Intervoix № 31

Éditorial
L’Irlande. Un certain nombre d’entre nous y revenaient. D’autres y abordaient pour la première fois. Pour tous ce fut une découverte. Et nous la devons à notre présidente, Nina Nazarova. Qu’elle soit ici remerciée mille fois ainsi que son époux qui nous a accueillis dans leur belle demeure.
L’Irlande, ce pays des confins, a irrigué l’Europe de sa littérature, de sa culture. Ses trésors sont des livres, objets de toute beauté, objets précieux qu’elle a su mettre à l’abri dans ces tours singulières qu’on voit encore émerger de loin. Ses trésors sont aussi des manuscrits qu’elle a collectionnés dans le monde entier et qu’elle expose dans des lieux uniques comme la Library de Chester. Ses trésors encore sont des modèles, objets d’art d’une richesse symbolique unique, comme le Livre de Kells que nous avons pu contempler à Trinity Collège.
L’Irlande est ce pays dont les moines sont venus évangéliser l’Europe. Dublin est cette capitale où, au détour d’une rue, nous avons rencontré James Joyce, statue en bronze, très vivante, très ressemblante, qui fait halte là, au cours de son Odyssée. Dublin abrite, dans l’un de ses parcs, Oscar Wilde, négligemment étendu sur une roche, face à sa maison paternelle. Des citations inscrites sur une stèle voisine interpellent le passant. L’Irlande est ce pays d’écrivains exceptionnels qui ont stimulé la littérature européenne et au-delà. Quatre prix Nobel en sont issus.
C’est une île. Mais très tôt ses habitants l’ont quittée pour propager leur culture au-delà des mers. Par ailleurs, de tout temps, elle a accueilli des immigrés, comme ces Protestants qui, chassés de chez eux, sont venus apporter leur savoir-faire au pays d’accueil comme le montre l’article de Nina Nazarova, qui leur est consacré dans ce numéro.
L’Irlande, pays de haute culture que nous aimerions mieux connaître. Pour cela il est un chemin que Margaret Parry développe. En effet, si notre but est d’interroger les écrits pour y découvrir une recherche du sens de l’existence, il ne faut pas nous arrêter en route. Il nous faut oser prendre des chemins nouveaux, des chemins naturellement ouverts par le sigle de notre association: les chemins de la traduction. L’Irlande, terre d’échange, sol et « soul » de tant d’écrivains, nous invite à cela comme le fait l’article de Margaret qui clôt le bulletin pour l’ouvrir à une nouvelle dimension.
Il y aurait encore tant à dire des apports de ce voyage, mais allons de l’avant vers le colloque de Metz qui se profile déjà avec un appel à communications qui s’inscrit absolument dans notre avancée. Il est tant d’écrivains qui franchissant les frontières des langues, découvrent des terres  familières et inconnues.
Enfin on ne peut passer sous silence les pays en souffrance, l’Ukraine, le Liban et d’autres, sachant bien que l’Irlande est aussi divisée et qu’il existe une Irlande du Nord à peine apaisée.
Marie Louise Scheidhauer

Des hommes et des livres
Rencontres en terres celtes
C`est avec une grande émotion que sur l`invitation de notre Présidente Nina Nazarova je me rendais à Dublin – capitale de l`Irlande, pays où l`on adore la fabulation, les mythes, l’embellissement de la vérité. Bien que vieille de plus de mille ans (c’est en fait très peu, comparé à d’autres capitales européennes), la ville de Dublin change constamment et paraît toujours en travaux. Son histoire troublée alliant la pesanteur du colonialisme britannique à la simplicité des faubourgs irlandais, mariant le riche héritage celte aux bouillonnants éclats des révolutionnaires, en a fait une ville complexe aux facettes multiples. De ce passé lointain, ambigu, traversé de fables excentriques et de légendes lyriques, celles dont la poésie d’Ossian (réinventée par James Macpherson) prétendit se faire l`écho, Dublin conserve peu de monuments. Les plus prestigieux ne remontent guère au-delà du XVIIIe siècle et ressemblent à tous les fleurons de l`architecture anglaise.
Ville de dramaturges, de poètes et d`écrivains, elle se dévoile au fil des promenades littéraires, en marchant sur les pas des grands auteurs disparus: Joyce, Wilde, Yeats, Kavanagh… Le charme de la ville, qui vous ensorcelle peu à peu et vous fait oublier les rues bruyantes et le temps maussade, tient encore à la musique qui est partout. Elle est dans la rue d’abord, car elle fournit un moyen de survie aux artistes ambulants qui s’en remettent aux passants et font flotter un indiscutable air de fête. Elle est dans les pubs toujours, où il ne saurait être question de passer la journée sans entendre le son de la flûte, du violon ou du banjo.
Parmi les particularités de l’Irlande et de sa capitale, on nomme souvent l’incroyable proportion de musiciens célèbres, comme si une si petite île, si peu peuplée, se rattrapait en inondant le monde de sa musique et en faisant danser les générations au rythme de la gigue ou du hard rock.
Ce qui m’a surtout impressionné à Dublin c’est l`absence de grands immeubles, ses rues arborées, ses grands parcs qui évoquent la campagne, et son centre-ville regroupé autour de quelques rues. Pourtant, elle est un foyer vivant, foisonnant de créations littéraires et théâtrales, elle attire musiciens et poètes, et semble résumer à elle seule tout un art de vivre fait de convivialité. Il pleut souvent, il fait gris, mais on se sent tout de suite chez soi, sans doute grâce aux Dublinois qui vous accueillent toujours chaleureusement.
En revenant à la vie littéraire de Dublin on pourrait se poser une question: comment une île perdue à l’ouest de l`Europe, longtemps privée de sa langue, a-t-elle pu devenir l’une des premières nations littéraires du monde? Bien que condamnés à délaisser leur langue, le gaélique, les Irlandais ont relevé le défi et ont offert au monde les plus grands auteurs de langue anglaise, dont quatre prix Nobel: William Butler Yeats (1923), George Bernard Shaw (1925), Samuel Beckett (1969) et Seamus Heaney (1995). Ils ont surtout considérablement rajeuni et vivifié la littérature anglo-saxonne en lui apportant fantaisie, imagination et virtuosité.
En guise de conclusion je voudrais souligner quelques subtils parallèles dans le développement historique de l’Irlande et de l’Ukraine qui tout au long des siècles luttèrent contre le joug de leurs austères “sœurs aînées” Grande-Bretagne et Russie. Pourtant, l’Irlande ayant obtenu l’indépendance définitive en 1937 se transforma peu à peu en un des pays les plus développés du monde, à l’économie moderne, orientée vers les services et les hautes technologies. La population y augmente le plus rapidement en Europe – de 2,5% par an. Or, l’Ukraine, bien que son territoire et sa population soient dix fois plus grands que ceux de l’Irlande, y trouve un bon exemple à suivre. Malheureusement, notre développement est ralenti en raison des actions agressives bien connues de la part de notre puissante voisine. Les Ukrainiens doivent payer cher pour leur liberté et leur indépendance. J’ai été très touché par les paroles de solidarité et de soutien exprimés par mes collègues de l`Association. Mes remerciements particuliers sont adressés à Nina Nazarova grâce à qui ce voyage est devenu en général possible et s’est avéré si riche en découvertes. 
Taras Ivassioutine

Le symbole de l’arbre chez F. Mauriac et chez W. B. Yeats
Qu’est-ce qui peut lier un Irlandais, plutôt poète et dramaturge et un Français, plutôt romancier? Un Irlandais adonné à différentes idées ésotériques répandues au commencement du 20ème siècle et un Français absolument fidèle au catholicisme? Par-dessus toutes les différences nationales, les différences de genres, et même la manière artistique de procéder, il y a toujours le sens du poétique qui réunit tous ceux qui s’engagent dans l’art du mot. Et c’est pourquoi l’étude comparative des textes des différents écrivains semble assez efficace pour comprendre l’œuvre de chacun d’eux, mais aussi pour comprendre la nature et l’origine même de la poésie, mise en jeu dans cette étude à travers l’image de l’arbre et sa présentation poétique dans leur écriture.
Il y a au moins deux traits communs entre Yeats et Mauriac : la fascination pour le symbolisme et pour la nature.
William Butler Yeats (1865–1939) – célèbre poète et dramaturge irlandais, est aussi un des instigateurs du renouveau de la littérature irlandaise et cofondateur, avec Lady Gregory, de l'Abbey Theatre et lauréat du prix Nobel de littérature de 1923. Il fut aussi membre de la Société théosophique et Grand Maître de 1901 à 1903 de l'Hermetic Golden Dawn, la plus grande organisation initiatique du xixe siècle. C’est pourquoi on le dénomme très souvent alchimiste. Son écriture se caractérise par la renaissance de la mythologie irlandaise et sa transformation à travers les idées modernes, et surtout par les principes du symbolisme européen et les nouvelles techniques de l’avant-garde théâtrale du commencement du 20ème siècle. Parmi tous les courants littéraires, Yeats ne reconnaît que le symbolisme. Il a écrit plusieurs articles sur le  symbolisme pendant les années 18931903. Le poète considère que tous les symboles proviennent d’une source et qu’«il n’existe qu’un seul symbole, même si les miroirs qui le reflètent donnent l’impression qu’il y en a plusieurs et qu’ils sont tous différents» (Yeats, p. 527). Tous les symboles, d’après Yeats, se réunissent dans la Grande Mémoire, la mémoire de la Nature qui ouvre les événements et les symboles d’autrefois. Il pense que chaque personne possède une partie de cette Grande Mémoire et que c’est le devoir de la poésie symbolique de la réveiller.
Les études scientifiques sur l’œuvre de Yeats montrent que le symbole est un élément-clé de ces textes et on peut y observer tout le système des symboles, fondé sur une conception compliquée du monde.
En ce qui concerne l’œuvre de François Mauriac, on sait très bien que son écriture et surtout ses premiers romans, ont été très influencés par le symbolisme et les poètes-symbolistes (ce qui ressort clairement du livre de Bernard C. Swift, Mauriac et le Symbolisme). Donc le symbole joue un grand rôle dans ces textes. Et parmi les symboles-clés on trouve aussi le symbole de l’arbre.
La réception et la représentation du symbole de l’arbre sont étroitement liées à la conception de la Nature. Dans son article L’élément celtique dans la littérature, Yeats décrivait les relations spécifiques des Celtes avec la Nature : les Celtes montrent de l’amour pour la Nature, pour la Nature elle-même, un vif sentiment de la magie naturelle, mêlé à la mélancolie qui saisit l’homme au moment où il se trouve seul face à la nature et où il lui semble qu’il entend la voix qui ouvre le mystère d’où il vient et quelle est sa prédestination dans ce monde.
Donc la Nature, dans l’œuvre de Yeats lui-même, possède les traits cosmologiques et par cette conception mythologique irlandaise de la nature et ses aspects, il entraîne l’homme moderne dans le jeu mystérieux de l’Univers.
En ce qui concerne le rôle de la nature dans l’œuvre de François Mauriac, presque tous les critiques mentionnent le caractère autobiographique de cet élément : la maison qui paraît dans presque tous les romans, les paysages bordelais qui l’entourent, pourchassent ses personnages. Mais malgré le caractère autobiographique et topographique de son œuvre, il faut retenir que Mauriac lui-même a écrit qu’«il n’avait pas eu l’intention de comparer Malagar qui vivait en lui avec le vignoble qui se trouve à trois kilomètres de Langon» (Mauriac, p. 193). Donc on trouve dans ses romans, un type de «paysage gnostique», comme l’appelle le savant polonais E. Bonietzki, qui considère que « le paysage visualisé par un artiste, a comme base « la connaissance secrète», c’est-à-dire l’expérience émotionnelle de l’enfance quand les images de l’entourage sont interprétées à l’aide de sentiments et non pas rationnellement, et qu’il peut être considéré comme paysage gnostique» (Petrouhina). C’est-à-dire que la nature dans l’écriture mauriacienne joue un rôle non seulement de paysage autobiographique, mais elle possède une force symbolique, et parfois mythologique. Et on peut considérer que sa conception de la nature, avec l’intention d’entraîner l’homme moderne dans le jeu mystérieux de l’univers, est pareille à celle de Yeats.
Donc le symbole de l’arbre devient le point de départ et la pierre d’achoppement de l’étude comparative de l’œuvre de ces deux artistes. Et quelques poésies parmi les plus représentatives du poète irlandais et le roman de Mauriac La Chair et le Sang deviennent le champ d’application de l’analyse.
Parmi les symboles les plus graves et les plus répandus chez Yeats on trouve celui de l’arbre avec son réseau de liens, d’associations et de significations. Ce symbole apparaît dans les premiers recueils du poète et est lié à ses intérêts occultes. Le symbolisme de l’arbre emprunte tout d’abord à la mythologie irlandaise en utilisant sept arbres sacrés de l’Irlande : le bouleau, le saule, le houx, le noyer, le chêne, le pommier et l’aune. En outre le poète emprunte quelque chose à l’Orient, car dès sa jeunesse Yeats s’intéresse beaucoup à la culture indienne et étudie ses livres philosophiques et mystiques. Ça lui permet d’interpréter l’arbre comme une créature éternelle, comme un axe du monde avec ses racines au ciel et ses branches dans la terre (Les Upanichad).
L’arbre, à la fois biblique, païen et cabalistique se trouve au cœur de Les deux arbres– l’œuvre la plus ésotérique du cycle La rose. Un savant ukrainien Inna Mokrovolska considère que Yeats a beaucoup emprunté, pour l’interprétation de ce symbole, à Blake et à la Kabale qui en proposait une conception ambiguë séphirotique :
 Ô mon Amour, regarde dans ton cœur
Le saint arbre qui croît... 
Et il prie de ne pas regarder «à travers la vitre amère» qui reflète l’autre côté de cet arbre.
La poésie décrit d’abord l’Arbre de la Vie, «l’arbre sacré», qui pousse dans ce jardin divin du cœur de l’être aimé. Cet arbre est un symbole de l’Esprit, de la Vérité intérieure, de la Paix du cœur. Ses mythes sacrés «poussent de la joie » :
Dans le bonheur poussent ses saintes branches.
Yeats joue le rôle du poète-pontife. Et on y discerne la vision traditionnelle symboliste du rôle du poète dont l’écriture est une grande cérémonie. Et sur l’arbre vivent les amours :
 C’est là que les Jupiter suivent le cercle
Enflammé de nos jours.
Ce cercle est inspiré par l’image de l’arbre des Sephiroths qui ressemblent aux cercles. La structure de chaque strophe est circulaire en renvoyant le lecteur au commencement à l’aide de la répétition de la première strophe. C’est aussi l’arbre anti-intellectuel, qui ne sait ni le Bien, ni le mal, c’est l’arbre de l’Innocence.
La deuxième strophe est une version raccourcie du même thème – «les démons» de la raison qui s’opposent à l’innocence de la première strophe. Après l’atmosphère de chaleur et de couleurs viennent le froid et la noirceur :
 la nuit tempétueuse,
Des toits à moitié ensevelis sous la neige,
Des ramures brisées et des feuilles toutes noires.
Toutes choses deviennent infécondes.
La Beauté est détruite. Même les yeux de la bien-aimée perdent leur tendresse.
 Tes yeux tendres s’emplissent d’une méchante indifférence.
Elle doit chérir à l’intérieur l’Arbre de la vie, l’Arbre de l’Imagination où habite l’Amour. Et au contraire, si elle se voue aux discussions intellectuelles absurdes, si elle s’adonne aux abstractions, elle détruit toute sa beauté – voilà la conclusion du poète.
Le symbole de l’arbre est représenté aussi comme l’axe du ciel (Le vent dans les roseaux). L’arbre est enraciné. Donc il présente quelque chose de stable, la tradition opposée au vent de la destruction. L’arbre représente l’élément de la stabilité et de l’ordre dans le chaos du monde entier.
A mon avis le roman le plus représentatif du point de vue de la conception de la Nature et plus spécialement du symbole de l’arbre est le roman de Mauriac La Chair et le Sang. Dans ce roman, le paysage obtient son autonomie de sujet et de perception. Au commencement de la narration il crée le décor préparant l’espace particulier, en accord avec l’atmosphère spéciale pour réaliser l’événement-clé et ensuite, le paysage acquiert un sens symbolique, faisant écho aux émotions des personnages, en symbiose avec leur intérieur.
Dans ce roman la nature est liée tout d’abord au personnage de Claude Favreau. Il n’a pas trouvé Dieu dans les livres théologiques et il le cherche dans la nature. A travers la nature il découvre sa partie animale («Un plaisir animal le possède» (Mauriac, p. 214), son corps, il a remarqué que le sang ruisselle et pulse dans ce corps. La nature lui a donné la sensation réelle de la vie.
Un des images-clés de ce roman est l’image de l’arbre. Claude appelle les arbres « mes frères immobiles » : «voici une propriété où trois marronniers ne forment qu’une sphère dense de feuilles ; à chaque trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en songeant que jamais ses mains ne se rafraîchiront contre leur écorce lisse» (Mauriac, p. 196). Claude non seulement sent la fraternité des arbres, mais il lui semble que les arbres le reconnaissent aussi et le prennent pour son proche : «Claude irait les yeux fermés dans ces allées ; il semble que les arbres le reconnaissent et s’écartent, pour ne pas heurter ce front si souvent appuyé naguère contre leur écorce. Claude, au milieu de ses frères immobiles, demeure attaché au sol, face aux longs pays muets» (Mauriac, p. 203).Claude se transforme en arbre lui-même en imaginant que ses jambes poussent des racines dans la terre. Lorsqu’un autre personnage Mey le rencontre, elle le voit comme un «bel arbre embrasé» et il lui semble que sa flamme pourra enflammer son âme. Dans la solitude même Claude imagine qu’il appuie son front et ses mains sur l’arbre, et que l’arbre lui donne le sentiment de la présence de la grande vie qu’aucune créature humaine ne lui donne. Claude sent qu’il est isomorphe à l’arbre comme le microcosme (l’homme) est isomorphe au macrocosme (la nature), d’après G. Bachelard, J. Petit a supposé que dans cette transformation de Claude en arbre et inversement, on peut voir l’image prochaine d’Atis transformé en arbre par Cybèle dans le poème Le Sang d’Atis (1940).
La scène-clé pour l’évolution de Claude et de Mey est la scène près du prunier, l’épisode du premier et du dernier baiser. La scène elle-même donne l’impression de la théâtralité : «on est là comme au théâtre» (Mauriac, p. 252). On éprouve cette impression non seulement grâce à la présence du Cerbère familial – madame Gonsalès, mais aussi par la ressemblance de cet épisode avec la parabole biblique de l’arbre d’Eden de la connaissance du bien et du mal. Les personnages du roman se transforment en héros mythologiques, et ce qui se passe avec eux est très grave non seulement pour eux, mais aussi pour le monde entier. Cette scène témoigne du passage de l’ignorance à la connaissance, quand les sentiments incompréhensibles trouvent leurs mots. Les enfants purs et innocents devant Dieu obtiennent leurs chairs : la chair d’une femme et la chair d’un homme, le signe de l’identité humaine : «May se reconnaissait la sœur misérable, la sœur charnelle des filles d’Ève, esclave de la chair et du sang, sujette au même instinct, au même appétit que les bêtes : une femelle !» (Mauriac, p. 255).
Claude éprouve un grand amour pour la terre et l’amour de la terre pour lui : «Il (Claude) va savourer chaque minute, couché sur le domaine argileux, sur la terre grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent» (Mauriac, p. 204). A ce moment-là il revient vers son  enfance, quand «Il resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis l’enfance il déchiffre sans lassitude» (Mauriac, p. 204). Il ressent que son âme et son corps, sa vie se dissolvent dans la Vie, la nature lui donne la possibilité de s’unir à Dieu, de se fondre en Dieu : «Il ne veut pas dormir, mais s’abandonner âme et corps à cette chaleur qui perd sa vie dans la Vie. Il rêve que ses pieds s’enracinent, que ses mains étendues se tordent et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans les nuées, agite une chevelure de feuillages sombres» (Mauriac, p. 224).
La nature dans le roman La Chair et le Sang devient le reflet, l’image du monde intérieur des personnages, elle devient si humaine qu’elle semble une création de l’imagination (dans la création de l’imagination) ou un texte qui donne la possibilité d’observer ce qu’il se passe. La nature déplie et cache et retient en même temps le personnage. La nature devient l’idée. Elle est créée et ne se retient que par la conscience de l’auteur. Il ne décrit pas, il n’analyse pas la nature réelle, il détient l’idée de la nature. Si l’on prend en considération le fait que les paysages de Mauriac sont autobiographiques, c’est évident qu’ils sont réfractés à travers la conscience de l’auteur. Ce ne sont pas des paysages réels, ce sont des paysages-souvenirs dont la tonalité, la teinte, le remplissage émotionnel dépendent de leur porteur car ils ne possèdent pas l’émotion en eux-mêmes.
L’analyse des ouvrages de deux grands écrivains du XXe siècle a montré un ancrage très significatif dans la littérature et la culture de cette époque, une référence à la mythologie comme à la source des symboles et des sens existentiels fondamentaux et la tentative de réhabilitation et d’introduction de la mythologie dans la vie et la culture contemporaines. Même si le but et les moyens des deux écrivains sont assez différents, on peut observer une chose très intéressante et importante pour la compréhension du processus du développement culturel au XXe siècle: plus la culture est développée, plus ces artistes sont libres et sophistiqués dans l’utilisation des symboles mythologiques se permettant de distordre le plus possible la forme et la signification initiales de la source mythologique.
Yaryna Tarassyuk
Références :
Mauriac F., 1984, Ne pas se soumettre à la nuit, Moscou, 432 p (en russe).
Mauriac F., 1978,  La Chair et le Sang, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, Paris, p. 195-326.
Petrouhina L., 2002, Le Paysage dans le contexte de la théorie littéraire, Les problèmes de la théorie littéraire, Lviv, p. 125-134 (en ukrainien).
Yeats W. B., 2004, Œuvres choisies, Kyïv, 640 p (en ukrainien).

Sous le signe de l’échange: émigration-immigration
Moines et ermites d’Irlande
Alors que Rome n’encourageait en rien le développement de la vie monastique, le monachisme fleurissait loin d’elle. En Irlande, à Iona, à Lindisfarn… et ailleurs.
Même si les petites communautés y menaient une vie régie par des règles particulières, elles ne pratiquaient nullement le repli sur elles-mêmes, mais se souciaient bien au contraire d’évangéliser le monde. Et d’abord de diffuser « la bonne nouvelle » à travers des livres. Et quels livres! Les Evangéliaires. « The gospels ».
Celui que nous avons admiré à Trinity Collège, un des tout premiers, datant du IXe siècle, connu sous le nom de Livre de Kells, qui rassemble les quatre évangiles dans la traduction de la Vulgate, est d’une beauté renversante.
Très largement illustré, en pages lumineuses, chaudes et finement ornées, il contient une série impressionnante de lettres enluminées. Les scribes et enlumineurs ont inventé, à partir de motifs chrétiens et celtes, des écrins spécifiques qui élargissaient dès la première lettre la signification du texte, l’orientant et le déployant vers un sens symbolique, vers une coloration céleste, divine, transcendantale. Ces manuscrits ont servi de modèles à bien des livres sacrés qui sont apparus plus tard sur le continent.
Les moines ne se sont pas contentés de diffuser l’évangile par les livres, ils ont payé de leur personne, quittant leur refuge et abordant sur le continent. St Kilian a sa statue sur le vieux pont de Würzburg en Allemagne où il a prêché, où il a été martyrisé. St Colombus est allé en Bourgogne, puis en Suisse, puis en Italie. St Gallus a même donné son nom à St Gall. L’Irlande a irrigué l’Europe de la bonne nouvelle.
Des ermites ont cependant choisi de se retirer dans des lieux de silence et de méditation. Ainsi St Kevin, au VIe siècle.
Nous avons découvert Glendalough par un matin ensoleillé. Aujourd’hui, il n’y a plus que des ruines dans cette verte vallée. Mais ces ruines sont habitées. Vous y arrivez à pied, en empruntant un chemin qui traverse une petite rivière dont l’eau est transparente, claire comme du cristal. Tout à coup vous apercevez au loin une tour. Quel besoin, l’ermite avait-il de construire une tour? Vous le saurez plus tard. Puis vous apercevez une première maison à l’entrée de l’ermitage, un peu plus loin, les ruines d’une église. Vous y entrez par la porte Ouest pour vous trouver face au mur Est, percé d’une large ouverture vers le levant, vers le soleil levant. Vous y foulez des pierres tombales. Toute une symbolique orientée vers la croyance en la résurrection. Lieu habité.
Tout autour de l’église: un cimetière avec des croix celtes. La croix s’inscrit dans un cercle, symbole de l’éternité, même si la plupart des tombes sont de guingois et envahies de fougères, de digitales, de fleurs sauvages, dans le cadre grandiose de la vallée et des monts. Il y a quelques tombes plus récentes où s’inscrivent les noms de toute une famille comme une généalogie.
Et la tour? La tour est aujourd’hui vide. Autrefois on y cachait les trésors des ermites. Les trésors? Encore des livres. Des livres précieux. Des livres sacrés. Des livres de vie.
«  On dit qu’ils sont morts,
Mais leur jour est plus intense
Que cette pauvre clarté
Dont nous faisons un soleil » Sylvie Reff (poète alsacienne)
Marie Louise Scheidhauer

DUBLIN FRANÇAIS
Le cimetière huguenot est situé au centre de Dublin à proximité de Saint Stephen’s Green. Il fut fondé en 1693 et rassemble les tombes des huguenots français émigrés en Irlande. Jean-Paul Pittion, auteur de The Huguenots in Ireland, an Anatomy of an Emigration, a sauvé de l’oubli le cimetière, où on peut retrouver par leurs noms les 239 huguenots de Dublin, enterrés dans une sépulture collective, qui a survécu dans une petite rue près d’un parc, Mansion Row.
Une partie de ces huguenots servaient dans l’armée franco-néerlandaise. Cette armée, dirigée par le protestant Guillaume d’Orange, a remporté la victoire en 1690 sur les troupes Jacobites irlandaises, alliées aux troupes de Louis XIV, à la bataille de la Boyne, dans le sud de l’Irlande. Au cours de la bataille, les 36 000 soldats de Guillaume d’Orange, commandés par le maréchal Schomberg, qui n’est autre que le réfugié huguenot Armand-Frédéric de Schomberg, écrasent les 23 000 soldats de l’armée franco-jacobite.
Lorsque les Huguenots français s’installent dans la capitale irlandaise, ils se groupent surtout au centre, dans le quartier de Temple Bar, un quartier latin dublinois.
La communauté huguenote dope la croissance économique et démographique de Dublin au point d’en faire, dès 1700, la deuxième ville de l’empire britannique.
Ainsi, les huguenots introduisirent à Dublin le tissage de la soie et de la popeline, mélange de laine et de soie. Louis Crommelin, venu de Picardie, via la Hollande, fut chargé de développer l’industrie du lin en Irlande. Il s’installa en 1698 à Lisburn, qui comptait déjà de nombreux huguenots, perfectionna les méthodes de culture et introduisit l’usage de l’énergie hydraulique pour actionner les métiers à tisser.
D’autres Français éminents, installés en Irlande, sont Sir Francis Beaufort qui est à l’origine de l’échelle anémométrique de Beaufort utilisée pour mesurer la vitesse du vent et William Dargan qui a construit la plus grande partie du réseau ferroviaire irlandais. Ils étaient d’origine huguenote, tout comme Richard Castle, qui a conçu quelques-uns des plus beaux édifices de l’Irlande. Mais celui qui a laissé le plus de traces tangibles de sa présence à Dublin fut l’architecte James Gandon (1743-1843). Gandon a construit les Four Courts, Custom House, Kings Inns et a participé à d’autres projets architecturaux impressionnants de la ville. Un petit-fils d’un Huguenot refugié, Gandon est né à New Bond Street à Londres mais il est enterré à Drumcondra, en Irlande.
Parmi la communauté huguenote d’Irlande on trouve aussi le graveur Daniel Pomarede (actif entre 1742-1765), spécialiste des gravures cartographiques, issu d’une famille protestante bordelaise.
Plusieurs émigrés français étaient des artistes de talent, tels James Tabary, concepteur et dessinateur du bois, travaillant avec ses frères à l’hôpital de Kilmainham, George Du Noyer, miniaturiste qui travaillait pour le Service cartographique de l’État et qui faisait le relevé des sites archéologiques, ou encore Gabriel Béranger, qui a créé pour l’Académie royale des Antiquités des croquis de vestiges historiques.
Beaucoup se sont fait un nom dans le monde de la littérature, du théâtre et de la musique de concert en tant qu’écrivains, compositeurs, organistes, violonistes et luthiers, chanteurs et danseurs.
L’un des ponts les plus connus à Dublin, Beckett Bridge, est ainsi nommé en l’honneur de l’écrivain célèbre Samuel Beckett, un descendant des commerçants huguenots français. Son ancêtre Beckett est enterré au cimetière Huguenot.
Un autre écrivain connu, d’origine française, est Joseph Sheridan Le Fanu, auteur de récits et de contes gothiques mystiques. Le Fanu est né à Dublin en 1814. Son père a servi comme prêtre à l’Eglise d’Irlande et est devenu chapelain à l’école royale militaire à Phoenix Park. Plus tard, Phoenix Park et Chapelizod seront décrits par Le Fanu dans ses livres. De même,  un parc et une route à Ballyfermot portent le nom de l’écrivain: Le Fanu Road et Le Fanu Park.
Il est intéressant que parmi les fondateurs du système bancaire en Irlande on trouve quelques Français. Les descendants de la famille D’Oliers ont excellé d’abord dans les métiers de l’orfèvrerie, et puis ont évolué vers ceux de la banque. Ainsi, la chaîne ouvragée du Premier magistrat de Dublin fut réalisée par Jeremiah D’Olier en 1796. Ses fils et petits-fils furent gouverneurs de la Banque d’Irlande. Jeremiah D’Olier a aussi contribué à l’embellissement de Dublin en travaillant à l’élargissement des rues. Grâce à son apport au développement de la ville, une des rues du centre historique porte son nom: D’Olier Street. Il est à noter que cette rue a été nommée ainsi en son honneur en 1800, 17 ans avant sa mort.
Parmi les Français qui ont donné leur nom aux rues irlandaises, une place spéciale est attribuée à John de Blaquière, homme politique et diplomate éminent qui a servi comme secrétaire d’État de 1772 à 1777. On a nommé un pont en son honneur: Blaquière Bridge.
Digges Lane est un autre nom de rue remontant à la tradition huguenote. Cette rue est liée à une famille française d’une influence considérable, la famille La Touche. David Digues la Touche de Rompières, né à Blois sur la Loire était arrivé en Irlande avec Guillaume d’Orange en 1690. Son petit-fils, David Digues La Touche, le troisième, est devenu marchand, banquier et membre fondateur de la Banque La Touche et puis de la Banque d’Irlande.
En guise de conclusion, je voudrais citer Victor Hugo qui a dit que “la rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à la société.” De même, un nom de rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à son histoire et à toutes les générations passées.                                                   
Nina Nazarova

Regards sur l’Irlande
Au-delà de Dublin, plus loin que le comté de Wicklow même, l’Irlande déploie des sites dont seul le langage poétique peut rendre compte.
Dublin

Façades vidées par les vents et les cris des mouettes. Toits coupés net, rouille lissée des briques, nocturnes et brillantes comme dans un Magritte. L'étrange Gardiner Street, ses maisons si pareilles, dont certaines abandonnées donnent lieu à des squats, crachent des poubelles au milieu des fleurs et des nains de jardin. Où est-on ? Au pied d'anciens palais herbus ou dans un populeux méandre ?

Les jardins de Powerscourt

Nous descendrons
Dans le tréfonds des combes
Dans le plus cœur
Là où les vallées se reposent
Et moulent les montagnes
Dans le miroir des nénuphars

Et les jardins projettent
Leurs fins frissons de roses
Leurs réseaux leurs bocages
Sur les hauteurs sèches ailées
Qui filtrent doucement le ciel.

Péninsule de Dingle

Ici, il faut monter pour atteindre la mer, de sorte que les plages se parent d'une altitude surnaturelle, les villages côtiers d'âpre sauvagerie. Un désordre d'alpage règne en bordure des vagues. L'intimité des criques est toujours parcourue de fulgurants espaces. Des brouillards pluvieux volent. Étrange alliance du sec et de l'humide : des tourbières surgissent des broussailles décharnées, battues des vents ; des haies entrelacées, épineuses et fleuries. L'air pur est tout croquant d'odeurs.
Dans la plaine, sous le poids lacté de la brume, s'enflamment des couleurs florales. Les fuchsias longues gouttes ; les montbretias, iridacés gerbes de feu ; les cierges violets des salicaires. Les liserons débordent de crèmes roses et blanches. Même quelques palmiers s'accrochent aux nuages, entre des ruines très vieilles tout embaumées d'isolement, de sucs séchés, de brouillards et de tourbe.

Les lacs de Killarney

Les lacs
Glacés dans la touffeur
D'un vert sombre mousseux
Drainés vers l'altitude
Des clartés de lichen

De celui de la plaine
À l'âpreté du haut
Insensible ascension, mystérieux passages
De forêts charnues de murs de rhodos
Des arbres parasols sur des graminées roses.

Péninsule de Dingle, côte nord

C'est un village bout de route (quelques voitures à peine), avec partout des herbes folles. Le soleil perce la brume, et la montagne Brandon tire la baie vers l'altitude, avec sa plage gréseuse de sable rouge. Une aura de tiédeur s'installe alors autour du minuscule pub au plafond bas, la terrasse vacille, quelques familles jubilent doucement tandis que des plongeurs en combinaison noire explorent les abords marins, et la plage s'incurve sublimement déserte.

Connor Pass

La mer a glissé sous les monts
Perforant les collines                                                                                                                      Aux angoissants lacs noirs tourbeux.

Les falaises de Moher

Ces remparts d'immensité n'en finissent pas de se dérouler, au large, comme s'ils ceignaient tout entier un grand pays magique, inexpugnable, n'existant presque que par cette bande rugueuse
Vertigineusement battue
De vents et de vibrantes vagues.

Péninsule de Renvyle

On se perd dans un dédale de presqu'îles, de falaises, de tombolos, de champs. Les eaux et les brouillards miroitent. Parfois, la mer comme un grand fleuve longé de coteaux (Oh les vignes fantômes !) La rampe accidentée d'une colline rocailleuse où la route ondule parmi des champs inclinés vers la mer, et les surplombe  parfois dangereusement : un pur pays de limbes...

Renvyle le soir

Les vaches paissent tranquilles jusqu'aux bords des plages, où les prés s'usent dans la pierraille. Lancinamment les troupeaux bêlent, sous les écumes des nuages. Et puis le soir, les champs ondoient. Entre les murets, fils d'argent, sous les fuchsias en grappe, les ruisselets se font plus gras. Dans les arceaux des baies, virent de lointaines montagnes, et des nuées perdues, dorées, vibrent le long des pentes. Le soleil a sombré, et les couleurs jouent librement dans le ciel brusquement vacant, où tournent d'immenses châteaux brûlés, d'un rose volatil. Sous le poids de la nuit qui vient, les teintes densifiées s'enflamment. Des gouffres célestes s'écoule un argent livide, dont on ne sait s'il provient de la lune ou bien d'un reste de soleil. Sur les eaux toujours roses, le cap en falaise, un trait sombre et puis, vision hugolienne, la tour en ruine de Renvyle, aux créneaux crochets décharnés, noire et soudain très plate sur grand font murmurant.

Lac dans le domaine de l'abbaye de Kylemore

Roselières vert pâle
Nénuphars bulles d'aube
Et tout près ces lourds chênes
Vert jungle
Vainement fixes
Mares dérivant à jamais
Sous les grands monts givrés de rocs.

Les jardins victoriens du domaine de l'abbaye de Kylemore

Ici, pas de débordements de fleurs ni d'ombres. La sauvagerie des montagnes, humides et pourtant rases, enserre les parterres, augmente son emprise en butant sur des murs de brique. Lorsque le regard file à travers les portiques, un vert amer de rêve l'emporte vers les hauteurs.

Péninsule de Renvyle

Extrêmes de haute montagne. Le ciel rapidement se couvre et la moindre trouée se ferme. Parallèle à la course des nuages, un vent glacé se met à raser les collines, entraînant à sa suite des voiles de brouillard et nous voici reclus dans une ouate tempétueuse, une pluie si violente qu'elle en casse à jamais tout espoir de beau temps.

La mer à Mulranny

La mer. Il faut marcher longtemps dans des sables vaseux, malodorants et puis, la voici tel un mur, lestée de mille vents glacés, cinglante, déferlante et sauvage.

Achill Island

D'abord, de frais gros rochers roses dévalent le long des landes, s'immobilisent sur les dalles, les toboggans du front de mer. Et puis, faisant fi de la route, une Alpe immense déferle vers les abysses, avec ses pics, ses criques, ses prairies vainement tendues, à l'assaut des hauteurs, par des crêtes rocailleuses. L'on voudrait à la fois se perdre dans les flots et voler sur les cimes. Alors, dans ce déchirement, on désespère d'atteindre jamais la grandeur dont on rêve.

Clare island

Silencieuse traversée, de matinée très fraîche, humide. Chaque vague se fait intensément visible, et chaque soubresaut des montagnes de l'île, qui ressemblent à des pointes d'Alpes émergées (comme issues de forêts et de vallées profondes, au fond de l'océan, et nous sommes sur l'eau comme sur des nuages enrubannant les cimes.)
Précédé d'une longue combe, un pic se dresse comme une fine feuille étrangement cambrée, puis recourbée vers l'eau, prête à se déliter. Nous en voilà tout près sur les hauteurs du phare, dans une verdure éperdue, sans nul point de repère, et s'accroît le vertige au bord de la falaise, aux murs profonds et noirs, aux tournoyants oiseaux.

Nord Mayo

Collines vastes et tourbeuses
Âpres et molles
Fondantes hérissées
De raides bruyères, des fleurs brunes
Laides, séchées des joncs
Plumes neigeuses des linaigrettes et puis
Étrangement charnues
Des haies de rhododendrons crues.

Ruines de l'abbaye de Burrishoole

Les ogives dressées tels cristaux vers le ciel
Et le doux cimetière
Dans l'estuaire
Des barques vides, abandonnées
Attendent un passage d'âme.

Nephin mountains

Vastes montagnes ondulantes
Vibrantes dans les ombres
Vaseuses des grands nuages
Vertes et transparentes
Toutes gonflées de vagues
Et du vent d'or des lacs.

Dublin

Dublin façades rases
Cassées de ciel
Briques de feu d'orange
Fenêtres nues
Décors comme posés
Sur un soir de bleu tendre
Les mouettes sonores
Circonscrivent le vide
Infiniment venteux
Le fleuve aspire à lui
Les rejets les poubelles

Tranquille mue des fleurs
Petits bijoux d'échoppes
Aux couleurs de refuge.

La péninsule de Howth

Entre les ponts, des dépôts, les usines, comme dans un cœur d'automne gris et roux, on prend un train de banlieue le long de côtes plates, habitées, mornes. À l'arrivée, une fois franchi le port de pêche, quelques minutes de marche et c'est un éblouissement de falaises vertigineuses, mangées de bleu violent, avec des combes en entonnoirs tronqués. La bruyère frémit, les ajoncs prolifèrent, des pins parasols embaumés se mêlent aux rhodos géants, aux saules des petits torrents et puis, après deux heures ainsi d'enchantement, on passe des collines aux forêts de bouleaux, la tourbière des grenouilles (« frog bog ».)  En haut sur les rochers, la vue se perd au fond des baies, dans un dessin de carte. On se fatigue. La descente s'allonge et puis ça y est, on a bouclé le tour, et l'on revient au port, près de la gare. Entre les rails et les locaux puants d'une conserverie, la plage est déjà grise, on a rêvé croit-on, l'on rêve encore d'ailleurs entre les façades rosâtres et comme cartonnées de l'étrange Gardiner Street.
Marie-Line Jacquet
Musique
FESTIVAL aux CHANDELLES
Église Saint- Pierre- sur- l’Hâte*
Poème publié dans le journal régional, DNA, le 28 -14-2014

Sur la terre minière et culturelle du Val d’argent,
l’église aux vestiges de styles Renaissance, Gothique et Roman,
entourée d'un vieux cimetière et du halo de légendes d’antan,
résonne, chaque été, à la nuit tombée, d’accords vibrants.

Une symphonie de feuillages et de tournesols dorés
 décore le sanctuaire métamorphosé
où se déploie l’évanescente luminosité
de deux cents chandelles d'un blanc immaculé.

Sonates, concertos,… œuvres de compositeurs prodigieux,
violon, piano, saxo, … des interprètes prestigieux, 
un auditoire attentif, subjugué ou recueilli, écoute silencieux,
la musique sacrée ou profane s’élevant vers les cieux.

Loin des bruits des villes, ce lieu de concert magique,
intimiste, magnifié par des sonorités oniriques,
où règne une simplicité authentique,    
 unit dans une divine harmonie,  Art et Musique.

LA   PARESSE
L’art presque perdu de ne rien faire, Dany  Laferrière,  Grasset, 2014

Dans un monde, où seuls règnent vitesse,
activités, performances, compétitions, business,
où, dans tous les domaines, il faut faire des prouesses,
je voudrais faire l’éloge… de la paresse.
Non pas le désœuvrement, l’ennui,
l’impression de vide, la sensation d’inertie,
quand, amorphes, atones, figés dans l’apathie,
les jours, sans fin, s’écoulent dans la monotonie.
Mais un état de grâce, de vacance,
de langueur, abandon, indolence,
où je savoure avec délices, en toute conscience,
les raffinements de la lenteur, de la nonchalance.
L’oisiveté, source infinie d’inspiration,
éveille nos désirs profonds, notre réflexion,
développe sensibilité, intuition,
exalte rêves, chimères, imagination.

Le farniente a des lettres de noblesse.
Dans l’immobilité se trouvent des richesses.
Cet art subtil, distillé dans l’allégresse,
voie d’accès à la sagesse, a pour nom : la Paresse.  

Monique Mangold

Paysage avec chats

Notre déjeuner terminé, je m'étendis sur le banc, sans formalités, car le sommeil me gagnait.
Immobile, un petit nuage blanc me servit d'édredon. Entre mes cils le lac s'amincissait et je fermais tout de bon mes yeux sur les montagnes.

Quand le bruit d'une course effrénée suivie d'un cri rauque me ramena sur la terrasse du château où le banc me servait de hamac.

Ma chatte, oreilles dressées, la truffe perlée de sueur, me dévisageait entre deux balustres du perron.

"Alors?" fis-je.
Elle ne broncha pas, ses yeux plantés dans les miens, la posture guerrière.
Un coup de griffes me blessa le talon.
"Miaou!" fit un matou au pied du banc qui me dévisageait lui aussi de ses yeux d'or pailleté.
"Miaou quoi?" fis-je encore toute somnolente.
"Miaouamoua?"
Miaou a moua!... C'est çà. Il me demandait tout simplement la patte de ma chatte. Courtois, non?

Je renversai la tête dans la direction du perron où la chatte, pas chatte pour deux sous, faisait Naon Naon en balançant négativement la queue que personne ne pouvait s'y méprendre.

A l'exception du matou qu'il me fallut, femelle oblige, chasser d'une indélicate façon.
Marie-José Piguet
Château de Valmont Été l993

Parutions de nos membres

Sabine Badré, Vagabondages, Bruno Durocher éd.
Compte rendu de Michael O’Dwyer

Vagabondages est le titre du dixième volume de poèmes de Sabine Badré. Comme nous le verrons dans ces réflexions thématiques, ce nouveau volume contient des liens avec quelques-uns des volumes précédents. Etant donné le titre du volume, le thème du voyage et de l’évasion est évidemment significatif. On trouve des poèmes consacrés à des souvenirs de voyages en Bretagne, en Sicile et en Inde. Là, il y a un lien avec les volumes Ailleurs (2005) et De l’autre côté (2009). D’autres poèmes évoquent le passage du temps, la nostalgie du passé et l’absence des amis d’autrefois. Ces poèmes nous rappellent ceux de Fleurs de mémoire (1993) et d’Heures fugitives (1996). Il faut aussi tenir compte du sens figuré du mot “vagabondages”, c’est-à-dire l’état de l’imagination entraînée d’objet en objet par association d’idées. Dans ce volume, l’association entre la nature, l’amour et la religion est frappante. A cet égard, le premier poème, Aurore, dont le titre rappelle Paroles d’aube (1991), mérite d’être cité en entier.

Aurore
Le soleil surgit
De la mer assagie,
Arc rouge
Irradiant de lumière
Dans le ciel bleuté
Encore enamouré.
La terre est en suspens
En son adoration
O ce rouge solaire
Qu’a préparé l’aurore
Dans le cri des mouettes
Aux ailes éployées
Dont le rire devient hymne
Au jour encore à naître

Nous remarquons d’abord l’animation et les couleurs de la nature, « arc rouge », « ciel bleuté », détails qui font écho au volume, Couleurs du monde (2011). Le soleil est énamouré. Notons aussi le champ lexical de la religion. La terre est en état d’adoration et le cri des mouettes devient hymne. Ce poème illustre bien l’association entre la nature, l’amour et la religion.
En ce qui concerne le thème de la religion, on note des poèmes marqués par la foi et l’espoir de la vie éternelle. Dans “Eternité”, c’est « l’indicible foi » qui bat dans le cœur du mourant, tandis que dans le poème “Espérer”,

Il faut croire aux départs
Aux rivages d’un jour
Baignés d’éternité.
Les poèmes consacrés au passage du temps sont évidemment mélancoliques, mais il y a toujours une lueur d’espoir. D’autres poèmes sont marqués par le sens de la présence de Dieu. Dans “Interrogation”, Dieu est présent dans « la banalité tissée des jours » et dans « La Lampe Allumée », la lampe rouge au bout de la nef d’une église rappelle au visiteur la présence divine. Dans ce poème, il y a un beau tableau du clocher roman du village et de l’enclos paroissial. L’ambiance est imprégnée de silence et le visiteur ouvre la porte « le cœur battant ». Le Dieu qui figure dans les poèmes de ce volume est Celui d’amour et de pardon. Dans “Pardon”, Dieu nous pardonne notre passé. Dans “Inversion”, le poète regrette la perte de sens des signes de la foi dans la société contemporaine : l’enfant de la crèche, la lumière pascale, les croix aux carrefours, tous ces signes de foi se sont engloutis « dans un désert immense ».
            Le thème du voyage est un autre leitmotiv important. Le poème “Segeste” chante la joie de l’évasion, la joie de se trouver en Sicile où tout est « si simple, si pur » dans les prairies aux mille fleurs, ce qui fait un contraste avec « les frimas parisiens ». En guise d’antithèse, le poème “Etouffement” évoque ce dont le poète s’évade en Sicile, c’est-à-dire des « silences assassins » des transports dans la banlieue parisienne. Les poèmes qui portent sur le voyage en Inde communiquent la joie de la découverte d’une autre civilisation

Où l’homme européen
Perdu dans ses problèmes
Et son niveau de vie
Se sent irrémédiablement
Infiniment petit.
D’autres poèmes chantent la nostalgie de l’enfance et le poème “Vieillir” exprime le désir de vieillir avec « un cœur d’enfant » sans agressivité, sans envie et sans « la stérilité des regrets inutiles ».
            Ce beau volume qui mérite d’être lu et relu, est publié à l’Imprimerie Renon avec une couverture ornée d’une image de flammes qui symbolisent le souffle, la force et la lumière.
Michael O’Dwyer

Roger Bichelberger
nous informe de la parution de son dernier recueil de nouvelles :
Noël est venu sans rien dire à personne


L’AEFM et le défi de la traduction : le cas de l’écrivain irlandais, Sebastian Barry

   Une question qui a été soulevée plusieurs fois dans le comité de direction, et sans doute plus largement dans l’association, est de savoir si nous devrions, pour nos colloques, étudier des auteurs en traduction. La question est d’autant plus importante dans une association européenne, voire internationale, fondée sur l’idée que la littérature est une des principales voies d’accès à la culture d’un pays, à son histoire, à sa mentalité, à ses façons de penser et de dire. Bref, elle est un instrument de compréhension et de communication avec les membres de cette culture. Si donc nous organisons un colloque en Lettonie, en Ukraine, en Irlande, dans n’importe quel autre pays membre, nous tenons à avoir un certain nombre de communications sur des écrivains de ce pays, faites non seulement par des ressortissants du pays en question qui parlent la langue de l’écrivain présenté, mais par d’autres aussi venus de pays différents. Quelle richesse pour ceux-ci d’entrer ainsi dans l’âme d’un autre pays ! Mais quel apport aussi pour les membres du pays lui-même d’avoir un regard sur eux venu de l’extérieur et influencé par une autre manière de voir, regard propre à relativiser ce que l’on a toujours considéré comme allant de soi, à changer le noir et le blanc en teintes de gris qui estompent les différences, remettent en question, ouvrent à un autre point de vue, à une autre perception de la vie, à d’autres désirs, à d’autres motivations ! Bref, la vie devient ouverture de l’esprit, franchissement des barrières personnelles, interrelations.

   Nous avons tous connu ce sentiment d’envol et d’élargissement personnel à travers nos colloques sur François Cheng et Andreï Makine. Mais le point à retenir ici est que nous n’avons pas eu besoin de traductions pour entrer dans leur œuvre. Grâce à leur éducation et aux contingences de leur vie, ils écrivent directement en français. Certes le fait d’être ‘entre deux langues’ et de choisir de s’exprimer plutôt en celle-ci qu’en celle-là pose toute une gamme d’autres questions. Oublions d’ailleurs que nous apportons tous une couleur différente à notre lecture selon notre langue et notre culture d’origine (même française). Ce serait trop compliquer le débat en faisant de nous tous des traducteurs. Poursuivons notre ligne centrale et admettons que grâce à notre lecture de Cheng et de Makine, nous entrons plus facilement dans les cultures chinoise et russe, pour mieux nous situer dans le monde et son histoire.
 
 Qu’en est-il pour d’autres auteurs que, sauf pour un petit nombre, nous ne pouvons pas lire dans l’original ? Prenons un autre auteur proche de mon cœur, Sebastian Barry, que j’ai décrit dans un article précédent d’Intervoix (peut-être rayé dans l’intervalle de votre ordinateur) comme un auteur digne d’être étudié par notre association. Justement parce qu’il apporterait d’autres perspectives sur la spiritualité en littérature dans le monde d’aujourd’hui, par rapport surtout au contexte irlandais et, entre autres questions, à l’histoire religieuse qui a déchiré le pays, tout en nous faisant apprécier tout le ‘charme’ de l’esprit irlandais qui n’a son pareil nulle part. Voulant partager mon enthousiasme, j’ai proposé Barry comme sujet pour le colloque de Metz (2015). Ce qui m’a intriguée dans le refus opposé (admettons qu’il y avait une bonne douzaine de propositions) était la raison de ce refus. Les membres, sauf quelques-uns, ne pourraient pas lire Barry dans l’original, c’est-à-dire en ‘anglais’ (nous y reviendrons). Ils auraient recours à des traductions.
Quel esprit puriste ! Ai-je pensé dans un premier temps, cédant à ma déception et tenant au principe adopté depuis le début, dans notre association, qu’un colloque sur deux serait consacré à un écrivain individuel. Le nom de Barry venait le plus naturellement du monde à l’esprit, étant donné notre périple à Dublin en juillet 2014, sans parler des liens de l’auteur avec ce merveilleux comté de Wicklow que nous avons découvert grâce à notre présidente (la couverture de la traduction du Testament caché est illuminée par la photo d’une de ces magnifiques tours du site monastique de Glendalough que nous avons visité), qui pourrait sans doute, habitant tout près, (je parle de notre présidente) intéresser l’auteur à se rendre à la rencontre proposée. (Combien de nos colloques ont été enrichis par la présence à nos débats de l’auteur étudié !)
La raison me venant petit à petit en aide pour modérer ma première réaction, je me suis dit : ‘Mais comment, en effet, traduire l’essentiel de Barry dont on sent, plus on avance dans l’œuvre, que la langue foncière n’est pas l’anglais, même si vocables et expressions correspondent à tout ce que l’on trouve dans un dictionnaire anglais, mais une langue plus ancienne qui contient sa propre vision des choses. Ne pourrions-nous pas dire, pour faire un rapprochement avec Mauriac et oser même parler de ‘filiation’, que l’essentiel de Barry réside, dans les mots de celui-là, dans cette ‘nappe profonde’ ou ‘source’ qui ne commence nulle part, comme ce petit ruisseau de la Hure qui fascinait tellement l’enfant Mauriac, symbole pour l’écrivain à venir du mystère des origines et première impulsion à la quête par l’écriture de l’unité originaire de l’être ? La parole poétique de Barry – il s’agit bien de cela – toute différente de celle de Mauriac, imprégnée de ces restes gaéliques, celtes, qui, selon un commentateur, cherchent à forcer un passage dans toute âme littéraire irlandaise, touche, il me semble, à quelque chose de primitif, de cosmique, qui suggère presque l’anté-Babel. Il émane de Barry un sentiment d’innocence foncière qui est intraduisible. Mais n’est-ce pas là l’ineffable du texte qui affleure dans toute œuvre littéraire digne de ce nom ?
Où donc ces considérations nous laissent-elles dans le débat qui nous occupe ? Pour essayer d’y voir plus clair, j’ai fait un travail expérimental – peut-être un peu artificiel aussi – sur la traduction française du Testament caché de Sebastian Barry (par Florence Lévy Paolini) que j’ai confronté chapitre par chapitre avec la version anglaise. J’ai relevé maints exemples de non-équivalences ou omissions / substitutions (de petits détails dans le texte, il est vrai) déterminées par le fait que ou le mot équivalent n’existait pas dans la langue traduite ou qu’une métaphore traduite plus ou moins littéralement sonnait faux (du moins à mon oreille). La métaphore, arme du poète, est un élément complexe pour dire souvent une vérité profonde et il me semble de temps en temps que le traducteur ne va pas jusqu’au fond du personnage pour saisir la richesse syntaxique ou phonétique d’une expression employée par l’auteur pour dire la réalité intime du personnage, et pour trouver un mot aussi suggestif, (par exemple le verbe ‘to scrape about’, traduit par ‘fouiller’, plus neutre, moins coloré) qui situe le personnage dans sa réalité sociale.
   Il en va de même pour la manière de dire des personnages (surtout de Roseanne, le personnage central) : les tournures vieillottes, l’ordre des mots dans les échanges qui n’est plus d’aujourd’hui, des formules de répétition et le renversement d’éléments grammaticaux. Tout cela rend presque transparente l’activité mentale de la protagoniste dans son effort de saisir plus concrètement les choses et dans sa recherche du vrai, aspect fondamental de la narration qui est de l’ordre de la confession devant son créateur (un peu comme la confession de Thérèse Desqueyroux). Ces éléments-là, mais bien d’autres aussi qui appartiennent sans doute à la grammaire intime de l’auteur en symbiose avec son personnage, créent ce que j’appellerais la musique intérieure du texte, que le meilleur traducteur du monde aurait du mal à traduire, car, comme dit le vieil adage, ‘le style c’est l’homme’ et l’homme finalement reste ancré dans son mystère pour ce qui est de l’essentiel.
   Mais cet ‘essentiel’, si important qu’il soit pour notre appréciation esthétique – et nous en glanons certes quelque chose - est un aspect relatif, il me semble, par rapport à la traduction dans son ensemble et notre désir d’entrer par le texte dans une autre expérience culturelle. La traduction, d’une clarté, d’une précision, d’une élégance classiques reste très fidèle au texte original et transmet toujours l’atmosphère et la réalité de l’Irlande, d’une Irlande d’autrefois, oui, mais qui laisse ses traces dans l’aujourd’hui et l’Histoire en train de se faire dont nous faisons tous partie… Qui nous touche, qui nous emporte, qui nous prend à la gorge, cette histoire publique de la guerre civile, des conflits religieux, des crimes de l’église catholique parce qu’elle est inséparable de l’histoire privée des personnes et qu’elle est racontée non par la voix neutre, impersonnelle d’un narrateur omniscient mais par la voix humble des personnages eux-mêmes participant à l’histoire en train de se faire – de ce ‘ratcatcher’ père de Roseanne, réduit au statut le plus abject de la hiérarchie sociale, ensuite de sa fille, personnages rayonnants d’humanité qui voient avec l’œil d’innocence de ceux qui sont dépouillés jusqu’à la nudité et à la transparence de leur être et ne savent pas ce que le mot ‘discours’ veut dire.
   Les personnages de Barry, d’ailleurs, ne sont-ils pas tous des raconteurs, pour tenir éveillée la flamme originale en littérature de ‘story teller’ (mot qui, soit dit en passant, a un double sens en anglais de ‘conteur’ et de ‘menteur’ !), art viscéral de l’âme irlandaise, celte, qui vise un ordre de vérité allant au-delà de, mais parfois pour donner son sens à la vérité historique.
   Ne boudons donc pas la traduction. Allons même plus loin en en relevant le défi, que ce soit par des articles critiques visant à séparer le bon grain du mauvais grain et à promouvoir nos littératures individuelles comme elles méritent de l’être, ou en nous aventurant nous-mêmes dans le domaine de la traduction pour présenter des œuvres (ou extraits d’œuvres) de nos pays individuels – comme l’a fait tout récemment dans les pages d’Intervoix (no.29) Galyna Dranenko pour nous faire apprécier un poète ukrainien (Vassyl Stouss) qui autrement serait resté inconnu à la plupart d’entre nous. Pour ce travail créatif, passionnant même (pour qui en a fait l’essai), n’avons-nous pas un atout spécial qui est justement de partir d’une certaine conception de la littérature qui ne se contente pas de la surface des choses mais vise le courant profond, là où tout se relie. Où serait la culture de l’Europe et notre recherche du sens de l’homme sans les traductions d’un Tolstoï, d’un Proust, de bien d’autres encore ? Et pour revenir à notre esprit fondateur, François Mauriac, quels auraient été sa pensée et son devenir spirituel tels qu’ils se manifestent dans ses écrits ultérieurs sans les traductions d’un Belenson (nom sans doute inconnu aujourd’hui), qui lui ont ouvert l’esprit des penseurs russes de l’immigration. Ainsi, à travers les frontières se fait progressivement sentir cette grande chaîne de continuité qui dit ‘sens’, dans le triple emploi du mot défini par Cheng… François Cheng, un autre auteur inspirateur de ‘chez nous’, lui, plus que tous, traducteur de cultures. Soyons des émules… !

Margaret Parry

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