10 GORMALLY Patrick (Irlande)
Tout ce qui dure est en état de perte
(Roger MUNIER)
La nostalgie vue comme retour
douloureux sur une absence, une chose disparue, perdue ou révolue ou une
insatisfaction ne peut que créer la mélancolie et le regret d'« on ne sait
quoi ». C’est une illusion universelle. La nostalgie « est une
construction du passé » qui ne peut servir l’historien dont le devoir
« est de trouver la vérité, même si elle est déplaisante »[1]. Elle s’oppose à la modernité qui
pousse surtout à l’efficacité tel le marketing car il s’agit d’être meilleur
qu’hier même si cela oblige à détruire le passé, chose pourtant
impossible sans perdre la capacité à imaginer l’avenir. Th. Zeldin
confirme : « Ceux qui souffrent de troubles de la mémoire ont du mal
à avoir une idée de l’avenir ».
De quoi est-on nostalgique ? Selon
Le Petit Robert, l’exilé l’est de son pays natal, le déplacé de là où il
a longtemps vécu. Celui qui a fait l’expérience d’un bonheur perdu le
regrette, de même que le jaloux devient obsédé par l’insatisfaction à moins
qu’il ne pousse jusqu’à la violence vengeresse. Balzac reconnaissait
« cette nostalgie produite par une habitude brisée », tandis que
selon Duhamel, Chateaubriand « gardera toute sa vie la nostalgie de la poésie »
(Le P.R.). La France, nostalgique de la reconnaissance internationale
des 18e et 19e siècles, s’interroge et en souffre. Zeldin
estime que la réflexion excessive sur soi-même qu’encourage la psychanalyse par
exemple ne peut que déboucher sur la déprime. S’agirait-il de ce « on ne
sait quoi » que cite Saint-Exupéry ?
Et la nostalgie de la santé perdue?
Roger MUNIER[2], dans Lettre à
personne sur la maladie[3], s’adresse au lecteur
anonyme au sujet du rapport entre maladie et corps. Il distingue le corps en
bonne santé et qui ignore tout de lui-même du corps qui connaît la maladie et
découvre une réalité tout autre car : « Dans la santé, je suis mon
corps. Dans la maladie, mon corps peu à peu devient moi ». La nostalgie de
la santé ne sert à rien au corps malade car rien ne sera plus comme avant et il
s’ensuit selon Munier, qui a connu de graves ennuis de santé depuis l’âge de
seize ans, une mutation initiatique de la maladie et de la douleur qui fait de
« la souffrance du corps épuisé une passion qui peut aller jusqu’à
s’inverser dans son signe ». Comment Munier approche-t-il
« ce centre brûlant » qui fait passer de la santé brisée à une aube
nouvelle et à un nouvel horizon, libre de toute nostalgie ?
[1]
« Pas de déprime dans la découverte des autres ! », entretien de
Théodore Zeldin, La Croix, 5 décembre 2014, p. 11.
[2]
Auteur et traducteur né à Nancy en 1923 et décédé à Vesoul en 2010.
[3]
R. Munier, Lettre à personne sur la maladie, Amiens, Le Nyctalope, 1986.
11
GRANDJEAN Monique (France)
La
nostalgie, tremplin pour une vie meilleure dans l'œuvre d'Andrée Chedid
Chers amis, ce soir la nostalgie
m'étreint...
Au moment d'évoquer la mémoire de ma
grande amie Andrée Chedid, décédée le 6 février 2011, les mots me manquent. Des
souvenirs parfumés, chauds, colorés affluent à mon esprit... Pour la seconde
fois depuis sa disparition je parlerai d'elle sans qu'elle ait retouché ma
copie; présence chaleureuse penchée vers moi, elle susurrait avec ironie :
« Faites de moi une aquarelle; un peu plus de légèreté, de chatoiement,
vous ne peignez pas un portrait romantique. »
Déjà, au rappel de sa voix aux accents
méditerranéens si sympathiques, ma tristesse s'estompe, et c'est une chance,
car elle aurait détesté mes regrets, mes frustrations, les tristes échos du
« jamais plus.
Selon ses dires, la nostalgie et son
cortège de sentiments funestes était un enfermement qui enserrait l'individu
dans un corset et l'empêchait d'avancer, d'être libre.
Ce proverbe libanais : « Celui qui
reste assis est une pierre, celui qui va est un oiseau » lui convenait à
merveille.
Ma fière amie, tout à la fois
libanaise, égyptienne et française était une femme ailée; et, du soleil noir de
ma nostalgie, elle ferait comme toujours une lumière qui éclaire l'avenir, un
tremplin pour des temps meilleurs
12
HECHAM Claude (France)
Albert Camus et la nostalgie de la
pauvreté
Se
sentir étranger, c’est un sentiment fait de mal-être très vague que l’auteur de
L’Etranger (1942) avait traduit de
plusieurs manières. Mais en 1960, Albert Camus, couvert d’honneurs – Prix Nobel
de littérature 1957- et installé en France, meurt dans un accident de voiture à
47 ans. Il transportait dans sa serviette le texte de l’œuvre à laquelle il
travaillait: Le Premier Homme. Dans
cette évocation de son enfance algérienne, ce n’est pas la nostalgie de la
terre natale qui domine, même si elle est présente à travers le motif du voyage
de retour par bateau vers Alger. Au cours de la traversée, alors qu’il vient de
découvrir, à l’âge de 40 ans, la tombe de son père qu’il n’a pas connu, il se
représente sa mère qu’il n’a pas vue depuis dix ans. Et c’est comme si, nouvel
Ulysse, il évoquait les morts sans pouvoir communiquer avec eux : sa recherche
du père est un échec et sa mère est devenue lointaine à cause de sa surdité
déjà ancienne.
Le
regret émerveillé que Jacques Cormery, son double, éprouve en se rappelant son
enfance est dominé, certes, par la nostalgie, mais, paradoxalement, c’est à la
pauvreté de son quartier, de sa famille, de son milieu social –les pieds-noirs
d’Algérie- qu’il voudrait revenir, 30 ans après les avoir quittés. Nostalgie de
la pauvreté, donc, mais surtout de la culture qui lui était consubstantielle.
Une culture populaire, avec son langage savoureux, avec le cinéma comme seul
divertissement moderne, avec son école communale dont les maîtres, tel monsieur
Germain, étaient unanimement respectés.
Dans
ce récit inachevé, Camus avait mis toute sa nostalgie, car il pressentait le
grand changement qui allait survenir en 1962:
Ce
devrait être en même temps l’histoire de la fin d’un monde - traversée du
regret de ces années de lumière.
13 HOGENHUIS Anne (France)
Quelle place pour la
nostalgie dans la littérature russe exilée?
Un
thème porteur en littérature. Le chant d’un héros qui désire retrouver un passé
révolu, dans le temps ou l’espace, dont il a été dépossédé par un destin
individuel contraire, à moins que ce ne soit par la roue de l’Histoire. Un
élément du passé inaccessible, mais que le souvenir pare de beautés qui
réchauffent le cœur (ou les sens) et rendent d’autant plus insipide
l’environnement du moment, créant ainsi par contraste un mal être.
On
pourrait chercher ce thème dans la littérature russe émigrée de l’entre-deux-guerres,
par exemple chez Boris Zaïtsev. Mais si ses protagonistes éprouvent la
tristesse de l’exil, ils sont en prise avec un quotidien mal vécu et repoussent
la nostalgie. Celle-ci suppose une vision magnifiée, poétique. Cette sensation
d’avoir connu et perdu un paradis dont on a été expulsé, ou que l’on a perdu,
dont l’âme a gardé le souvenir, pour le perdre dans son passage terrestre,
certains la sentent encore, en portent la marque, ce sont les poètes, c’est un
thème récurrent de la poésie russe du XIXe siècle (Lermontov).
On
peut s’interroger sur un double aspect de ce thème. La nostalgie comme ressort
en littérature et la sincérité de ce ressort. Une problématique que l’on
retrouve dans l’affrontement entre Dostoïevski et Tourgueniev. Deux écrivains
exilés qui s’affrontent sur la question de savoir comment un écrivain russe
peut vivre à l’étranger.
Dans
ses nouvelles comme dans sa correspondance avec ses amis restés en Russie,
Tourgueniev se livre à des descriptions très poétiques de sa terre natale, les
battues dans la forêt, les villages, les gens simples et proches de la nature.
Une vision qui cependant n’est pas celle d’un tableau idéal, car lorsqu’il
décrit la vie de ses personnages, il y a le servage, la pauvreté, mais il aime
la tristesse qui les baigne. Il se languit de les revoir, il en a le désir,
mais il n’y va pas. A son grand regret, les circonstances de sa vie l’en
empêchent. Pris comme il l’est dans sa vie d’étranger célèbre, il en souffre.
Sa nostalgie reste littéraire.
Dostoïevski,
lui aussi passe beaucoup de temps à l’étranger, en particulier dans les villes
d’eau où il joue (et perd) à la roulette. Mais cet environnement lui déplaît.
Il déteste le bourgeois allemand ou les rues de Paris qui n’ont rien des
qualités d’âme qu’il attribue à son pays et dont il éprouve fortement l’absence
au loin. Il ne peut que rêver de revenir en Russie où il écrit son œuvre. Là, il
dresse de la société russe un tableau à faire frémir le lecteur, mais
qu’illumine une lumière immanente qui leur a été donnée en partage. D’où des
vies saccagées, des crimes ressentis comme affreux. Mais qui offrent une vision
de la transcendance qu’il ne sent que dans son pays. Et c’est cette vision
qu’il lie à sa nostalgie.
La
nostalgie ne serait-elle pas liée au désir de transcendance ? Le mal être
de la vie ici-bas portant, par contraste, au désir de retrouver une élévation
de l’âme.
14 IPPOLITO Jean Christophe (USA)
Nostalgie et mythe des origines dans la
poésie de Nadia Tuéni
La
nostalgie informe les deux recueils de
poèmes que le poète libanais francophone Nadia Tuéni (1935-1983) a écrits pendant la guerre civile au Liban, Liban:
Vingt Poèmes pour un amour (1979) et
Archives sentimentales D’une guerre au Liban (1982). Cette nostalgie
est non seulement pour le Liban pacifique de son enfance,
le vieux Beyrouth, les montagnes de
la communauté druze où elle est née, mais aussi pour les autres
sites emblématiques des autres communautés. Cette
communication examinera de quelle manière la nostalgie conduit Tuéni à une réécriture de l'histoire libanaise
qui met en place un mythe des origines pour les communautés divisées du pays, mythe qui va dans le sens de
l’unification de ces communautés. Le rôle essentiel de la religion druze chez Tuéni sera exploré pour expliquer le caractère spirituel de sa
quête et sa croyance en des formes de réincarnation qui informent son écriture
nostalgique. Comme Ahmad Beydounou, François Furet l’ont observé, l'importance
d'un mythe des origines est essentielle à la fonction structurelle du temps
historique, et le travail de Tuéni a été d’autant plus important que chaque
communauté tendait alors à créer ou recréer un mythe des origines qui servait
ses propres intérêts, divisant le Liban sur des lignes de
fractures religieuses et idéologiques et justifiant par là dans une certaine
mesure la poursuite de la guerre civile. L'imaginaire tuénien
pour le Liban, s’il a pu être interprété comme traduction
de la tolérance des valeurs druzes, est aussi
l’intériorisation d'un univers pré symbolique qui sert à
annuler la réalité du temps historique. Dans cette
perspective, la nostalgie est collective et individuelle : le
recueil Liban :Vingt Poèmes pour un amour présente
divers sites libanais comme les éléments d'un paradis perdu et célèbre « l'harmonie de l'homme avec le paysage », tandis que la première
partie d’Archives sentimentales D'une guerre au Liban reconstruit le
temps de l'enfance.
15 IVASSIOUTINE Taras (Ukraine)
Paradoxe de l`art de Modiano: mémoire
et oubli, exactitude dans le flou, vérité dans la fiction.
Dans les romans de Patrick Modiano le
temps vécu comme le temps du souvenir ou du rêve captent le réel à travers ses
expressions les plus éphémères, ses sensations les plus imprécises. La mémoire
à l'œuvre dans ses textes réussit à réunir les différentes couches de temps et
à les transformer en une nouvelle réalité temporelle, celle d' un temps
purement romanesque, à la fois évanescent et palpable, tel le fil sur lequel
avance le funambule. En tissant des liens entre le passé et le présent les
romans de Modiano expriment une nostalgie qui flotte entre la mémoire et l'oubli.
Ils évoquent la nostalgie du temps qui passe, l'obsession des tragédies de la
Seconde Guerre mondiale (notamment la période de l'occupation). Modiano ne
reconstitue pas le passé, il l'éclaire à l'aune du présent désolant ou sans
illusion qui a suivi. Il importe de souligner que la mémoire chez Modiano se
révèle souvent puissance dangereuse qui envahit et menace la jouissance du
temps présent. La saveur des temps perdus empêche de vivre au présent. Pour
vivre, les personnages sont tentés de se libérer de ce fardeau. Quant à la
nostalgie qui s'exhale de certains de ses romans, Modiano déclare: “La lumière
voilée de mes livres crée un malentendu: elle ne cherche pas à ressusciter un
passé bien précis, elle ne veut être que la coloration du temps. Un peu comme
dans certains tableaux de Claude Lorrain, où l'horizon baigne dans une lumière
nostalgique. J'essaie simplement de montrer comment le temps passe et recouvre
tout, choses et gens, comment la lumière baisse et s`immobilise un instant…” Les
personnages sont confrontés à la perte, à la disparition inéluctable de tout et
de tous, ils se retrouvent en proie à un passé piège, à une mémoire qui n'est
plus que douleur. Contrairement à Proust, Modiano n'accorde pas à ses héros le
bonheur d`un “temps retrouvé”.
La majorité des romans de Modiano font
ressortir cette nostalgie propre au Nobel de la littérature 2014, étant à la
fois un hymne à la mélancolie et à la douceur. Les différentes époques s'y
juxtaposent par effet de transparence, il en va de même pour les lieux tandis
que Paris est le point de repère principal, le lieu où l'on finit toujours par
revenir. Pourtant Modiano soulignait: “Mon Paris n'est pas un Paris de
nostalgie, mais un Paris rêvé, composé d'expressions vécues et incorporées à la
fiction”. Son dernier roman Pour que tu
ne te perdes pas dans le quartier s'inscrit parfaitement dans cette lignée
où Modiano, en revenant à Paris, est toujours dans la quête de l'amnésie plus
ou moins volontaire, dans sa recherche du temps passé, dans la reconstitution
des souvenirs. On y apprécie les choix de l'auteur qui emmènent le lecteur dans
cette nostalgie du passé.
16 JAMMAL Nadia (Liban)
Soufi,
mon amour d’Elif Shafak :Rencontre de l’Autre, nostalgie de Dieu
J’avoue que c’est là un sujet plus
délicat à manipuler qu’il n’y paraît. Qui dit nostalgie, songe à la tristesse,
à la perte, à ce lieu, à cet être, à ce sentiment évanouis, révolus et qu’on
voudrait récupérer, ou, à défaut, dont on voudrait récupérer le souvenir,
c’est-à-dire l’illusion de la renaissance.
Cependant, la nostalgie peut être une
projection dans l’avenir en quête d’un être qu’on a entrevu en rêve ou dont on
porte en soi l’image.
C’est le sujet fédérateur du roman
d’Elif Shafak, auteure turque, d’expression anglaise, qui signe, avec
« Soufi, mon amour », un très beau roman, sur la quête nostalgique de
l’Amour, sur la Rencontre de l’Autre, le frère de notre âme, avec qui, on
aurait dit, dans une vie antérieure, « d’impérissables choses ». Et
cette quête de l’Autre débouche sur un éveil spirituel qu’il nous faut opérer
en cherchant en nous les trésors enfouis sous les monceaux des contingences
insignifiantes.
Il existe un lien subtil entre
l’histoire du soufi itinérant, Shams de Tabriz et le mystique persan Djalal
ad-Din Rumi, d’une part, et la Rencontre déterminante qui changera la vie d’une
américaine juive de quarante ans, femme au foyer.
Cette Quête de l’Autre débouche en fait
sur une autre Rencontre, infiniment importante, celle de Dieu dont on porte en
soi une soif jamais assouvie.
Quête de l’Absolu, portée par une
écriture d’une grande poésie surtout pour ce qui concerne la partie historique.
L’espace de la « modernité » est, lui, plus convenu. N’est-ce pas là
une illustration de la nostalgie… d’un passé lointain ?
17 LATINI MASTRANGELO Giulia (Italie)
La nostalgie à travers des temps et des
lieux différents : Guillaume IX, José Asunción Silva, Antonio Machado, Ada
Negri
Au
début du XIIe siècle, Guillaume IX chante la nostalgie qui l’opprime
en prévision d’une mort précoce : sa vie brillante, ses amours, la
chevalerie, la loyauté à son seigneur défilent devant lui par éclairs fugaces,
en des vers denses et synthétiques porteurs d’une véritable angoisse. La
re-création de ce monde se fait à travers le choix savant d’un lexique qui
commence juste à s’affirmer et à travers la gradation et la place des images,
jusqu’au soupir du finale.
Déplaçons-nous
vers le XIXe siècle pour lire le recueil des Nocturnos et
notamment le célèbre Nocturno III du
poète colombien José Asunción Silva (1865-1896) : la jeune femme disparue
est ici un être éthéré, une ombre qui s’approche de l’ombre projetée par le
poète pour éprouver, avec celui-ci, des sentiments humains – des ombres qui se
cherchent et s’unissent. Cette incorporéité est rendue par des vers que
Unamuno, reprenant une expression de Silva, définit comme « musique
d’ailes » : les deux êtres reproduisent cette union des âmes qui
avait caractérisé les temps heureux dont la nostalgie se fait maintenant si
durement sentir.
Nous
retrouvons la douleur nostalgique dans les poignantes poésies d’amour d’Antonio
Machado (1875-1939), grand poète, mais obscur enseignant, dont la vie trouve un
élan et une raison d’être dans l’amour pour la jeune Leonor, qui, à seulement
seize ans, devient sa femme. Mais la tuberculose la consume et elle mourra deux
ans plus tard. Cette courte période d’amour devient le thème central de la
nostalgie du poète, qui trouve un réconfort dans l’évocation : si Leonor
revit auprès de lui, qui sent physiquement sa présence, son contact, sa voix,
elle devient un être concret également pour les lecteurs, qui se laissent
pénétrer par les vers passionnés qui chantent un sentiment éternisant.
Un
autre exemple d’évocation est celui que nous trouvons dans Le livre de Mara,
de la poétesse Ada Negri (1870-1945) : celle-ci ressent d’une manière
violemment douloureuse la perte de l’homme qu’elle avait éperdument aimé et
dont elle avait été aimée. Ici aussi, la mort est due à la maladie et la
poétesse ressent une nostalgie aiguë de leurs rencontres amoureuses, de leurs
étreintes, de la présence physique de cet amour. Aussi se réfugie-t-elle dans
l’évocation, réaliste, pulsante d’activité, où le corps du jeune homme retrouve
vie, force, passion, recréant dans les nuits de veille ce rapport totalement
épanouissant.
Les
quatre cas dont nous traitons dans ce travail ont en commun le choix de
l’expression poétique pour exprimer la nostalgie, mais les analogies
s’estompent sous les manières personnelles de vivre cet état d’âme. Cela nous
pousse à considérer combien le terme « nostalgie » est vague en soi
et combien de potentialités il renferme, combien en fait il existe de
nostalgies qui pourraient se résumer par la définition qu’en a donné Nina
George dans son récent roman La lettre
oubliée :
La nostalgie de la vie, une tristesse
douce et chaude pour tout et pour rien.
18 NAZAROVA Nina
(Irlande)
Nostalgie de l'insignifiance ou la contemplation
du nombril
A notre époque trop sérieuse, le monde
est nostalgique de l’insignifiance, d’une bonne humeur et d’un bon humour. Dans
son dernier roman, La fête de
l’insignifiance (2014), Milan Kundera chante un hymne à la légèreté de
l’être, à la capacité de voleter comme une plume de perdrix ou d’un ange au
dessus de la gravité de la vie. Avec sa belle clarté et sa concision,
l’écrivain déploie toutes les ressources possibles de l’ironie, ce mode
d’expression à propos duquel il disait, dans L’Art du roman (1986) : « Par définition, le roman est
l’art ironique : sa vérité est cachée, non prononcée, non
prononçable ».
Le nombril dénudé est
devenu l’un des symboles sexuels du vingt-et-unième siècle. Pourtant, le même
cordon ombilical, qui lie le fœtus à la mère, l’encage plus
tard dans ses problèmes, ses inquiétudes, ses phobies. Casser le mur, partir à
la recherche de l’insignifiance, c’est le défi lancé par l’écrivain. Insignifiante, l’insignifiance? Certainement pas. «L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence
de l’existence, affirme l’un des personnages. Elle est avec nous partout,
toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir: dans les horreurs, dans les luttes
sanglantes, dans les pires malheurs. Mais il ne s’agit pas de la reconnaître, il faut aimer l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer.»
19 DIB NDOUR Jean (Sénégal)
Nostalgie, ce mal incurable ?
La
nostalgie, ce mot qui parfois donne des frissons nous ramène à un endroit, un
passé proche ou lointain.
Un sentiment de regret nous anime à chaque fois qu’on évoque
ce bon vieux temps…
Une
chanson, un lieu, une personne entre autres font revivre en nous l’envie de
faire un bond en arrière, de revenir à cette vie antérieure et de revisiter un
pan de notre passé.
On
continue à chérir cette vie précédente qui est loin parfois très loin.
Nostalgie,
cette éternelle mélancolie qui nous hante et nous empêche d’explorer d’autres
horizons.
Ce
passé nous colle à la peau et est ressassé inlassablement…..
Tout
est comparé à notre vie antérieure, cette vie qu’on voudrait recréer, faire de
telle sorte que le passé devienne présent. On n’arrive plus à regarder autour
de soi ou devant soi. Tout mais absolument tout est relié au passé !
On
va sans cesse se référer à ses précédentes amours, ses amitiés passées, son
ancien travail, sa ville natale, son enfance…
Ce
phénomène constitue un frein, un goulot d’étranglement quant à l’avenir, à
l’épanouissement personnel et peut pousser à la dépression.
Je
suis un des victimes de dame nostalgie.
Nostalgique
de mon lointain pays, nostalgique de mon enfance…
Une
enfance empreinte d’inconscience, d’insouciance, d’innocence. Cette enfance
dont j’ai parfois du mal à faire le deuil. L’écriture qui déboucha sur mon
ouvrage, Itinéraire d’un enfant
d’Afrique, fut une forme de thérapie. Mais suis-je vraiment guéri ?
Pour
étayer cette thèse, l’Ecrivaine Colette dira « l’enfance, ce pays dont on
ne guérit jamais ».
Mais
la nostalgie doit elle rimer avec mal, mal-être?
Appelée
« Spleen » par Baudelaire, « Blues » par B.B King et
« Saudade » par Césaria Evoria, la nostalgie reste une agréable
rémanence de moments vécus dans le passé.
Et
si effectivement il existe un lien intrinsèque entre nostalgie et mal, ce mal
se doit d’être doux, tendre.
Une
certaine prise de conscience est nécessaire pour se dire que le passé est bien
derrière nous et que nous devons maintenant vivre le présent et regarder vers
le futur. Pour éviter de tomber dans une forme de mal être, une certaine
lucidité nous garde de magnifier les souvenirs et de reconnaître que le passé,
aussi splendide qu’il fût (ou qu’on pense qu’il fût) est loin, parfois très
loin derrière. Impossible donc de le dompter, de le dresser, et de vouloir le
revivre comme à la belle époque. L’espèce, le temps, l’environnement ne s’y
prêtent plus du tout. Quand bien même on se remémore un passé glorieux, cette
rétrospective doit nous aider à nous en inspirer, à réunir les ingrédients
nécessaires pour regarder l’avenir avec sérénité. Créer le désir de renouer
avec des situations, des réflexions antérieures qui ont pu produire des
réactions salvatrices. S’approprier au quotidien cette ambiance, cette joie de
vivre, ces valeurs humaines du passé pour les faire revivre et ce, en parfaite
symbiose avec le monde qui nous entoure.
Ne
plus vivre dans le passé, mais vivre parfois avec ce passé positif pour un
présent joyeux et un futur à aborder sans complexe.
Le
monde est vieux, certes, mais l’avenir sort du passé à condition d’en faire bon
usage.
20 O’DWYER. Michael (Irlande)
François Mauriac-Le Mystère Frontenac-un roman nostalgique?
Le
mot "nostalgie" dénote les notions de retour et de souffrance. Le
retour en question est bien souvent un retour au pays natal. La souffrance est
un dépaysement occasionné par un désir de retrouver son pays et de revoir ses
proches. Regret mélancolique ou désir insatisfait, la nostalgie peut aussi être
le désir de retrouver le passé, la jeunesse ou une époque idéale.
Le Mystère Frontenac (1933)
est une transposition littéraire de la situation familiale du jeune Mauriac. En
effet, le titre est une forme d’abréviation déguisée du nom de l’auteur,
Fr(ançois Mauri)ac. Mauriac y exprime la nostalgie d’une jeunesse bénie, du
terroir bordelais, d’une époque idéale, nostalgie qui s’exprime dans
l’épigraphe constituée de neuf vers de Maurice de Guérin, dont les grands
thèmes sont l’enfance, la nature et la vie intérieure, c’est-à-dire, les
notions-clés du roman mauriacien.
Mauriac
chante la nostalgie de l’enfance qui se croit éternelle et les liens mystiques
qui unissent les members de la famille Frontenac. Les premiers titres auxquels
il avait songé pour ce roman sont révélateurs: Le Nid des colombes, L’Union
des branches, L’Emmêlement des
branches, tous évocateurs de la nostalgie de l’intimité, de l’innocence,
des sources de l’amour familial et de l’union éternellement indissoluble de la
mère et de ses cinq enfants. Il s’agit d’un désir nostalgique, teinté de
lyrisme, de retourner aux valeurs de l’enfance provinciale. Nous allons nous
demander si Mauriac a capté l’eau pure de cette source de l’amour familial ou
s’il s’est éloigné de son sujet.
21 PARRY Margaret
(Angleterre)
Le désir sans nostalgie dans Le testament caché de Sebastian Barry (titre
provisoire)
Est-ce
que la nostalgie et donc son contrepoint le désir sont vraiment un fait de la
nature humaine, ou y a-t-il des êtres qui échappent à cette loi ? Si oui,
y a-t-il des circonstances ou des faits culturels particuliers qui entrent en
jeu pour expliquer cette différence et un état d’âme en apparence assez
privilégié puisque non conditionné par la souffrance – ‘algos’ – présente dans
notre mot clé (voir le descriptif du colloque : ‘Nostalgie : entre le
mal-être et le désir’) ?
Le
personnage principal du roman de S Barry, Roseanne, à travers lequel
j’interrogerai ces questions, est au terme d’une vie que l’on ne peut pas
décrire autrement que comme une accumulation de souffrances. Il ne cesse
d’émaner d’elle, pourtant, une étrange joie. Se différencie-t-elle dans sa
personne morale de la moyenne des êtres par le fait de son âge – elle est
centenaire ? Ou se peut-il que la représentation de son personnage soit
influencée par le livre, religieux, métaphysique, de Thomas Browne (auteur du
17e siècle), qui figure comme un leitmotive dans le sous-texte du
roman, et qu’elle soit donc plutôt le porte-parole ou l’alter ego de S Barry
lui-même, homme encore jeune ? Toujours est-il que l’atmosphère morale de
ce roman est assez particulière et peut plaire ou ne pas plaire par rapport au
personnage de Roseanne (comme je l’ai constaté récemment lors d’une discussion
du roman avec un groupe de lecture).
Enfin,
y a-t-il un lien entre la représentation du personnage de Roseanne et
l’histoire tragique de l’Irlande et de ses conflits religieux qui occupe une si
grande place dans le roman ; ou avec les racines celtiques de ce pays qui
implantent dans la conscience humaine une autre connaissance ou intuition du
temps et de l’après-vie ; ou bien avec le questionnement psychanalytique
de son psychiatre, le docteur Grene, processus qui risquerait de la chosifier
et de la priver d’âme, ou au contraire de la plonger toujours plus profondément
dans le secret de son être pour la mener progressivement à l’illumination
ultime ?
Autant
de questions qui me fascinent dans ce roman à dimensions multiples que depuis
sa parution en 2008 j’ai lu plusieurs fois, avec l’impression de rester
toujours dans le secret des êtres et de la vie (et de l’Irlande). Puissiez-vous
dans vos lectures d’avant-colloque éprouver la même fascination que moi !
(Texte anglais original, The
Secret Scripture, Faber & Faber, 2008 ; version française Le testament caché, Gallimard,
2009 ; traductrice Florence Lévy-Paoloni ; disponible en Folio. A
noter que l’interrogation d’ici suit d’autres articles sur Sebastian Barry qui
ont paru dans des numéros récents d’Intervoix.)
22
PRATI Patricia(Italie)
Un « retour » propice et désiré raconté
par les Préludes pour piano de Claude Debussy
Considéré
comme le père de la musique moderne, Claude Debussy, né à Saint Germain-en-Laye
le 22 août 1862 et mort à Paris le 25 mars 1918, est le compositeur qui a
changé le cours de l’Histoire de la musique. Libre et anticonformiste, il
détient le privilège d’être le premier musicien à avoir composé sans la tonalité,
le système harmonique utilisé par tous les compositeurs de Bach jusqu’á la fin
du XIXe siècle. Harmoniquement moderne, la musique de Debussy
accorde aussi une place de choix à la couleur et aux timbres instrumentaux.
L’absence de tonalité, la vaste gamme sonore et la nouvelle mélodie sont les
éléments que l’on retrouve dans les Préludes
pour piano. Debussy composa les deux livrets des 24 Préludes entre décembre 1909 et avril 1913 et choisit cette
appellation en hommage aux Préludes de
Frédéric Chopin. Le titre de chaque Prélude
est indiqué en fin de morceau, entre parenthèses et après des points de
suspension. De cette façon, le compositeur laisse le pianiste et l’auditeur
libres de découvrir leurs idées. Ces idées peuvent coïncider avec la pensée de
Debussy ou non. Ce qui importe est que le pianiste joue et que l’auditeur
écoute les 24 compositions comme 24 histoires et toute l’œuvre devient une
invitation au voyage. C’est ainsi que le compositeur, l’interprète et
l’auditeur entreprennent un voyage commun et différent en même temps. En
passant par la Grèce pour voir les Danseuses de Delphes et par l’Égypte pour
connaître Canope ; en écoutant le miracle de fusion entre le texte de
Baudelaire et la musique de Debussy dans Les
sons et les parfums tournent dans
l’air du soir ou entre Leconte de Lisle et Debussy dans La fille aux cheveux de lin ; en suivant
les nombreuses formes de Puck, le follet malicieux et coquin de la comédie Le songe d’une nuit d’été ; en passant
visiter l’Espagne et l’Angleterre, sans oublier la France, sa patrie.
23
RUTTIK Ada (Estonie)
Le caractère équivoque de la nostalgie
La
notion de nostalgie, à juste titre,
est le plus souvent liée au passé. D’une part, le temps disparu n’est plus à
notre portée. D’autre part, il est admis que la mémoire est sélective. Elle
nous fait retenir les plus beaux souvenirs ainsi que les meilleurs moments
vécus. Au fur et à mesure que le passé s’éloigne dans le temps, il paraît
encore plus merveilleux, tandis que la vie actuelle est comparativement plus
pâlissante et terne. De même, les immersions dans un autrefois agréable sont
embellies. Sous les effets du temps, elles permettent de s’échapper du présent.
La
littérature mondiale foisonne de très belles œuvres consacrées à l’enfance
et/ou à la jeunesse dont on sait qu’elle ne revient jamais: citons la célèbre
trilogie de Léon Tolstoï, L’Enfance,
L’Adolescence, La Jeunesse. Parmi ces œuvres, nous trouvons également des
ouvrages d’auteurs estoniens, par exemple un roman autobiographique de
Fridebert Tuglas, Väike Illimar (1937),
Petit Illimar, qui, entre autres,
décrit, vues par les yeux d’un enfant de cinq ans, des traditions que l’Estonie
d’aujourd’hui ne connaît plus, et un roman historique de Mats Traat Puud olid, puud olid hellad velled
(1979), Les arbres étaient frérots doux,
qui parle de la jeunesse mais aussi, d’une manière figurée, de l’enfance
collective ou bien de l’aube d’un peuple. Ces œuvres font ressusciter et
revivre des époques perdues. Donc, ce ne sont que souvenirs et regrets qui
demeurent... Cependant, la littérature est également riche de textes dans
lesquels le regard nostalgique n’est pas orienté vers le passé. Et dans ce
dernier cas, il ne s’agit pas du tout de la fiction.
Le
présent exposé s’appuie sur le fait que la nostalgie en tant que désir de
saisir quelque chose d’inaccessible n’a forcément pas un seul sens, celui du
passé, mais qu’il en existe un autre: l’avenir. Notre objectif est de trouver
dans la littérature une ou plusieurs figure(s) commune(s) qui puissent réunir
les deux directions en question. On pourrait ainsi comparer à la fois le
caractère de ces deux types de désir présupposés, qui pourraient être comme le
bonheur symbolisés par l’Oiseau bleu
de Maeterlinck et que nous appelons ici la nostalgie.
Il
est fort possible que ce caractère de la nostalgie soit essentiellement
différent par sa nature. Comme le thème proposé du colloque est Nostalgie: entre le mal-être et le désir,
nous émettons l’hypothèse que, dans la littérature, la nostalgie liée à
l'avenir tend à se déplacer sur l’axe mal-être
et désir vers le second, alors que
celle du passé s’incline plutôt vers le mal-être.
24 SCHEIDHAUER Marie Louise (France)
Nostalgie et liberté dans La rue des
voleurs de Mathias Enard, Babel, 2012
Les
mots de la famille « retour » sont sans doute les plus fréquents du
livre de Mathias Enard. Retour vers le passé, retour vers la mère, retour vers
la ville natale. Le personnage principal, Lahkdar,
jeune
Tangérois, fait un périple de Tanger à
Barcelone où il va résider dans la « rue des Voleurs ».
En
chemin, il rencontre, à plusieurs reprises, la mort sous de multiples formes.
Des contraintes de toutes sortes l’empêchent de revenir en arrière. Il a un
double, un alter ego, Bassam, un ami d’enfance qui va être pris dans les filets
des islamistes, instrumenté et entraîné dans les attentats terroristes. Une
étrange relation va s’établir entre eux. Pour Bassam il n’y a pas d’issue
possible. Il est le jouet de son destin. A un moment, Lahkdar sera mis devant
un choix terrible. Il choisit son chemin.
Destin
ou chemin? Nécessité ou liberté? Quelle fidélité? Le livre pose ces questions.
Il se réfère fréquemment à Ibn Batouta, grand voyageur, grand écrivain
tangérois du XIVe siècle qui revient au pays natal comme Ulysse, non
pas en tant que conquérant, mais comme derviche tourneur.
Nostalgie,
certes. Manque, certes. Qui ne contraint pas, qui met cependant devant un
choix. Il y a un enjeu de taille. Le livre n’est pas étranger au cheminement de
Lahkdar. Il est un fidèle compagnon.
25 SIMIC Snjezana (Croatie)
Nostalgie en photographie
Susan
Sontag disait que chaque photographie est momento mori (On
photography, 1977). Dans ce sens toute photo pourrait être une sorte de
tragédie ou au moins un chagrin de temps passé/perdu. C'est une des raisons
pour laquelle la photographie est souvent mise en relation avec la nostalgie.
Cette nostalgie photographique est moins un mal du pays en termes spatiaux
(endroit, lieu), mais plutôt en termes temporels (avant, après). La
photographie veut dire : pouvoir représenter le passé au présent.
Il
y a beaucoup de projets photographiques qui expérimentent cette dimension
temporelle et nostalgique de l'image. Le projet de Nicholas Nixon The Brown
Sisters (exposé à Paris-Photo 2014) est un bon exemple. Le photographe a
fait le premier portrait des sœurs en 1975 et depuis, il a continué de prendre
leur portrait tous les ans. Le résultat a été une série nostalgique de quarante
portraits des sœurs changeant et vieillissant. Une série qui ne nous laisse pas
indifférent devant l'éphémère de nos vies.
Une
autre photographe Sandra Vitaljic avec sa série Infertile Grounds
(2009/12) explore une autre dimension de la nostalgie. On pourrait l’appeler
une nostalgie morale et politique. En photographiant des lieux des crimes de la
guerre en ex-Yougoslavie, Vitaljic nous offre seulement des images d'« après »
suggérant que cet « avant », où on aimerait parfois revenir, est
perdu à jamais. Ses images froides et désertes nous rappellent que les gens qui
étaient là, ne sont plus. Elles nous rappellent l'irréversibilité de notre
existence et de nos actes. Elles nous rappellent qu'on aurait pu faire
différemment, et qu'on ne l'a pas fait.
Jankélévitch
disait que l'irréversibilité est la temporalité même du temps. (L'irréversible
et la nostalgie) La photographie a cette capacité de représenter et de
retravailler cette irréversibilité. Son vrai sens n'est pas seulement l'image
elle-même mais aussi sa connexion au monde. L'image photographique peut être
vue comme phénomène lui-même et comme confirmation de la finitude, de
l'éphémère de toute notre existence qui provoque souvent un sentiment de profonde
nostalgie.
Quand
on regarde une photo, on a souvent tendance à lui attribuer un cadre causal et
chronologique afin de la comprendre. On saura, par exemple, que l'image
représente un moment passé, et que quelque chose l'a précédé et lui a succédé.
On pourrait l'appeler la dimension temporelle de l'image au premier degré.
Mais, comme on le sait bien, la photographie est une image fixe, arrêtée, et
cela n'est pas sans conséquences. En regardant une photo, on est souvent
« redirectionné » vers une expérience troublante et mystérieuse du
temps. Un temps qui n'est pas simplement chronologique, et un temps qui est
souvent plus proche de la durée « pure » de Bergson que d'un temps
physique newtonien (mesuré par le mouvement dans l'espace).
Ce
qui est nostalgique en photographie n'est pas seulement la puissance de
réveiller en nous la tristesse envers les temps passés, mais aussi de se demander :
pourquoi la nostalgie ? Mon objectif est de démonter que le sentiment
nostalgique, provoqué par une expérience esthétique de l'image, est
profondément lié à nos conditions d'être – il les confirme d'une certaine
manière – et qu'ensuite, ce sentiment est souvent prolongé dans une réflexion –
au méta-niveau – sur le sens de ce retour nostalgique.
26 SIMON Georges (Roumanie)
La
nostalgie comme retour de l’amour
La nostalgie
c’est un autre pays de notre vie, un ailleurs, qui devient instant apprivoisé
par le passé récent. Le premier degré d’un instant c’est d’être présent, quand,
sur l’échelle des noms, en succession, alphabétiques ou numériques, on pourrait
répondre soit par notre présence, face-à-face, soit par le nom de celui
invoqué, mais, absent! Le deuxième degré d’un passé récent c’est d’arriver à
une rencontre inévitable avec soi-même, aux temps immémorés, inexorables. Et,
enfin, le troisième et le dernier degré c’est la simultanéité, l’hypostase
d’une extase où se passe le mirage: de devenir, tout d’un coup, sur la voie
imperceptible d’un instant, à l’insu de son admirable personne, un personnage
qui se reconnaîtrait et se retrouverait par l’imaginaire imprévisible d’un
souvenir inévitable.
Ulysse
c’est le récit d’un instant, un rappel d’un temps rebelle, devant la porte
interdite de l’entrée au monde qui n’est qu’une porte d’attache, à l’aube d’une
mer amère de l’amour. Et, en même temps de fermer les yeux pour mieux voir
l’étendue d’une surface, d’où surgissent les fragments vifs d’un blanc souvenir
vaguant, de se sauver du cauchemar de l’histoire annihilable.
La nostalgie c’est le titre commun des
trois derniers chapitres d’Ulysse qui couronne et éclaire l’espace
d’un instant primordial: la création au moment zéro du monde, quand il n’y a
pas encore de temps, mais seulement l’aube du paradis, une sorte d’éternité
vivante où la mort est absente.
Ulysse
c’est la réponse de Joyce, le fils prodigue, le fruit défendu d’une mère antérieure et d’une mer intérieure, par les aveux d’un narrateur
omniscient et omniprésent, inoculé, par immersion illégitime dans la vie privée
d’une personne immaculée, soumis à l’épreuve de la Parole, assourdi par les
échos étranges de l’absence, arrivé à Dublin, comme autrefois à Ithaque, la
seule porte d’attache pour un errant, un conquérant, quand on reste la seule,
la première et la dernière, syllabe foudroyante: OUI !
Ulysse
c’est le livre de l’identité retrouvée, c’est le retour à l’éternité vivante
d’un enfant errant. Ulysse c’est aussi le livre d’un instant comme arrêt du temps,
qui s’élargit et s’étend vers les horizons lointains, dans l’attente de l’aube
ardente. Ulysse c’est le récit d’une vie qui s’accomplit par
l’épiphanie, comme métonymie de tout ce qui pourrait arriver, comme appel d’une
île heureuse, comme Paradis: l’appel et le rappel, le réel et l’irréel,
l’imaginaire et le phantasme, la fiction, qui est toujours LA FEMME, une mère inquiétante, qui réveille en nous la nostalgie
de l’amour perdu, aussi comme la mer amère de la nostalgie et de l’amour
ressuscité dans un instant imprévu.
Ulysse
c’est le poème d’une enfance résolue mise à l’épreuve d’une lecture imprévue et
aussi l’épopée d’un peuple qui se retrouve sur l’Île heureuse d’un Paradis
perdu: c’est Dieu comme Mentor de l’Odyssée,
comme Créateur d’un Rappel aussi trinitaire: l’appel du Fils, le rappel de la
Mère et l’Épiphanie du Père.
Ulysse
c’est aussi la Carte unique d’une rencontre des trois cultures: hellénistique,
(grecque), judaїque et celtique et de trois Empires: l’Empire des signes et des
symboles, de l’alphabet irlandais dont les lettres sont à l’origine, au fond,
les noms des arbres (les initiales) ou l’espace d’un instant, quand Joyce a eu
sa révélation de l’épiphanie, pour
faire ressusciter le Verbe, sur la voie de la vie, par la méditation, la
réflexion, la contemplation, l’ascèse, amère, mais rédemptrice.
La nostalgie c’est comme une
illumination de l’âme, comme une trace qui sillonne notre vie jusqu’à la mort
et la nostalgie même va nous sauver de l’imprévisible et du périssable, de
l’instant instable.
L’auteur d’Ulysse a eu le courage de
dévoiler et de dénoncer l’Innommable, sans désacraliser le secret de la vie. En
occurrence, il vaut mieux lui donner un sens plus pur, celui de l’amour.
L’amour et la beauté vont sauver l’homme et vont lui offrir la troisième voie:
celle de se connaître lui-même, heureux de connaître l’interlocuteur, habile ou
inhabile, l’espace d’un instant, la durée inachevée d’un monologue intérieur,
rédempteur.
27 VALASTRO CANALE Angelo (Espagne)
Pirandello et la nostalgie. Lecture de
la nouvelle Lontano
La
nostalgie parcourt l’œuvre de Luigi Pirandello tel un vent subtil. Avec la
certitude d’un sophos archaïque,
certitude qui vient de la chaire, certitude que le philosophe n’atteint jamais,
Pirandello reconnaît chez tout être humain un enfant échangé, une créature tombée dans un nid qui n’est pas le
sien et élevée dans un foyer qui le contraint à choisir un masque rigide et
froid, sous peine d’être stigmatisée et, en conséquence, exclue de la vie
sociale. Pirandello dénonce comme cruauté extrême la détermination avec
laquelle la vie cherche à emprisonner l’individu,
potentiellement infini, sous une forme unique, en lui cousant sur la peau le
costume étroit d’un personnage figé
et immuable.
Sous
le masque, se cache la création de l’individu en quête d’un point à partir
duquel la vision soit, enfin, cohérente, la communication facile, la sérénité à
sa portée. Le sentiment du contraire,
qui surgit spontanément quand on sectionne les phénomènes avec le bistouri
rationnel de la sincérité absolue et qu'on brise les grises chaînes des
conventions, nourrit cette forme d’art particulière que Pirandello nomme humorisme. Au-delà de l’ironie, au-delà
du comique ou du sarcasme, l’humour
n’est autre qu’une nouvelle forme de pieta
classique, une allégation de profonde compassion, une soi-disant
proposition de consolation: si tout est illusion, chimère, hallucination, toute
crainte disparaît, toute assurance s’estompe, toute forme de douleur se
dissipe, d’une certaine manière.
Dans
Lontano(Loin), sans aucun doute l’un des récits plus significatifs de
l’œuvre de Pirandello, Lars Clenn, un marin “aux yeux énormes, d’un bleu si
limpide qu’ils semblaient presque de verre”, avait débarqué sur les
éblouissants rivages siciliens depuis la lointaine Norvège et restait attrapé dans
les filets d’un paysage naturel et humain dans lequel il évolue comme s’il
s’agissait d’une “grue ou d’une cigogne fatiguée et égarée, tombée du haut des
cieux”. Ni l’amour de la jeune Venerina, ni la tendresse et la sympathie de Don Paranza, vieil idéaliste désabusé,
ni la naissance d’un enfant ne suffisent à combler la distance qui sépare le
protagoniste de son environnement: les mots arrivent, la société arrive, un
nouveau masque apparaît et, jour après jour, nuit après nuit, la nostalgie de
ce qui a été perdu croît, enveloppant le protagoniste de son manteau lourd et
gris, lui coupant le souffle.
Les
derniers paragraphes du récit nous apparaissent comme un inquiétant signe
d’interrogation plein de lumière. Si la nostalgie est beaucoup moins la
souffrance provoquée par l’éloignement du chez soi perdu, que,
étymologiquement, la douleur qui naît du voyage retour vers notre véritable
être, serons-nous capables d’accepter la douleur, de nous arracher le masque,
d’être pris pour des fous, à condition de rester nous-mêmes?
28
WIENER Élise (France)
De
la résurgence du passé aux mirages du désert dans les romans de Patrick
Modiano.
L’esthétique romantique plaçait au cœur
de sa mimèsis un ensemble complexe de sentiments et d’aspirations proposant un
rapport au passé placé sous le signe du malaise et du regret, structuré par les
thèmes de la superposition des époques, par la tentative de renouer avec un
passé perdu et par la recherche d’une origine disparue. Au sein de ces
problématiques qu’elle charrie, la nostalgie reflète les ombres invisibles d’un
passé silencieux. L’écriture de Patrick Modiano tisse les fils d’une narration
dont les thèmes pourraient être ceux forgés par ceux de la nostalgie. Ses
romans dessinent un vaste territoire narratif où la temporalité du passé ne
cesse de recouvrir celle du présent, et au sein duquel les topographies de
différentes villes s’entremêlent les unes aux autres. La cohérence des êtres et
de leur trajectoire est mise à mal, Modiano sape l’unité des personnages, les
dotant d’une identité floue et incertaine. La structure narrative des romans
est organisée par le retour dans le présent d’une figure du passé. Souvent
brutal et inattendu, ce surgissement met en branle l’existence des
protagonistes et les contraint à se remémorer un pan de leur histoire oubliée
ou disparue : d’anciennes figures familières, un père, une mère, parfois leur
propre visage sur de vieilles photographies, réapparaissent dans leur vie.
Cependant, l’œuvre de Patrick Modiano
ne se situe pas du côté d’une nostalgie romantique, pour laquelle le présent
fait signe vers le passé sous la forme de la déchéance et de la détérioration.
La recherche de l’origine, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’une personne, ou
encore d’un lieu, ne mène le protagoniste qu’à l’évidence qu’une telle origine
fait défaut. Du passé qui fait retour, le protagoniste ne peut saisir qu’un
vaste mirage. Les tentatives pour en saisir les contours débouchent sur une
absence béante, celle des origines. Or la reconnaissance de cette absence fondatrice
ne cause ni désespoir ni regret, elle est au contraire salvatrice. Elle est ce
qui permet aux personnages d’entrevoir de nouveaux horizons, de réaliser
combien le vide de l’exil, de la perte et de l’oubli sont au cœur même de leur
identité. Cette mise à jour est fondatrice d’une identité nouvelle, qui ne se
laisse plus appréhender comme un « toujours déjà perdu »
baudelairien.
Les formes narratives des romans de
Patrick Modiano relèvent d’une écriture de l’ombre et de la trace, à la manière
dont la photographie fait émerger de nouvelles figures du visible et de
l’invisible, et redéfinit notre conception des traces du passé. À travers ces
œuvres se donne à voir une conception contemporaine de la mimésis, pour
laquelle représenter consiste à « porter en présence un objet absent, le
porter en présence, comme une absence, maîtriser sa perte, sa mort, par et dans
sa représentation. »[1].
La narration de Patrick Modiano est
traversée de part en part par ce qui constitue l’essence de l’image
photographique qui tresse présence et absence, inscription et retrait, être et
non-être. L’ontologie de l’image photographique retourne la problématique de la
nostalgie : à la trace d’une origine perdue, succède une trace qui fait
signe vers une absence d’origine.
Il n’y avait au
rendez-vous que la solitude, le sable et les mirages du désert.[2]
29 ZADDAM Hasnia
(Tunisie)
L’ignorance, de Milan Kundera : De
« l'indomptable nostalgie » à « l’«exil libérateur »
Le
titre du roman de Milan Kundera paru en 2003, L'ignorance[3], ne
réfère pas au manque de connaissances, mais au sentiment d'«indomptable
nostalgie»[4] dont l'immigré est
victime. Cette notion apparaît dès
le second chapitre du roman : le narrateur procède à une mise au point
philologique, en énumérant les multiples acceptions que revêt le terme
«nostalgie» dans différents pays d'Europe. Il offre, en conclusion, la
définition suivante: « sous cet éclairage étymologique, la nostalgie
apparaît comme la souffrance de l'ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce
que tu deviens. Mon pays est loin et je ne sais pas ce qui s'y passe ».[5]
Mais au fil des pages, et à travers les
parcours entrecroisés des personnages, s’édifie peu à peu une vision bien moins
consensuelle.
Phénomène à la fois imposé et incontrôlable, la
nostalgie ne serait en réalité qu’une vaste plaisanterie[6] orchestrée
par la mémoire : fruit d’une sélection inconsciente qui écarterait le
souvenir réel pour n'épargner que les images plaisantes du passé, elle se
réduirait, en ce sens, à une falsification de l’Histoire, à un mensonge par
omission en somme, puisqu'elle offrirait une vision lacunaire de la réalité
antérieure.
C’est la raison pour laquelle, dans L’ignorance, l’auteur fait appel aux
« rêves d’émigration »[7]
ou « rêves-cauchemars »[8].
Ces derniers interviennent pour combler les failles mémorielles, et empêcher
que le souvenir ne demeure tronqué ou édulcoré. Ainsi, les résurgences diurnes,
à l’origine de la nostalgie, sont contrebalancées par les rêves agités du soir,
qui rappellent à l’immigré que son passé ne fut en rien idyllique. Ils
permettent ainsi de combattre l’oubli consubstantiel à la nostalgie et de
restituer, ne serait-ce que de manière ponctuelle, la parcelle manquante du
souvenir. Mais ils possèdent également une fonction prémonitoire, car ils
laissent entrevoir l’échec du retour effectif, qui aura lieu par la suite.
L’immigré oscille donc incessamment entre la
douleur du déracinement et la crainte du retour. Il est à la merci d'une
mémoire pernicieuse, qui tantôt lui fait regretter ce qu'il a abandonné, tantôt
lui rappelle le malheur qu’il a fui: « le jour était illuminé par la
beauté du pays abandonné, la nuit par l'horreur d'y retourner »[9].
Par conséquent, ce télescopage permanent entre
présent et passé le fait évoluer, dans un premier temps, au sein d’une
temporalité cyclique, calquée sur le modèle de l'éternel retour. Cette
structure aliénante participe de la victimisation de l'immigré qui, pris au
piège d’une mémoire délétère et manipulatrice, chancelle continuellement entre
des émotions rivales.
Néanmoins,
l’objectif final de cet ouvrage consiste à déconstruire les préjugés liés à
l’exil, car selon Kundera « on ne peut plus parler de l'exil comme on en a
parlé jusqu'ici »[10].
Désormais, le bonheur semble accessible à l'immigré, et la littérature peut lui
offrir un nouveau destin. C’est pourquoi, parallèlement à cette vision misérabiliste, se
dessinent les traits de l'anti-nostalgique, en quête d'altérité, qui
n'aspire qu'à sectionner le cordon ombilical qui le lie à la mère-patrie. Ainsi, le motif d'Ulysse, maintes fois mobilisé
dans ce roman, permet de questionner l'évolution de la figure de l'immigré: si
la nostalgie est le fait du héros légendaire en mal de son Ithaque natale, les
« ego expérimentaux »[11]
du romancier-anthropologue[12]
prennent progressivement conscience du caractère salvateur de leur exil[13],
et parviennent à maîtriser cette prétendument « indomptable »
nostalgie.
Je me propose donc d’offrir, au cours de ce colloque, une
immersion dans l’univers démystifié de Milan Kundera, à travers l’examen de la
nostalgie, telle qu’elle est dépeinte dans L’ignorance.
Les questions soulevées par cette intervention seraient les suivantes: En quoi
le discours de Milan Kundera sur la nostalgie, et -par extension- sur
l’immigration, est-il novateur? Comment s’organise, dans ce roman, le jeu de la
mémoire et de l’oubli ? Sous quelle
forme se déploie la tension permanente entre la figure du « Grand
Souffrant »[14], et celle de l’anti-nostalgique en quête
d’altérité ?
30 ZSAK Helga (Hongrie)
Chaque
fois que le nom d’une ville -New York, Paris, Kolozsvár ou Berlin-étincelle
dans ma mémoire, ce ne sont pas des images qui surgissent en premier lieu, mais
une certaine musique. (…) Budapest est la seule ville qui évoque pour moi
certains poèmes.
Ainsi
égrène Sándor Márai, écrivain hongrois exilé en 1948, après l’avènement de la
dictature, la nostalgie de son passé perdu. Son exil intérieur sa
"nostalgie à l’envers" débute encore sous le nouveau régime
politique. L’auteur semble renverser l’affirmation de Sartre, dont un livre lui
parvient de l’autre côté du rideau de fer, sur le manque de liberté de
l’écrivain dans une société de classe. Pour lui la prison de la pensée advient
avec l’oppression et la nostalgie d’un monde libre en est décuplé. La prise de
conscience de la disparition des marques de sa vie précédente le mène à une
quête véritable. Le souvenir, l’écriture, le "temps retrouvé" grâce à
la poésie en est peut-être l’aboutissement mais cette nostalgie poignante
reflète une recherche plus absolue. Au-delà de la perte de lieux, d’objets,
d’êtres et d’une mentalité constitutifs de son identité, la douleur de l’exil,
intérieur puis véritable, est source d’une quête plus profonde.
Rimes
nostalgiques
Oubli
Chanterons-nous
encore nos amours
Comme
autrefois Ronsard chanta Hélène
Ou
Apollinaire la blonde Annie ?
Il
s’est enfui le temps des cantilènes
Et
même le nom de Sainte Eulalie.
Ne
restera-t-il rien de nos amours ?
Déjà
ni Paul, ni Pierre, ni Guillaume,
Pas
plus que Charles, Stéphane ou François,
Tous
immenses poètes de naguère,
Qui
sur leur lyre leurs amours chantèrent,
Ne
sont reconnus dans les rues sans joie
Célébrant
la gloire de leur royaume.
Ils
ont sombré, oubliés, méconnus
Au
jardin des poètes disparus.
Ni
servante, ni maître ne cultive
Aujourd’hui
le souvenir des vives
Ritournelles
sur lesquelles les amants,
Au
clair de lune, dansaient joyeusement.
Où
donc est la mémoire des amours ?
Dans
la lumière des cités nouvelles
Ne
brillent plus ni flamme, ni chandelle.
Nulle
vieille au foyer ne se consume,
En
oubliant son âge elle s’assume.
Ne
restera t-il rien de nos amours ?
Françoise Hanus
L'arbre en hiver
Hier encore, maître de son territoire,
il connaissait le prestige des honneurs, du pouvoir
et même, à une époque, les feux de la gloire.
Plus tard, il partagerait tout son savoir.
Alors qu’il rêvait
d’échanges et de fraternité,
il se retrouve, isolé,
dans une immense forêt,
où règne une jeunesse pleine d’attraits.
Vieux, il ne présente plus aucun intérêt.
Sa silhouette décharnée lutte désespérément
contre les ravages des ans et de l’environnement.
Dépouillé des beautés d’un automne flamboyant,
il souffre du froid et des rafales de vent.
Ses couleurs sombres révèlent sa tristesse.
Son corps raidi, noué, exprime sa détresse.
La solitude, la plus cruelle des maîtresses,
l’étreint, le cloue au pilori de la vieillesse.
Privée de caresses tendres ou voluptueuses,
sa peau est devenue sèche et rugueuse.
Avec émoi, il se souvient des saisons heureuses
où il ruisselait d’une sève généreuse.
Parfois, un rayon de soleil réchauffe son cœur.
Un sourire chaleureux le laisse rêveur.
Un geste amical adoucit ses longues heures.
Instant d’éternité. Suprême bonheur.
Quand, désespéré, l’arbre, crie « au secours »,
ses appels laissent indifférents. On fait le sourd.
Souvent il pense à la mort. Son ultime recours.
Demain, se lèvera - peut-être - un nouveau jour.
Monique
Mangold
Écrits de
nos membres
L'Athlète
Le Tout-Puissant,
las de n'avoir personne avec qui mesurer sa puissance, créa l'homme à son
image.
Il le créa franc
fort frais[15] comme
tous les athlètes du pays. Mais il laissa tomber le fier de peur que la gloire
ne lui monte à la tête.
Aussitôt l'homme
se prit au jeu et fonça, sans considération, droit sur Dieu.
Ce qu'il n'avait
pas prévu, le malheureux, c'est qu'entre lui et Dieu se dressait, invisible, le
formidable tronc de l'arbre de vie.
Ainsi l'homme tamponna ses bleus et se mit à voir rouge.
Dès qu'il eut découvert le coup-de-poing et la matraque,
il se jeta sur Dieu et l'assomma.
Mais Dieu, sur le
champ de bataille, ne souffrit pas une entaille. Frais comme un œuf et franc
comme l'or, il était plus fort que la mort.
Courroucé,
l'homme saisit sa hallebarde et vlan! l'abattit sur Dieu. Mais Dieu, d'une
pièce, se releva.
Hors de lui et
trépignant de rage, l'homme alors banda son arc et décocha trois flèches au cœur
de Dieu.
Mais le cœur de
Dieu, comme un tambour, battait tout comme avant.
Quand vint l'arme
à feu: Cette fois, se dit l'homme, la main sur la gâchette, tu ne m'échapperas
pas.
Et il fit feu.
Mais Dieu sur ses
pieds massifs ne broncha pas.
Dépité, ses
forces l'abandonnèrent et sa fierté, acquise en cours de route, lui fit jurer
que Dieu n'était que bronze ou courant d'air.
Seule la petite
voix de la fraîcheur lui suggéra de s'incliner: "Notre Père qui êtes aux
cieux...
murmura-t-il conquis, riez pour
moi!"
Marie-José Piguet
Petit vagabondage entre quelques
mots
Dans le songe, refuge de la mémoire, dansent
sentiments et mots. Leur ballet est toujours fascinant. Quelquefois s’isole un
couple comme pour demander raison. Ainsi en est-il de deux termes allègrement
synonymes dans le langage courant : beauté et beau. Mais le sont-ils
vraiment ? Et soudain… John Keats, esthète romantique du XIXe siècle,
côtoie Maurice Blanchot, romancier et critique du XXe. Arrêt sur image. De quoi
parlent-ils ? De beauté, celle qui appelle la beauté, celle qui aide à
vivre et du beau qui élève les êtres.
« Tout objet de beauté est une joie
éternelle », assure Keats, tandis que Blanchot se demande :
« Les artistes qui s’exilent dans l’illusion des images, n’ont-ils pas
pour tâche d’idéaliser les êtres, de les élever à leur ressemblance
désincarnée » ?
Peut-on employer indifféremment l’un ou l’autre
terme ? N’est-ce pas l’article LA (beauté), LE (beau) qui trace une
délicate différence entre les deux mots ? Keats parle bien d’un objet de
beauté ce qui voudrait dire qu’elle serait une notion plus matérielle avec ses
multiples déclinaisons. Il s’agit donc de la beauté objective relative à chacun
d’entre nous puisqu’elle est liée à notre vie, à notre éducation, à notre sens
de l’esthétique analysé par les philosophes depuis Aristote, ce chercheur de
Sagesse. Blanchot parle bien d’idéalisation et d’élévation. Il y aurait donc
ici un sens plus subtil qui fait dire à Mme de Staël : « Le beau rend l’homme meilleur ».
Revenons à la beauté. Existerait-elle si elle n’était
pas regardée ? En effet, le regard est chargé de toutes les passions et
doté d’un pouvoir quasi magique. Un seul regard peut changer une vie aussi bien
celle du regardé que de l’observateur. Le regard apparaît alors comme le
symbole et l’instrument d’une révélation. Qui suis-je dans le regard de l’autre ?
Qui est-il dans mon regard ? La conversion du « bon larron » du
Nouveau Testament est exemplaire. Qu’a-t-il découvert à l’ultime moment dans le
regard du Christ sur la croix ?
« Le regard est comme la mer, changeant et
miroitant, reflet à la fois des profondeurs sous-marines et du ciel » ce
qui veut dire que les beautés sont les corollaires de notre moi dont fait
partie également notre souffle, principe de vie.
La beauté d’un corps, d’un paysage, d’une peinture,
d’une musique nous interpelle quelquefois jusqu’à la transfiguration dans le
sens d’éveiller un sentiment de bien-être. Teilhard de Chardin se demandait si
la matière, « même celle de nos passions humaines, ne peut pas se
transfigurer, se muter en absolu, en définitive en divin » ? Il
semble insinuer que la notion de beauté lorsqu’elle est transcendée peut
conduire au « beau », la plus haute révélation du divin qu’il soit
permis de connaître.
Keats associe beauté et joie, cette agréable émotion
de l’âme ; encore faut-il la ressentir, l’exprimer, la partager. Ici
s’insère toute la problématique de l’émotionnel, de sa gestion, de ses dérives.
La rencontre de la beauté – soit l’exaspération, le bouleversement de
l’émotionnel - peut conduire à l’aliénation, au culte exclusif du corps (celui
de l’autre ou le sien), tout comme à la recherche de la beauté comme exigence
de vie, un refus de voir la réalité faite de lumière et d’ombre.
À ce niveau, nous pouvons parler d’esclavage qui est
de toutes les époques. Ferait-elle partie de l’humain ? L’Histoire abonde
d’exemples sur lesquels il semble superfétatoire de revenir. Avec une pointe de
malice, soulignons que la beauté d’une femme a quelquefois fait changer, en
bien ou en mal, le cours de l’Histoire ! « Le beau sexe » a joué
un rôle dans la littérature dite moderne et fait grincer des dents les
« anciens » notamment M. Boileau qui s’insurgeait contre la place
accordée par la société française à l’écriture féminine !
Si le culte de la beauté fût réservé pendant des
siècles à une partie de la société, il est devenu démocratique voire carrément
existentiel. Plus que jamais – voir la presse, les publicités – la beauté est à
l’ordre du jour. Comment séduire ? Quel maquillage indispensable pour
célébrer le printemps ? Quelle couleur la garde-robe pour être fashion ?
Quel parfum réservé à l’homme séduisant et à la femme fatale ? La beauté à
tout prix (même au détriment de la santé) et la séduction à tout prix.
Esclavage moderne ? Esclave de son apparence qui se traduit dans la
brutalité de la sélection amoureuse ou professionnelle quoique puissent en dire
les bien-pensants. Oublie-t-on la souffrance de ceux et de celles qui ne
répondent pas aux critères du moment ? Des milliers de pages sont
consacrées au mal-être physique et psychique qui en découle ou pourrait en
découler. Tout autant de pages pour y remédier qui vont du psychiatre à
l’opération chirurgicale, potion magique. Il s’agit bien de la folie des
opérations excessives et répétitives pour correspondre au modèle parfait pour
lequel est oubliée sans vergogne « la retouche » sur papier glacé ou
sur Internet. L’excès conduit souvent à transformer une personnalité, à
l’anéantir. On ne change pas de corps et de visage sans agresser son moi
profond. En ce sens Montaigne a raison de dire : « La beauté ne ravit
pas, elle ravage ». Il s’appuie sur les exemples littéraires, artistiques
ou sexuels que les siècles n’ont pas fait disparaître bien au contraire. Que
pourrait-il dire à présent sur ce nouvel esclavage dont les femmes sont les
premières victimes ? Nous sommes ici dans l’agressivité, la violence faite
à soi et à l’autre.
La beauté a son antonyme : la laideur celle qui
engendre une sensation désagréable parce qu’elle heurte le sens esthétique.
Elle est donc subjective selon l’angle du regard porté sur l’objet ou sur
l’individu. En cela justement elle peut être évolutive et glisser du rejet vers
la transcendance, celle qui porte à considérer l’être dans ses qualités
humaines et spirituelles. Quelle part de Socrate a traversé les siècles ?
Sa laideur physique ou son éblouissante intelligence ?
Ressentir la joie dans la fascination de la beauté
est concevable. Mais qu’en est-il de la beauté du mal que St Augustin définit
comme une désertion de ce qui est meilleur ? Il est question ici de la
« perversion qui commence là où s’achève le plaisir ». La joie a
disparu. Que reste-t-il alors de la beauté sinon son aspect le plus
terrifiant ? Ou est-ce l’abjection devant le mal qui procure une
jouissance ? Pourtant ne pas poser la question c’est manquer de courage –
forme ancienne de cœur. On peut en digresser à perte de souffle… Il reste une
part de mystère propre à l’être humain ; une occasion de plonger dans
l’inconscient et peut-être mettre au jour la passivité vis-à-vis du mal, celui
qui justement tourne le dos à la beauté, parfaite harmonie du corps et de
l’esprit : « Contempler une rose, y sentir le regard de Dieu »
regard primordial, regard d’un dieu poète sur sa création.
« Dieu regarde l’Univers et le trouve
beau »… Un autre monde se dessine, celui délimité par une autre dimension,
celle de l’âme. Quand la beauté glisse vers l’eschatologie, notion chrétienne
s’il en est, elle rejoint la notion « du beau ».
« Le beau éveille en moi une nostalgie qui est
un élément d’appel vers l’absolu » écrit un autre Jésuite, le Père
Danielou. Cet absolu dépasse l’entendement pour être un ressenti, une
aspiration au souffle divin, une expiration de tout ce que l’être humain doit
rejeter : orgueil, vanité, égocentrisme, jalousie, violence… pour le
rendre perméable au subtil émerveillement de l’esprit et du corps.
Cette transformation, cette mutation demande une
éducation à la faculté de juger, une culture de l’émotion constructive et
peut-être une relecture de la théorie kantienne du « sensible » par
définition subjective et relative. Il ne s’agit pas de tomber dans le syndrome
de Stendhal, cet excès du beau qui rejoint le sublime « car nul ne peut
vivre en contemplation du visage de Dieu ».
Maurice Blanchot est mort en 2003. Il n’a pas ignoré
les événements tragiques qui ont marqué le XXe S. Ses engagements politiques de
l’extrême gauche à l’extrême droite, son soutien de Pétain, ne devraient rien
enlever au philosophe qu’il est. Qui de l’œuvre ou de l’homme ? La
question ne peut être tranchée radicalement.
Blanchot, en tant que critique, a suivi l’évolution
de l’Art dont témoignent de manière imparable les Salons d’automne à Paris
entre 1903, date de sa création, et l’année de la disparition de Blanchot. Un
siècle d’art de Cézanne à Renoir, de Matisse à Van Dongen, de Chagall à Picasso…
L’art moderne est-il en recherche de la beauté ou du beau ? La citation de
Blanchot (Les artistes qui s’exilent dans l’illusion des images, n’ont-ils pas
pour tâche d’idéaliser les êtres, de les élever à leur ressemblance
désincarnée ?) est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie, en
filigrane, sur la transfiguration de l’être, plus sur le beau que sur la
beauté. On peut en tirer les conclusions en toute liberté de pensée !
Mais que signifie cette mise sous la loupe de deux
mots ? Un excès d’analyse peut-être qui entraîne aussi la mise en
parallèle d’autres mots qui jalonnent notre quotidien en pleine
confusion : langue et langage, communauté et communautarisme, humanisme et
humanitaire, nature et naturel - dont nous entretient Maître Eckhart – athée et
agnostique, liberté et abus de la liberté, le mal et la perversion, désir et
droit… Nuances de grâce.
Ce petit vagabondage conduit à revenir à la
sémantique. Le mot juste, son exacte dimension et son cortège de digressions.
Il ne s’agit pas de jouer au savant… mais peut-être seulement d’exprimer
l’amour du mot. C’est rendre hommage à notre langue… un plaisir, un devoir.
S’imposent alors l’importance de l’apprentissage de la langue, la découverte de
sa richesse, ses subtilités. À l’évidence, une idée, une émotion tant qu’elle
n’est pas exprimée n’a pas d’existence. Elle reste coincée quelque part en
l’être, se délite, disparaît et laisse de vives blessures. Combien de fois
entendons-nous comme une plainte : « Personne ne m’écoute… je ne
suis pas entendu… » La pauvreté du vocabulaire est souvent à l’origine du
mal- être, de l’absence de communication dans la société, dans les familles ou
pire la pratique du non-dit, le règne du faux-sens à l’origine de drames dont
nous voyons les ravages au quotidien.
Certes l’apprentissage d’une langue exige des efforts
donc du courage mais aussi une certaine grandeur : prendre soin de
l’héritage qui nous a été confié, garder à la langue française ses lettres de
noblesse, respecter la mémoire de ceux qui furent avant nous.
Il y faut une vie pour en saisir toutes les nuances…
La linguistique peut procurer du plaisir, voire induire une forme de bonheur.
Voilà encore un mot servi à toutes les sauces : cette recherche permanente
du bonheur est aussi une forme d’asservissement : « Le bonheur
aujourd’hui semble pouvoir être acquis, clés en main, alors que dans
l’Antiquité il résultait d’une ascèse ». Quid de ce dernier mot si
peu à la mode ? Son emploi est-il indécent, incompatible avec le bonheur, modèle
XXIe siècle ? Sans attendre, partons pour une incursion dans
les dictionnaires, la littérature, la philosophie pour y trouver toutes les
déclinaisons … peut-être une autre forme de bonheur, celui de la
Connaissance. Mais ceci est une autre histoire.
Qui évoque le majestueux cortège des mots, évoque
l’histoire de l’humanité ainsi qu’en témoignent des savants - Théodore Monod
par exemple - qui ont recherché les
fossiles des langues dans lesquelles on trouve d’étranges similitudes non moins
émouvantes du développement du langage des hommes depuis environ deux millions
d’années. Le babil des nourrissons de la planète est identique puis se
singularise. Elle impose à l’enfant un long processus d’apprentissage de la
langue vernaculaire : de la vocalise au mot, du mot à la parole, une
activité éminemment complexe. L’évolution du langage de l’enfant est en somme
une démonstration du cheminement de l’homme préhistorique en trois phases
décrites par d’éminents scientifiques : vocaliser, associer entre eux les
phonèmes et désigner des objets et des êtres de leur environnement. Une
évolution qui différencie l’être humain de l’animal.
En définitive jouer avec les mots, les bousculer, les
mettre en perspective est un jeu risqué tant il exige de creuser dans nos
tréfonds culturels. Quelquefois ce jeu nous entraîne dans les subtiles zones de
notre inconscient, des zones inexploitées dans lesquelles s’inscrivent les
limites de nos connaissances.
Pour conclure, un clin d’œil à James Joyce, l’un des
trésors du patrimoine littéraire irlandais, mort à Zurich en 1941, qui affirme
malgré des vents contraires : « Amour et beauté vont sauver
l’humanité » ! Parle-t-il de la beauté ou du beau ?
Christiane
Roederer
[1]
L. Marin « Représentation et simulacre », De la représentation. Gallimard Le Seuil, Paris, 1994. p. 305.
[2] Les boulevards de ceinture, Éditions
Gallimard, 1972, p. 70.
[3] Milan Kundera, L’ignorance,
Gallimard, 2003
[4] Ibid. p 21
[5]
Ibid. p 17
[6]
La Plaisanterie (1975) :
titre d’un roman de Milan Kundera, et notion centrale chez cet auteur.
[7] L’ignorance. op.cit. p21
[8] Ibid. p22
[9]Ibid, p22.
[10] Milan Kundera, Une
rencontre, Ed. Gallimard, coll. "NRF",
2009, p125
[11]
Ibid. p179 : «Roman. Grande
forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages) examine jusqu’au bout quelques
thèmes de l’existence. »
[12] Milan Kundera, cité par Kvetoslav Chvatik
dans Le monde romanesque de Milan
Kundera, Paris, «Arcades », Ed. Gallimard, 1995, p 228. L’auteur parle
du roman en tant que « laboratoire anthropologique ».
[13]
Il importe de noter, dans ce contexte, que Kundera emploie indifféremment les
termes « exil », « émigration » et
« immigration ». Cet aspect peut être explicité, si nécessaire.
[14]
Milan Kundera, L’ignorance, op.cit. p.33
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