Intervoix n°40

Éditorial 

«Tolérance, Espagne, traduction et errance culturelle, tous ces éléments ont suscité en moi une association d’idées qui tout naturellement ont convergé sur l’école de Tolède. » Je cite Bruno Capitanucci, qui dans le précédent numéro du bulletin, évoque la rencontre pacifique des cultures arabe, juive et chrétienne au XIIet XIIIsiècle, rencontre qui aujourd’hui encore éclaire le monde. Il profile la figure d’Averroès que Raphaël honore dans le grand tableau intitulé L’école d’Athènes qui se trouve au Musée du Vatican. Puisse cette noble figure présider à notre colloque de Madrid. 
Et ce vœu a quelque chance de se réaliser à la lecture des résumés des communications que le lecteur peut trouver dans ce bulletin sous le titre : « Errance et sens de l’être et de la lettre dans la littérature ». L’errance des participants au colloque, à travers les écrits littéraires si divers proposés, leurs rencontres aux croisements des chemins qui sont aussi des carrefours propices au dialogue, leurs questions suscitées qui seront autant de nouvelles voies à explorer, autant d’ouvertures sur de nouvelles perspectives de recherche, pourraient répondre à l’appel si lointain et toujours perceptible des « intervoix » de Tolède. 
Il y a plus. Le problème de la traduction a déjà trouvé des solutions en ces temps médiévaux où les écrits arabes qui véhiculaient aussi bien des œuvres grecques que des traités scientifiques étaient traduits d’abord en bas latin puis en latin. Aujourd’hui les problèmes de traduction occupent notre association, lieu de rencontre de tant de langues, de tant de cultures différentes, même si le français est notre langue commune. Et des pages importantes du bulletin sont consacrées à une réflexion sur la « traduction », autre langue commune de l’Europe selon Umberto Eco déjà souvent cité. Dans notre association, il y a des traducteurs dont Angelo Canale Valastro, notre hôte. Et vous trouverez sous la rubrique « Pour une association européenne » un article de Daniela Fabiani sur son travail de traductrice de Roger Bichelberger et un autre de Galyna Dranenko sur les traductions de l’œuvre de François Mauriac en russe et en ukrainien, articles qui nous permettent de voir à quel point la traduction est une véritable interprétation de l’œuvre qui oblige à aller toujours plus profond dans la recherche du sens, travail que révèlent aussi les éditions successives de l’œuvre. Dans la même rubrique, Monique Grandjean rend compte d’un événement éditorial, inestimable pour la culture européenne. Des lumières allumées en ces temps quelquefois obscurs. Merci, à nos traducteurs. Nous relevons le défi lancé à l’Europe de créer une unité essentielle là où on parle de multiples langues, une unité simplement humaine. Les langues ne peuvent être obstacles là où les « Lumières » éclairent des deux côtés des frontières. 
Et puis il y a la place de la poésie. Avec ses « mots-épiphanies » qui manifestent des mondes nouveaux extérieurs que nos yeux n’avaient pas perçus ou intérieurs et qui ne nous avaient pas encore été révélés. Marie-Line Jacquet nous invite ainsi à revisiter l’Estonie et Mykyta Steshenko à une introspection. 
N’oublions pas les écrits de nos membres qui nous plongent dans les racines pour se déployer dans une histoire. Et acceptons de faire un petit détour par l’Histoire des pays dont nous sommes issus. Ce n’est pas inutile. 
Et maintenant : bon vent pour notre aventure madrilène ! 
Marie Louise Scheidhauer 

Espagne 
Madrid 2019
La quête du chevalier errant
La quête est une chanson interprétée par Jacques Brel en 1968. Elle est extraite de L’homme de la Mancha, adaptation  française de la comédie musicale américaine Man of La Mancha. 

Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs Brûler d'une possible fièvre Partir où personne ne part... Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs Brûler d'une possible fièvre Partir où personne ne part
Aimer jusqu'à la déchirure Aimer, même trop, même mal, Tenter, sans force et sans armure, D'atteindre l'inaccessible étoile Telle est ma quête, 
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos
Se damner
Pour l'or d'un mot d'amour
Je ne sais si je serai ce héros
Mais mon cœur serait tranquille
Et les villes s'éclabousseraient de bleu Parce qu'un malheureux
Brûle encore, bien qu'ayant tout brûlé Brûle encore, même trop, même mal Pour atteindre à s'en écarteler
Pour atteindre l'inaccessible étoile. 

Paroliers : Joe Darion / Mitchell Leigh
Paroles de La Quête © Sony/ATV Music Publishing LLC 


POÉSIE
Chants d’Estonie et d’ailleurs

Pour ceux qui ont vu et entendu, pour ceux qui n’ont ni vu ni entendu : cette belle évocation 

Écoute entends
Ici perdure encore
Le vent pur et salubre des forêts fourbues Doucement ployées vers la mer
Elles vont glisser se défaire 
Village entre forêts et mer Entre houles et sources Roseaux glissants et fûts Rêveur village suspendu Entre lunes et sables 
Effluves iodés et résines Roselières vert tendre Longs pans d’arbres soyeux Mousses phosphorescentes Capteuses de soleil perdu 
Une rivière à nénuphars Aspire aux clairs rivages Et le suc des tourbières Clapote entre les troncs jusqu’aux baies souveraines. 
Marie-Line Jacquet 

Nous avons fait la connaissance de Mykyta Steshenko à Tallinn. Il propose ces pages poétiques à notre méditation 

L'expression par l'introspection : la poésie d'Avétis Kazarian

Né d’un père artiste, A. Kazarian fut imprégné depuis son plus jeune âge d’une perception artistique du monde. Sa poésie ne sert aucune fin idéologique ou historique, elle est plutôt une expression spontanée de l’immatérialité de l’être. Extérieurement sombre mais jamais vraiment triste ou inquiétante, cette poésie ne se lit pas : elle s’écoute, elle se pense, elle se contemple, elle donne naissance au silence et à une existence qui n’est limitée ni par le temps ni par l’espace. Les textes inéditsprésentés ici ne comportent pas de titre, leur aspect narratif est manifestement trompeur car le « je » lyrique ne se trouve pas à l’endroit indiqué à la fin de chaque poème. Toute action décrite ici se passe en dehors du monde physique, elle relève de l’univers sensible dont les personnages meurent troublés par une vie, mais ils ne disparaissent jamais car dans l’univers des émotions l’anéantissement de l’être ne saurait exister. 
Reproduits avec l’autorisation de l’auteur. 
2015.04.06, Paris 

*** 
Sur les pans de la colline
Les yeux fermés à la verdure
Il regarde le vent semer la guerre
Il traîne le regard vers le trait blanc L’horizon qui gronde et brûle brillant 
Ce châtiment monte
Il vient à lui pour raconter
Sa poésie divine
Une éternité qui habite en lui Dans ce corps chassé par le temps 
Pierre pâlit
Il ne sait d’où apprendre la félicité Georges tend ses mains et tombe
Son ombre se brise et révèle les joyaux Les reines d’un palais lointain. 

Le rôle du regard est essentiel dans les poèmes d’Avétis Kazarian. Or, ce regard n’est pas un acte gratuit, dépourvu de sens : tout au contraire il est la faculté de l’être de percevoir le monde et de se percevoir, et ce, non pas avec ses sens physiques mais avec une vision intérieure, une vision subtile. Le monde qu’habite Georges n’est pas statique, chaque objet y est doté d’une vie propre. Et quand Georges meurt, la vie ne s’arrête pas car l’être continue de vivre dans la parole du poète qui l’a créé. En outre, il semble que chaque nouvelle apparition de ce personnage nous incite à y voir l’interminable pérégrination de l’homme dans un univers où les joies multiples ne sont pas à même d’étancher sa soif de liberté, la vie devient ainsi la cause de son accablement

***
Georges regardait. 
Parce que c'était sa seule fonction. 
Regarder la mer. 
Il n'y avait plus rien d'intéressant autour de lui. Il voulait juste regarder la mer. 
Le vent soufflait avec des métaphores et quelques styles, balançant ses boucles sur son visage creusé par quelque chose d'indéfini, peut-être le temps. 
Georges avait cet air qu'ont les vieillards lorsqu'ils regardent au loin, à la recherche d'une passion qui les avait amenés à ce présent. Mais Georges pensait à autre chose. 
Il grattait lentement sa barbe naissante avec ce bruit si particulier, sentant le bout de ses doigts contre un papier de verre humain. Il plissait en même temps les yeux, pour le plaisir de le faire, car au loin, il n'y avait rien d'autre que l'horizon, une ligne bleue rencontrant une autre ligne bleue. 
Georges restait debout sous le vent frais, et attendait patiemment que l'auteur trouve une meilleure idée pour lui. 
Mais le temps ne résolvait aucunement son problème, alors Georges, sans se déshabiller, se jeta à la mer, et coula. 
2016.08.05, Paris 

Ce poème spleenétique en prose invite le lecteur à faire un voyage dans un pays où règne la négation. Ou, faudrait- il dire « régnait la négation » car l’emploi de l’imparfait avec son aspect sécant souligne la profondeur du regard porté sur chaque action qu’accomplit le personnage. Pris par la main et emmené dans une dimension du passé révolu et de l’espace figé, le lecteur assiste aux derniers instants de la vie de Georges, ce personnage que nous rencontrons fréquemment dans l’œuvre d’Avétis Kazarian. Le poème n’est pas un voyage dans un locus amoenus où règne le plaisir et la séduction. C’est un lieu où l’être vivant, n’ayant trouvé de solution à son existence, rejette son entourage, tout comme il se rejette au profit d’un idéal qui se trouve dans un au-delà où il s’engouffre, détaché du monde qu’il est. De par sa structure, le poème se veut une composition musicale baroque dont les premières phrases simples et très brèves sont suivies de phrases complexes et de plus en plus longues, et dont plusieurs propositions subordonnées circonstancielles créent une harmonie s'apparentant au rêve, ou plutôt à la méditation sereine et attentive. De nombreuses allitérations pourvoient cette composition d’une tonalité impressionniste. La basse continue s’entend dans les multiples verbes à l’imparfait mettant Georges en opposition à la nature qui ne semble pas être en mesure de combler sa recherche. La recherche de soi ou, peut-être... de l’absolu ? 
L’artifice du mensonge
Celui qui te dit que tu peux encore écrire Mentir avec le bon sourire
Mais encore le talent s’efface
Et tes doigts trempés par le remords Meurent éclatés par une miséricorde spéciale 
Rien n’est spécial dans ton spécialiste
Et tu te trompes encore et encore
Sous la nuée des touches
Les couleurs abondantes du savoir ignorant Et tu cries 
« Misérable créature » comme c’est écrit sur l’étiquette 

Toutes les étiquettes disent que tu mens
Et en bon menteur tu respires
Sans lâcher prise sur les mauvais médicaments Ceux qui trouent tes poches et vident tes yeux Mais chez toi c’est tout sans diamant
Juste la pénombre d’une solitude amère 
Il ne reste plus de chicorée pour décorer ton cadavre Alors tu creuses ailleurs
Sans quitter la plateforme tu touches
Le bois et le reste pour ne pas dégonfler 
Ton espoir respiratoire qui tient à quelques notes Accrochées sur un petit chapelet. 
2018.08.29, Paris 

Composé de quatre sizains, ce poème difficile approfondit davantage le motif de l’homme mélancolique. Malgré l’absence de toute forme de souffrance physique, la connotation dysphorique y est flagrante : elle se manifeste surtout à travers l’aspect superficiel, voire illusoire, du rapport de l’homme à soi. L’isotopie de l’écriture entrouvre le voile du processus même de la création littéraire. Or il n’est pas question ici de la partie technique – phénoménale pour ainsi dire – de l’écriture. La difficulté de créer se fait principalement au niveau nouménal : le poète est face à une écriture ratée qui ne relève point d’un souci matériel, mais d’une dualité du monde absurde qui est la source de sa faiblesse et de son isolement. A. Kazarian peint un portrait lucide d’un être troublé par son propre mensonge ainsi que par toute sorte de désignations qui l’empêchent de voir clair, de se voir clair et, de surcroît, d’avoir une vision juste des motifs qui le poussent à créer. L’oxymore et le pléonasme contribuent à la saugrenuité de ce portrait qui perd sa valeur sublime en devenant un objet très banal, c’est-à-dire une simple « étiquette ». Cependant, le remède à ce malaise n’est autre que l’écriture elle-même qui contient l’espérance du salut que le lecteur entend dans la tendre mélodie créée par de nombreuses rimes et qui devient, in fine, une prière dont la voix tremblante est si fragile mais si réconfortante à entendre.
Présentation et commentaires par Mykyta Steshenko 
Sorbonne Université UMR 8599 CELLF 19-21 

Pour une association européenne : un événement éditorial 
Et une réflexion sur la traduction 
Un événement éditorial 
En 2017 aux Éditions Les Arènes, est sorti un ouvrage de 1385 pages dont le titre est Europa notre Histoire et en sous-titre l’héritage européen depuis Homère sous la direction d’Etienne François et Thomas Serrier. 
Une enquête conduite par 109 historiens et intellectuels du monde entier pour explorer notre histoire, pour savoir qui nous sommes. Une traversée de 25 siècles pour raconter les héritages qui nous façonnent avec ses ombres et ses lumières, pour savoir d’où nous venons. 
Cet essai imposant par ses dimensions ne quitte pas le bureau de mon époux car sa richesse est un appel toujours vivace à s’y plonger : véritable compagnon de route, c’est une mine de réflexions et de méditations. (c’est aussi une invitation au voyage intellectuel et à la découverte). 
Je vous donne une biographie très succincte d’Etienne François (1943) normalien, professeur émérite d’histoire à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne et à l’Université libre de Berlin, ancien directeur du centre Marc Bloch, membre de l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Allemagne moderne et contemporaine ainsi que sur celle des cultures mémorielles... 
D’abord son titre Europa et non pas Europe : l’usage du latin est un appel à un imaginaire plus large. Notre histoire et non pas une histoire ou encore l’histoire de l’Europe. Les mémoires européennes sont-elles davantage que la somme des mémoires nationales ? Peut-on parler d’une mémoire européenne au singulier ou faut-il lui réserver le pluriel ? 
Europa Notre Histoire constitué de 149 articles de tailles variées. Trois grands thèmes qui sont les trois grandes parties de cet ouvrage : 
-"La Présence du Passé 
-"les Europe", les multiples incarnations de la géographie des mémoires : figures, lieux et espaces, mythes et représentations.
-"Mémoires- Monde", Marc Bloch le grand historien et résistant disait :"il n’y a pas d’histoire de France, il n’y a qu’une histoire de l’Europe" et Fernand Braudel complète cette assertion en disant :"il n’y a pas d’histoire de l’Europe, il n’y a qu’une histoire du monde." 
Entre les deux historiens directeurs de l’ouvrage l’espace d’une génération. Ils ont été sensibilisés à l’Europe à travers leurs histoires familiales franco-allemande faites selon eux " de récits et de silences, de joies et de peines" (Etienne François) Ce fils de déporté a voulu la réconciliation et la construction européenne. Il a choisi de faire une carrière universitaire à la fois en France et en Allemagne. (c’est aussi un catholique qui n’a jamais caché son appartenance religieuse dans les milieux laïcs qu’il a fréquentés.) Il a surtout tenté de mettre en place des structures pérennes d’échanges des hommes et des idées à Göttingen et à Berlin. 
Cette énorme enquête pour se faire, repose sur cinq piliers de coéditeurs : Pierre Monnet (directeur de l’institut franco-allemand en sciences historiques et sociales à Francfort sur le Main ) Akiyoshi Nishiyama (professeur d’histoire à la Kyoritsn Women's university de Tokyo), Olaf B. Rader ( professeur à l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg), Valérie Rosoux politologue et philosophe ( professeur invitée à l’Université Catholique de Louvain), Jakob Vogel ( professeur d’histoire de l’Europe à Sciences Po Paris). C’est eux qui ont unifié cette polyphonie et orchestré les échanges infinis avec les 109 contributeurs venus d’Allemagne, Australie , Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Espagne, États Unis, France, Grande Bretagne, Hongrie, Inde, Italie, Japon, Pays Bas, Pologne, Portugal, République démocratique du Congo, République Tchèque, Russie, Sénégal, Serbie, Suède, Ukraine... 
Cette somme a pour ambition première d’éveiller la curiosité et de susciter le débat. Je voudrais comme lectrice passionnée de cette œuvre (à 14 ans en 1953 convaincue de l’importance de l’Europe, j’ai participé à un concours proposé aux élèves de troisième par le Comte Richard Coudenhove-Kalergi, un des Pères de l’Europe) vous offrir quelques perles dont la première serait cette phrase de Victor Hugo : "Les morts sont les invisibles. Ils ne sont pas les absents" (19 janvier 1865, Actes et paroles pendant l’exil.). 
Ce qui me paraît une des grandes leçons de ce maître livre est l’analyse du concept "Les mots à la lumière de l’histoire" ("résistant", "collaborateur") (- croisade- héros-djihad-victime). D’autre part cette parole de Paul Ricœur :" c’est au juge qu’il revient de condamner et de punir et au citoyen de militer contre l’oubli et aussi pour l’équité de la mémoire ; à l’historien, reste la tâche de comprendre sans inculper ni disculper." (L'écriture de l'histoire et la représentation du passé Annales HSS 55). 
Une autre question importante : l’Humanitaire en question. Inspirée de la figure chrétienne du Bon Samaritain, la Croix Rouge est fondée à Genève en 1863 avec l’ambition de secourir les blessés de guerre quel que soit leur camp. Aujourd’hui présente partout dans le monde, elle fait face à un dilemme : jusqu’où peut-on rester neutre ? 
Enfin "les cultures du temps" est aussi un problème crucial aujourd’hui. La semaine de sept jours avec le Sabbat, jour de repos, comme dernier jour de la semaine selon les livres de la Genèse et de l’Exode, est hérité du judaïsme et s’inspire du modèle babylonien. Les musulmans ont eux fixé le jour de la prière au vendredi, devenu pour eux jour de repos. La sécularisation mondiale du calendrier officiel suivant le modèle européen conduit à substituer aux fêtes religieuses des fêtes laïques, pour autant que ces dernières n’aient pas bénéficié de la popularité et de la diffusion de certaines fêtes chrétiennes. Le sapin de Noel et le Père Noel sont devenus des biens culturels évidents, notamment en Chine et chez certains musulmans... 
L’humanité a-t-elle d’autres choix que de s’approprier l’héritage européen et de s’en arranger ? 
Ces petites perles sont infimes par rapport à tous les thèmes esquissés (dont je ne vous parlerai pas) dans ce monument : 
Par exemple, je n’évoquerai pas :
- L’Europe terre d’émigration, les Nouvelles frontières, l’Archéologie référence colonisatrice ?
-Et ce nouveau mode de pensée à savoir que les colonisés n’ont pas été simplement des victimes mais 
aussi des acteurs de l’histoire...
- Et que penser de ce terme "Déciviliser le colonisateur" ?
-Et je n’ai même pas effleuré le domaine de l’Art, des Musées, des Mythes du patrimoine...
"La littérature européenne s’est enrichie au fil des migrations et de la mondialisation d’une extrême mobilité entre les langues, les cultures, les expériences. Elle est ainsi devenue un des vecteurs pour penser l’Autre et tous les autres". Cette parole très importante est de Ottmar ETTE (l956) (Professeur de littérature romane à l’université de Potsdam et membre de l’Académie des Sciences de Berlin Brandebourg). 
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De quoi rêve aujourd’hui l’Europe ? Qu’est ce qui succédera à l’Atlantide et à l’Amérique ? 
J’ai voulu par ces quelques mots vous révéler la richesse et l’importance de cet essai qui devrait intéresser tous les membres de l’Association Européenne François Mauriac. 
Monique Grandjean le 12 Janvier 2019 

UNE RÉFLEXION SUR LA TRADUCTION


Traduction, « la langue de l’Europe » selon Umberto Eco Quelques réflexions sur la traduction littéraire 

A propos de la traduction italienne du récit Si j’avais été riche de Roger Bichelberger 
Contrairement au passé, de nos jours, la traduction littéraire est seulement considérée comme une branche de la théorie et de la pratique de la traduction, mais elle reste le moyen essentiel de connaître d’autres cultures, d’autres mœurs, d’autres paysages. Lire un texte traduit, de n’importe quel genre, nous permet d’entrer dans un monde autre qui n’est pas seulement le monde personnel de l’auteur, car ce dernier s’enracine toujours dans un univers matériel et culturel dont il exprime les caractères, évidemment selon sa sensibilité. C’est grâce à cette pratique de la traduction qu’on a pu connaître par exemple non seulement les œuvres de certains auteurs russes ou arabes ou chinois, mais aussi, pour rester en Europe, français, italiens, espagnols, allemands, etc... La condition préalable et incontournable pour celui qui s’adonne à cette pratique est certainement de bien connaître la langue de départ et la langue d’arrivée mais surtout de concevoir la traduction comme une aventure culturelle : la langue n’est jamais neutre, elle est toujours porteuse d’une culture qu’il faut comprendre en profondeur et faire comprendre au lecteur du texte cible. Dans cette optique, comme le soulignent les grands théoriciens (Lederer, Bermann, Ricœur, etc...) le traducteur est le premier interprète du texte à traduire : c’est à lui de pénétrer dans l’univers imaginaire de l’auteur, d’en saisir les nuances linguistiques et culturelles, de faire des choix afin que l’adaptation dans une autre langue/culture ne trahisse pas les intentions de celui qui a écrit le texte. Car traduire n’est pas ‘trahir’, mais signifie, comme l’a très bien expliqué Umberto Eco, « dire presque la même chose » et normalement c’est autour de la fidélité que tournent toutes les questions concernant la traduction littéraire. La visée de toute traduction est certainement la compréhension du texte traduit par un lecteur étranger mais aussi, et surtout dirais-je, la fidélité à un texte originaire qui a été écrit par un auteur qui a voulu proposer son discours, sa sensibilité, son attitude par rapport au sujet dont il parle. C’est un équilibre qui n’est pas simple à respecter mais chaque traducteur doit en faire son principe, même si le marché éditorial n’est pas toujours du même avis. 
C’est d’ailleurs ce que j’ai essayé de faire pour ce qui concerne la traduction du livre de Roger Bichelberger : évidemment la connaissance personnelle m’a beaucoup aidée à pénétrer dans son texte, à suivre son ‘discours’ autobiographique où vie personnelle et activité créatrice se croisent et se fondent pour révéler une personnalité inconnue du lecteur italien. Car il faut dire avant tout que cette traduction mais aussi sa publication ont été pour moi un double défi : d’abord parce qu’il s’agit d’un auteur très peu connu en Italie (seul le roman Les Noctambules a été traduit en italien il y a une trentaine d’années, publié en plus par une petite maison d’édition qui d’ailleurs n’existe plus aujourd’hui) et ensuite parce qu’un auteur explicitement catholique n’est pas... très à la mode de nos jours. Mais finalement, malgré les quelques difficultés, surtout dues, je dois l’avouer, à la maison d’édition française, on a pu surmonter le tout et la traduction a été acceptée et publiée par les Éditions de l’université de Macerata. Je dois dire en outre que ce n’était pas ma première expérience de traduction littéraire (j’ai déjà traduit en italien, entre autres, Paul Gadenne et Jeanine Moulin), mais, à chaque fois, se plonger dans l’univers imaginaire d’un auteur signifie se mettre en question pour saisir les valeurs, la sensibilité d’une personnalité avec laquelle se confronter : si à ce niveau la connaissance de R. Bichelberger m’a beaucoup aidée, l’enchaînement d’une vie n’est pas toujours facile à rendre dans toutes ses facettes. Or, il faut dire que la langue du texte Si j’avais été  riche est une langue plutôt standard dans sa structure et son lexique : il y a évidemment l’emploi de registres différents, mais dans l’ensemble tout cela n’a pas posé trop de problèmes : l’usage de certains mots du patois ( les prénoms Marie-à-Georges, la Chtroubi, etc... ont été simplement transcrits pour souligner aussi l’enracinement dans le monde lorrain) ainsi que le ton ironique de beaucoup d’expressions ont trouvé une possibilité de traduction grâce aussi aux notes insérées par l’auteur lui-même. Changer le système nominal de la langue française en un système verbal italien n’a pas été difficile non plus : parfois ce changement n’a pas été nécessaire et les périodes /phrases sont restées telles quelles aussi en italien pour renforcer l’idée exprimée. C’est surtout au niveau culturel que les difficultés se sont présentées en m’obligeant à des choix importants : par exemple, pour faire comprendre au lecteur italien le parcours scolaire de l’auteur, d’abord comme élève/étudiant puis comme professeur, j’ai dû adapter tout ce qu’il dit au système scolaire italien et non seulement au niveau de l’enchaînement des classes. Ainsi, si le collège correspond à « la scuola media» italienne, le parcours qui suit est bien différent. Ou encore, lorsqu’il parle de ses premiers jours d’enseignant comme instituteur remplaçant ou stagiaire il nomme toute une série de charges à accomplir : « Cahier journal de l’enseignant [...] cahier mensuel, et cahier du jour de l’élève, cahier de roulement »(p.99) qui sont des instruments qui existaient à son époque en France, qui probablement ont disparu en France mais qui en Italie n’ont jamais existé. Même en recourant à des connaissances plus spécifiques sur l’histoire de l’école italienne, on ne trouve pas une équivalence véritable et ainsi j’ai dû adapter ces mots aux pratiques des instituteurs italiens contemporains. Il en va de même pour le lexique concernant le service militaire et pour d’autres domaines de la vie quotidienne qu’il propose dans son récit. Si l’équivalence linguistique n’a pas été trop difficile à trouver, l’adaptation a donc été un peu plus compliquée, mais le défi véritable qui m’a intriguée et passionnée s’est joué au niveau des renvois très importants qu’il fait aux auteurs qu’il a aimés et aux œuvres dont Bichelberger propose des citations (parfois assez longues) : si je connaissais certains noms (car on en avait parlé pas mal de fois avec Roger lors de nos rencontres) d’autres, comme Pascal et Chateaubriand déjà traduits en italien, je ne pouvais pas m’appuyer sur des traductions assez vieilles et pas trop compréhensibles pour un public contemporain. Donc, en partant de ces vieilles traductions, j’ai décidé de moduler quelques mots, un travail qui n’est pas simple justement pour une raison de fidélité, comme je l’ai déjà dit. Ou encore, j’ai dû traduire, entre autres, le passage d’André Chouraqui qui clôt le texte, ce qui a été un peu compliqué car cet auteur n’a jamais été traduit en italien : c’est un auteur peu connu en Italie et que moi non plus je ne connaissais pas ; donc, j’ai dû me renseigner sur lui et surtout j’ai été obligée de lire quelques extraits de son œuvre pour comprendre et rendre en italien la valeur que Bichelberger lui avait assignée en tant que conclusion de son parcours créatif. Car au fond, je le répète, traduire un texte littéraire pose des problèmes qui se rapportent à ses éléments et à ses tournures linguistiques, à sa structure sémantique, à ses stratégies littéraires, mais ce qu’il ne faut jamais oublier est l’enjeu majeur de toute traduction : parvenir à établir un parallélisme, basé sur la créativité, entre deux systèmes culturels qui présentent des écarts sur le plan esthétique de façon que les deux textes proposent le même univers créatif et favorisent un dialogue fructueux entre les deux mondes culturels concernés. 
Pour conclure, je peux seulement dire que la présentation du texte traduit a été très intéressante : quarante personnes environ y ont assisté et ont posé pas mal de questions ; la directrice des éditions universitaires qui avait lu le texte traduit en était enthousiaste et a mis en évidence dans son intervention la simplicité de la langue mais en même temps la profondeur des thématiques abordées . Le fait qu’à la sortie tout le monde a acheté le volume témoigne de l’intérêt suscité. 
Daniela Fabiani 

Traductions et traducteurs de François Mauriac
en russe et en ukrainien : chiffres et lettres

Depuis un certain temps je me pose la question de savoir comment évaluer, en quantité et en qualité, les traductions des œuvres de Mauriac dans les langues du pays dans lequel j’ai fait mes études et où j’ai pris connaissance de cet auteur français. Quels sont les textes traduits de cet auteur français que le lecteur russophone et/ou ukrainophone a pu lire ? Comment ceux-ci ont-ils été reçus ? Quel(s) horizon(s) d’attente ont-ils engendré chez ces lecteurs « étrangers » ? Pour tenter de répondre à ces questions, j’ai établi deux listes bibliographiques, l’une en russe et l’autre en ukrainien. Celles-ci sont le fruit de mes recherches, et, en particulier, de l’examen attentif des données que j’ai trouvées sur les fiches cartonnées des catalogues de la bibliothèque de Tchernivtsi. De plus, j’ai rassemblé et analysé les informations que j’ai pu découvrir dans les répertoires en ligne des grandes bibliothèques nationales, à savoir celles de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Lviv et de Kyïv. Il faut préciser que les bibliothèques de l’ex-urssreçoivent en dépôt et répertorient les spécimens des publications de toutes les maisons d’édition nationales, ce qui permet d’avoir accès à une grande, sinon exhaustive, quantité de documents. J’ai également consulté les différentes éditions où sont publiées les œuvres mauriaciennes en ukrainien, en russe et en français. Dans le texte ci-dessous, je voudrais exposer les résultats de ma recherche qui n’est qu’une ébauche d’un travail en traductologie qu’il faudrait affiner et approfondir.

Les œuvres de Mauriac ont connu à ce jour 18 traductions en russe et 11 en ukrainien – dans les deux cas le corpus est identique ; 9 l’ont été l’ont été pendant la période soviétique. Il faut se souvenir que la vie littéraire de François Mauriac s’est déroulée essentiellement durant l’existence de l’urss, État où habitait la majorité des lecteurs russophones et ukrainophones. 

1. Mauriac en russe

La première variante russe des textes mauriaciens parue en urssest la traduction de Thérèse Desqueyroux (traduit par M. Abkina), publiée à Leningrad, en 1927, c’est-à-dire, l’année même de sa parution en France. Il y a également deux autres œuvres de Mauriac qui voient le jour en russe et en version intégrale, à l’époque stalinienne : Le Nœud de vipères (traduit par A. Novikova, Moscou, 1934) et La Fin de la nuit (par N. Dovgalevskaya, Moscou, 1936). Toutes les deux paraissent, elles aussi, pratiquement concomitamment à la publication de leurs originaux français (1932 et 1935, respectivement). Il en est de même pour deux extraits, chacun de trois pages, des Chemins de la meret de Plongéesqui paraissent en 1939, dans la revue « Littérature internationale » (n° 5-6 et n° 2, traduits par Nora Gal). Notons que ces premières traductions ne seront jamais rééditées en urss,et presque tous les textes seront retraduits pour les éditions qui suivent des œuvres de François Mauriac. 
Après les années 1930, la publication de Mauriac en russe connaît une pause d’une vingtaine d’années. Ce n’est qu’en 1957 que de nouvelles traductions voient le jour, c’est-à-dire après la mort de Staline et – cause déterminante ? – à la suite de l’obtention par l’auteur français du Prix Nobel. Cette année, à Moscou, paraissent deux publications : la retraduction du roman Le Nœud de vipèreset la traduction du roman Les Chemins de la mer (toutes les deux réalisées par N. Nemtchynova). En 1971, l’année qui suit la disparition de l’écrivain, pour la première fois, ses textes paraissent en russe dans un recueil qui regroupe certaines œuvres. Effectivement, celui-ci ne contient que de nouvelles traductions, à savoir celles de : Thérèse Desqueyroux(roman retraduit, lui aussi,par N. Nemtchynova), La Pharisienne (par N. Jarkova), Le Sagouin (parN. Nemtchynova et N. Jarkova)et Un adolescent d’autrefois (parR. Lintser)
Les années 1980 connaissent une politique éditoriale soviétique qui vise essentiellement un lecteur de masse. On remarque que les œuvres de Mauriac traduites en russe paraissent, alors, plus souvent : nous en avons repéré huit éditions (dont six à Moscou, une à Minsk et une à Kichinev). A la même époque, pour la première fois, des traductions des romans de Mauriac sont entreprises dans les langues nationales d’autres républiques soviétiques : Le Nœud de vipèresen kirghiz (traduit du russe, 1982) ; Le Sagouin, Le Désert de l’amour et Un adolescent d’autrefois en letton (1985) ; Thérèse DesqueyrouxetLe Nœud de vipèresen biélorusse (1985) ; Thérèse Desqueyrouxen géorgien (1986) ; L’Agneauen estonien (1986). 
Par ailleurs, des traductions en russe d’œuvres de Mauriac sont entreprises et publiées en dehors des frontières de l’urssà l’initiative de la diaspora russe : un choix de poèmes traduits et édité par Ivan Tkhorjevskiy (ou Tkhorzhevsky) à Paris, en 1930 (dans le volume Nouveaux poètes de la France, chez « La Source ») ; Genitrix,également à Paris, en 1938 (sous le titre La Louve,roman traduit par G. Kouznetsova et préfacé par I. Bounine) ; Ce que je crois à Bruxelles, en 1981 (traduction anonyme publiée par la maison d’édition « Vie avec le Dieux »). Il s’agit de traductions de Mauriac qui n’ont jamais été rééditées et qui ont paru en petits tirages (par exemple, les poèmes sont édités à 500 ex.).
En fait, les textes mauriaciens qui ont été traduits à l’époque soviétique, outre ceux que nous avons déjà mentionnés, sont : Le Désert de l’amour (1981),L’Agneau (1973),Le Rang (1973)etLa Vie de Jean Racine (1988). En faisant un rapide bilan, nous pouvons voir que les œuvres de Mauriac traduites en russe, qui sont les plus éditées en urss,sont les deux romans suivants : Thérèse Desqueyroux(six éditions) etLe Nœud de vipères (cinq éditions). Il faut également mentionner deux autres types de publications soviétiques de l’œuvre mauriacienne. D’une part, on publie des romans de Mauriac en français dans des ouvrages à destination d’un public qui apprend le français : Genitrix(Leningrad, 1971, ouvrage destiné aux étudiants des instituts pédagogiques) ; « Mauriac F. Thérèse Desqueyroux. Le Nœud de vipères. Les Chemins de la mer » (Moscou, Éditions « Progrès », 1966) ;« Mauriac F. Thérèse Desqueyroux. Le Nœud de vipères. Le Sagouin. Un adolescent d'autrefois »(Moscou, Éditions « Progrès », 1975). Précisons que la maison d’édition soviétique « Progrès » (créée en 1931, sous le nom « Éditions de l’Association des ouvriers étrangers en urss ») s’était spécialisée dans la publication de livres étrangers, soit dans leur langue d’origine, soit traduits en russe. Souvent ces ouvrages en langues étrangères constituaient les textes de départ sur lesquels travaillaient les traducteurs soviétiques.
D’autre part, il faut signaler l’édition en russe d’un volume intitulé Ne pas succomber à la nuit… Essais. C’est un recueilde textes « non-fictionnels » de François Mauriac, paru à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain (Moscou, « Progrès », 1986) ; il est préfacé par le directeur de l’ouvrage, V. Balakhonov (« Ce peuple est mon peuple, son histoire est mon histoire »). Le volume contient des textes rassemblés sous quatre rubriques : « Mémoires » (Bordeaux, Commencements d’une vie, Le Jeune Homme, La Province, Nouveaux Mémoires intérieurs) ; « Journaux » (L’Affaire Favre-Bulle, Journal I, II, III) ; « Essais du temps de guerre » (Journal du temps de l'occupation, Le Cahier noir, La Nation française a une âme, Le Bâillon dénoué, Réponse de François Mauriac, Préface à Paris libéré) ; « Essais sur la littérature » (Du côté de chez Proust, Le Roman, Le Romancier et ses personnages, Mes grands hommes,Préface à N. Cormeau, L’Art de François Mauriac, Préface au volume IX de ses « Œuvres » de 1952, Freud a-t-il enrichi le roman ?, Les Romans qui auront une longue vie). L’essai de Mauriac Le Romancier et ses personnagesa été publié quelques années auparavant, en 1978, dans le recueil « Les écrivains de la France sur la littérature » (Moscou, « Progrès »). En 1989, la traduction russe du « Discours de François Mauriac au banquet Nobel à l’Hôtel de Ville de Stockholm le 10 décembre 1952 » est publiée dans la revue « Littérature étrangère » (discours réédité en 2003).
Après la chute de l’urss, la publication des textes littéraires de l’écrivain français en russe s’intensifie. Les traductions existantes sont fréquemment rééditées. Comme les droits d’auteur ont été supprimés par les bolchéviques qui ont nationalisé toutes les maisons d’édition, ces publications deviennent intéressantes pour les nouveaux éditeurs post-soviétiques d’un point de vue financier. Il est vrai que la plupart de ces publications recherchent un profit commercial, ce dont témoignent leurs couvertures bariolées et les titres des collections où elles sont éditées : « Roman familial français », « Livre pour tous les temps », « Roman pour les dames », « Romans d’amour », etc. Ces éditeurs privés visent avant tout un retour sur investissement à la fois sans risques et fort appréciable. En effet, d’une part, ils misent sur le fait que Mauriac est considéré comme un auteur « classique » paradigmatique et incontournable de la littérature française, et, d’autre part, ils exploitent à l’envi un cliché sentimental attaché à cette littérature – et même à toute identité française – que l’expression, reprise en français par les locuteurs russophones, l’amour toujoursexprime très bien. Ce « côté français », qui plaisait a priori à un grand nombre de lecteurs-consommateurs, devait « booster », comme on dirait aujourd’hui dans un jargon marketing, les ventes. Aussi sont entreprises de nouvelles traductions des romans suivants : Thérèse chez le docteur, Thérèse à l'hôtel,Le Mystère Frontenac, Genitrix, Le Baiser au lépreux, Les Anges noirs etGaligaï. Les ouvrages « religieux » de Mauriac connaissent aussi une demande accrue après l’abolition de la censure ; on publie donc en russe Vie de Jésus et Ce que je crois.
En 2002, pour la première fois, les œuvres de Mauriac en russe sont éditées en plusieurs volumes, plus exactement en trois volumes (Moscou, « Terra-Knijnyi kloub »). Ils contiennent en tout 18 romans mauriaciens, c’est-à-dite, toutes les traductions en russe effectuées à ce jour. Le roman le plus édité en Russie post-soviétique est, sans surprise, Thérèse Desqueyroux (au moins huit éditions, après 1992). 

Galyna Dranenko
 (à suivre dans le prochain numéro : Mauriac en Ukraine) 

PUBLICATIONS DE NOS MEMBRES 
Une maison jurassienne 
Chronique de Frébuans, petit village du Revermont, dans les années cinquante Auteur : Anne Mervans,
Éditeur : Aréopage, à Lons-Le-Saunier 
Note de lecture 
Françoise Hanus a publié sous le pseudonyme d’Anne Mervans ses souvenirs de jeunesse, à la demande de ses enfants qui voulaient connaître l’histoire de la maison de vacances de leur mère. Or ce livre m’a intéressée depuis les premières jusqu’aux dernières pages : la similitude de nos deux jeunesses a d’abord réveillé en moi le goût du retour aux sources, et, à la fin, il m’a semblé deviner quelque chose de proustien dans la démarche de l’auteure qui écrit : Si quelques instants j’ai pu faire refleurir le village d’hier, j’ai atteint mon but. (p. 281) 
Mais alors quelle est la « petite madeleine » de Françoise-Anne ? Sont-ce les objets, tels ces petits sabots de bois retrouvés au grenier évoquant la perte de celui de son frère dans la rivière en crue ? Ou bien les mots du patois bressan utilisés par sa grand-mère Moinot lorsqu’elle ne voulait pas être comprise des jeunes parisiens ? Ou encore les odeurs de la campagne liées aux animaux de la ferme et aux plantes du jardin ? 
En lisant cette chronique d’un monde disparu, vous comprendrez que c’est tout cela et plus que cela : c’est cette maison et celle qui en était le centre, car tout l’effort de mémoire de la narratrice est soutenu par la recherche de la véritable personnalité de cette femme de 60 ans dont elle avait terriblement peur étant enfant. Elle va donc la replacer dans son milieu, pas naturel du tout, vous verrez pourquoi, et décrire minutieusement la maison et ses alentours. Mais un souvenir en appelle un autre, par association d’idées, et ce sont les habitants et leurs activités qui revivent à nos yeux ; la ferme devenue maison de vacances au fil des années est le théâtre de luttes épiques et de scènes comiques ou pittoresques. 
Cette lecture nous émeut ou nous fait rire, grâce au talent de la narratrice : elle se veut sérieuse, telle une archéologue cherchant « les empreintes laissées par six générations », mais, comme sa grand-mère, elle note les travers des habitants avec un réalisme parfois cruel, raconte des anecdotes qui font penser à Maupassant ou Tchekhov. Ce sont des portraits à charge, comme celui de sa grand-mère, ou de brèves esquisses-son enquête comporte quand même 85 noms ! 
Cette chronique intelligente et sensible introduit le lecteur dans l’intimité de cette famille et de ce village plein de secrets. Au terme de sa plongée dans le passé, il se sent plein d’admiration et de gratitude envers celle qui a été son guide. 
Claude Hecham 

Compte rendu du livre de Marie-Lorraine Pradelles-Monod 
De boucle en boucle...
La trace du silence, Éd MM Ldt, Londres, 2018 
« Ma fille est née le jour anniversaire de la mort de mon arrière-grand-mère, Carmen Ronsales, dont je n’avais jamais entendu parler, ni par ma mère, ni par ma grand-mère... » 
Sur les traces d’une ancêtre effacée de son arbre généalogique, une jeune femme nous offre, à travers son journal, un récit qui met en scène la circulation d’un silence entre trois générations. A quoi correspond-il ? Pas à pas, l’enquête qu’elle mène l’entraîne sur des chemins où ce qui se dissimule dans les mots est aussi important que les mots eux-mêmes. 
Les mouvements inconscients tels qu’ils façonnent notre manière de parler sont un des ressorts de ce livre. » 
Voici le texte de la quatrième de couverture. 
Si le livre se lit comme un roman, il oblige néanmoins le lecteur à des retours sur le texte à cause de la complexité même de l’histoire. La narratrice, Gislaine, tient un journal, dans lequel elle essaie de reconstituer la trame de son histoire, interrogeant tour à tour sa mère et sa grand-mère d’origine portugaise qui a déjà confié une partie de sa vie à un écrivain biographe dans un enregistrement. Le lecteur est donc en présence de plusieurs récits qui interrogent les liens de filiation qui unissent ces femmes. Ce qui est particulièrement intéressant ce sont les non-dits, les silences, que révèlent les différents récits à travers les mots utilisés, les hésitations, les bredouillages qui sont commentés et analysés par la narratrice et par une voix off. Peu à peu on comprend aussi que les migrations, les langues utilisées ou perdues, les traces jouent un rôle important dans la difficulté à assumer les pertes dues à l’adaptation progressive de ces personnes venues d’ailleurs au pays présent. 
Le lecteur est confronté à une enquête passionnante sur une histoire familiale où se nouent des alliances complexes et déroutantes que l’analyse du langage essaie de dénouer ou du moins de souligner. Et la narratrice peut dire sur la dernière page : « J’y vois enfin clair dans mon histoire. » 
Comment ? A vous d’aller y voir... 
Marie Louise Scheidhauer 

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