde, pendant que nous scrutions la ligne indistincte de partage, le long de la côte, à La Hague. Le ciel était gris et la mer aussi. Y avait-il vraiment une ligne de partage?
« Est-ce ici ce que je quitte, est -ce ici que lautre monde commence? Question quYves Bonnefoy laisse à jamais ouverte.
LHistoire des Pays-Bas, si bien nommés, est une histoire entre ciel et terre. Une lutte entre terre et mer, une conquête de lhomme sur lélément eau pourtant si puissant. Une histoire de digue, de moulins et de sueur. Une histoire de souliers usés dans la terre de Van Gogh. Une histoire de nuages arrêtés dans le ciel de Ruysdael.
Une histoire de terre conquise sur la mer, de liberté conquise sur loppression.
Pays accueillant pour les Juifs chassés d
Espagne et du Portugal, accueillant pour les philosophes épris de liberté, pour les Russes menacés dans leur pays, refuge pour les Juifs pourchassés par le régime nazi.
Et flotte dans les airs lesprit dAnne Frank, dEtty Hillesum, de Brodsky, de Spinoza, dErasme, de tant dautres.
Grande Librairie de l
Europe à un moment où lexpression était muselée.
Pays habité.

Habité, mais ouvert sur le monde comme les intérieurs de Vermeer qui dégagent une perspective sur la mer et ses bateaux et le lointain.
Un soir, jai regardé le ciel à travers ma fenêtre du quatrième étage. Le soleil se couchait et je ne voyais que les nuages légers et mouvants éclairés peu à peu par une lumière rose dun jour qui se refusait à finir.
« Je continuerai à vivre avec cette part du mort qui a vie éternelle et je ramènerai à la vie ce qui , chez les vivants, est déjà mort. » Etty Hillesum ( auteur des Lettres de Westerbork, morte à Auschwitz, le 30 novembre 1943)
Marie Louise Scheidhauer (France)

I AMSTERDAM

Agapia/Amsterdam/Agapia, aller-retour, en microbus, dans un rythme presque inhumain, au-delà de l’imaginaire, cinq mille kilomètres, pour connaître un pays situé à la frontière d’une mer inhospitalière. Les Hollandais ont réussi à arrêter et à dompter la fureur de la mer, par les trois grands canaux, en demi-cercle, en fixant, même les bâtiments sur de solides pilons, qui ont l’air de racines qui poussent souterrainement. Le mauvais génie des eaux n’a pas seulement fait croître le pouvoir d’affronter leurs déchainements de sorte que même la lumière est furieuse et violente, quand elle touche le front du peintre Van Gogh en enveloppant l’air, comme un orage destructeur.
Pour arriver dans le pays des mille moulins à vents et d’un million de vélos, il faut le courage de vaincre la peur et de résister, comme devant une avalanche, d’être surpris par l’imprévu, comme par la pluie, qui, ici, tombe du ciel serein. Pour moi, maintenant, la Hollande n’est plus le pays de toutes les tulipes (même bleues), mais le pays des cyclistes, qui pédalent sans arrêt, dans un rythme fou, vers n’importe où, de sorte que les seuls piétons sont les touristes, munis d’ appareils photos, de caméras sophistiquées et de dépliants pour s’orienter mieux et rapidement car l’architecture des rues est plus trompeuse qu’un labyrinthe.
La première impression c’est l’architecture des maisons. Tous les murs sont en pierre ou en briques, et l’entrée est directement sur la rue, protégée de belles fleurs. Je n’ai pas vu de clôtures ou de grilles. Les haies fleuries enchantent la vue par les fleurs d’une vive couleur, et toi, promeneur, tu ne manifestes aucune curiosité, captivé que tu es par une admiration et une fête perpétuelle.
D’un point de vue culturel, tu as l’impression que tu es arrivé au pays de Don Quijotte, si tu t’en tiens à la présence des Moulins à Vents, maintenant utilisés pour pomper l’eau des lacs. Les musées t’offrent des moments de rêveries et de méditations. Plus frappant est une
œuvre d’art, devant l’entrée de la vieille gare: un arbre svelte qui a comme couronne et fruit une pierre ovale, pour rappeler qu’ici il n’y a pas de forêts. J’ai admiré aussi le Palais de la Paix et le centre politique et administratif de La Haye. Impossible d’oublier la porcelaine de Delft où les dessins se sont imprimés sur nos visages enchantés.
Moi et ma fille, Raluca, nous nous sommes bien retrouvés parmi les amis de l’AEFM, notre voyage et séjour concernant la peinture, en murmurant les versets de la Correspondance de Van Gogh: Le moulin n’est plus là, mais le vent souffle encore! C’est le souffle léger de l’esprit, le souffle créatif de l’incessant, de la vie au présent. Ici, presque au Nord de la Hollande, le rythme est plus intense et presque violent. Même au musée de Van Gogh, les visiteurs se précipitent pour trouver le secret de la vie d’un si grand peintre, créateur du nom d’une couleur qui est l’empreinte de sa création, le jaune rompu.
Parmi les trente cinq Autoportraits de Van Gogh, qui se trouvent dans le musée qui porte son nom, on a peine à trouver le secret de la vie d’un créateur de génie qui a surpris la lumière intérieure de l’homme, à la quête de son identité, de la connaissance de soi, mais qui, à la fin, a reconnu qu’il n’a pas réussi à avancer d’un centimètre vers l’abîme de l’âme humaine.
George Simon (Roumanie)

Journée d’étude : Dialectique de l’image : de l’âge d’or à la modernité

Voici les articles correspondant aux communications faites au cours de la journée d’étude et traitant de la « Dialectique de l’image de l’âge d’or à la modernité ».
Ils ont préparé les participants à la rencontre des villes d’Amsterdam et de Delft et à la visite des Musées (Ruksmuseum et le Musée de Van Gogh)

Erasme Van Rotterdam « Abeille laborieuse et témoin engagé »
Dans la nuit d’automne du 27 au 28 octobre, probablement en 1469, est né Desiderius Geert (le désiré) Erasmus (aimé en grec) van Rotterdam, fils naturel de Roger Geert, originaire de Gouda ou de Deventer, prêtre, lettré, copiste à Rome et de Margaretha Rogerius, fille d’un médecin, originaire de Gouda. Sans aucun doute un scandale majeur dans une société médiévale. Beaucoup d’ombres persistent dans ses origines que Desiderius a « arrangées » quand la célébrité est entrée dans sa vie. « Vivre dans l’obscurité » a été l’un de ses principes auquel s’ajoute une recherche constante : aimer et être aimé... Sa formation prouve qu’il est fils avant tout d’une culture humaniste dans le sens d’une universalité appuyée sur le retour « aux sources » qui le conduira à fréquenter l’école du chapitre de la cathédrale d’Utrecht, puis en 1478, l’école latine de Deventer, l’un des premiers foyers de l’humanisme au nord de l’Europe. Il entrera au couvent des Augustins de Steyn, et y prononcera ses vœux en 1488, sans grande conviction. Il y séjournera jusqu’en 1492, date à laquelle il est ordonné prêtre avant de rejoindre l’évêque de Cambrai qui l’engage comme secrétaire.
Sa route se tracera à cet endroit mais surtout lors de son séjour à Paris au collège Montaigu sur la
montagne Ste Geneviève pour son doctorat en théologie.
Professeur de philosophie à Tours Jean-Claude Margolin (1923-2013) a consacré sa vie à Erasme et c’est lui, pour d’excellentes raisons, qui est à l’origine de la belle formule : « Abeille laborieuse et témoin engagé ».
Son héros, précepteur de l’Europe, prince des humanistes, fut tour à tour éditeur, traducteur, commentateur, prosateur et poète. Son œuvre a traversé les siècles et demeure une source inépuisable de réflexions.
Né à la fin d’un tragique XVe siècle, à l’entrée d’un non moins tragique XVIe Siècle, marqué de guerres, de famines et d’épidémies, Erasme est contemporain de Gutenberg dont l’invention lui permettra de diffuser ses écrits ; tout comme la découverte de l’Amérique en 1492, signifiera la fin d’une époque et le commencement d’une ère nouvelle dont émergera l’humanisme, ce retour aux sources culturelles de l’antiquité qui de l’Italie gagna toute l’Europe.
Trois monarques ont marqué l’histoire de l’Europe et celle d’Erasme : François 1er qui a ouvert les châteaux forts aux lumières de la Renaissance italienne ; Henri VIII d’Angleterre, le cruel Barbe bleue, et surtout son illustre chancelier Thomas More chez qui Erasme a résidé à plusieurs reprises. Béatifié par l’Eglise, homme de loi formé à Oxford, catholique tout en préconisant une réforme de l’Eglise, Thomas More osera désapprouver le divorce de son roi. Il fut exécuté en 1535. Ce fut à n’en pas douter l’une des plus grandes épreuves pour Erasme : « Je meurs moi-même un peu »... Il le rejoignit un an plus tard au paradis des grands esprits.
L’Empire de Charles-Quint (né aux Pays-Bas) s’étend sur une grande partie de l’Europe jusqu’à se heurter à Soliman le Magnifique qui en 1526 atteignit les portes de Vienne, sans succès. Dans son rêve d’expansion, Soliman revint en Autriche en 1543 pour y installer un gouverneur militaire turc jusqu’au statu quo signé en 1562, à quelques années de sa disparition.
L’espace occupé par son Empereur fut-il à l’origine de la vision européenne d’Erasme ? Son parcours pourrait le confirmer : les Flandres où il naquit et débuta, la France où il fut étudiant, l’Italie et l’Angleterre où il s’affirma.
A n’en pas douter, Erasme est un enfant de l’Europe
: « Le monde entier est notre patrie à tous » écrit-il tant sa formation est universelle ; grâce au latin appris très tôt, il se sent partout chez lui.
De 1499 à 1514 il parcourt l’Europe telle une abeille qui sait choisir ses fleurs... Pour preuve ses voyages incessants entre Paris où il apprend le grec et l’hébreu ; l’Angleterre où il séjourne chez son ami Thomas More ; il y écrira le célèbre « Eloge de la folie » ; l’Italie à l’université de Turin où il obtient son doctorat en philosophie ; la Belgique et sa célèbre Université de Louvain en tant que directeur du « Collège des trois langues » (hébreu, latin, grec) ; Bâle, Fribourg en Brisgau, Deventer aux Pays Bas, Venise auprès du grand éditeur Alde Manuce.
En 1517, le Pape Léon X le dispense de porter l’habit monastique sans doute trop encombrant au propre comme au figuré !
Mais il est aussi « un témoin engagé
». En pleine Réforme, alors qu’il a acquis une grande notoriété, il refuse de rejoindre Luther à Bâle acquise à la Réforme pour s’établir à Fribourg en Brisgau. Il le dira clairement qu’il ne souhaite pas créer de schisme. Tout comme il refusera en 1535 la charge de cardinal.
Et comme son itinéraire ne manque pas de sel, Erasme prêtre catholique, par un dernier pied de nez de et à l’Histoire, repose dans la cathédrale protestante de Bâle !
Homme libre et éclairé, malgré son attachement à l’Eglise catholique, non sans se mettre en danger (livres brûlés, menaces de l’Inquisition) il a maintes fois critiqué l’attitude du clergé, des papes dont les comportements lui semblaient en opposition avec les Evangiles.
Sa devise « Nulli concedo » (Je ne fais de concession à personne) est la conséquence d’une confusion. Nous nous devons de la replacer à son juste sens dans son histoire personnelle : « La mort ne fait de concession à personne»... tant l’homme a porté son physique et sa santé comme une croix... (cf. la toile de Holbein, où il apparaît emmitouflé entouré de livres, sa plus grande gloire) Notre Erasmus sait se mettre en valeur !
Revenons à son ouvrage magistral : « L’éloge de la folie », fiction burlesque et allégorique où il met en scène la déesse de la folie qui critique de manière virulente les diverses professions et catégories sociales : théologiens, maîtres, moines, courtisans.
Ouvrage violent, mis à l’index pendant trois siècles par l’Eglise mais qui n’a jamais cessé d’inspirer les générations. Erasme a exprimé son mépris pour son œuvre « mal écrite, mal imprimée » et son étonnement de la voir portée aux nues.
Prince des humanistes, Erasme fait partie de la République des Lettres qui réunit les plus grands esprits de l’époque dont l’influence ne s’éteint pas.
Philosophe, pamphlétaire, il fut aussi poète à ses heures. Jan Sixtin, secrétaire de l’évêque d’Exeter,
encensa (la pratique de la flagornerie était courante) le poète après la lecture du manuscrit La Copia : « Mais crois-tu qu’il puisse se trouver un homme doué de quelque intelligence qui hésite, après avoir lu tes vers, à te ranger avec les plus grands poètes de l’antiquité ?... Aussi te prié-je, cher Erasme, de poursuivre, de solliciter tes douces Muses »...
Que répond Erasme ? « Ta loyale franchise, Sixtin, ne saurait le moins du monde être soupçonnée de flatterie... Je croirais volontiers toutefois qu’on se moque de moi quand je suis loué par toi avec un tel excès et pour une chose de si peu d’importance, insignifiante au point de ne pas exister. J’ai honte, ainsi m’aide Dieu, que les petits vers dont tu parles »... Suivent plusieurs pages dans lesquelles Erasme bat sa coulpe non sans évoquer Apollon, Cicéron... « J’écris avec trop de sciences pour gagner le suffrage de ceux qui ne savent rien, avec trop peu de science pour être approuvé de ceux qui savent beaucoup »...
Epistolier infatigable, il écrit à l’Europe entière : aux princes, aux grands ecclésiastiques, aux érudits... Militant de la paix, du cosmopolitisme, de la tolérance : « Le monde entier est notre patrie à tous ».
Il n’aura pas moins de 600 correspondants ; nous avons les traces de 1200 lettres qu’il publie grâce à l’imprimerie dont 4000 articles publiés dans un recueil. Un travail titanesque repris, traduit, annoté, publié par les Editions Gallimard en plusieurs tomes.
Un éblouissement, une mine de renseignements, de constats qui n’ont pas pris une ride... hélas pourrions-nous regretter 500 ans plus tard !
Cette correspondance est celle d’une « abeille laborieuse » à un moment crucial de la pensée : celui qui aide à devenir Homme par l’étude des Hommes :
«
L’Homme ne fait pas l’homme, il le devient » écrit-il souvent, une formule reprise par tant de philosophes à travers les siècles, quelquefois à fond perdu par ignorance, par légèreté, par couardise. Ses lettres sont aussi révélatrices du caractère de notre homme : fin diplomate, il y démontre son habileté à soigner son image.
Ses lettres commencent souvent par un compliment.
Ainsi écrit-
il à Jean Botzheim, docteur en droit, fils d’une noble famille d’Alsace, élève de Jean Wimpheling, originaire de Sélestat, professeur à l’Université de Heidelberg.
Je cite : « Tu ne souffres pas, illustre Abstenuis, qu’aucun de mes ouvrages manque à ta bibliothèque, mais tu te plains qu’il te faille sans cesse en racheter et même, soit remanié, soit enrichi, soit revu. Je me félicite que tu juges mes œuvres dignes d’être hébergées dans ta bibliothèque car on ne pourrait rien voir de plus beau : c’est vraiment la maison des muses... Quand j’étais enfant, les bonnes lettres commençaient à refleurir en Italie. Mais l’art de la typographie n’avait pas encore été inventé ou il était à peine connu ; rien en fait de livres ne pénétrait chez nous et partout régnaient, dans la sérénité la plus profonde, de parfaits illettrés qui enseignaient les lettres ! »
Erasme fait allusion ici à l’enseignement qu’il a reçu notamment à Gouda (sa ville natale) et lorsqu’il a fréquenté le collège de Deventer... dont il a gardé quelques mauvais souvenirs. Mais il sait aussi exprimer sa gratitude...
Il ne manque jamais de mettre son humilité en scène tout en affirmant l’espoir que son œuvre soit pérennisée... Dans la même lettre, suit la description de ses épreuves dans l’exercice de son métier de maître, celle des attaques quant à son cosmopolitisme, à la difficile et nécessaire pratique des langues, le détail de ses traductions, de ses créations, de son mépris des courtisans soit une lettre d’une trentaine de pages manuscrites dont voici la conclusion : « Prends soin de te porter le mieux du monde, cher Botzheim, ... et qu’il te soit accordé de vivre longtemps et doucement... Ne manque pas non plus de me recommander à l’excellent Evêque pas plus que je ne manque de prier pour que lui arrive tout ce qui pourra le rendre heureux et que mérite son éminente vertu ».
Il est juste de ramener Erasme à son état d’être humain, avec ses qualités et ses travers. Il fut homme de son temps, il reste l’homme d’aujourd’hui par l’universalité de sa culture et de sa vision. Ce qui signifie surtout que l’être humain a gardé nombre de ses travers...
En langage moderne, nous dirions qu’il fut une « star », statut qui lui valu haine et critique. Il fut moqué de sa déplaisante mendicité, de sa disgrâce physique, de sa vie nomade et agitée et à ce titre il fut insulté de la manière la plus vulgaire : gladiateur de la République des Lettes, rat errant, anguille tortueuse entre autres gracieusetés. Pour comble, sans doute ses nombreuses relations masculines, ses lettres teintées d’amitié voire d’affection, ont-elles suscité des soupçons d’homosexualité. N’était-il pas prêtre ?
A ce sujet, mettons en exergue une belle amitié celle qui célèbre la mémoire d’un autre grand humaniste : Beatus Rhenanus dont Sélestat a entrepris le gigantesque travail de reconstruction de la bibliothèque, l’une des plus précieuses au monde pour ses incunables.
C’est à Bâle en 1514 qu’Erasme rencontre Beat Bild, fils d’un riche boucher de Sélestat, petite ville impériale qui possédait une Ecole latine (entre autre) de réputation européenne. Ce sont Lefèvre d’Etaples et Erasme qui choisirent le nom de Beat Rhinower (du pays de Rhinau) qui devient Beatus Rhenanus. Très curieusement Erasmus avait été lui-même élève « des Frères de la Vie commune » à Deventer, ces mêmes Frères qui ont ouvert une école à Sélestat. Les deux futures amis reçurent ainsi la même formation intellectuelle, religieuse et linguistique, grec et latin, l’hébreu pour Beatus - tout en parcourant l’Europe chacun de son côté.
Ils partageaient leur amour des livres grecs et latins révélateurs du savoir, de la beauté, de la Sagesse. Leur rencontre était inévitable... leurs échanges épistoliers nous tiendraient en haleine pendant des jours... N’est-ce pas là cette amitié pythagoricienne dont parle Erasme, cette « union des âmes » que chantent aussi bien Cicéron que Montaigne ?
Le tableau de l’amitié qui a uni Erasmus et Rhénanus n’a jamais été vraiment brossé. C’est pourtant l’une des belles amitiés de l’histoire qui ne présente pas de caractère douteux comme on a pu en trouver aux amitiés de jeunesse d’Erasme – mais il s’agit ici de l’union de deux grands esprits humanistes et profondément chrétiens, épris de science et de hauteur morale.
Rhénanus survivra onze ans à son ami d’exception qui dans l’une de ses dernières lettres écrira : « Bienheureux Beatus pour avoir réuni en lui les plus belles qualités de l’esprit et du cœur » !
En cette année 2016... les deux amis mériteraient de reprendre une place dans notre société... Erasme n’a pas replié ses ailes. Beatus déploiera peut-être les siennes plus largement lors de l’ouverture de la bibliothèque humaniste de Sélestat en 2018.
Christiane Roederer. (France)

Images romantiques européennes : l’influence de Byron chez Nicolas Beets et Alfred de Musset au cœur de la création
Introduction
Nous allons nous intéresser aux images romantiques à partir d’un corpus restreint limité à quelques années et du point de vue de l’histoire littéraire, centré sur le Romantisme. Nos trois auteurs sont liés en raison de leurs recherches similaires. N. Beets, très admiratif de Byron, a traduit ses œuvres et Musset cite Byron fréquemment dans ses poésies. La modernité n’empêche pas le recours à d’images anciennes voire à certains clichés. L’imitation selon Du Bellay n’est qu’un procédé qui ne condamne pas une œuvre au plagiat. La réécriture des images est révélatrice tout autant que les démarches esthétiques pertinentes et singulières. Placer l’image au centre du texte est un pari audacieux qui a mené au culte de l’image et à son omniprésence. Mais la littérature se nourrit de l’image sans pour autant en mourir. Nous allons plus particulièrement nous pencher sur l’opposition entre texte et image. Nous avons conçu ici cette dialectique comme une richesse, car celle-ci naît de la contradiction. Nous allons nous interroger sur le potentiel créateur de l’image dans notre corpus. Nous avons choisi trois auteurs qui peuvent être comparés car ils ont des visions presque similaires de la vie et de l’art. Nous avons supposé que c’est Byron qui a nourri les œuvres des autres, en raison de son importance, sans vouloir établir une hiérarchie, et il est possible d’observer des récurrences. La dialectique suppose une opposition entre deux notions. Ici il convient d’étudier l’antithèse traditionnellement reconnue entre texte et image. L’image est une figure qui illustre les textes et laisse entrevoir de nombreuses portées symboliques. On peut se demander dès lors en quoi l’image est-elle nécessaire comme complément du texte. Que montre-t-elle que le texte ne dit pas ? Nous allons nous attarder sur le concept d’image romantique. Quelle est sa spécificité ? Quelles sont ses caractéristiques ? Souvent le Romantisme est caractérisé par des clichés qui ont influencé de nombreux auteurs par la suite. La poésie romantique est indissociable de l’imagerie prise au sens large du terme. Nous allons dans un premier temps opérer un classement sur les différents types d’images présentes chez nos auteurs. Dans un second temps, nous allons analyser les liens entre le texte et l’image.
I)les typologies d’images, leurs caractéristiques, comment les identifier ? Y a-t-il des images purement romantiques ?
Les poètes utilisent de nombreuses images pour illustrer leur propos mais aussi pour créer une sorte d’esthétique raffinée. Quelles sont les images que l’on retrouve le plus chez nos auteurs ? En quoi sont-elles liées à l’époque, peut-on parler de topoï récurrents ? Quelles images sont les plus fortes ? Quelles images sont originales ou rarement représentées ? Dans cette perspective, on pourrait même affirmer que la qualité d’une image tient souvent à son caractère inattendu. « Evoquer l’image comme production de l’imaginaire et de l’imagination c’est dans l’univers romantique allemand refuser l’image d’une perfection immobile organisant un espace clos, et lui assigner une place dépourvue de fixité dans un espace mobile et un monde en perpétuel mouvement. »1Le monde qui est en mouvement est un rappel de la thématique baroque selon laquelle tout est en constant changement, Montaigne le
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Imaginaire et Inconscient, 2002/1, n°5, p.7.
F. Fabre-Tournon, « Images, lumière et sensations dans la littérature romantique allemande » Revue
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signifiait déjà dans les Essais et selon lui cette « branloire pérenne » est une image qui marque ces changements.
La part de l’imaginaire est très importante dans les textes qui recourent à des images. Si on se place du côté de la psychanalyse on peut même considérer que l’image fait partie de l’inconscient collectif. Il est même possible d’établir une typologie des images à la manière de Levy-Brühl ou de Durand. L’approche psychanalytique permet de cerner l’image selon l’inconscient. La mythologie, quant à elle, concerne aussi ce fonds imaginaire qui rejoint l’inconscient collectif. Dans notre corpus, nous avons de nombreuses images qui permettent de décrire en embellissant la réalité. Nous avons aussi des comparaisons et des métaphores qui enrichissent les portraits. Les images les plus répandues sont celles des paysages. Car la diffusion des images romantiques se fait en grande partie à travers la peinture romantique, notamment C D Friedrich. Les allégories aussi, dans la poésie, appartiennent souvent au même registre afin de caractériser les sentiments et l’amour en particulier. Le poète à cette époque se fait voyant, contemplateur, Seher, comme le dit Novalis. Il est donc un visionnaire, un mage ou un prophète, selon les terminologies habituellement choisies pour qualifier les poètes de ce siècle.
Les images romantiques révolutionnent l’écriture comme les auteurs l’ont fait au théâtre. Elles relèvent de la couleur locale préconisée par Victor Hugo dans la préface de Cromwell, donc elles servent à décrire l’Espagne et l’Italie chez nos auteurs. On retrouve souvent un bestiaire identique. Les personnages sont comparés à des lions ou à des serpents par exemple. En outre, les images romantiques appartiennent au registre de la lumière, elles peuvent caractériser le degré de lumière la luminosité d’un paysage. Enfin, il est intéressant aussi de relever les détails sensoriels qui les accompagnent. Les auteurs de cette époque visent à la totalité de l’art. Mais, à l’opposé de ce type d’images dans le Romantisme on trouve souvent des images qui relèvent du nocturne ou du souterrain.
Ainsi il existe une typologie des images romantiques fortement représentées dans notre corpus, le bestiaire permet d’accorder à l’univers de nos auteurs des connotations valorisantes ; les images renvoient au domaine mythologique. Elles appartiennent à différents domaines, ceux des sentiments, de la description. De nombreuses allégories viennent agrémenter nos textes surtout les textes poétiques.
II)Les liens entre texte et image
Quels sont les liens que l’on peut établir entre le texte et l’image ? Les imagessont de plusieurs natures. Il peut s’agir d’illustrations, de peintures, ou de motifs allégoriques, tels que des métaphores ou des comparaisons. De nombreuses images sont amenées aussi à souligner le caractère exceptionnel voire sublime de la nature, ainsi dans Le pèlerinage de Childe Harold, le narrateur décrit en permanence des paysages exceptionnels et impressionnants, par exemple au début du récit le narrateur présente ainsi le décor :
Les rochers affreux que surmonte un couvent suspendu en l’air, les lièges blancs qui garnissent les pentes escarpées, la mousse des montagnes brunie par un ciel dévorant, la profonde vallée dont les arbrisseaux pleurent l’absence du soleil, le tendre azur de la mer sans rides, l’orange dont l’or brille au milieu du plus beau vert, les torrents qui bondissent du haut des rocs dans les vallons, là-haut des vignes, là-bas des saules, tout cela réuni forme un spectacle plein de magnificence et de variété.2
On peut aussi prendre pour exemple l’image du gouffre ou de la tempête, par exemple Nicolas Beets évoque un paysage exceptionnel qui est en plein déchaînement p.180 : « le vent est horrible, la bourrasque suit la bourrasque »3. Dans Le pèlerinage de Childe Harold, Byron évoque des paysages
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Byron, Œuvres complètes, Tome 1, Paris, Victor Lecou, 1867, p.205. N. Beets, Camera obscura, Paris, Michel Lévy, 1860, p.163.
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avec des « précipices », des « nobles spectacles », des « sentiers sinueux » c’est ce que le personnage recherche car :
Bien des tableaux variés devront passer sous ses yeux avant que sa soif de voyages soit
étanchée, avant qu’il ait calmé son cœur, ou que l’expérience l’ait rendu sage.4
Le thème du voyage est très important pour les auteurs de cette époque. Et de nombreux textes montrent l’attrait de l’ailleurs et de l’exotisme. L’Orientalisme amené par les combats de Byron est plus qu’une mode il caractérise une façon de vivre et une possibilité d’inventer de nouvelles images. Ainsi Sardanapale est décrit de cette manière :
Dans son cœur efféminé, il y a encore un courage insouciant que la corruption n’a pu
entièrement étouffer, et une énergie cachée, comprimée par les circonstances, mais non
détruite, trempée, mais non pas noyée dans l’océan des voluptés.5
Le roi est caractérisé par sa mollesse et sa lascivité orientale. Il semble extérieur aux événements. Il ne montre aucune autorité. La pièce de Byron a d’ailleurs été illustrée par Delacroix. Et le tableau sous l’influence de l’auteur anglais est en quelque sorte devenu le manifeste du Romantisme.
D’ailleurs, sur nos deux autres auteurs, l’influence de Byron est déterminante car son style est haut en couleur et souvent hyperbolique, c’est pourquoi sa recherche peut être qualifiée d’esthétique du sublime. Le byronisme est une posture qui a été copiée très rapidement et de manière durable : on peut se demander pourquoi, bien sûr l’évidente personnalité de l’auteur qui se situe en marge du conformisme apporte une fantaisie divertissante mais au-delà de ce divertissement l’œuvre byronienne impose une philosophie de la vie assez profonde. Byron, en effet, dans ses textes et par le biais de la satire impose des idées riches et souvent provocatrices. Ses œuvres sont satiriques. Il écrit des critiques mordantes sur ses contemporains comme le fait N. Beets, en 1836, dans Camera obscura. Il donne son avis sur de nombreux sujets, par exemple sur l’honnêteté et l’intégrité en politique, ses drames dénoncent les systèmes politiques totalitaires.
En matière de liens entre peinture et écriture, nos auteurs sont amenés à donner leur avis et ils osent affirmer leurs affinités dans ce domaine. Ainsi Nicolas Beets dans le chapitre de ses essais consacré à la peinture, part d’une théorie assez pessimiste et assez réductrice d’un de ses contemporains. Il évoque en effet la décadence de l’art ; ce que fait aussi Musset, en 1833, dans sa pièce André del Sarto. Le peintre qui a donné son titre à la pièce parle d’une époque de « décadence »6 car la mort de Michel-Ange a laissé les peintres sans maître. Chaque époque a presque les mêmes opinions sur un âge d’or de l’art qui est irrémédiablement suivi d’une chute sur la qualité esthétique. Pourtant nos auteurs sont tout de même de grands artistes à admirer, car l’admiration est un signe de l’influence, tout au moins inconsciente.
Ainsi les liens entre images et textes sont très forts. Les peintres ont commencé par illustrer les poèmes ou autres récits. Et ensuite les illustrations sont devenues des œuvres à part entière.
Conclusion
L’influence de Byron est particulièrement remarquable en raison de la force de son œuvre. Les éléments qui ont été repris sont essentiellement les images. Ces images appartiennent à différents domaines. Les images concernent les portraits, les descriptions et la mythologie. L’image byronienne a donc influencé Musset et Beets. On retrouve chez ces admirateurs le goût du portrait un peu ironique mais toujours insolite. Les scènes de paysage sont présentes dans les trois œuvres et montrent leur parenté avec la peinture hollandaise et la peinture romantique. L’image, loin de s’opposer en
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Byron, Œuvres complètes, Tome 1, Paris, Victor Lecou, 1867, p.297. Byron, Théâtre complet, Tome 1, Paris, Editions du Sandre, 2007, p.223. Musset, Œuvres complètes, Tome 1, Paris, Seuil, 1963, p.18.
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permanence au texte, le complète, l’inspire et le nourrit. Les peintres romantiques, bien plus que de simples illustrateurs, réfléchissent eux aussi sur l’art et l’artiste. La fonction du poète est de faire naître chez le lecteur des images inédites et fortes. La beauté et le sublime des paysages mettent en valeur une poésie qui se fonde sur le réel, mais surtout sur l’imaginaire et une vision presque onirique de paysages transformés par l’écriture. Le transfert d’art a lieu dans nos œuvres et la volonté de créer un art total appartient à la démarche des romantiques.
Agnès Felten (France)

Joseph Brodsky
Joseph Brodsky à Amsterdam, poète, écrivain, né en1940 à Leningrad, mort en 1996 aux Etats-Unis, Prix Nobel de littérature en 1887)
Si j’évoque la personne de Joseph Brodsky, c’est d’abord parce que j’aime sa prose comme sa poésie, mais aussi parce que je l’ai rencontré à Amsterdam et parce que j’ai retrouvé récemment dans un recueil un poème qui m’est allé droit au coeur7.
Les bonnes relations séculaires entre Amsterdam et la Russie datent de l’époque où les Russes vendaient du bois et achetaient du lin. Deux matières premières essentielles à la construction de bateaux. Ces bonnes relations ont été consacrées par le séjour de Pierre Le Grand à Amsterdam, venu y étudier le métier. Il ne s’intéressait pas seulement à la construction navale, par la suite, il a fait venir à Saint-Pétersbourg des ingénieurs et des savants qui présidèrent à la fondation d’une Académie ...
Un préjugé favorable à la Russie en découla, qui se manifesta par l’accueil offert aux réfugiés russes dans les années 1920 et 30, puis sous le régime de Brejnev plus tard, par l’asile offert à des artistes et écrivains qui ne supportaient plus la chape de conformisme social ou la violence de la répression politique. Ceci grâce aux intellectuels d’Amsterdam, qui ont accueilli et offert les moyens de vivre et créer à une diaspora qui s’est intégrée àsa communauté artistique et universitaire.
Artistes et écrivains persécutés se sont dirigés vers la plaque tournante qu’était devenue la ville où un climat de confiance et d’intérêt mutuel permettait aux expatriés de se sentir à l’aise et de créer.
En conséquence le Département de slavistique de l’Université d’Amsterdam a connu un rayonnement sans précédent, ceci grâce à des professeurs qui ont fait connaître des textes ensamizdat d’auteurs interdits. L’Université a au
ssi accueilli un centre juridique soviétique et une très riche bibliothèque, avec
7
Joseph Brodsky, Poèmes 1961-1987, préface de Michel Aucouturier, Gallimard 1987.
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en tâche annexe l’édition de poètes émigrés.
C’est une des raisons qui explique qu’un homme comme Joseph Brodsky qui n’était bien nulle part,
sinon sur les bords de la Neva, expulsé d’URSS, se soit trouvé bien dans cette ville. Un lieu qui faisait écho à son passé. Certes, contraint à l’émigration, en 1972, il est parti aux Etats-Unis, où il était invité pour enseigner dans une université et où il se fixa. Néanmoins, en Européen convaincu, il préférait l’Europe. Venise, et son ineffable Aqua Alta8. Et Amsterdam, qui le rapprochait peut-être plus encore de Saint-Pétersbourg. Il y fait de nombreux séjours. Quelques images l’expliquent.
La ville lui rappelle Leningrad (Piter dit-il).Ceci par l’ordonnance de ses canaux et de son architecture classique, bien plus que Venise, si déroutante. Il a passé son enfance dans la Petite Hollande, un quartier qui a gardé le charme du modèle dans ses bâtiments de brique, ses canaux et ses ponts. Dans les années 1970 Amsterdam avait encore gardé son allure patriarcale et dans cette impression de pérennité lesens du classicisme de Brodskyretrouvait ses marques, lui que bouleversait la barbarie d’une modernité sans racines. En témoignent des poèmes comme celui qu’il consacre à l’église grecque du Nevski Prospect, détruite pour faire place à salle de concert de mauvaises proportions9.
A Amsterdam Brodsky a découvert les tableaux de Karel Willinck, un peintre déjà âgé et très
méphistofélien d’allure, drapé dans une cape de velours noir doublé de soie ponceau, qui dans les années 1970 jouissait d’une grande estime publique. Il dépeignait la fin d’un monde absurde. Des terrasses ou des parcs qui pourraient être ceux de Tsarskoe Selo ou de Versailles, peuplées de statues à l’antique, sous un ciel sombre d’orage. Un décor vide où les hommes ont disparu, avec leur sottise et leur lâcheté. Si la culture survit à l’Homme, elle retourne à la nature. Un vide, la nature triste n’a plus de sens. Un thème récurrent qui correspond au sentiment tragique de Brodsky.
J’ai évoqué le classicisme de Brodsky. Sa poésie est certes, classique, comme ses références à l’antiquité, mais elle l’est par modestie face aux grands maîtres du passé, elle n’est pas élégiaque. L’inspiration multiplie les anachronismes et le mène à des incidentes humoristiques. Il se permet des interpolations dans sa versification il ose de splendides licences et utilise un langage dezek, le taulard qu’il a été.
Certains de ses textes sont d’une grande crudité d’expression, en particulier dans ses pièces de théâtre. Un langage crû, mais qui sonne juste. Lui qui a fait de la prison emploie le langage qu’on retrouve chez les ouvriers du port. Un mépris des conventions établies. Peut-être un certain anarchisme aussi, inné à Piter comme à Amsterdam qui fait qu’instinctivement on se dresse contre les dictats de l’ordre établi. Il va aussi sans le dire que la communauté émigrée y offre au poète une cure de bohème à la russe qui remplit un manque. On boit et on fait n’importe quoi, on se dit ses quatre vérités et on recommence le lendemain.
8 9
Joseph Brodsky, Aqua Alta, Gallimard, 1992, traduit de l’anglais par Benoît Coeuré et Véronique Schilz. Joseph Brodsky, Poèmes op. cit, p.75-78. Une halte dans le désert, traduit par Georges Nivat.
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Enfin, parmi les qualités propres à Amsterdam, joue aussi la tradition de judéité, depuis le XVe siècle, une tradition respectée et intégrée à la vie de la ville. Brodsky y est sensible, lui qui dit n’avoir jamais souffert de son origine, mentionnée sur son passeport intérieur, mais que néanmoins il ne manquait pas de rappeler et qu’il citait d’ailleurs conjointement à la culture chrétienne dont il était profondément imprégné.
En ce sens un Rembrandt vu à l’Ermitage, dont l’original est au Mauritshuis, lui a inspiré un poème troublant. Il s’agit de La présentation au temple, où Siméon et Anne sont témoins que se réalise la prophétie de l’Ancien Testament. Siméon l’annonce. Il a reconnu le Sauveur. C’est le Nunc Dimitis.10Il a vu la lumière auréolant les cheveux de l’enfant que tient Marie. Il sort du temple d’un pas ferme, suivi du regard par Anne, la prophétesse, sourd aux bruits du monde extérieur, éclairé par cette flamme qui se consume tandis que s’élargit le chemin qui le mène vers sa mort. Il a rempli sa mission. Délivré son message. Le poète est aussi prophète. Son message a été perçu par le monde qui l’a reconnu sous la forme d’un prix Nobel.
Il a eu le Nobel en 1987 qui le libère des incertitudes matérielles et mentales. Le prix Nobel l’a certes comblé, mais son amertume est demeurée entière : A-t-il été compris ? Qui l’a le mieux compris ? Peut-être, à Amsterdam l’équipe des slavistes qui traduisent ses œuvres avec une grande maîtrise et auxquels Brodsky est sensible. Aussi revient-il à Amsterdam pour la publication de cette traduction11. C’est là où je l’ai rencontré. Un soir d’automne arrivé trop vite, sous une bruine, comme à Saint-Pétersbourg qui colle sur les pavés luisants les feuilles mortes et qui se reflète dans les canaux ,à travers la brume, la lumière jaune des cafés que l’on dit bruns, où l’on boit du genièvre jaune pour se rasséréner, se réchauffer.
Une grande douceur chez cet homme si amer, une lumière qui illumine son regard en reflet d’une lumière semblable. Cette lumière fut le fond de notre échange, Ce que nous avons dit importait peu, pêle-mêle, sur la vie, sa tristesse et ses bonheurs et sur la poésie qui sauve le monde, sur la difficulté des traductions aussi. Il était heureux de la traduction hollandaise intitulée Le cri d’automne de l’épervier peut-être son plus grand poème. Un épervier prend son envol pour fuir vers un climat meilleur. Il s’élève toujours plus haut, malgré le froid, la grêle et les vents contraires, puis la force lui manque et il est précipité au sol comme une pierre. En couverture le livre porte un tableau, un Apollon de marbre sur une terrasse déserte, tournant le dos à une nuée de cendres, un tableau de Karel Willinck.
Comme nous nous allions nous quitter, à peine m’avait-il caressé la joue, qu’une très belle dame, vêtue d’un très beau manteau de fourrure est venue le prendre par le bras pour le ramener aux réalités de l’heure qui passe, celle d’un Nobel qui connaît ses devoirs. Il l’a suivie comme on suit son destin. D’un pas ferme. Son vol l’avait mené au zénith. Il avait tout dit. Comme Siméon, il se dirigeait vers la sortie,
10 11
Joseph Brodsky, Poèmes, op. cit. p. 131-133, traduit par Véronique Schiltz.
Joseph Brodsky, De Herstkreet van de Havik, een keuze uit de gedichten 1961-1986. Amsterdam, De Bezige Bij, 1987.
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portant son reste de flamme, avec un sourire triste.
De cette brève rencontre, je garde l’image d’un homme tout en contradictions, à la fois poète classique et hooligan, amer et émerveillé par la beauté, juif et imprégné de christianisme : un homme très humain qu’on ne peut qu’aimer pour la vérité avec laquelle il s’expose au monde si vide. « La solitude du poète, c’est l’humain au carré. »
Juillet 2016
Post-Scriptum
A la fin des années 1960,Amsterdam était à six heures de Paris. En novembre, en cette fin d’après-midi, la nuit tombait déjà. Autour de la gare, vus du hall gigantesque et largement éclairé, les environs se noyaient dans l’obscurité. Des réverbères reflétaient leur halo jaune dans l’eau du canal sous le pont qui menait au centre de la ville. Il aurait pu être minuit passé n’étaient les tramways surchargés qui lançaient des éclairs bleus dans un vacarme de ferraille fracassée. Froid, humidité, vide.
Pour avoir vécu dans de grandes métropoles Paris aux immeubles haussmanniens, New York aux tours de quarante étages, je n’attendais qu’une chose: atteindre le centre de la ville. Il n’apparut pas ce soir-là. Ni le lendemain. De part et d’autre des canaux, des rangées de maisons de brique, plutôt brunes que rouges, jusqu’à celle où j’allais passer plusieurs années.
J’y reviendrai souvent, mais sans reconnaître la ville. Elle s’est ouverte sur le monde. Ou le monde s’est installé chez elle. Avec les bicyclettes blanches et les communautés hippy campant dans le parc. Ont suivi des réfugiés du monde entier, et d’innombrables Russes en particulier, attirés par ce climat d’ouverture et de curiosité pour les uns, pour les autres par la générosité d’un système social des plus accueillants.
Dans les traces de cette ville noyée de brumes Joseph Brodski retrouvait les réminiscences du Saint-Pétersbourg disparu de de sa jeunesse.
Anne Hogenhuis
Images de la Hollande à travers quelques pages de Paul Verlaine
La Hollande, un pays de cocagne
Verlaine, invité en Hollande du 02 au 14 novembre 1892 pour une tournée de conférences, fut accueilli à La Haye par des artistes, peintres ou écrivains, et rencontra de jeunes étudiants aussi bien que des dames férues de poésie. Lépouse de son hôte, madame Zilcken, noubliait pas demporter un oeuf que le conférencier devait gober pour avoir la voix plus facile...Ce nest quun exemple de lamitié qui lentoura pendant ces deux semaines: il boit, il fume, il mange et il dort comme un prince des poètes quil est depuis peu! Voici trois extraits de son récit:
Et nous allons prendre lapéritif amer-schiedam, cette fois dans un grandissime café nouveau pour moi. Tout en glaces ce café, comme dailleurs celui du Passage, arbustes, chrysanthèmes .P.25
17
Après la conférence, qui fut un succès, nous envahissons un grand café. Envahi est bien le mot, car limmense vaisseau jusque-là veuf de clients fut bondé en un instant par une foule, quoique hollandaise, bruyante et causant surtout de moi; du moins oserais-je, peut-être assez plausiblement, le croire. P.27 Je sous-entends le nombre de petits et de grands verres bus, de petits gâteaux secs croqués, de nourritures froides absorbées et de cigares fumés. P.29
Pour un homme qui vit habituellement dans la misère, la Hollande est réellement un pays de cocagne, expression employée deux fois par Baudelaire dans son Petit Poème en Prose LInvitation au voyage. Elle désigne un pays imaginaire où règne labondance; le mot cocagne vient peut-être du moyen Néerlandais cockaenge, pays de friandises, mais il a un correspondant dans chaque pays européen depuis le XIIIè siècle.
La Hollande, pays des polders
Dès le début du texte, écrit à son retour pour remercier ses amis hollandais, il évoque les paysages aquatiques et brumeux qui lont toujours inspiré. Arrivé de nuit , il voit par la fenêtre du train des canaux, des moulins à vent et des bateaux: Une immense étendue deau ensanglantée, dorée, verdie à lhorizon par les derniers efforts du couchant sétalait immobile avec des voiles noires de bateaux se mouvant dans lobscurité croissante et le brouillard crépusculaire sabattant. P.12
Le lendemain, après une nuit de repos, il regarde par la fenêtre de sa chambre, à Bezuidenhout- un nom à coucher dans les polders- P.17.Il constate lexistence autour de lui deau et de gazon en filet avec vaches parsemées et moulins à vent lointains. Ces moulins à vent servent à élever lexcédent deau dans des canaux supérieurs qui vont généralement à la mer par quelque grand fleuve, la Meuse, lAmstel...P.17.
Quelques jours plus tard, dans le train qui les emmène, ses amis hollandais et lui, vers Leyde, la lune modifie sa perception du paysage: De la verdure par tranches, des canaux qui pourraient sappeler des ruisseaux sils nétaient droits et dun parallélisme parfait avec des bandes de terre...P.41
Son regard se laisse séduire par les illusions d
optique créées par la lune: Les petits canaux sont autant dimmenses nappes longues de fer-blanc reluisant cruellement, et les petites prairies, les partielles prairies, disais-je peut-être mieux, semblent de leau à qui les nuages passant prêtent des rides et des flots.
La nuit est propice au rêve éveillé qui lui fait prendre un fouillis de moulins à vent pour des mâts aux voiles déployées. Les peintres hollandais quil admire , comme Ruysdaël, sont des peintres de paysages, et les poèmes de Verlaine qui peignent des paysages occupent une place importante dans ses recueils. Il se défend de létiquette du symbolisme et pourtant, dans le choix des mots, il apparaît que la symbolique de la Hollande est de principe féminin pour lui.
Un pays dartistes
Comme il est logé, à Amsterdam comme à La Haye, chez des peintres, Verlaine se laisse peindre ou photographier de bonne grâce. Dans les musées, en particulier le musée principal qui possède La Ronde de Nuit, le tableau le plus célèbre de Rembrandt, il est frappé par la grandeur du monument polychrome à tourelles, le seul sérieux dAmsterdam selon ses propos toujours pleins dhumour. Il renonce à commenter chaque tableau du maître, en particulier la Ronde de nuit, ce chef doeuvre mystérieux, mais sarrête devant Les Syndics: Toile magnifique, magique! Les beaux personnages si bien, si logiquement campés! Il retient, non pas la métaphore baudelairienne de lHôpital, mais celle du spectre-Rembrandt, selon lopinion dun voyageur italien, Edmondo de Amicis. P.60
Son regard sur les Hollandais ne manque pas doriginalité: Physiquement parlant, Zilcken répond aussi
18
peu que possible à lidée quon se fait dun hollandais...daprès beaucoup les peintres flamands, daprès aussi la littérature, par exemple daprès ce merveilleux Diable dans le beffroi, dEdgar Poe, avec le masque de qui, du reste, son masque présente une certaine analogie générale. Le pot à tabac classique fait place en lui à un grand jeune homme, maigre, élancé, toujours en mouvement. P.24 Larchitecture privée, enfin, lui paraît délicate, bizarre, paradoxale parfois, brique soutenue de pierre parfois peinte en blanc, et ces toits paradoxalement pointus ou à degrés sans nombre et cette gaieté de lensemble. P.53.
Quant au palais royal dhiver, à La Haye, il ne le trouve pas beau: De grosses constructions en briques rouges, un dôme cocasse avec un cadran solaire rond en façade. Cest là que la petite reine des Pays-bas vient patiner chaque hiver.
Par exemple, ce qui est beau , cest limmense parc composé des arbres les plus centenaires, en cette saison tout rouge et or sous le soleil encore bon dun commencement très clément de novembre. P.18 Le souvenir que Verlaine gardera de La Hollande, cest cette image récurrente dans le récit :
Les arbres du bois étaient plus splendides-rouge-noir et or le long du canal aux eaux mordorées du reflet-que jamais. P.22
Il clôt son récit par le poème suivant:

A MES AMIS DE LA-BAS
Gens de la paisible Hollande /Quun instant ma voix vint troubler/ Sans trop, jespère,
dire grande
De votre part, voulant parler/A vos esprits que la nature/Fit calmes pour mieux y mêler L
enthousiasme et la foi pure/Et lidéal fou de réel/Et la raison et laventure
De sorte équitable, - ô le ciel/Non plus brumeux, mais de par l
ombre/Même, et léclat essentiel,
Ô le ciel aux teintes sans nombre/Qu
opalisent lombre et léclat/ De votre art clair ensemble et sombre, Ciel dont il fallait que parlât/La gratitude encor des races/Et dont il fallait que perlât
Cette douceur vraiment mystique/ Et crue aussi vraiment qui rend/ Rêveuse notre âpre critique,
Ô votre ciel, fils de Rembrandt!

Verlaine, Paul, La Hollande, récit, ed. Magellan et Cie, Paris
Amsterdam dans l’imaginaire de Camus
La Chute
Claude Hecham ( France)
Le roman présente un héros unique, Clamence, qui s’adresse à un interlocuteur qui nous demeure inaudible. La mise en scène, proprement théâtrale, suggère la présence d’un monde extérieur, la ville d’Amsterdam.
Le récit prend l’allure d’une longue métaphore filée qui sous-tend une véritable mise en espace avec des indications de déplacements et de décors. Ce récit fonde une stratégie de dévoilement ; la narration de Clamence est, en effet, jalonnée d’énigmes dont la solution est sans cesse reportée. Ainsi le lecteur se trouve emprisonné dans divers récits superposés ou entrelacés, tels les entrelacs des canaux de la ville.
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Je m’arrête à deux énigmes en étroite relation avec la configuration de la ville d’Amsterdam.
La première énigme est celle d’un éclat de rire, « venu de nulle part », conséquent de la chute d’une femme dans la Seine. Ce récit induit une promenade à l‘île de Marken, pour voir le Zuyderzee.
Avec le dernier aveu, et la dernière énigme – Clamence a bu l’eau d’un camarade agonisant – le héros narrateur trace le cercle de son enfermement. Enfermement dans le poids de la faute et de la culpabilité : « Disons que j’ai bouclé la boucle le jour où j’ai bu l’eau d’un camarade agonisant ».
Comment la thématique de la culpabilité, omniprésente dans le récit, est-elle liée à la représentation d’Amsterdam ?
Clamence se propose comme guide de son interlocuteur pour lui faire bien comprendre Amsterdam et, comme il le dit, « le cœur des choses ». Comme le suggèrent de nombreuses allusions tout le long du récit, Clamence c’est un peu Virgile qui guide Dante dans l’enfer mais ici nulle Béatrice pour le relayer et Clamence n’a rien d’un guide protecteur. Au contraire, il transforme en enfer les lieux où il se trouve et où il mène l’autre.
La Chute joue de ce qu’on peut appeler un réalisme symbolique. Les descriptions évoquent des lieux réels : les canaux et les rues d’Amsterdam, le Zuyderzee et les digues. Il y a aussi la présence physique de la pluie qui tombe, s’arrête ou redouble, la brume dans les rues, la neige... . Les divers motifs qui parcourent le roman gagnent une dimension symbolique et mythique.
Au début du récit, Clamence définit la Hollande « un songe d’or et de fumée », un pays aux résonances baudelairiennes, peuplé de Lohengrin et le Zuyderzee rend « le néant sensible aux yeux ». Le réel est donc polysémique, jamais simple.
Parmi les symboles de ce réel, l’eau. Les symboles du rêve, du retour aux origines, de la fécondité, du temps et de la mort, liés au motif aquatique, suscitent l’apparition de mythes. Les eaux qui enserrent Amsterdam ville prise dans un réseau de canaux comme autant de rêts - et le Zuyderzee ne promettent que l’enfermement et le néant. Ces eaux immobiles ne peuvent emporter le souvenir de la faute. Le Zuyderzee est comparé à un immense bénitier mais son eau n’est pas lustrale. La lumière, l’innocence et la vérité ne peuvent que dériver hors d’atteinte, au bord de ces eaux figées et de l’encerclement de la mémoire.
Dès la première rencontre Amsterdam est présentée comme une impasse, limitée par la mer, « à l’extrémité du continent ». Mais sa construction circulaire la situe « au cœur des choses ».
Surgit le second motif, le cercle qui signifie ici, non la perfection, mais l’absence d’issue, l’impossibilité de s’évader hors de la culpabilité.
Les nombreuses allusions à Dante, déjà évoquées, assimilent la ville à l’enfer. Dans l’Enfer de Dante, le huitième cercle est fait de digues et de ponts. Ce huitième cercle voit le supplice des séducteurs, des mauvais conseillers et des fauteurs de discorde, toutes catégories auxquelles Clamence appartient. Au Chant XXXI, Dante et Virgile sont sur la digue qui sépare l’avant-dernier cercle du neuvième, celui des traîtres.
La clarté blafarde qui entoure le poète et son guide ressemble à celle qui baigne le Zuyderzee. Le dernier cercle est celui de la chute de Lucifer. Or au motif du cercle est lié celui, récurrent, des ténèbres, motif lié à la notion de la chute au sens biblique. Clamence prétend que c’est le lieu même où lui et son compagnon se trouvent.
Cette configuration de la ville évoque aussi le spectacle qu’offre la surface de l’eau quand un objet y tombe. L’objet disparaît mais sa présence est attestée par les ondes concentriques qui rident, un moment, la surface de l’eau. Ainsi le bruit de la chute du corps de la femme dans la Seine hante la mémoire de Clamence.
Depuis, il se sent précipité dans « le lieu d’un bas », celui du jugement et de la conscience. Lui qui se flattait de vivre sur les sommets, est désormais condamné à vivre dans un espace horizontal, les lignes désespérément plates d’Amsterdam. Paysages sans repères, sans relief, sans couleurs, figurant un monde sans repères moraux ni métaphysiques.
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Cette vision délirante d’un Amsterdam infernal pourrait représenter la quête d’un incroyant hanté par un inaccessible désir d’infini.
Dans le ciel bas et lourd de cette ville, les colombes, symboles d’une promesse de salut, opèrent un tournoiement inutile et répétitif parce qu’elles n’ont pas dans cette ville d’eaux une « tête où se poser ».
Elles s’identifient au jour qui baisse et participent ainsi à l’opacité du monde. Elles se confondent avec la neige condamnée à devenir de la boue. Neige et colombes unifient sous elles le monde et le contraignent à demeurer une surface plane et sans espoir.
Clamence se présente comme un éveilleur à la mauvaise conscience, privé de toute rédemption et cette sombre vision d’une condamnation universelle est située dans les brumes de cette ville européenne ou nous nous trouvons aujourd’hui.

Rubens et Corneille
Une légère excitation où toute pensée devient image12
Cette pensée de François Mauriac peut nous inviter à comparer l’oeuvre des deux artistes de l’âge baroque, les ressemblances entre littérature et peinture, deux arts centrés, à cette période, sur le tableau des passions humaines lors de la naissance du monde moderne.
Deux génies foisonnants de l'ère baroque jaillissent au début du XVIIe siècle, période charnière qui voit la naissance de l'Etat de droit en France. Passions, consolidation du pouvoir s'entremêlent dans l’oeuvre de ces deux artistes remarquables parmi leurs contemporains et qui auraient pu se croiser lors du séjour du peintre flamand à Paris, pour la création des tableaux dédiés à Marie de Médicis. Ces deux arts différents complètent la fresque de l'époque, oú se mêlent sentiments, mythologies, apologies des souverains, en un reflet scintillant des grandes passions qui mènent á l'éclosion de la maitrise et du devoir.
Le réalisme d'un art renvoie fatalement aux cadres mentaux qui l'accueillent, 13
selon l'analyse de Barthes et cette affirmation s'applique á la peinture de Rubens et aux tragédies françaises de l'ère baroque du début du XVIIe siècle. D'une part, exubérance, passion, amour de la vie caractérisent l'art de ces deux génies contemporains. Leur œuvre reflète la vitalité et le mouvement de la période, la force et l'enthousiasme des personnages peints ou mis en scène.
Ce point culminant de la tragédie (...) où c'est le temps des dieux qui surgit sur la scène et se donne à voir dans le temps des hommes14,
12 13
Nadia Jamal (Liban)
14
F. Mauriac : L’Agneau, Paris : 1954, Flammarion
R. Barthes : l'Obvie et l'Obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 84. Ibid.
21
est le reflet des œuvres baroques, tragédies et peintures. L'une de leurs caractéristique principale commune est l'art du spectaculaire, sous ses deux formes du monstrueux, du grotesque et de l'héroïque. D'autre part, comme pendant à l’ « hubris impie15 », la consolidation de l'Etat de droit est une thématique qu'ils déploient, miroir des mentalités de la nouvelle société naissante menant vers la tempérance et l’harmonie. Enfin cette apologie du paraître dévoile peut être la trame essentielle du Vrai scintillant en filigrane à travers leurs oeuvres.
L'esthétique artistique du début du XVIIè siècle, caractérisée par le mouvement baroque s'étaye en spectacles du mouvement et de l'excès. Dans les pièces de Corneille et ses prédecesseurs, sorcières, personnages mythologiques (Médée, Altée dans le Méléagre de Alexandre Hardy) déploient leurs passions extériorisées à la vue des spectateurs. Le théâtre baroque affectionnait les personnages propices á la mis en scène de spectacles « du mouvement et de l'horrible » et cette furie antique, mise en scène par Corneille s'y prétait bien. Néanmoins il humanise son personnage par rapport à la sorcière de Sénèque et dit à son propos : « Elle attire si bien la faveur de l'auditoire » et cette faiblesse gigantise peut etre encore mieux sa dimension héroïque.
Dans Médée Corneille peint la sorcière monstrueuse, nommée dans l'Examen la « Magicienne », dont sont issus d'autres figures mythologiques. S’adressant à Créon, elle se vante de ses exploits et revendique sa lignée de héros et de monstres :
Je ne me repens point d'avoir par mon adresse Sauvé le sang des Dieux et la fleur de la Grèce Zéthes et Calais et Pollux et Castor
Et le charmant Orphée et le sage Nestor.

Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie.16
Le sens dramatique de Corneille a reconnu la force de ce personnage hors du commun, dont les actes
forment le noeud de la tragédie:
Je brave la fortune et toute sa rigueur 17
Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine18.
L’imagination de Corneille a su animer la tragédie d’une vie passionnée et créer un personnage hors
mesure conforme à l’esprit du siècle, mais déchiré et humain.
De mȇme Rubens, conscient des faiblesses de Marie de Médicis, son ambition du pouvoir, ses conspirations s'attache à choisir une thématique glorieuse. Des scènes pleines de mouvement et d'exubérance se retrouvent également sous son pinceau vigoureux et passionné, saisissant la vie avec une force inégalée, ainsi Le Combat des Amazones (1615), Les horreurs de la Guerre (1630), La mort de
17 18
15
16

J-P. Vernant : Mythes et tragédies en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1979, p. 25 Médée v 433-37.
v. 338 v.441
22
Didon(1630-38), Cain tue Abel, (1600) etc... Dans Le Combat des Amazones il réussit a donner l’impression d’un mouvement polyphonique gigantesque englobant les actions des différents personnages. L’influence réaliste du Caravage, étudié en Italie, se mêle à la joie de vivre flamande de l’artiste.
Le spectaculaire, sous forme tumultueuse ou monstrueuse se déploie dans ces deux fomes d’art, il forme la trame des pièces et le sujet des tableaux grâce á l’imagination virtuose, le sens dramatique et de la composition des deux génies.
Le spectaculaire se déploie aussi dans l'Héroïque. Le théâtre du XVIIė siėcle s’attache aux portraits de héros mythologiques ou historiques comme le Méléagre de Alexandre Hardy, l’ Hercule de Prévost, Le Cid, Horace ou Cinna. Rodrigue, vainqueur des Mores est présenté comme un demi-Dieu :
Le peuple (...)
le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur Son Ange tutélaire et son libérateur. 19
et comparé au personnage mythologique du Dieu de la guerre :
Ce jeune Mars qu'il loue (...) a su jadis Te plaire20.
Leurs passions nobles, issus du devoir, forment la trame des pieces.
Chez Rubens également une diversité inégalée de tableaux dépeint des Héros mythologiques et

chrétiens, de même qu'il s'attache à esquisser un portrait héroïque, glorieux de Marie de Médicis et de son règne dans les peintures faites lors de son séjour à la Cour de France en une mise en scėne théâtrale. Rubens a peint l'accueil de Marie de Médicis a Marseille, avec des personnages expressifs et en mouvement, des sirènes semblables aux Amazones, mais il a perçu également l'arrière plan conflictuel du pouvoir, avec les tableaux sur la Fuite à Blois (20) ou le Destin de Marie (4), comme Corneille s'est également attaché á la thématique de la conjuration avec Cinna ou Horace.
L'humanisation des personnages, entrevu chez ces deux génies, traduit parallèlement une aspiration à la mesure, à la maîtrise des passions excessives. Rééquilibrant « l'Hubris », la démesure, la quête de la modération, la tempérance transparaît dans leurs œuvres.
Le personnage de Chimène de Corneille réussit à imposer la volonté de justice, empreinte de l’Etat de droit, en portant sa demande de vengeance á la Cour
Au sang de ses sujets un Roi doit la Justice 21
Elle brise ainsi un cycle de violences, de vengeances imposées par la tradition, le devoir, et crée un espace de droit.
Dans l'oeuvre de Rubens l'aspiration à l'équité, est déjà décelable dans le thème des tableaux, avec La Félicité de La Régence où Marie de Médicis est une allégorie de la Justice, Le Triomphe de la Vérité
19
Le Cid v. 659.
20 21
Le Cid v. 1126 V 1168.
23
(24), avec le symbole de la Déesse Concorde, L'Apothéose de Henry IV avec le portrait de Minerve ou La Majorité de Louis XIII avec la Gaule au centre, symbolisant le gouvernail du bateau, le pouvoir de l’Etat.
Le mouvement, les récits d’aventure ou les tableaux passionnés font place
à des scènes oú le conflit intérieur donne naissance á la réflexion et la justice.
Cette volonté de créer de nouvelles règles, de tempérer et intérioriser les passions, la quête, l’aspiration à un ordre trouve aussi écho chez Rubens, avec une esthétique plus sobre, des tableaux plus statiques et harmonieux , dont la finesse laisse entrevoir des sentiments intérieurs profonds, se rapprochant de l’esthétique classique dans des tableaux plus tardifs, comme par exemple le Paysage avec arc en ciel de 1632-35. Le paysage sobre semble celui d'un reflèt intérieur après un orage.
Le mouvement, les récits d’aventure ou les tableaux passionnés font place à des scènes oú le conflit intérieur donne naissance á la justice
La quête de l'équilibre et de la vérité semble être sous jacente aux deux génies même à travers leurs œuvres qui font l'apologie de l'apparence, du paraître. Ainsi l'Illusion Comique de Corneille, par la place attribuée á l'artifice, par l'apologie de l'illusion théâtrale, dévoile précisément la vérité des êtres. Le théâtre est indiscernable de la vie, il peut être la vie même.
De même, le portrait sans complaisance de Marie de Médicis par Rubens, hors de la série héroïsante de sa vie, marquant mais authetique, est loin de toute flatterie, et laisse entrevoir la vraie nature du personnage. Le peintre ne fait preuve d'aucun servilisme ou d'aucune feinte dans les portraits qu'il retrace d'elle. La vérité est entrevue sous « l'hubris » mouvementée ou honorifique. Le théâtre, lieu du paraître et les excès graphiques ou colorés des tableaux baroques dévoilent néanmoins la vraie nature des êtres.
Comme le théâtre peut prolonger, créer et orienter la vie vers la tempérance, la peinture, la magnifiant et la dévoilant peut également offrir un modèle de mesure et d’harmonie. L'apologie, l'excès de l'apparence et du paraître sous les formes spectaculaire ou héroïque de l'ère baroque, révèle au-delà de l'aspiration à la tempérance, la quête de la vérité dans les portraits dramatiques et représentés des hommes. Dans Le Mystère du Théâtre, Mauriac décrit précisément ce passage du monde de l’illusion théâtrale au Vrai et la Grâce particulière de cet instant :
Il me semble que l’âme inconnue profite de cet intervalle entre le départ du personnage fictif et le retour du moi quotidien pour éclairer de sa lumière (...) revétir de sa paix auguste les traits d’une jeune femme.
Bibliographie
Barthes, R : l'Obvie et l'Obtus, Paris, Seuil, 1982.
Corneille, Pierre :
Oeuvres complètes : Edition établie, présentée et annotée par G. Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980-1987.
Mauriac, F :
Oeuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981.
Vernant, J-P
: Mythes et tragédies en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1979

Helga Zsak (Hongrie)

Amsterdam 2 au 6 Juillet 2016 Joie des retrouvailles le premier soir.
Le 3 juillet, accueil au centre de la vielle ville pour le minicolloque.
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Visite guidée d’Amsterdam et ses canaux
Delft et ses faïences
A La Haye
Devant le Palais de la Paix


L’art et la lumière : Vermeer vu par trois romanciers
Evidemment le mot ‘art’ de mon titre se réfère à la fois à la peinture et à la littérature, plus précisément au roman. Si la lumière est le principal composant de la peinture, sa présence dans la littérature, art défini par les mots, est beaucoup plus équivoque. Dans un petit livre intitulé Qu’est-ce que la littérature ? Charles Du Bos, ami intime de François Mauriac, avait pourtant fait de la lumière un des principaux critères de l’art littéraire. Il prenait, certes, une optique chrétienne, associant la lumière à l’idée d’éternité ou d’ultime réalité et à une faculté dans l’homme capable de la pénétrer.
L’expression ou l’évocation de la lumière reste quand même un aspect très complexe de l’esthétique littéraire. On peut bien comprendre pourquoi une certaine espèce de romanciers, qui avaient une si haute idée de leur art, étaient si fascinés par Vermeer, l’un des trois grands représentants de l’Age d’or hollandais et considéré par la critique comme un maître incontestable de la lumière.
La réputation de Vermeer, considérable à sa mort survenue en 1675, n’avait pas pourtant duré. Il a sombré assez vite plus ou moins dans l’oubli. Ce n’est que deux siècles plus tard qu’il a été redécouvert comme le grand peintre qu’il était, et depuis lors sa réputation n’a cessé de croître.
C’est en France surtout qu’a eu lieu ce changement de fortune, grâce d’abord au travail d’un journaliste-critique d’art, Théophile Toré-Burger, qui à l’aube de l’Impressionnisme avait compris et mis en valeur la modernité de Vermeer par rapport à sa pratique de la couleur et de la lumière. Mais c’est à Proust surtout qu’est due la nouvelle renommée de Vermeer, suivant l’extase qu’il avait éprouvée (à deux expositions différentes, l’une à la Hague en 1902, l’autre à Paris une vingtaine d’années plus tard) devant la toile intitulée Vue de Delft, plus précisément devant un détail de cette peinture éclairé par le soleil, qu’il appellera dans son roman ‘le petit pan de mur jaune’. Dès sa première rencontre avec cette peinture, il l’avait décrite comme ‘la plus belle peinture du monde’ et il fera du motif du ‘petit pan de mur jaune’ un thème clé de sa conception d’art développée dans A la recherche du temps perdu. Il est si bouleversé par cette peinture en fait que, par personnage interposé, c’est-à-dire l’écrivain Bergotte – l’idole du jeune héros Marcel dès le début du roman – il choisit de mourir devant cette peinture. N’est-ce pas pour souligner qu’il avait consacré sa vie à l’art, c’est-à-dire, à la poursuite de la Beauté, Beauté désormais inséparable pour lui de révélation spirituelle, d’une expérience de lumière interne ? A ce moment ultime de sa vie il fait un rapprochement on ne peut plus intéressant entre la recherche esthétique et la morale chrétienne : ‘Tout se passe dans notre vie comme si nous entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure... Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues.’
*
Or, ce texte, Sylvie Germain, notre deuxième romancier inspiré par Vermeer, le cite dans son petit livre sur le peintre publié en 1993 et intitulé, Patience et songe de lumière, avec le nom de Vermeer presque caché en sous-titre. C’est une indication que le livre de Proust était présent à son esprit au moment où elle écrivait son livre. Il y a d’autres indications auxquelles je reviendrai. Une première question à poser je ne sais pas en effet quelles étaient les circonstances de ce livre est de savoir si sa fascination de la lumière chez Vermeer était spontanée est-ce qu’elle en jouissait pour elle-même ? ou était-elle plutôt attirée par l’idée de la lumière en tant que défi posé par l’expression de la lumière chez le romancier dit chrétien ? A ma première lecture j’inclinais vers la première hypothèse. Je trouvais une
27
certaine préciosité dans son analyse de la lumière, tant elle accumule mot sur mot, dans cette exubérance ou passion du mot qui lui est propre. De sorte que la jouissance du mot devient comme une fin en soi qui distrait de l’objectif véritable qu’elle aurait cherché, c’est-à-dire, une approche, par l’écriture, de ce ‘songe de lumière’ de son titre, qui s’appliquerait non seulement à Vermeer mais aussi (et même plus peut-être) à elle-même.
Mais cette exubérance, voire virtuosité du mot, ne serait-elle pas justement un signe de l’intégrité de l’effort de l’écrivain, défié par l’affect de la lumière, à savoir comment la lumière agit sur nous, spectateur, ou, dans son cas, lecteur, et de mettre en œuvre cette science dans l’écriture ? Or, outre le mot ‘patience’ de son titre qui donne à penser à l’inexorabilité de l’effort (l’œuvre entière de Vermeer se limitait à trente-six peintures), c’est un deuxième texte de Proust dans le passage de La Prisonnière cité, et bien plus central au débat mais non pas cité par S. Germain - qui m’a fait réviser mon impression initiale. Ce texte dit justement le sens de l’échec éprouvé par le romancier - Proust - à reproduire dans les mots les joies spirituelles que lui a procurées la peinture. ‘C’est ainsi que j’aurais dû écrire, dit-il... Il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.’ La ‘préciosité’ que j’ai attribuée à S. Germain ne traduirait-elle pas, dans sa méthode accumulative – c’est-à-dire maintenant, en mettant ‘couche sur couche’ des mots exprimant la lumière - le désir, comme chez Proust, d’ « émuler » le peintre ? A partir de son essai sur Vermeer, nous comprenons d’autant mieux pourquoi la lumière serait devenue désormais un thème central dans certains de ses romans, notamment L’Inaperçu.
A mon avis, pourtant, dans son livre sur Vermeer, S. Germain manque d’aller jusqu’au bout dans l’analyse de la lumière. Un aspect qu’elle développe à peine – mais ce n’était pas peut-être son propos - est le thème de la perle, objet partout présent dans l’œuvre. A travers l’histoire des philosophies et des religions, la perle revient comme un symbole spirituel ; elle signifie être né de l’eau, de l’esprit. Elle est présente dans le taoïsme chinois, comme dans la Bible. Selon St Matthieu, c’est l’objet le plus précieux du monde, qu’il vaut seul la peine de posséder.
Dans la peinture de Vermeer la perle est sans doute un élément normal de la composition, un simple objet d’élégance féminine qui concentre la lumière et permet les jeux de lumière qui fascinent tellement le peintre. Mais de plus en plus, il me semble, elle prend une autre importance. Après les scènes de séduction de la première partie de la carrière du peintre, celui-ci progresse plutôt dans la deuxième partie vers une lumière de l’intériorité, symbolisée par les perles. Cette importance symbolique n’est nulle part plus évidente pour moi que dans La Peseuse de perles, dont le sujet évoque la Vierge, et deuxièmement dans la peinture probablement la plus connue de Vermeer, La Jeune fille au turban (titre utilisé dans le texte), intitulée en anglais La Jeune fille à la boucle de perle (The Girl with the Pearl Earring).
*
Avec cette peinture je passe à mon troisième romancier, anglo-américain cette fois, et connu surtout pour son roman au même titre, adapté en film : c’est Tracy Chevalier. La Jeune fille au turban est la seule peinture, à part La Tête de jeune fille, qui se consacre à la seule représentation du visage de son sujet : son modèle n’est pas occupé à une tâche, comme le sont la plupart de ses sujets féminins. Par sa beauté, sa monumentalité, elle peut être comparée à La Joconde de Léonard de Vinci, sauf qu’ici le regard ne suit pas le spectateur ; il est fixé sur, dans le regard du peintre. Ses lèvres sont légèrement entr’ouvertes, comme c’est souvent le cas dans des représentations de figures en extase religieuse ou en apothéose d’amour.
28
Quel est le rapport du peintre avec son modèle ? Qu’est-ce que celui-là veut nous communiquer ? Malheureusement, il n’y a presque pas de documents personnels sur Vermeer pour nous éclairer là-dessus. Seuls des documents historiques transmettent des faits réels sur sa vie et sur son époque. Un sujet qui était très en l’air à l’époque en Hollande, sans doute par souci de mœurs sociales, était celui de la servante vertueuse, celle-ci en réalité souvent abusée, mal traitée par ses maîtres, comme nous pouvons le voir dans certaines scènes de séduction de Vermeer.
Ici, il s’agit de toute autre chose. La Jeune fille au turban est une représentation de la femme idéalisée ; elle incarne à la fois l’innocence, la beauté, le mystère féminin. On ne voit même pas que c’est une servante. C’est la fascination du peintre pour son modèle et réciproquement du modèle pour le peintre, et l’intimité profonde qui se développe entre eux, qui est tout le sujet du roman de T. Chevalier.
Or, le modèle de Vermeer était-ce bien une servante ? Je vois tellement cette peinture à travers l’imagination romanesque de T. Chevalier que je falsifie peut-être les faits réels. Il est clair, pourtant, d’après les notes en fin de roman, que T.Chevalier avait consulté bien des œuvres de spécialistes sur Vermeer pour composer son roman.
Que vous dire en conclusion ? Jusqu’à ma lecture de ce roman, je voyais plutôt T. Chevalier comme appartenant au genre de romancier dit ‘populaire’. En lisant The Girl with the Pearl Earring, je la vois comme une véritable artiste. Elle a écrit un joyau de roman, imprégné d’une atmosphère lumineuse, qui fait vivre le peintre et son époque. L’auteur s’est tellement identifiée à son sujet, mais en y laissant jouer sa propre imagination créatrice, qu’elle rend plus vivante pour nous la peinture, nous permet d’entrer plus profondément dedans. Est-ce qu’on peut demander plus à un artiste : à travers une émulation créatrice, ouvrir les yeux de l’esprit pour que le voile se déchire ?
Ecoutons pour terminer cette belle réflexion de François Mauriac au sujet d’ une exposition sur Vermeer (et Le Nain et Chardin) à l’Orangerie en 1966, réflexion qui rappelle celle de Proust citée plus tôt, mais plus belle encore, me semble-t-il, tant elle émane directement du cœur de l’écrivain et abolit la distance entre nous. Pour l’écrivain approchant de la fin de sa carrière, assailli de plus en plus souvent par le ‘A quoi bon ?’ qui étouffe le courant créateur, ne dit-elle pas, à l’inverse pour ainsi dire, le sens qu’il n’avait cessé de donner pendant toute sa vie d’écrivain à l’art, à la création littéraire :
Il suffit d’un rayon arrêté à jamais à une certaine heure du jour sur une écuelle ou sur la main d’une servante, pour que nous ressentions désespérément le néant de notre propre vie.
Margaret Parry Helm, Angleterre
29
Un dîner décadent (Herman Koch)
Herman Koch est né en 1953. Il est très connu en Hollande pour ses émissions de télévision satiristes et pour ses chroniques dans la presse, il est également un auteur renommé de sept recueils de nouvelles et huit romans, marqués d'une ironie grinçante. La gloire et la reconnaissance lui viennent avec Le dîner, élu livre de l'année aux Pays-Bas. Traduit en vingt-et-une langues, Le dîner est son premier roman à paraître en France. Le livre a généralement été très bien reçu. En Europe, le livre se vend à plus d'un million d'exemplaires.
Alliance détonante d'une comédie de mœurs à l'humour ravageur et d'un roman noir à la tension implacable, Le dîner dresse le portrait de notre société en pleine crise morale.
Le roman pourrait facilement être adapté en pièce du théâtre car il y a unité du lieu, de temps et d’action. L’histoire se déroule dans un endroit, un restaurant, pendant les trois heures que prend le diner. Toute l’action est concentrée autour d’un accident qui a réuni les deux familles pour discuter de l’avenir de leurs enfants.
D'un ton léger et plaisant, Herman Koch nous invite à la table d'un restaurant branché d’Amsterdam où deux frères et leurs épouses ont rendez-vous. Le frère aîné est professeur en disponibilité, le cadet est pressenti pour être le prochain premier ministre du pays. Les deux sont mariés et ont des enfants. Paul, ex-professeur d’Histoire, et sa femme Claire ont un fils Michel. Serge Lohman et Babette, homme politique célèbre et son épouse, ont trois enfants, dont l’un est un garçon, adopté, originaire du Burkina Faso.
Le restaurant où se passe l’action est ce genre d’établissement où il faut réserver trois mois à l’avance pour avoir une table, où tout est hors de prix bien que les assiettes arrivent presque vides, où le service n’en finit pas parce que le serveur détaille l’origine de chaque ingrédient, bref le genre d’endroit qui agace copieusement le narrateur, Paul, un marginal cynique. En plus, il est jaloux de son frère, en passe de devenir le premier ministre du pays. Il le croit paysan, rustre,22 plouc borné, être primitif avec des habitudes bestiales de mastiquer mécaniquement ses repas aussitôt qu’ils sont servis, « cet
abruti si prompt à s’ennuyer, dont les yeux s’égarent dès que le sujet ne le concerne pas directement ».23Tout l’irrite chez son frère : son air BCBG, sa prétention d’être un fin connaisseur de vins et de haute cuisine, son arrogance et sa vanité. Sans compter que son frère se fait toujours attendre, que toute l’attention lui est accordée dans n’importe quel endroit où il se présente et qu’il veut toujours gérer la conversation. Bref, ce que Paul appelle « un spectacle », un spectacle dont il n’a pas envie ce soir.24D’après cette description, il est évident que les deux frères et leurs épouses se retrouvent
22 23 24
Herman Koch, Le diner, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Ibid., p. 125.
Ibid., p. 13

Paris, Belfond, 2009, p. 72
30
ensemble sans plaisir. En plus, Babette, la femme de Serge arrive avec des lunettes foncées, avec des yeux rouges, suite à une crise de larmes en voiture. En les voyant en cet état, Paul, le narrateur, se rappelle Léon Tolstoï qui affirmait que les familles malheureuses le sont chacune à sa façon. Il aurait préféré que Serge et Babette aient une violente dispute totalement incontrôlée et arrêtent de prétendre représenter le bonheur familial.
Ça sent la comédie piquante, le règlement de comptes en huis clos. D’autant plus que Herman Koch invite dans un premier temps le lecteur à rire de ces gens, pathétiques dans leurs rituels, mais bientôt, le rire se dissipe pour laisser place à l’étonnement, l’incrédulité puis à l’inquiétude.
La composition du roman est significative pour la compréhension de l’intrigue. Le roman est
divisé en cinq sections narratives nommées d'après les plats d'un dîner, « Apéritif », « Entrée », « Plat », « Dessert » et « Digestif », suivies d'un épilogue intitulé « Pourboire ».
Le dîner s’ouvre par une flûte de champagne rosé qui est suivie d’une entrée qui se déguste effectivement comme une amusante étude de mœurs. Le maître d'hôtel s'affaire. Son auriculaire fait un bond au-dessus de l’assiette de Claire pour indiquer deux minuscules morceaux de viande marinée dans l’huile de Sardaigne, le même auriculaire flotte vers l’assiette de Paul et s’arrête à quelques centimètres de son plat ce que Paul considère comme une violation de son espace privé. Il se contient de repousser cet auriculaire qui le fascine et le dégoûte à la fois.
On se met à manger et la conversation glisse vers le dernier film de Woody Allen et Serge, pour être dans le vent, le déclare un chef-d’œuvre, sans s’arrêter de mastiquer et d’avaler sa nourriture. Puis on passe aux vacances en Dordogne, endroit préféré de plusieurs Néerlandais bien aisés, qui croient y vivre comme « Dieu en France ». Serge et Babette ont une maison en Dordogne où ils vont chaque année avec leurs enfants. Ils font partie de ces Néerlandais qui trouvent « extraordinaire » tout ce qui est français : les croissants, les fromages, les voitures, en passant par la chanson française et les films français. En même temps, ils ne remarquent pas que la population française locale ne supportent plus les Néerlandais car ils ont complètement perverti le marché de l’immobilier et on doit maintenant payer des montants astronomiques même pour des ruines. En plus, d’après Paul, les
Néerlandais en France « jouent à la France »,25 sans jamais abandonner leurs habitudes néerlandaises.
Petit à petit, la conversation commence à perdre le fil et la consommation des entrées finit dans un silence tendu suivi du départ des deux femmes, Babette étant en larmes.
Le plat principal arrive en l’absence des épouses mais Serge ne peut pas contenir sa faim et se met à manger son tournedos tout seul. La tension monte, la narration commence à ressembler à une fiction de roman noir et les flashbacks de Paul révèlent son secret bien préservé dans la famille. Son exposé paraît
25
Ibid., p. 87.
31
de plus en plus étrange et singulier. Tout d’abord, on remarque son obsession de l’aspect physiologique des gens qui l’entourent: il ne peut pas détourner ses yeux des mouvements de l’auriculaire du serveur et des mâchoires de Serge mastiquant la viande. En plus, il trouve que le monde est plein d’odeurs nauséabondes qui émanent d’ individus qu’ils détestent. Les bruits du restaurant le rendent fou : « une aiguë présence des autres »,26 du brouhaha des voix, le cliquetis des couverts sur les assiettes de la trentaine d’autres tables l’agacent. Les sourires de ses convives se transforment en « rictus » dans sa conscience maladive. Il est englouti par la haine: il déteste son frère et sa progéniture, il déteste les serveurs du restaurant habillés de tabliers noirs, il déteste les clients qui accordent trop d’attention à leur table à cause de son frère en ascension politique, il déteste ses ex-collègues, ses voisins. La rage gère sa vie, la rage qu’il arrive à ménager pendant le dîner mais qui, entre-temps, le pousse à imaginer
planter le poing dans le visage de son frère ou du garçon qui sert leur table, à voir le sang couler de leur nez cassé et leurs dents brisées et d’en éprouver une vague satisfaction. Les pensées dérangées de Paul, aménagées en série de flashbacks, soulèvent le rideau de son secret. Il a dû abandonner son poste du professeur d’Histoire au collège après avoir dit à ses élèvés que les victimes des nazis « n’étaient pas forcement des victimes innocentes », et que « si ces personnes étaient des victimes, elle en étaient elles-mêmes responsables »,27 responsables d’être au mauvais endroit, au mauvais moment, d’être faibles. Sur la recommandation du proviseur, il doit suivre un traitement médical pour ménager sa rage mais, après avoir pris des calmants et des antidépresseurs, il s’y est refusé car, à son avis, les drogues changent sa personnalité. Plusieurs accidents se suivent. Un jour, il s’empare d’une casserole brûlante pour attaquer son frère qui a dérangé son dîner avec Michel par sa visite imprévue. Un autre jour, il casse le nez du proviseur du collège où son fils fait ses études parce que son ex-collègue désapprouve l’essai écrit par Michel où ce dernier propose de faire justice soi-même contre les criminels et les déclassés. Paul terrorise le voisin chez qui Michel et ses amis vont écouter de la musique. Il s’en tire à cause de sa maladie et cela l’arrange parfaitement. On vit dans une société libre et Paul proclame le droit d’être soi-même, « le droit d’être un salaud »28.
Herman Koch met son lecteur devant le dilemme de Rodion Raskolnikov, personnage principal de Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski : « Suis-je une créature tremblante ou ai-je le droit ? »
Pour les Pays-Bas, cette question est très sensible. D’un côté, la société est tolérante envers toute extravagance possible, y inclus les drogués, , les transgenres, sans abris, etc., d’un autre côté, le parti d’extrême droite, PVV, le Parti de la liberté, va croissant dans l’un des pays les plus libéraux de l’Europe. Dans ce contexte, les questions se posent sur les limites de la liberté personnelle, sur la tolérance sociale et le règne de la loi.
Paul se voit une créature supérieure qui peut décider de punir ou de faire grâce. Son fils Michel
26 27 28
Ibid., p. 71. Ibid., p 214. Ibid., p. 100.
32
hérite de sa maladie psychique et Paul se réjouit de voir que son fils est « un prédateur »29 et pas une victime. Et puis un accident arrive, accident perpétré dans une vidéo mise sur Youtube où deux adolescents attaquent et tuent une femme sans abri qui dort dans son sac de couchage dans le local d’un distributeur. Un meurtre horrible, inexplicable. En plus, les jeunes prennent du plaisir à cet acte d’une violence inouïe, ils sont presque pliés en deux de rire en assassinant cette pauvre femme sans défense. Ils filment leur crime et même reviennen pour regarder le cadavre de la femme brûlée vive.
Pour l’instant seul les parents, Paul et Claire, Serge et Babette, ont reconnu sur la vidéo leurs ados, âgés de quinze ans, Michel et Rick. C’est pour discuter de cet accident tragique qu’ils se retrouvent au restaurant. Le temps d’un dîner, deux familles vont sceller leur sort lorsqu'on apprend, entre le dessert et
le fromage, la vérité immonde sur les rejetons des deux couples. Un café, un digestif, l'addition. Reste la question : jusqu'où iront-ils pour préserver leurs enfants ?
Les autorités recherchent les coupables, et le futur premier ministre envisage de renoncer à sa carrière pour dénoncer les enfants et faire face à ses responsabilités de père. En même temps, dans son for intérieur, il espère que la conférence de presse organisée avec succès lui permettra de sauver sa carrière politique. Mais son frère Paul ne l’entend pas de cette oreille. Sa femme Claire et lui iront jusqu'au bout pour protéger leur fils, leur petit chéri qui n’a rien fait de mal, qui a réagi d’une façon impulsive mais naturelle à une clocharde à l’odeur fétide couchée dans un endroit public. Babette s’y joint. Tous les trois parlent de la « spontanéité » et de « l’innocence d’enfants »30 qui ont provoqué la réaction de deux adolescents. Ils croient qu’il serait injuste de leur prendre leur jeunesse pour la seule et unique raison que, selon nos normes adultes, c’est un crime que l’on doit expier toute sa vie. Ils n’y voient pas de meurtre mais un accident, « un malheureux concours de circonstances »31. Et puis, cette sans-abris, n’était-elle pas coupable elle-même de puer, de se soûler, d’être mal habillée ?
Herman Koch se met alors à découper au scalpel les attitudes parentales complaisantes et leurs sales petits arrangements. Le lecteur assiste impuissant à un déballage de faits et gestes révoltants, le malaise s’installe et va grandissant jusqu’à la fin du roman. Au fur et à mesure des révélations du narrateur, on essaie vainement de se mettre à sa place pour comprendre et analyser cette société décrite
par Herman Koch, grinçante, irresponsable, complètement amorale. Glauque et dérangeant, le dénouement du roman nous laisse avec une poignée de questions sur la parenté et la responsabilité; sur la morale et le conformisme.
Le style du roman, parfois sobre et réservé, parfois subversif et cynique, se charge, en même temps, d’une intensité dramatique explosive. Herman Koch a réussi une intrigue véhémente, en présentant Serge, politicien arriviste face à un frère, professeur, Paul (donc de gauche), comme on s’y attendrait, puis inversant progressivement les rôles de la méchanceté. L’atmosphère de décadence
29
Ibid., p. 145.
30 31
Ibid., p. 301 Ibid., p. 283.
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est créée par le décalage entre l’ambiance guindée dans laquelle baignent les clients du rbn ;:::kl, restaurant chic et les horreurs perpétrées par leurs rejetons. La décadence est aussi dans la réaction des parents bien aisés aux crimes de leurs enfants, dans leurs efforts à préserver l’avenir radieux de leur progéniture à n’importe quel prix. Et quelle ironie : les adolescents restent impunis mais Serge Logman perd ses élections à cause de son visage abîmé et la barbe qu’il doit faire pousser pour cacher les cicatrices lassées par Claire qui l’a attaqué avec un verre cassé afin de l’arrêter d’aller révéler le crime de leurs enfants à la conférence de presse. Les électeurs n’aiment pas ces changements et sa popularité commence à chuter d’une façon spectaculaire.
En guise de conclusion, on pourrait affirmer que le roman de Herman Koch a apporté un renouveau dans la littérature européenne d’anticipation sociale. 
Nina Nazarovo (Irlande)
Poèmes
MOI, ANNE FRANK
Je vois comme dans un éclair
J’ai vu tout d’un coup et j’ai lu
pourquoi la vie m’a-t-elle élue
et pourquoi à chaque instant
la mort nous attend-elle
sans aucune trace
sans aucune face?
C’est pourquoi j’ai écrit
sur l’homme qui est
si grand d’esprit et si petit d’actes
Pourquoi sommes-nous si éloignés les uns des autres
est-
il interdit d’être un être d’annuler le don suprême
de notre Créateur
la liberté de respirer et d’aimer?
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La terreur pour la seule raison d’être né juif coupable d’être vivant
de respirer l’air saint de l’esprit
Toi, toi, tu vas être puni
d’un si grave péché
d’être né pour aimer.

Pour sauver sa vie
Anne se personnifie
elle devient toi
elle écrit à une amie
pour s’évader d’un cercle
et pour tuer le temps
aux temps du mépris
qui a envahi la vie.
En ce temps que le vide grandit
en couvrant tout l’Annexe même les moindres choses même les instants les plus intimes.
L’inexpugnable
le cercle le plus étroit et le plus dur impossible de le franchir
c’est le cercle de la famille.
Sa mère n’est pas la mère
et Anne, elle-même, va remplir ce rôle.
Son Père préfère sa sœur Margot
et tout ce qu’elle demande
c’est l’Amour du Père
non pas pour son enfant
mais pour
Anne telle qu’elle est. Pour franchir ce cercle
il n’y a qu’une voie d’entendre ta voix
d’écouter le silence
et d’écrire sans intermittences.

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La terreur et la peur terrible c’est de ne pas donner expression au personnage qui attend
sur la page blanche
de nidifier sur l’espace vide où il est impossible de protéger la pudeur et l’intimité. Comme Jésus sur la Croix Anne se sent moins que rien quittée et abandonnée.
Il lui arrive de penser quelquefois que Dieu l’a mise à l’épreuve pour devenir ce qu’elle est sans paroles inutiles
afin de mieux se connaître.
C’est la raison pour qu’elle Anne se retrouve en Dieu
et l’équilibre lui revient:
Je te remercie, mon Dieu
de tout ce qui est Bon Aimable et Beau!
et
mon cœur jubile.
Le deuxième cercle c’est le temps qui coupe la vie en morceaux et en fragments Impossible de s’en évader
de passer sans le casser
et de s’empêcher de cueillir seulement les souvenirs d’un autrefois
comme d’une autre vie.

Le troisième et le dernier cercle c’est celui de la vie au grenier comme dans les nues perdue et suspendue
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en écoutant le silence comme un bruit qui nous agace.
Anne prophétise sa vie
et tout ce qu’elle a écrit
son œuvre épistolière
s’accomplit et devient éternelle.
Son trésor c’est le stylo en or
qu’elle a reçu comme cadeau
pour écrire sur la page blanche de son enfance dans la cellule cachée
où sa famille s’est enfermée
et à l’école où elle a présenté
son premier essai sur le bavardage. Comme dans la parabole des talents Anne n’a pas enterré son stylo.
Elle nous a laissé l’expression d’un trésor la trace d’une écriture
et l’histoire d’une vie
qui s’accomplit par la survie.

Dans un jardin, à Amsterdam
il y a une statuette d’une fillette qui a quitté sa cellule prisonnière libérée et sauvée, elle nous attend
et nous apprend l’alphabet de l’Amour Alpha et Omega de toujours.
George Simon (Roumanie)
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La brèche
Dans une vallée verte et profonde que deux parois rocheuses enfermaient vivait un poète obsédé de poésie.
La frange des crêtes sur l'or du soir, la géométrie des champs sur les pentes; la danse austère et figée des épicéas, les aigus et les graves d'un ruisseau dans les pierres ...
Sa terre était plus qu'un spectacle. Elle était une célébration.

Aussi, dès l'aube et jusqu'au soir, quelquefois très tard dans la nuit, il écrivait, sans se soucier de rien, ni de sa droite ni de sa gauche. Sa plume courait sur les pages, vive et sûre, sans jamais s'arrêter.
A peine prenait-il le temps de manger et de boire. Quelques heures de sommeil pour garder la forme et le vent de l'inspiration se remettait à souffler, tournant lui-même les pages de cette somme magistrale toute à la gloire de cet unique coin de terre.
Les années passaient fleurissant les pages blanches du chant intarissable de cette vallée secrète.
Quand il se redressa, un matin, ayant épuisé toutes les mines et puisé à toutes les sources du vallon, le dos meurtri, le poignet endolori, ses yeux, rougis par l'écriture, ne rencontrèrent que le mur gris et froid des rochers d'où lui était venue cette extraordinaire grâce d'écrire.
"Comment ... se dit-il vexé, ai-je pu trouver là, dans cette massive prison, le don de m'exprimer?"
Et il maudit Dieu de l'avoir ainsi claquemuré.
Indigné, le Créateur saisit sa hache et, d'un coup bien appliqué, il fendit la montagne. - Voilà, lui dit-Il, le monde est à tes pieds! Et si tu fais marche arrière, à tes trousses!

Mais toute cette lumière crue déversée à la fois sur son ouvrage en décolora du même coup sa singularité.
Marie-José Knight-Piguet ( Angleterre)
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Rencontres et publications Chez Mauriac à Malagar: Claude Froidmont, avril 2016.
Il est des rencontres improbables, inattendues, qui font rêver tant elles semblent providentielles comme calculées à l’avance par le destin.
Ainsi, l’ouvrage Chez Mauriac à Malagar, écrit par Claude Froidmont paru en avril 2016, nous relate l’expérience inespérée que l’auteur a vécue il y a une trentaine d’années à la fin des années 80. Jeune étudiant belge venu à Paris pour rédiger un DEA sur Le Mystère Frontenac, il se retrouve à l’Université de Bordeaux, puis logé dans la maison de Mauriac lui-même à Malagar, hôte solitaire de ce haut lieu de mémoire fréquenté par deux guides éphémères qu’il va bientôt remplacer.
Maître de céans, il est cependant démuni de tout, loin des commerces, vivant d’une maigre bourse, sans services, ni transport, il vit dans des conditions monacales adoucies toutefois par la sollicitude bienveillante du couple de gardiens de la propriété qui veillent sur le domaine. Bronson, le mari, lui voue une affection paternelle qu’il partage mais dont il n’abuse jamais. Chacun reste à sa place ne communiquant sans mesure que lorsqu’il s’agit du passé lié à Mauriac dont la mémoire du gardien regorge de souvenirs.
Ces conditions matérielles extérieures étant posées, on mesure combien cette solitude peuplée, acceptée, choisie, impliquait de renoncements, de détachement envers le monde extérieur. La recherche littéraire que l’étudiant se proposait de privilégier en ce lieu se transforme en quête philosophique voire spirituelle. Certes, il y a dans le couloir, sur les rayonnages, dans la bibliothèque, dans les tiroirs tous les livres imaginables, des trésors, dédicacés, annotés, des pages inconnues peut-être à publier... Un fonds de documentation très suffisant pour un DEA !
Mais il y découvre autre chose, c’est un lieu habité, où les objets vivent encore, n’ont pas changé de place. Le rôle de guide qu’il va devoir assumer le pousse à se les incorporer avec leur histoire pour les raconter comme s’ils étaient à lui. Simples objets inanimés ? Les meubles et les murs ont aussi leur langage. La nuit, il fait froid comme dans un tombeau, il faut une torche pour se déplacer, il n’y a que la radio. C’est la vie d’autrefois sans confort. Les ombres sont suspectes, le jeune homme choisit après hésitations la chambre où Gide, hôte célèbre de Mauriac pendant quelque temps en 1939, fut accueilli, occupant le lit, la table où il rédigea peut-être des pages de son Journal. Tout près, celle de Mauriac hantée par les fantômes du Nœud de Vipères, visitée par les événements du Bloc-Notes. Cette plongée dans le passé, cette vie en immersion finissent par opérer en lui une conversion, une fusion avec ces « grantsécrivains » dont les esprits imprègnent encore l’atmosphère et les objets.
Chargé de réveiller la maison endormie, d’en révéler le contenu aux visiteurs, de faire l’inventaire du trésor, il en devient l’inventeur comme un archéologue qui cherche à trouver derrière le palpable l’impalpable, à explorer l’inexplorable, à dire l’indicible. Sait-il bien encore qui il est lui-même ? Il s’interroge sur sa propre identité, sa propre vocation. Ce lieu où souffle l’esprit lui communique sa flamme. Il se met à l’œuvre... En voici l’aboutissement. Ce témoignage émouvant, sans complaisance personnelle, qui mêle avec art les temps et les lieux, écrit en une langue impeccable, souvent pleine d’humour se lit d’un seul trait. Il ne pouvait pas ne pas être écrit, cela aurait été un chaînon manquant dans l’histoire de Malagar.
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Cher Monsieur,
Je vous envoie le texte que je me propose de faire paraître dans notre prochain bulletin Intervoix du mois de décembre qui sera publié sur le site de notre association l’AEFM : Association Européenne François Mauriac, que vous pouvez trouver sur Internet avec ce titre ou à l’adresse
associationeuropeennefrancoismauriac.blogspot.com
Interpellée par l’article de J. Garcin Une jeunesse chez Mauriac paru dans un Obs récent, et plus encore par le titre de votre livre : Chez Mauriac à Malagar, je l’ai acheté et lu avec un très vif intérêt. Je n’ose dire « dévoré », mais c’est presque cela tellement sa publication tombe à pic dans les préoccupations de notre association dont, selon votre mot, je suis un peu un porte-plume : rédaction du bulletin et publication des actes.
En effet, née dans un groupe amical d’admirateurs français et anglais de François Mauriac des années 85, c’est en 1987 que l’Association prit forme et que son premier colloque François Mauriac, romancier de Malagar eut lieu au prieuré de Saint-Macaire du 27 au 30 août. 1987 à l’époque de la donation de la maison en présence de M. Cocula et de M. Fonferrier. Les participants eurent le plaisir de visiter la maison ainsi que les « terres » de F. Mauriac de Saint-Symphorien à Langon sous la conduite de Pierre Coudroy de Lille.
En 2017, nous allons fêter les 30 ans de notre Association qui au fil des années s’est ouverte à l’Europe tout en conservant comme guide l’esprit tutélaire de Mauriac avec référence à son œuvre et toujours, au moins, une communication sur celle-ci... Début juillet, s’est tenu à Amsterdam notre dernier mini-colloque de découverte de cette ville. Nous pensons retourner à nos sources à Bordeaux pour le colloque anniversaire de 2017 qui sera consacré à Mauriac et aux grands moments de l’AEFM. Bien sûr, il faut tout organiser pour le séjour et le programme de ces 4 ou 5 jours futurs. Accueillir un groupe de 30 à 40 personnes, voire plus, pendant la période estivale à un prix convenable suppose recherches. Vous connaître et vous inviter serait, je pense, un grand plaisir pour nous tous.
Si vous trouvez des éléments à modifier dans la page que j’ai consacrée à votre livre, n’hésitez pas à m’en informer. En espérant une réponse de votre part, recevez, je vous prie, mes remerciements.
Françoise Hanus
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Avec l’Ukraine et la France dans le cœur,
Il publie, en plusieurs langues, des articles, dans les domaines de la littérature, de la
traduction, des arts... Voici l’
Index biobibliographique de Taras Ivassioutine.
L`Index comprend la bibliographie chronologique des œuvres de Taras Ivassioutine, - enseignant-chercheur, romaniste, critique littéraire, théoricien de la traduction, directeur du département de langues modernes et de traduction de la faculté d`histoire, de sciences politiques et de relations internationales de l`Université nationale de Tchernivtsi Youri Fedkovitch.
L`édition se compose de deux chapitres, rédigés selon le principe alphabétique et chronologique. Ce dernier s`étend sur les années 1965-2015. Les matériaux comprennent avant tout les œuvres de l’universitaire dans les domaines tels que la linguistique, la critique littéraire, la littérature comparée, la théorie de la traduction...
Le premier chapitre intitulé “Œuvres de T.Ivassioutine” se compose de cinq parties. Il réunit, entre autres, des articles consacrés à l’histoire de la réception de l’œuvre de Molière en Ukraine mettant l’accent sur une problématique de traductologie, ainsi que sur les voies de l’émergence des pièces de Molière dans les champs littéraire et culturel en Ukraine, grâce à la médiation de la Pologne et de la Russie. Ainsi une attention toute particulière est-elle portée sur l’histoire et la situation du théâtre ukrainien des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Taras Ivassioutine montre ensuite les interprétations critiques de l’œuvre du célèbre dramaturge français entreprises par les écrivains ukrainiens H. Kvitka-Osnovianenko, I. Karpenko-Karyï, M. Kropyvnytskyï, B.Grintchenko, Ivan Franko, Lessia Oukraïnka, pour ne citer que les plus connus. De nombreux travaux de T. Ivassioutine sont consacrés à des études littéraires comparées d’œuvres d’écrivains ukrainiens, européens et, en particulier, français du XXe siècle (F. Mauriac, J.-P. Sartre, J. Anouilh, A. Makine, P. Michon, R. Gary, A. Wiazemsky, J.M.G. Le Clézio, P. Modiano).
Quelques articles de Taras Ivassioutine examinent les liens culturels et historiques qu’ont entretenus la France et l’Ukraine, analysent l’activité artistique et littéraire de certains Ukrainiens qui ont vécu en France (I. Némirovsky, O. Arkhypenko, V. Vynnytchenko) et étudient les phénomènes de multiculturalisme en Bucovine, passés par le filtre des œuvres d’écrivains bucoviniens dont la renommée et l’aura sont devenues mondiales ( P. Celan, G. von Rezzori, etc.). Le savant a aussi relevé les traces des ressortissants de Tchernivtsi et de la Bucovine en France, et en particulier à Paris.
A côté de ses préoccupations scientifiques, Taras Ivassioutine a vécu des expériences humaines qu’il fait partager dans ses notes de voyage. Il y évoque les rencontres mémorables qu’il a eues avec des personnalités qui ont été des phares de l’art du XXe siècle, et en particulier celle avec Marc Chagall.
Enfin, l’Index contient différents articles parus dans la presse ukrainienne ainsi que dans l’Intervoix Bulletin de l’Association Européenne François Mauriac dont l’auteur est membre
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depuis vingt ans.
Le deuxième chapitre s`intitule “ Mentions concernant l`activité scientifique de
T.Ivassioutine”. Un chapitre à part réunit “Les matériaux des réseaux Internet”. L`Index est accompagné d`une liste nominative.
Au cours de la rédaction de l`Index furent utilisés: archives personnelles de l`auteur, matériaux du département de langues modernes et de traduction de la faculté d`histoire, de sciences politiques et de relations internationales, catalogues et fichiers de la bibliothèque scientifique de l`Université nationale de Tchernivtsi Youri Fedkovitch ainsi que ressources des réseaux Internet. Notons cependant, que plusieurs publications de T.Ivassioutine ont été perdues,
d’autres ont paru dans les éditions étrangères et n`ont pas été incluses dans l`Index.
En complément de cette édition la préface d`O.Ivassiouk intitulée “Avec l`Ukraine et la France dans le cœur”, des photos, des autographes des savants, artistes, écrivains universellement connus, brefs articles-essais de T.Ivassioutine lui-même, permettent d`ouvrir sur le monde mystérieux de l`auteur et la sphère de ses intérêts.
Traduction assurée par Nina Nazarova
Suggestion de lecture
En prévision du colloque de Bordeaux, mais bien au-delà....
Naïm Kattan, Adieu Babylone. Mémoires d’un Juif d’Irak. Préface de Michel Tournier, Paris, Albin
Michel, 2003.
Naïm Kattan est un écrivain migrant du Québec francophone: né à Bagdad d’une famille juive, il y a passé son adolescence pour aller ensuite terminer ses études à Paris et s’établir définitivement à Montréal, où il a commencé sa carrière d’intellectuel et d’écrivain. Après avoir collaboré comme critique littéraire à plusieurs journaux et revues francophones, il écrit des essais et des nouvelles qui le signalent à l’intérieur du monde culturel québécois et en 1975 il publie le premier volume d’une trilogie romanesque autobiographique, Adieu Babylone (Montréal, Ed. La Presse), qui en 2003 a été réédité en France par Albin Michel, avec le sous-titre « Mémoires d’un Juif d’Irak » et une préface de Michel Tournier. Cette trilogie raconte l’itinéraire matériel mais aussi personnel et intime d’un personnage/narrateur qui, par le biais de l’écriture littéraire, vit en séquence chronologique l’expérience nomade de l’écrivain lui-même, liée à trois villes différentes : Adieu Babylone est l’adolescence vécue dans l’univers oriental de Bagdad ; Les fruits arrachés(1977), c’est la jeunesse dans le monde culturel de Paris et d’autres villes européennes ; La fiancée promise (1983) est l’enracinement définitif dans la ville de Montréal. Adieu Babylone est donc la première étape d’un parcours à rebours de l’auteur dans sa propre histoire ayant le but, probablement, de comprendre le cheminement d’un homme qui a fait de la condition migrante un mode de vie. Ce roman raconte l’existence du protagoniste/narrateur à Bagdad, l’éveil de sa vie intellectuelle, sa découverte et son admiration
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passionnée pour la littérature française mais aussi son amour pour la littérature arabe et irakienne en particulier, sa curiosité pour la vie sociale et culturelle du monde occidental, continuellement comparée à celle de la société où il vit.
On peut lire le roman selon de nombreux points de vue, suivant les différentes thématiques qu’il aborde : l’Histoire et la guerre qui a déclenché le « Farhoud », à savoir la nuit où les Juifs furent massacrés par ces mêmes arabes avec qui, avant, ils cohabitaient pacifiquement ; la vie sociale organisée autour des appartenances religieuses et par conséquent l’enracinement dans une identité qu’on essaie de préserver à tout prix ; le style de vie et les habitudes des différentes ethnies ; l’identité d’une ville multiculturelle qui de lieu de partage se transforme en lieu de contradictions et de violence ; les problèmes linguistiques qui voient l’arabe prévaloir sur les autres langues non sans une retombée difficile sur les relations sociales , et ainsi de suite. Mais à côté de cette plongée dans un monde oriental que, surtout à l’époque où le livre a été publié pour la première fois, presque personne ne connaissait, le lecteur saisit dès le début la valeur du parcours de formation du protagoniste, son initiation à la vie sociale et culturelle de Bagdad et surtout ses tentatives (et son espoir) d’arriver à une dimension transculturelle de l’existence où ses différentes racines, juive et arabe, arrivent à s’imbriquer et à devenir source d’enrichissement personnel . Or dans le roman, la formation de sa personnalité se construit d’abord sur une constante opposition entre passé et présent : l’adolescent qui pendant les années 40 du siècle dernier connaît le massacre des Juifs, la violence et la haine, l’explosion du nationalisme arabe et la détérioration des rapports sociaux, avait d’abord connu une ville où la cohabitation pacifique était possible et le voisinage avec les autres était non seulement une nécessité, mais surtout une source de connaissance et de richesse essentielles. C’est ainsi qu’ avant la guerre, il avait considéré et vécu les différences entre les groupes sociaux comme une dimension positive de la cohabitation : sa famille habitait dans le quartier juif mais elle participait aussi aux fêtes et aux manifestations même religieuses des autres quartiers, en respectant toujours les normes imposées par les ethnies qui y vivaient ; et encore, la collaboration dans le monde du travail entre Juifs, Musulmans et Chrétiens était tout à fait respectueuse de la diversité et attentive à la valorisation des différentes compétences , etc... Mais cette rencontre qui, avant, était source de respect réciproque se transforme en idéal, presque en utopie, avec l’arrivée de la guerre et de l’occupation allemande et anglaise car elle devient occasion d’opposition et de contrastes, la connaissance des autres servant à souligner les différences et par là à imposer la primauté d’une ethnie sur l’autre. Toutefois, le jeune protagoniste se révolte contre cette attitude qui l’oblige à juger la diversité comme une dimension conflictuelle permanente et essaie de continuer à cultiver son idéal qui consiste à conjuguer de façon féconde sa double appartenance, irakienne et juive, ayant devant lui l’exemple du fonctionnaire assyrien de la Légation de France qui « avait réussi la difficile union entre ses origines et son pays d’adoption et[...] incarnait à mes yeux les grandes idées de la France » (p.299). Mais au fur et à mesure que le temps passe, toutes ses démarches visant ce but échouent : même sa décision de fréquenter une école musulmane pour mieux connaître la littérature irakienne lui pose beaucoup de problèmes car il se rend compte que ses racines juives sont une occasion de distance et de divergence avec les autres étudiants et aussi avec les professeurs.
Deuxièmement, et c’est là l’autre expérience qui contribue à construire sa personnalité, il connaît la littérature française qui ouvre son esprit à un monde occidental inconnu, à ses
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habitudes, à ses mœurs, à son style de vie et petit à petit naît en lui la passion pour l’écriture : il devient un journaliste qui écrit en arabe et ce sera donc à travers ses critiques littéraires qu’il pourra réaliser son idéal, l’écriture lui permettant de partager avec les lecteurs son amour pour les auteurs irakiens et français en les faisant dialoguer , et en même temps de mieux imbriquer ses cultures originaires.
Mais la situation politique et sociale empire et son désir de partir pour mieux connaître la culture française devient de plus en plus fort : il réussira à obtenir une bourse pour terminer ses études en Sorbonne, où il espère pouvoir continuer à cultiver son idéal. Le départ du jeune protagoniste est donc marqué par la conscience d’une identité personnelle juive et irakienne que la vie à Bagdad lui a donnée, caractérisée toutefois par tant de fractures entre les deux cultures qu’il espère recomposer à travers la rencontre avec la ville et la société parisiennes.
Ce roman , qui jouit d’une prose simple mais bien efficace, nous plonge dans un des problèmes les plus dramatiques de notre siècle et dans une thématique que la littérature a toujours présentée sous ses différentes facettes : l’exil, l’émigration, la possibilité d’une cohabitation pacifique entre les peuples sont des sujets qui nous touchent de près aujourd’hui mais qui ont marqué l’histoire de l’Europe et par conséquent les œuvres littéraires de toute époque. Il s’insère donc dans la lignée de ces textes qui proposent une réflexion et un ou plusieurs points de vue sur une réalité compliquée et problématique ; ce qui le distingue toutefois, à mon avis, est le fait que l’auteur ne cache rien des difficultés liées aux relations entre les peuples et les cultures : le dialogue est toujours difficile, l’intégration n’est pas une véritable solution et les questions soulevées restent ouvertes, alimentées seulement par le désir de pouvoir trouver une réponse un jour ou l’autre. Toutefois, le but d’une œuvre littéraire qui cherche à transformer en imaginaire un événement réel ne consiste pas à donner des solutions, mais à élucider les problèmes, personnels et sociaux, qu’il provoque, à faire réfléchir le lecteur, à lui proposer des suggestions qui ne sont jamais des réponses définitives. Et c’est là, a mon avis , le véritable intérêt de ce texte : à côté de sa valeur littéraire indiscutable, l’attitude du protagoniste nous montre qu’ au-delà (ou peut être grâce à) de toutes les difficultés dont il nous parle, le désir de ne rien perdre de ses racines est le point de départ essentiel pour se construire une identité qui n’est jamais fixée car elle se réalise et se transforme à l’aide de tant de rencontres et de relations dialogiques tout le long de la vie. D’ailleurs, Kattan nous montre que cette quête d’identité perpétuelle de ses personnages, qui ne font qu’incarner la quête de l’auteur lui-même, est inscrite dans la nature de tout homme et ce n’est qu’en la cultivant avec ténacité et surtout avec vérité qu’on peut essayer de la réaliser : la rencontre avec la différence , avec l’autre devient alors possibilité de dialogue et donc de richesse réciproque, comme nous le témoignent non seulement la vie et l’œuvre littéraire de Kattan mais aussi celles de beaucoup d’autres auteurs . De là vient un nouvel humanisme que la littérature se doit de proposer à tous : c’est pourquoi l’Adieu Babylone de ce roman n’est pas seulement l’adieu à un monde juif qui n’existe plus, mais se transforme en point de départ pour un dialogue continuel, bien que difficile, entre les hommes, et par là en modèle d’une vie que la violence des hommes a voulu effacer mais qu’on peut toujours reconstruire. Certes, c’est un engagement difficile mais c’est le défi de notre époque et la littérature doit y jouer son rôle et s’en faire le porte-parole.
Daniela Fabiani
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Publication d’Anne Hogenhuis
Anne Hogenhuys fait paraître un Récit biographique aux éditions ROD : ZINAÏDA OU LA LIBERTE.. Sous-titre: Sur les traces d'une pionnière. Ce fut une star au XXè siècle, poète et écrivain original, une personnalité anticonformiste, militante de la Révolution d'Octobre,scandaleuse dans ses mœurs et repliée à Paris où elle mourut en 1945.
Anne a rassemblé les éléments épars de cette biographie, comme elle sait si bien le faire pour satisfaire notre curiosité au sujet des "Russes à Paris"
Claude Hecham
Publication de Gaston Mauss (ancien membre de l’AEFM)
« Spiritualité d’Autoroute »
A notre retour d’Amsterdam, en ce début juillet 2016...5 heures d’autoroute étaient prévues par notre conducteur et notre GPS ; une circulation intense et des travaux nous ont fait opter pour un chemin plus fantaisiste nous faisant découvrir des routes tranquilles et des lieux sympathiques.
Le lendemain, nous trouvons dans notre boite aux lettres un ouvrage envoyé par Annick Mauss,
la fille de notre ami Gaston MAUSS, ancien membre de l’AEFM...l’ouvrage est
intitulé...
« Spiritualité d’Autoroute »paru en 2016...nous le découvrons avec grand Bonheur...à chaque page, une belle photo, Gaston aimait prendre des photos et a élaboré plusieurs dizaines de diaporamas d’art sacré dont un sur les vitraux de Chagall à la Cathédrale de Metz... dommage qu’il était trop fatigué pour nous en parler l’an passé. De nombreuses et belles photos donc et en face, un texte court mais de haute spiritualité mêlant à certaines pages des extraits bibliques...
Merci Gaston et Annick pour ce bel ouvrage arrivant à point nommé à notre retour d’Amsterdam pour nous rendre attentifs à la Spiritualité qui nous entoure où que nous soyons et dont nous avons tant besoin.
Marie - Cécile Schroeter
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Décès d’Elmy LANG
Elmy Lang nous a quittés le 2 Novembre 2016.
Cette amie allemande a publié de nombreux romans et poèmes aussi bien en allemand qu’en français.Très active au sein de l’AEFM depuis de nombreuses années, elle a participé à de nombreux colloques et voyages, en Roumanie, à Riga, à Pont-à -Mousson, à Paris, à Berlin, etc...
Son décès a suscité de vives réactions parmi les membres de l’AEFM ;
Nous en publions deux :
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- Celle de Marie- Louise Scheidhauer :
« Chers amis, Comme vous tous je suis attristée par la mort d'Elmy. J'ai beaucoup de souvenirs en commun avec elle et je pense surtout au petit texte qu'elle avait écrit et lu à Berlin et qui aujourd'hui sonne un peu comme son testament dont je ne livre ici que la traduction (moins percutante que la version en allemand) dont nous apprécierons l'énergie de vie:
Il faut seulement du courage!
Quand entre vouloir et accomplir
Il y a des vallées et des montagnes
Saisis le travail le plus proche
Fais-le comme si c'était
La seule chose que tu doives faire
Ensuite comme allant de soi
Tout le reste suivra.
Il faut seulement avoir le courage de commencer! Commencer c'est déjà presque accomplir
Et comme allant de soi,
Tu mèneras le travail jusqu'à la fin.
Elmy Lang Berlin 2013
Merci Elmy! »
- Celle de Claude Hecham :

« En2012,ElmyLangavaitparticipéauxrencontresdes"RUSSESAPARIS";en2013,elle faisait sensation au colloque de Berlin;
Son intelligence brillante -elle était polyglotte- et son talent de poète m'avaient frappée; mais c'est en lisant ses poèmes que j'ai compris comment il faut "METTRE A L'ECOUTE LE COEUR". »

J'ai trouvé dans les recueils de poèmes d'Elmy ce texte qui nous rapproche d'elle au moment de sa mort :
A la fin de mes jours
Reste avec moi
Tintements de mes premiers jours Reste avec moi
Jusqu'à ce que ma maison terrestre Soit anéantie
Et que ma bouche devienne muette Et jusqu'à ce que
Se taise le bruit
Et que la lumière
Eclaire l'obscurité
Ensuite possède-moi et
Enlève-moi
Dans ta mélodie

extrait de VIE MAUDITE BIEN AIMEE

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