Intervoix 32 (suite)

10 GORMALLY Patrick (Irlande)

Tout ce qui dure est en état de perte (Roger MUNIER)

La nostalgie vue comme retour douloureux sur une absence, une chose  disparue, perdue ou révolue ou une insatisfaction ne peut que créer la mélancolie et le regret d'« on ne sait quoi ». C’est une illusion universelle. La nostalgie « est une construction du passé » qui ne peut servir l’historien dont le devoir « est de trouver la vérité, même si elle est déplaisante »[1]. Elle s’oppose à la modernité qui pousse surtout à l’efficacité tel le marketing car il s’agit d’être meilleur qu’hier même si cela oblige à détruire le  passé, chose pourtant impossible sans perdre la capacité à imaginer l’avenir. Th. Zeldin confirme : « Ceux qui souffrent de troubles de la mémoire ont du mal à avoir une idée de l’avenir ».
De quoi est-on nostalgique ? Selon Le Petit Robert, l’exilé l’est de son pays natal, le déplacé de là où il a longtemps vécu. Celui qui  a fait l’expérience d’un bonheur perdu le regrette, de même que le jaloux devient obsédé par l’insatisfaction à moins qu’il ne pousse jusqu’à la violence vengeresse. Balzac reconnaissait « cette nostalgie produite par une habitude brisée », tandis que selon Duhamel, Chateaubriand « gardera toute sa vie la nostalgie de la poésie » (Le P.R.). La France, nostalgique de la reconnaissance internationale des 18e et 19e siècles, s’interroge et en souffre. Zeldin estime que la réflexion excessive sur soi-même qu’encourage la psychanalyse par exemple ne peut que déboucher sur la déprime. S’agirait-il de ce « on ne sait quoi » que cite Saint-Exupéry ?

Et la nostalgie de la santé perdue? Roger MUNIER[2], dans  Lettre à personne sur la maladie[3], s’adresse au lecteur anonyme au sujet du rapport entre maladie et corps. Il distingue le corps en bonne santé et qui ignore tout de lui-même du corps qui connaît la maladie et découvre une réalité tout autre car : « Dans la santé, je suis mon corps. Dans la maladie, mon corps peu à peu devient moi ». La nostalgie de la santé ne sert à rien au corps malade car rien ne sera plus comme avant et il s’ensuit selon Munier, qui a connu de graves ennuis de santé depuis l’âge de seize ans, une mutation initiatique de la maladie et de la douleur qui fait de « la souffrance du corps épuisé une passion qui peut aller jusqu’à s’inverser  dans son signe ». Comment Munier approche-t-il  « ce centre brûlant » qui fait passer de la santé brisée à une aube nouvelle et à un nouvel horizon, libre de toute nostalgie ?


[1] « Pas de déprime dans la découverte des autres ! », entretien de Théodore Zeldin, La Croix, 5 décembre 2014, p. 11.
[2] Auteur et traducteur né à Nancy en 1923 et décédé à Vesoul en 2010.
[3] R. Munier, Lettre à personne sur la maladie, Amiens, Le Nyctalope, 1986.


11 GRANDJEAN Monique (France)

La nostalgie, tremplin pour une vie meilleure dans l'œuvre d'Andrée Chedid

Chers amis, ce soir la nostalgie m'étreint...

Au moment d'évoquer la mémoire de ma grande amie Andrée Chedid, décédée le 6 février 2011, les mots me manquent. Des souvenirs parfumés, chauds, colorés affluent à mon esprit... Pour la seconde fois depuis sa disparition je parlerai d'elle sans qu'elle ait retouché ma copie; présence chaleureuse penchée vers moi, elle susurrait avec ironie : « Faites de moi une aquarelle; un peu plus de légèreté, de chatoiement, vous ne peignez pas un portrait romantique. »
Déjà, au rappel de sa voix aux accents méditerranéens si sympathiques, ma tristesse s'estompe, et c'est une chance, car elle aurait détesté mes regrets, mes frustrations, les tristes échos du « jamais plus.
Selon ses dires, la nostalgie et son cortège de sentiments funestes était un enfermement qui enserrait l'individu dans un corset et l'empêchait d'avancer, d'être libre.
Ce proverbe libanais : « Celui qui reste assis est une pierre, celui qui va est un oiseau » lui convenait à merveille.
Ma fière amie, tout à la fois libanaise, égyptienne et française était une femme ailée; et, du soleil noir de ma nostalgie, elle ferait comme toujours une lumière qui éclaire l'avenir, un tremplin pour des temps meilleurs

12 HECHAM Claude (France)

Albert Camus et la nostalgie de la pauvreté

Se sentir étranger, c’est un sentiment fait de mal-être très vague que l’auteur de L’Etranger (1942) avait traduit de plusieurs manières. Mais en 1960, Albert Camus, couvert d’honneurs – Prix Nobel de littérature 1957- et installé en France, meurt dans un accident de voiture à 47 ans. Il transportait dans sa serviette le texte de l’œuvre à laquelle il travaillait: Le Premier Homme. Dans cette évocation de son enfance algérienne, ce n’est pas la nostalgie de la terre natale qui domine, même si elle est présente à travers le motif du voyage de retour par bateau vers Alger. Au cours de la traversée, alors qu’il vient de découvrir, à l’âge de 40 ans, la tombe de son père qu’il n’a pas connu, il se représente sa mère qu’il n’a pas vue depuis dix ans. Et c’est comme si, nouvel Ulysse, il évoquait les morts sans pouvoir communiquer avec eux : sa recherche du père est un échec et sa mère est devenue lointaine à cause de sa surdité déjà ancienne.
Le regret émerveillé que Jacques Cormery, son double, éprouve en se rappelant son enfance est dominé, certes, par la nostalgie, mais, paradoxalement, c’est à la pauvreté de son quartier, de sa famille, de son milieu social –les pieds-noirs d’Algérie- qu’il voudrait revenir, 30 ans après les avoir quittés. Nostalgie de la pauvreté, donc, mais surtout de la culture qui lui était consubstantielle. Une culture populaire, avec son langage savoureux, avec le cinéma comme seul divertissement moderne, avec son école communale dont les maîtres, tel monsieur Germain, étaient unanimement respectés.
Dans ce récit inachevé, Camus avait mis toute sa nostalgie, car il pressentait le grand changement qui allait survenir en 1962:
Ce devrait être en même temps l’histoire de la fin d’un monde - traversée du regret de ces années de lumière.

13 HOGENHUIS Anne (France)

Quelle place pour la nostalgie dans la littérature russe exilée?

Un thème porteur en littérature. Le chant d’un héros qui désire retrouver un passé révolu, dans le temps ou l’espace, dont il a été dépossédé par un destin individuel contraire, à moins que ce ne soit par la roue de l’Histoire. Un élément du passé inaccessible, mais que le souvenir pare de beautés qui réchauffent le cœur (ou les sens) et rendent d’autant plus insipide l’environnement du moment, créant ainsi par contraste un mal être.
On pourrait chercher ce thème dans la littérature russe émigrée de l’entre-deux-guerres, par exemple chez Boris Zaïtsev. Mais si ses protagonistes éprouvent la tristesse de l’exil, ils sont en prise avec un quotidien mal vécu et repoussent la nostalgie. Celle-ci suppose une vision magnifiée, poétique. Cette sensation d’avoir connu et perdu un paradis dont on a été expulsé, ou que l’on a perdu, dont l’âme a gardé le souvenir, pour le perdre dans son passage terrestre, certains la sentent encore, en portent la marque, ce sont les poètes, c’est un thème récurrent de la poésie russe du XIXe siècle (Lermontov).
On peut s’interroger sur un double aspect de ce thème. La nostalgie comme ressort en littérature et la sincérité de ce ressort. Une problématique que l’on retrouve dans l’affrontement entre Dostoïevski et Tourgueniev. Deux écrivains exilés qui s’affrontent sur la question de savoir comment un écrivain russe peut vivre à l’étranger.
Dans ses nouvelles comme dans sa correspondance avec ses amis restés en Russie, Tourgueniev se livre à des descriptions très poétiques de sa terre natale, les battues dans la forêt, les villages, les gens simples et proches de la nature. Une vision qui cependant n’est pas celle d’un tableau idéal, car lorsqu’il décrit la vie de ses personnages, il y a le servage, la pauvreté, mais il aime la tristesse qui les baigne. Il se languit de les revoir, il en a le désir, mais il n’y va pas. A son grand regret, les circonstances de sa vie l’en empêchent. Pris comme il l’est dans sa vie d’étranger célèbre, il en souffre. Sa nostalgie reste littéraire.
Dostoïevski, lui aussi passe beaucoup de temps à l’étranger, en particulier dans les villes d’eau où il joue (et perd) à la roulette. Mais cet environnement lui déplaît. Il déteste le bourgeois allemand ou les rues de Paris qui n’ont rien des qualités d’âme qu’il attribue à son pays et dont il éprouve fortement l’absence au loin. Il ne peut que rêver de revenir en Russie où il écrit son œuvre. Là, il dresse de la société russe un tableau à faire frémir le lecteur, mais qu’illumine une lumière immanente qui leur a été donnée en partage. D’où des vies saccagées, des crimes ressentis comme affreux. Mais qui offrent une vision de la transcendance qu’il ne sent que dans son pays. Et c’est cette vision qu’il lie à sa nostalgie.
La nostalgie ne serait-elle pas liée au désir de transcendance ? Le mal être de la vie ici-bas portant, par contraste, au désir de retrouver une élévation de l’âme.


14 IPPOLITO Jean Christophe (USA)

Nostalgie et mythe des origines dans la poésie de Nadia Tuéni

La nostalgie informe les deux recueils de poèmes que le poète libanais francophone Nadia Tuéni (1935-1983) a écrits pendant la guerre civile au Liban, Liban: Vingt Poèmes pour un amour (1979) et Archives sentimentales D’une guerre au Liban (1982). Cette nostalgie est non seulement pour le Liban pacifique de son enfance, le vieux Beyrouth, les montagnes de la communauté druze où elle est née, mais aussi pour les autres sites emblématiques des autres communautés. Cette communication examinera de quelle manière la nostalgie conduit Tuéni à une réécriture de l'histoire libanaise qui met en place un mythe des origines pour les communautés divisées du pays, mythe qui va dans le sens de l’unification de ces communautés. Le rôle essentiel de la religion druze chez Tuéni sera exploré pour expliquer le caractère spirituel de sa quête et sa croyance en des formes de réincarnation qui informent son écriture nostalgique. Comme Ahmad Beydounou, François Furet l’ont observé, l'importance d'un mythe des origines est essentielle à la fonction structurelle du temps historique, et le travail de Tuéni a été d’autant plus important que chaque communauté tendait alors à créer ou recréer un mythe des origines qui servait ses propres intérêts, divisant le Liban sur des lignes de fractures religieuses et idéologiques et justifiant par là dans une certaine mesure la poursuite de la guerre civile. L'imaginaire tuénien pour le Liban, s’il a pu être interprété comme traduction de la tolérance des valeurs druzes, est aussi l’intériorisation d'un univers pré symbolique qui sert à annuler la réalité du temps historique. Dans cette perspective, la nostalgie est collective et individuelle : le recueil Liban :Vingt Poèmes pour un amour présente divers sites libanais comme les éléments d'un paradis perdu et célèbre « l'harmonie de l'homme avec le paysage », tandis que la première partie d’Archives sentimentales D'une guerre au Liban reconstruit le temps de l'enfance.


15 IVASSIOUTINE Taras (Ukraine)

Paradoxe de l`art de Modiano: mémoire et oubli, exactitude dans le flou, vérité dans la fiction.

Dans les romans de Patrick Modiano le temps vécu comme le temps du souvenir ou du rêve captent le réel à travers ses expressions les plus éphémères, ses sensations les plus imprécises. La mémoire à l'œuvre dans ses textes réussit à réunir les différentes couches de temps et à les transformer en une nouvelle réalité temporelle, celle d' un temps purement romanesque, à la fois évanescent et palpable, tel le fil sur lequel avance le funambule. En tissant des liens entre le passé et le présent les romans de Modiano expriment une nostalgie qui flotte entre la mémoire et l'oubli. Ils évoquent la nostalgie du temps qui passe, l'obsession des tragédies de la Seconde Guerre mondiale (notamment la période de l'occupation). Modiano ne reconstitue pas le passé, il l'éclaire à l'aune du présent désolant ou sans illusion qui a suivi. Il importe de souligner que la mémoire chez Modiano se révèle souvent puissance dangereuse qui envahit et menace la jouissance du temps présent. La saveur des temps perdus empêche de vivre au présent. Pour vivre, les personnages sont tentés de se libérer de ce fardeau. Quant à la nostalgie qui s'exhale de certains de ses romans, Modiano déclare: “La lumière voilée de mes livres crée un malentendu: elle ne cherche pas à ressusciter un passé bien précis, elle ne veut être que la coloration du temps. Un peu comme dans certains tableaux de Claude Lorrain, où l'horizon baigne dans une lumière nostalgique. J'essaie simplement de montrer comment le temps passe et recouvre tout, choses et gens, comment la lumière baisse et s`immobilise un instant…” Les personnages sont confrontés à la perte, à la disparition inéluctable de tout et de tous, ils se retrouvent en proie à un passé piège, à une mémoire qui n'est plus que douleur. Contrairement à Proust, Modiano n'accorde pas à ses héros le bonheur d`un “temps retrouvé”.
La majorité des romans de Modiano font ressortir cette nostalgie propre au Nobel de la littérature 2014, étant à la fois un hymne à la mélancolie et à la douceur. Les différentes époques s'y juxtaposent par effet de transparence, il en va de même pour les lieux tandis que Paris est le point de repère principal, le lieu où l'on finit toujours par revenir. Pourtant Modiano soulignait: “Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie, mais un Paris rêvé, composé d'expressions vécues et incorporées à la fiction”. Son dernier roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier s'inscrit parfaitement dans cette lignée où Modiano, en revenant à Paris, est toujours dans la quête de l'amnésie plus ou moins volontaire, dans sa recherche du temps passé, dans la reconstitution des souvenirs. On y apprécie les choix de l'auteur qui emmènent le lecteur dans cette nostalgie du passé.  


16 JAMMAL Nadia (Liban)

Soufi, mon amour d’Elif Shafak :Rencontre de l’Autre, nostalgie de Dieu

J’avoue que c’est là un sujet plus délicat à manipuler qu’il n’y paraît. Qui dit nostalgie, songe à la tristesse, à la perte, à ce lieu, à cet être, à ce sentiment évanouis, révolus et qu’on voudrait récupérer, ou, à défaut, dont on voudrait récupérer le souvenir, c’est-à-dire l’illusion de la renaissance.
Cependant, la nostalgie peut être une projection dans l’avenir en quête d’un être qu’on a entrevu en rêve ou dont on porte en soi l’image.
C’est le sujet fédérateur du roman d’Elif Shafak, auteure turque, d’expression anglaise, qui signe, avec « Soufi, mon amour », un très beau roman, sur la quête nostalgique de l’Amour, sur la Rencontre de l’Autre, le frère de notre âme, avec qui, on aurait dit, dans une vie antérieure, « d’impérissables choses ». Et cette quête de l’Autre débouche sur un éveil spirituel qu’il nous faut opérer en cherchant en nous les trésors enfouis sous les monceaux des contingences insignifiantes.
Il existe un lien subtil entre l’histoire du soufi itinérant, Shams de Tabriz et le mystique persan Djalal ad-Din Rumi, d’une part, et la Rencontre déterminante qui changera la vie d’une américaine juive de quarante ans, femme au foyer.
Cette Quête de l’Autre débouche en fait sur une autre Rencontre, infiniment importante, celle de Dieu dont on porte en soi une soif jamais assouvie.
Quête de l’Absolu, portée par une écriture d’une grande poésie surtout pour ce qui concerne la partie historique. L’espace de la « modernité » est, lui, plus convenu. N’est-ce pas là une illustration de la nostalgie… d’un passé lointain ?


17 LATINI MASTRANGELO Giulia (Italie)

La nostalgie à travers des temps et des lieux différents : Guillaume IX, José Asunción Silva, Antonio Machado, Ada Negri

Au début du XIIe siècle, Guillaume IX chante la nostalgie qui l’opprime en prévision d’une mort précoce : sa vie brillante, ses amours, la chevalerie, la loyauté à son seigneur défilent devant lui par éclairs fugaces, en des vers denses et synthétiques porteurs d’une véritable angoisse. La re-création de ce monde se fait à travers le choix savant d’un lexique qui commence juste à s’affirmer et à travers la gradation et la place des images, jusqu’au soupir du finale.
Déplaçons-nous vers le XIXe siècle pour lire le recueil des Nocturnos et notamment le célèbre Nocturno III du poète colombien José Asunción Silva (1865-1896) : la jeune femme disparue est ici un être éthéré, une ombre qui s’approche de l’ombre projetée par le poète pour éprouver, avec celui-ci, des sentiments humains – des ombres qui se cherchent et s’unissent. Cette incorporéité est rendue par des vers que Unamuno, reprenant une expression de Silva, définit comme « musique d’ailes » : les deux êtres reproduisent cette union des âmes qui avait caractérisé les temps heureux dont la nostalgie se fait maintenant si durement sentir.
Nous retrouvons la douleur nostalgique dans les poignantes poésies d’amour d’Antonio Machado (1875-1939), grand poète, mais obscur enseignant, dont la vie trouve un élan et une raison d’être dans l’amour pour la jeune Leonor, qui, à seulement seize ans, devient sa femme. Mais la tuberculose la consume et elle mourra deux ans plus tard. Cette courte période d’amour devient le thème central de la nostalgie du poète, qui trouve un réconfort dans l’évocation : si Leonor revit auprès de lui, qui sent physiquement sa présence, son contact, sa voix, elle devient un être concret également pour les lecteurs, qui se laissent pénétrer par les vers passionnés qui chantent un sentiment éternisant.
Un autre exemple d’évocation est celui que nous trouvons dans Le livre de Mara, de la poétesse Ada Negri (1870-1945) : celle-ci ressent d’une manière violemment douloureuse la perte de l’homme qu’elle avait éperdument aimé et dont elle avait été aimée. Ici aussi, la mort est due à la maladie et la poétesse ressent une nostalgie aiguë de leurs rencontres amoureuses, de leurs étreintes, de la présence physique de cet amour. Aussi se réfugie-t-elle dans l’évocation, réaliste, pulsante d’activité, où le corps du jeune homme retrouve vie, force, passion, recréant dans les nuits de veille ce rapport totalement épanouissant.
Les quatre cas dont nous traitons dans ce travail ont en commun le choix de l’expression poétique pour exprimer la nostalgie, mais les analogies s’estompent sous les manières personnelles de vivre cet état d’âme. Cela nous pousse à considérer combien le terme « nostalgie » est vague en soi et combien de potentialités il renferme, combien en fait il existe de nostalgies qui pourraient se résumer par la définition qu’en a donné Nina George dans son récent roman La lettre oubliée :

La nostalgie de la vie, une tristesse douce et chaude pour tout et pour rien.


18 NAZAROVA Nina (Irlande)

Nostalgie de l'insignifiance ou la contemplation du nombril

A notre époque trop sérieuse, le monde est nostalgique de l’insignifiance, d’une bonne humeur et d’un bon humour. Dans son dernier roman, La fête de l’insignifiance (2014), Milan Kundera chante un hymne à la légèreté de l’être, à la capacité de voleter comme une plume de perdrix ou d’un ange au dessus de la gravité de la vie. Avec sa belle clarté et sa concision, l’écrivain déploie toutes les ressources possibles de l’ironie, ce mode d’expression à propos duquel il disait, dans L’Art du roman (1986) : « Par définition, le roman est l’art ironique : sa vérité est cachée, non prononcée, non prononçable ».
Le nombril dénudé est devenu l’un des symboles sexuels du vingt-et-unième siècle. Pourtant, le même cordon ombilical, qui lie le fœtus à la mère, l’encage plus tard dans ses problèmes, ses inquiétudes, ses phobies. Casser le mur, partir à la recherche de l’insignifiance, c’est le défi lancé par l’écrivain. Insignifiante, l’insignifiance? Certainement pas. «L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence, affirme l’un des personnages. Elle est avec nous partout, toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir: dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Mais il ne s’agit pas de la reconnaître, il faut aimer l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer.»


19 DIB NDOUR Jean (Sénégal)

Nostalgie, ce mal incurable ?

La nostalgie, ce mot qui parfois donne des frissons nous ramène à un endroit, un passé proche ou lointain.
Un sentiment de regret nous anime à chaque fois qu’on évoque ce bon vieux temps…
Une chanson, un lieu, une personne entre autres font revivre en nous l’envie de faire un bond en arrière, de revenir à cette vie antérieure et de revisiter un pan de notre passé.
On continue à chérir cette vie précédente qui est loin parfois très loin.
Nostalgie, cette éternelle mélancolie qui nous hante et nous empêche d’explorer d’autres horizons.
Ce passé nous colle à la peau et est ressassé inlassablement…..
Tout est comparé à notre vie antérieure, cette vie qu’on voudrait recréer, faire de telle sorte que le passé devienne présent. On n’arrive plus à regarder autour de soi ou devant soi. Tout mais absolument tout est relié au passé !
On va sans cesse se référer à ses précédentes amours, ses amitiés passées, son ancien travail, sa ville natale, son enfance…
Ce phénomène constitue un frein, un goulot d’étranglement quant à l’avenir, à l’épanouissement personnel et peut pousser à la dépression.

Je suis un des victimes de dame nostalgie.
Nostalgique de mon lointain pays, nostalgique de mon enfance…
Une enfance empreinte d’inconscience, d’insouciance, d’innocence. Cette enfance dont j’ai parfois du mal à faire le deuil. L’écriture qui déboucha sur mon ouvrage, Itinéraire d’un enfant d’Afrique, fut une forme de thérapie. Mais suis-je vraiment guéri ?
Pour étayer cette thèse, l’Ecrivaine Colette dira «  l’enfance, ce pays dont on ne guérit jamais ».

Mais la nostalgie doit elle rimer avec mal, mal-être?
Appelée « Spleen » par Baudelaire, « Blues » par B.B King et « Saudade » par Césaria Evoria, la nostalgie reste une agréable rémanence de moments vécus dans le passé.
Et si effectivement il existe un lien intrinsèque entre nostalgie et mal, ce mal se doit d’être doux, tendre.
Une certaine prise de conscience est nécessaire pour se dire que le passé est bien derrière nous et que nous devons maintenant vivre le présent et regarder vers le futur. Pour éviter de tomber dans une forme de mal être, une certaine lucidité nous garde de magnifier les souvenirs et de reconnaître que le passé, aussi splendide qu’il fût (ou qu’on pense qu’il fût) est loin, parfois très loin derrière. Impossible donc de le dompter, de le dresser, et de vouloir le revivre comme à la belle époque. L’espèce, le temps, l’environnement ne s’y prêtent plus du tout. Quand bien même on se remémore un passé glorieux, cette rétrospective doit nous aider à nous en inspirer, à réunir les ingrédients nécessaires pour regarder l’avenir avec sérénité. Créer le désir de renouer avec des situations, des réflexions antérieures qui ont pu produire des réactions salvatrices. S’approprier au quotidien cette ambiance, cette joie de vivre, ces valeurs humaines du passé pour les faire revivre et ce, en parfaite symbiose avec le monde qui nous entoure.
Ne plus vivre dans le passé, mais vivre parfois avec ce passé positif pour un présent joyeux et un futur à aborder sans complexe.
Le monde est vieux, certes, mais l’avenir sort du passé à condition d’en faire bon usage.


20 O’DWYER. Michael (Irlande)

François Mauriac-Le Mystère Frontenac-un roman nostalgique?

Le mot "nostalgie" dénote les notions de retour et de souffrance. Le retour en question est bien souvent un retour au pays natal. La souffrance est un dépaysement occasionné par un désir de retrouver son pays et de revoir ses proches. Regret mélancolique ou désir insatisfait, la nostalgie peut aussi être le désir de retrouver le passé, la jeunesse ou une époque idéale.

Le Mystère Frontenac (1933) est une transposition littéraire de la situation familiale du jeune Mauriac. En effet, le titre est une forme d’abréviation déguisée du nom de l’auteur, Fr(ançois Mauri)ac. Mauriac y exprime la nostalgie d’une jeunesse bénie, du terroir bordelais, d’une époque idéale, nostalgie qui s’exprime dans l’épigraphe constituée de neuf vers de Maurice de Guérin, dont les grands thèmes sont l’enfance, la nature et la vie intérieure, c’est-à-dire, les notions-clés du roman mauriacien.
Mauriac chante la nostalgie de l’enfance qui se croit éternelle et les liens mystiques qui unissent les members de la famille Frontenac. Les premiers titres auxquels il avait songé pour ce roman sont révélateurs: Le Nid des colombes, L’Union des branches, L’Emmêlement des branches, tous évocateurs de la nostalgie de l’intimité, de l’innocence, des sources de l’amour familial et de l’union éternellement indissoluble de la mère et de ses cinq enfants. Il s’agit d’un désir nostalgique, teinté de lyrisme, de retourner aux valeurs de l’enfance provinciale. Nous allons nous demander si Mauriac a capté l’eau pure de cette source de l’amour familial ou s’il s’est éloigné de son sujet.


21 PARRY Margaret (Angleterre)

Le désir sans nostalgie dans Le testament caché de Sebastian Barry (titre provisoire)          

Est-ce que la nostalgie et donc son contrepoint le désir sont vraiment un fait de la nature humaine, ou y a-t-il des êtres qui échappent à cette loi ? Si oui, y a-t-il des circonstances ou des faits culturels particuliers qui entrent en jeu pour expliquer cette différence et un état d’âme en apparence assez privilégié puisque non conditionné par la souffrance – ‘algos’ – présente dans notre mot clé (voir le descriptif du colloque : ‘Nostalgie : entre le mal-être et le désir’) ?
Le personnage principal du roman de S Barry, Roseanne, à travers lequel j’interrogerai ces questions, est au terme d’une vie que l’on ne peut pas décrire autrement que comme une accumulation de souffrances. Il ne cesse d’émaner d’elle, pourtant, une étrange joie. Se différencie-t-elle dans sa personne morale de la moyenne des êtres par le fait de son âge – elle est centenaire ? Ou se peut-il que la représentation de son personnage soit influencée par le livre, religieux, métaphysique, de Thomas Browne (auteur du 17e siècle), qui figure comme un leitmotive dans le sous-texte du roman, et qu’elle soit donc plutôt le porte-parole ou l’alter ego de S Barry lui-même, homme encore jeune ? Toujours est-il que l’atmosphère morale de ce roman est assez particulière et peut plaire ou ne pas plaire par rapport au personnage de Roseanne (comme je l’ai constaté récemment lors d’une discussion du roman avec un groupe de lecture).
Enfin, y a-t-il un lien entre la représentation du personnage de Roseanne et l’histoire tragique de l’Irlande et de ses conflits religieux qui occupe une si grande place dans le roman ; ou avec les racines celtiques de ce pays qui implantent dans la conscience humaine une autre connaissance ou intuition du temps et de l’après-vie ; ou bien avec le questionnement psychanalytique de son psychiatre, le docteur Grene, processus qui risquerait de la chosifier et de la priver d’âme, ou au contraire de la plonger toujours plus profondément dans le secret de son être pour la mener progressivement à l’illumination ultime ?
Autant de questions qui me fascinent dans ce roman à dimensions multiples que depuis sa parution en 2008 j’ai lu plusieurs fois, avec l’impression de rester toujours dans le secret des êtres et de la vie (et de l’Irlande). Puissiez-vous dans vos lectures d’avant-colloque éprouver la même fascination que moi !

(Texte anglais original, The Secret Scripture, Faber & Faber, 2008 ; version française Le testament caché, Gallimard, 2009 ; traductrice Florence Lévy-Paoloni ; disponible en Folio. A noter que l’interrogation d’ici suit d’autres articles sur Sebastian Barry qui ont paru dans des numéros récents d’Intervoix.)


22 PRATI Patricia(Italie)

Un « retour » propice et désiré raconté par les Préludes pour piano de Claude Debussy
Considéré comme le père de la musique moderne, Claude Debussy, né à Saint Germain-en-Laye le 22 août 1862 et mort à Paris le 25 mars 1918, est le compositeur qui a changé le cours de l’Histoire de la musique. Libre et anticonformiste, il détient le privilège d’être le premier musicien à avoir composé sans la tonalité, le système harmonique utilisé par tous les compositeurs de Bach jusqu’á la fin du XIXe siècle. Harmoniquement moderne, la musique de Debussy accorde aussi une place de choix à la couleur et aux timbres instrumentaux. L’absence de tonalité, la vaste gamme sonore et la nouvelle mélodie sont les éléments que l’on retrouve dans les Préludes pour piano. Debussy composa les deux livrets des 24 Préludes entre décembre 1909 et avril 1913 et choisit cette appellation en hommage aux Préludes de Frédéric Chopin. Le titre de chaque Prélude est indiqué en fin de morceau, entre parenthèses et après des points de suspension. De cette façon, le compositeur laisse le pianiste et l’auditeur libres de découvrir leurs idées. Ces idées peuvent coïncider avec la pensée de Debussy ou non. Ce qui importe est que le pianiste joue et que l’auditeur écoute les 24 compositions comme 24 histoires et toute l’œuvre devient une invitation au voyage. C’est ainsi que le compositeur, l’interprète et l’auditeur entreprennent un voyage commun et différent en même temps. En passant par la Grèce pour voir les Danseuses de Delphes et par l’Égypte pour connaître Canope ; en écoutant le miracle de fusion entre le texte de Baudelaire et la musique de Debussy dans Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ou entre Leconte de Lisle et Debussy dans La fille aux cheveux de lin ; en suivant les nombreuses formes de Puck, le follet malicieux et coquin de la comédie Le songe d’une nuit d’été ; en passant visiter l’Espagne et l’Angleterre, sans oublier la France, sa patrie.


23 RUTTIK Ada (Estonie)

Le caractère équivoque de la nostalgie

La notion de nostalgie, à juste titre, est le plus souvent liée au passé. D’une part, le temps disparu n’est plus à notre portée. D’autre part, il est admis que la mémoire est sélective. Elle nous fait retenir les plus beaux souvenirs ainsi que les meilleurs moments vécus. Au fur et à mesure que le passé s’éloigne dans le temps, il paraît encore plus merveilleux, tandis que la vie actuelle est comparativement plus pâlissante et terne. De même, les immersions dans un autrefois agréable sont embellies. Sous les effets du temps, elles permettent de s’échapper du présent.

La littérature mondiale foisonne de très belles œuvres consacrées à l’enfance et/ou à la jeunesse dont on sait qu’elle ne revient jamais: citons la célèbre trilogie de Léon Tolstoï, L’Enfance, L’Adolescence, La Jeunesse. Parmi ces œuvres, nous trouvons également des ouvrages d’auteurs estoniens, par exemple un roman autobiographique de Fridebert Tuglas, Väike Illimar (1937), Petit Illimar, qui, entre autres, décrit, vues par les yeux d’un enfant de cinq ans, des traditions que l’Estonie d’aujourd’hui ne connaît plus, et un roman historique de Mats Traat Puud olid, puud olid hellad velled (1979), Les arbres étaient frérots doux, qui parle de la jeunesse mais aussi, d’une manière figurée, de l’enfance collective ou bien de l’aube d’un peuple. Ces œuvres font ressusciter et revivre des époques perdues. Donc, ce ne sont que souvenirs et regrets qui demeurent... Cependant, la littérature est également riche de textes dans lesquels le regard nostalgique n’est pas orienté vers le passé. Et dans ce dernier cas, il ne s’agit pas du tout de la fiction.

Le présent exposé s’appuie sur le fait que la nostalgie en tant que désir de saisir quelque chose d’inaccessible n’a forcément pas un seul sens, celui du passé, mais qu’il en existe un autre: l’avenir. Notre objectif est de trouver dans la littérature une ou plusieurs figure(s) commune(s) qui puissent réunir les deux directions en question. On pourrait ainsi comparer à la fois le caractère de ces deux types de désir présupposés, qui pourraient être comme le bonheur symbolisés par l’Oiseau bleu de Maeterlinck et que nous appelons ici la nostalgie.
Il est fort possible que ce caractère de la nostalgie soit essentiellement différent par sa nature. Comme le thème proposé du colloque est Nostalgie: entre le mal-être et le désir, nous émettons l’hypothèse que, dans la littérature, la nostalgie liée à l'avenir tend à se déplacer sur l’axe mal-être et désir vers le second, alors que celle du passé s’incline plutôt vers le mal-être.





24 SCHEIDHAUER Marie Louise (France)

Nostalgie et liberté dans La rue des voleurs de Mathias Enard, Babel, 2012

Les mots de la famille « retour » sont sans doute les plus fréquents du livre de Mathias Enard. Retour vers le passé, retour vers la mère, retour vers la ville natale. Le personnage principal, Lahkdar,
jeune Tangérois, fait  un périple de Tanger à Barcelone où il va résider dans la « rue des Voleurs ».
En chemin, il rencontre, à plusieurs reprises, la mort sous de multiples formes. Des contraintes de toutes sortes l’empêchent de revenir en arrière. Il a un double, un alter ego, Bassam, un ami d’enfance qui va être pris dans les filets des islamistes, instrumenté et entraîné dans les attentats terroristes. Une étrange relation va s’établir entre eux. Pour Bassam il n’y a pas d’issue possible. Il est le jouet de son destin. A un moment, Lahkdar sera mis devant un choix terrible. Il choisit son chemin.
Destin ou chemin? Nécessité ou liberté? Quelle fidélité? Le livre pose ces questions. Il se réfère fréquemment à Ibn Batouta, grand voyageur, grand écrivain tangérois du XIVe siècle qui revient au pays natal comme Ulysse, non pas en tant que conquérant, mais comme derviche tourneur.
Nostalgie, certes. Manque, certes. Qui ne contraint pas, qui met cependant devant un choix. Il y a un enjeu de taille. Le livre n’est pas étranger au cheminement de Lahkdar. Il est un fidèle compagnon.


25 SIMIC Snjezana (Croatie)

Nostalgie en photographie

Susan Sontag disait que chaque photographie est momento mori (On photography, 1977). Dans ce sens toute photo pourrait être une sorte de tragédie ou au moins un chagrin de temps passé/perdu. C'est une des raisons pour laquelle la photographie est souvent mise en relation avec la nostalgie. Cette nostalgie photographique est moins un mal du pays en termes spatiaux (endroit, lieu), mais plutôt en termes temporels (avant, après). La photographie veut dire : pouvoir représenter le passé au présent.

Il y a beaucoup de projets photographiques qui expérimentent cette dimension temporelle et nostalgique de l'image. Le projet de Nicholas Nixon The Brown Sisters (exposé à Paris-Photo 2014) est un bon exemple. Le photographe a fait le premier portrait des sœurs en 1975 et depuis, il a continué de prendre leur portrait tous les ans. Le résultat a été une série nostalgique de quarante portraits des sœurs changeant et vieillissant. Une série qui ne nous laisse pas indifférent devant l'éphémère de nos vies.

Une autre photographe Sandra Vitaljic avec sa série Infertile Grounds (2009/12) explore une autre dimension de la nostalgie. On pourrait l’appeler une nostalgie morale et politique. En photographiant des lieux des crimes de la guerre en ex-Yougoslavie, Vitaljic nous offre seulement des images d'« après » suggérant que cet « avant », où on aimerait parfois revenir, est perdu à jamais. Ses images froides et désertes nous rappellent que les gens qui étaient là, ne sont plus. Elles nous rappellent l'irréversibilité de notre existence et de nos actes. Elles nous rappellent qu'on aurait pu faire différemment, et qu'on ne l'a pas fait.
Jankélévitch disait que l'irréversibilité est la temporalité même du temps. (L'irréversible et la nostalgie) La photographie a cette capacité de représenter et de retravailler cette irréversibilité. Son vrai sens n'est pas seulement l'image elle-même mais aussi sa connexion au monde. L'image photographique peut être vue comme phénomène lui-même et comme confirmation de la finitude, de l'éphémère de toute notre existence qui provoque souvent un sentiment de profonde nostalgie.

Quand on regarde une photo, on a souvent tendance à lui attribuer un cadre causal et chronologique afin de la comprendre. On saura, par exemple, que l'image représente un moment passé, et que quelque chose l'a précédé et lui a succédé. On pourrait l'appeler la dimension temporelle de l'image au premier degré. Mais, comme on le sait bien, la photographie est une image fixe, arrêtée, et cela n'est pas sans conséquences. En regardant une photo, on est souvent « redirectionné » vers une expérience troublante et mystérieuse du temps. Un temps qui n'est pas simplement chronologique, et un temps qui est souvent plus proche de la durée « pure » de Bergson que d'un temps physique newtonien (mesuré par le mouvement dans l'espace).

Ce qui est nostalgique en photographie n'est pas seulement la puissance de réveiller en nous la tristesse envers les temps passés, mais aussi de se demander : pourquoi la nostalgie ? Mon objectif est de démonter que le sentiment nostalgique, provoqué par une expérience esthétique de l'image, est profondément lié à nos conditions d'être – il les confirme d'une certaine manière – et qu'ensuite, ce sentiment est souvent prolongé dans une réflexion – au méta-niveau – sur le sens de ce retour nostalgique.


26 SIMON Georges (Roumanie)

La nostalgie comme retour de l’amour

La nostalgie c’est un autre pays de notre vie, un ailleurs, qui devient instant apprivoisé par le passé récent. Le premier degré d’un instant c’est d’être présent, quand, sur l’échelle des noms, en succession, alphabétiques ou numériques, on pourrait répondre soit par notre présence, face-à-face, soit par le nom de celui invoqué, mais, absent! Le deuxième degré d’un passé récent c’est d’arriver à une rencontre inévitable avec soi-même, aux temps immémorés, inexorables. Et, enfin, le troisième et le dernier degré c’est la simultanéité, l’hypostase d’une extase où se passe le mirage: de devenir, tout d’un coup, sur la voie imperceptible d’un instant, à l’insu de son admirable personne, un personnage qui se reconnaîtrait et se retrouverait par l’imaginaire imprévisible d’un souvenir inévitable.

Ulysse c’est le récit d’un instant, un rappel d’un temps rebelle, devant la porte interdite de l’entrée au monde qui n’est qu’une porte d’attache, à l’aube d’une mer amère de l’amour. Et, en même temps de fermer les yeux pour mieux voir l’étendue d’une surface, d’où surgissent les fragments vifs d’un blanc souvenir vaguant, de se sauver du cauchemar de l’histoire annihilable.
        
La nostalgie c’est le titre commun des trois derniers chapitres d’Ulysse qui couronne et éclaire l’espace d’un instant primordial: la création au moment zéro du monde, quand il n’y a pas encore de temps, mais seulement l’aube du paradis, une sorte d’éternité vivante où la mort est absente.
        
Ulysse c’est la réponse de Joyce, le fils prodigue, le fruit défendu d’une mère antérieure et d’une mer intérieure, par les aveux d’un narrateur omniscient et omniprésent, inoculé, par immersion illégitime dans la vie privée d’une personne immaculée, soumis à l’épreuve de la Parole, assourdi par les échos étranges de l’absence, arrivé à Dublin, comme autrefois à Ithaque, la seule porte d’attache pour un errant, un conquérant, quand on reste la seule, la première et la dernière, syllabe foudroyante: OUI !
       
Ulysse c’est le livre de l’identité retrouvée, c’est le retour à l’éternité vivante d’un enfant errant. Ulysse c’est aussi le livre d’un instant comme arrêt du temps, qui s’élargit et s’étend vers les horizons lointains, dans l’attente de l’aube ardente. Ulysse c’est le récit d’une vie qui s’accomplit par l’épiphanie, comme métonymie de tout ce qui pourrait arriver, comme appel d’une île heureuse, comme Paradis: l’appel et le rappel, le réel et l’irréel, l’imaginaire et le phantasme, la fiction, qui est toujours LA FEMME, une mère inquiétante, qui réveille en nous la nostalgie de l’amour perdu, aussi comme la mer amère de la nostalgie et de l’amour ressuscité dans un instant imprévu.

Ulysse c’est le poème d’une enfance résolue mise à l’épreuve d’une lecture imprévue et aussi l’épopée d’un peuple qui se retrouve sur l’Île heureuse d’un Paradis perdu: c’est Dieu comme Mentor de l’Odyssée, comme Créateur d’un Rappel aussi trinitaire: l’appel du Fils, le rappel de la Mère et l’Épiphanie du Père.

Ulysse c’est aussi la Carte unique d’une rencontre des trois cultures: hellénistique, (grecque), judaїque et celtique et de trois Empires: l’Empire des signes et des symboles, de l’alphabet irlandais dont les lettres sont à l’origine, au fond, les noms des arbres (les initiales) ou l’espace d’un instant, quand Joyce a eu sa révélation de l’épiphanie, pour faire ressusciter le Verbe, sur la voie de la vie, par la méditation, la réflexion, la contemplation, l’ascèse, amère, mais rédemptrice.

La nostalgie c’est comme une illumination de l’âme, comme une trace qui sillonne notre vie jusqu’à la mort et la nostalgie même va nous sauver de l’imprévisible et du périssable, de l’instant instable.

L’auteur d’Ulysse a eu le courage de dévoiler et de dénoncer l’Innommable, sans désacraliser le secret de la vie. En occurrence, il vaut mieux lui donner un sens plus pur, celui de l’amour. L’amour et la beauté vont sauver l’homme et vont lui offrir la troisième voie: celle de se connaître lui-même, heureux de connaître l’interlocuteur, habile ou inhabile, l’espace d’un instant, la durée inachevée d’un monologue intérieur, rédempteur.


27 VALASTRO CANALE Angelo (Espagne)

Pirandello et la nostalgie. Lecture de la nouvelle Lontano

La nostalgie parcourt l’œuvre de Luigi Pirandello tel un vent subtil. Avec la certitude d’un sophos archaïque, certitude qui vient de la chaire, certitude que le philosophe n’atteint jamais, Pirandello reconnaît chez tout être humain un enfant échangé, une créature tombée dans un nid qui n’est pas le sien et élevée dans un foyer qui le contraint à choisir un masque rigide et froid, sous peine d’être stigmatisée et, en conséquence, exclue de la vie sociale. Pirandello dénonce comme cruauté extrême la détermination avec laquelle la vie cherche à emprisonner l’individu, potentiellement infini, sous une forme unique, en lui cousant sur la peau le costume étroit d’un personnage figé et immuable.
Sous le masque, se cache la création de l’individu en quête d’un point à partir duquel la vision soit, enfin, cohérente, la communication facile, la sérénité à sa portée. Le sentiment du contraire, qui surgit spontanément quand on sectionne les phénomènes avec le bistouri rationnel de la sincérité absolue et qu'on brise les grises chaînes des conventions, nourrit cette forme d’art particulière que Pirandello nomme humorisme. Au-delà de l’ironie, au-delà du comique ou du sarcasme, l’humour n’est autre qu’une nouvelle forme de pieta classique, une allégation de profonde compassion, une soi-disant proposition de consolation: si tout est illusion, chimère, hallucination, toute crainte disparaît, toute assurance s’estompe, toute forme de douleur se dissipe, d’une certaine manière.
Dans Lontano(Loin), sans aucun doute l’un des récits plus significatifs de l’œuvre de Pirandello, Lars Clenn, un marin “aux yeux énormes, d’un bleu si limpide qu’ils semblaient presque de verre”, avait débarqué sur les éblouissants rivages siciliens depuis la lointaine Norvège et restait attrapé dans les filets d’un paysage naturel et humain dans lequel il évolue comme s’il s’agissait d’une “grue ou d’une cigogne fatiguée et égarée, tombée du haut des cieux”. Ni l’amour de la jeune Venerina, ni la tendresse et la sympathie de Don Paranza, vieil idéaliste désabusé, ni la naissance d’un enfant ne suffisent à combler la distance qui sépare le protagoniste de son environnement: les mots arrivent, la société arrive, un nouveau masque apparaît et, jour après jour, nuit après nuit, la nostalgie de ce qui a été perdu croît, enveloppant le protagoniste de son manteau lourd et gris, lui coupant le souffle.
Les derniers paragraphes du récit nous apparaissent comme un inquiétant signe d’interrogation plein de lumière. Si la nostalgie est beaucoup moins la souffrance provoquée par l’éloignement du chez soi perdu, que, étymologiquement, la douleur qui naît du voyage retour vers notre véritable être, serons-nous capables d’accepter la douleur, de nous arracher le masque, d’être pris pour des fous, à condition de rester nous-mêmes?


28 WIENER Élise (France)

De la résurgence du passé aux mirages du désert dans les romans de Patrick Modiano.

L’esthétique romantique plaçait au cœur de sa mimèsis un ensemble complexe de sentiments et d’aspirations proposant un rapport au passé placé sous le signe du malaise et du regret, structuré par les thèmes de la superposition des époques, par la tentative de renouer avec un passé perdu et par la recherche d’une origine disparue. Au sein de ces problématiques qu’elle charrie, la nostalgie reflète les ombres invisibles d’un passé silencieux. L’écriture de Patrick Modiano tisse les fils d’une narration dont les thèmes pourraient être ceux forgés par ceux de la nostalgie. Ses romans dessinent un vaste territoire narratif où la temporalité du passé ne cesse de recouvrir celle du présent, et au sein duquel les topographies de différentes villes s’entremêlent les unes aux autres. La cohérence des êtres et de leur trajectoire est mise à mal, Modiano sape l’unité des personnages, les dotant d’une identité floue et incertaine. La structure narrative des romans est organisée par le retour dans le présent d’une figure du passé. Souvent brutal et inattendu, ce surgissement met en branle l’existence des protagonistes et les contraint à se remémorer un pan de leur histoire oubliée ou disparue : d’anciennes figures familières, un père, une mère, parfois leur propre visage sur de vieilles photographies, réapparaissent dans leur vie.

Cependant, l’œuvre de Patrick Modiano ne se situe pas du côté d’une nostalgie romantique, pour laquelle le présent fait signe vers le passé sous la forme de la déchéance et de la détérioration. La recherche de l’origine, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’une personne, ou encore d’un lieu, ne mène le protagoniste qu’à l’évidence qu’une telle origine fait défaut. Du passé qui fait retour, le protagoniste ne peut saisir qu’un vaste mirage. Les tentatives pour en saisir les contours débouchent sur une absence béante, celle des origines. Or la reconnaissance de cette absence fondatrice ne cause ni désespoir ni regret, elle est au contraire salvatrice. Elle est ce qui permet aux personnages d’entrevoir de nouveaux horizons, de réaliser combien le vide de l’exil, de la perte et de l’oubli sont au cœur même de leur identité. Cette mise à jour est fondatrice d’une identité nouvelle, qui ne se laisse plus appréhender comme un « toujours déjà perdu » baudelairien.
Les formes narratives des romans de Patrick Modiano relèvent d’une écriture de l’ombre et de la trace, à la manière dont la photographie fait émerger de nouvelles figures du visible et de l’invisible, et redéfinit notre conception des traces du passé. À travers ces œuvres se donne à voir une conception contemporaine de la mimésis, pour laquelle représenter consiste à « porter en présence un objet absent, le porter en présence, comme une absence, maîtriser sa perte, sa mort, par et dans sa représentation. »[1].

La narration de Patrick Modiano est traversée de part en part par ce qui constitue l’essence de l’image photographique qui tresse présence et absence, inscription et retrait, être et non-être. L’ontologie de l’image photographique retourne la problématique de la nostalgie : à la trace d’une origine perdue, succède une trace qui fait signe vers une absence d’origine.

Il n’y avait au rendez-vous que la solitude, le sable et les mirages du désert.[2]


29 ZADDAM Hasnia (Tunisie) 
L’ignorance, de Milan Kundera : De « l'indomptable nostalgie » à « l’«exil libérateur »
Le titre du roman de Milan Kundera paru en 2003, L'ignorance[3], ne réfère pas au manque de connaissances, mais au sentiment d'«indomptable nostalgie»[4] dont l'immigré est victime. Cette notion apparaît dès le second chapitre du roman : le narrateur procède à une mise au point philologique, en énumérant les multiples acceptions que revêt le terme «nostalgie» dans différents pays d'Europe. Il offre, en conclusion, la définition suivante: « sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l'ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin et je ne sais pas ce qui s'y passe ».[5] Mais au fil des pages, et à travers les parcours entrecroisés des personnages, s’édifie peu à peu une vision bien moins consensuelle.
Phénomène à la fois imposé et incontrôlable, la nostalgie ne serait en réalité qu’une vaste plaisanterie[6] orchestrée par la mémoire : fruit d’une sélection inconsciente qui écarterait le souvenir réel pour n'épargner que les images plaisantes du passé, elle se réduirait, en ce sens, à une falsification de l’Histoire, à un mensonge par omission en somme, puisqu'elle offrirait une vision lacunaire de la réalité antérieure.
C’est la raison pour laquelle, dans L’ignorance, l’auteur fait appel aux « rêves d’émigration »[7] ou « rêves-cauchemars »[8]. Ces derniers interviennent pour combler les failles mémorielles, et empêcher que le souvenir ne demeure tronqué ou édulcoré. Ainsi, les résurgences diurnes, à l’origine de la nostalgie, sont contrebalancées par les rêves agités du soir, qui rappellent à l’immigré que son passé ne fut en rien idyllique. Ils permettent ainsi de combattre l’oubli consubstantiel à la nostalgie et de restituer, ne serait-ce que de manière ponctuelle, la parcelle manquante du souvenir. Mais ils possèdent également une fonction prémonitoire, car ils laissent entrevoir l’échec du retour effectif, qui aura lieu par la suite.
L’immigré oscille donc incessamment entre la douleur du déracinement et la crainte du retour. Il est à la merci d'une mémoire pernicieuse, qui tantôt lui fait regretter ce qu'il a abandonné, tantôt lui rappelle le malheur qu’il a fui: « le jour était illuminé par la beauté du pays abandonné, la nuit par l'horreur d'y retourner »[9].
Par conséquent, ce télescopage permanent entre présent et passé le fait évoluer, dans un premier temps, au sein d’une temporalité cyclique, calquée sur le modèle de l'éternel retour. Cette structure aliénante participe de la victimisation de l'immigré qui, pris au piège d’une mémoire délétère et manipulatrice, chancelle continuellement entre des émotions rivales.
Néanmoins, l’objectif final de cet ouvrage consiste à déconstruire les préjugés liés à l’exil, car selon Kundera « on ne peut plus parler de l'exil comme on en a parlé jusqu'ici »[10]. Désormais, le bonheur semble accessible à l'immigré, et la littérature peut lui offrir un nouveau destin. C’est pourquoi, parallèlement à cette vision misérabiliste, se dessinent les traits de l'anti-nostalgique, en quête d'altérité, qui n'aspire qu'à sectionner le cordon ombilical qui le lie à la mère-patrie. Ainsi, le motif d'Ulysse, maintes fois mobilisé dans ce roman, permet de questionner l'évolution de la figure de l'immigré: si la nostalgie est le fait du héros légendaire en mal de son Ithaque natale, les « ego expérimentaux »[11] du romancier-anthropologue[12] prennent progressivement conscience du caractère salvateur de leur exil[13], et parviennent à maîtriser cette prétendument « indomptable » nostalgie.
Je me propose donc d’offrir, au cours de ce colloque, une immersion dans l’univers démystifié de Milan Kundera, à travers l’examen de la nostalgie, telle qu’elle est dépeinte dans L’ignorance. Les questions soulevées par cette intervention seraient les suivantes: En quoi le discours de Milan Kundera sur la nostalgie, et -par extension- sur l’immigration, est-il novateur? Comment s’organise, dans ce roman, le jeu de la mémoire et de l’oubli ? Sous quelle forme se déploie la tension permanente entre la figure du « Grand Souffrant »[14], et celle de l’anti-nostalgique en quête d’altérité ?


30 ZSAK Helga (Hongrie)

Chaque fois que le nom d’une ville -New York, Paris, Kolozsvár ou Berlin-étincelle dans ma mémoire, ce ne sont pas des images qui surgissent en premier lieu, mais une certaine musique. (…) Budapest est la seule ville qui évoque pour moi certains poèmes.

Ainsi égrène Sándor Márai, écrivain hongrois exilé en 1948, après l’avènement de la dictature, la nostalgie de son passé perdu. Son exil intérieur sa "nostalgie à l’envers" débute encore sous le nouveau régime politique. L’auteur semble renverser l’affirmation de Sartre, dont un livre lui parvient de l’autre côté du rideau de fer, sur le manque de liberté de l’écrivain dans une société de classe. Pour lui la prison de la pensée advient avec l’oppression et la nostalgie d’un monde libre en est décuplé. La prise de conscience de la disparition des marques de sa vie précédente le mène à une quête véritable. Le souvenir, l’écriture, le "temps retrouvé" grâce à la poésie en est peut-être l’aboutissement mais cette nostalgie poignante reflète une recherche plus absolue. Au-delà de la perte de lieux, d’objets, d’êtres et d’une mentalité constitutifs de son identité, la douleur de l’exil, intérieur puis véritable, est source d’une quête plus profonde.

Rimes nostalgiques

Oubli


Chanterons-nous encore nos amours
Comme autrefois Ronsard chanta Hélène
Ou Apollinaire la blonde Annie ?
Il s’est enfui le temps des cantilènes
Et même le nom de Sainte Eulalie.
Ne restera-t-il rien de nos amours ?

Déjà ni Paul, ni Pierre, ni Guillaume,
Pas plus que Charles, Stéphane ou François,
Tous immenses poètes de naguère,
Qui sur leur lyre leurs amours chantèrent,
Ne sont reconnus dans les rues sans joie
Célébrant la gloire de leur royaume.

Ils ont sombré, oubliés, méconnus
Au jardin des poètes disparus.
Ni servante, ni maître ne cultive
Aujourd’hui le souvenir des vives
Ritournelles sur lesquelles les amants,
Au clair de lune, dansaient joyeusement.

Où donc est la mémoire des amours ?
Dans la lumière des cités nouvelles
Ne brillent plus ni flamme, ni chandelle.
Nulle vieille au foyer ne se consume,
En oubliant son âge elle s’assume.
Ne restera t-il rien de nos amours ?

Françoise Hanus

L'arbre en hiver


Hier encore, maître de son territoire,
il connaissait le prestige des honneurs, du pouvoir

et même, à une époque, les feux de la gloire.
Plus tard, il partagerait tout son savoir.


Alors qu’il rêvait d’échanges et de fraternité,
il se retrouve, isolé, dans une immense forêt, 

où règne une jeunesse pleine d’attraits.

Vieux, il ne présente plus aucun intérêt.

Sa silhouette décharnée lutte désespérément
contre les ravages des ans et de l’environnement.
Dépouillé des beautés d’un automne flamboyant, 

il souffre du froid et des rafales de vent.


Ses couleurs sombres révèlent sa tristesse.

Son corps raidi, noué, exprime sa détresse.
La solitude, la plus cruelle des maîtresses, 
l’étreint, le cloue au pilori de la vieillesse.


Privée de caresses tendres ou voluptueuses, 

sa peau est devenue sèche et rugueuse.
Avec émoi, il se souvient des saisons heureuses 
où il ruisselait d’une sève généreuse.


Parfois, un rayon de soleil réchauffe son cœur.

Un sourire chaleureux le laisse rêveur.
Un geste amical adoucit ses longues heures.

Instant d’éternité. Suprême bonheur.

Quand, désespéré, l’arbre, crie « au secours »,
ses appels laissent indifférents. On fait le sourd.
Souvent il pense à la mort. Son ultime recours.
Demain, se lèvera - peut-être - un nouveau jour.



Monique Mangold

Écrits de nos membres

L'Athlète

Le Tout-Puissant, las de n'avoir personne avec qui mesurer sa puissance, créa l'homme à son image.

Il le créa franc fort frais[15] comme tous les athlètes du pays. Mais il laissa tomber le fier de peur que la gloire ne lui monte à la tête.

Aussitôt l'homme se prit au jeu et fonça, sans considération, droit sur Dieu.
Ce qu'il n'avait pas prévu, le malheureux, c'est qu'entre lui et Dieu se dressait, invisible, le formidable tronc de l'arbre de vie.

Ainsi l'homme tamponna ses bleus et se mit à voir rouge.

Dès qu'il eut découvert le coup-de-poing et la matraque, il se jeta sur Dieu et l'assomma.

Mais Dieu, sur le champ de bataille, ne souffrit pas une entaille. Frais comme un œuf et franc comme l'or, il était plus fort que la mort.

Courroucé, l'homme saisit sa hallebarde et vlan! l'abattit sur Dieu. Mais Dieu, d'une pièce, se releva.

Hors de lui et trépignant de rage, l'homme alors banda son arc et décocha trois flèches au cœur de Dieu.
Mais le cœur de Dieu, comme un tambour, battait tout comme avant.

Quand vint l'arme à feu: Cette fois, se dit l'homme, la main sur la gâchette, tu ne m'échapperas pas.
Et il fit feu.
Mais Dieu sur ses pieds massifs ne broncha pas.

Dépité, ses forces l'abandonnèrent et sa fierté, acquise en cours de route, lui fit jurer que Dieu n'était que bronze ou courant d'air.

Seule la petite voix de la fraîcheur lui suggéra de s'incliner: "Notre Père qui êtes aux cieux...
murmura-t-il conquis, riez pour moi!"

Marie-José Piguet

Petit vagabondage entre quelques mots

Dans le songe, refuge de la mémoire, dansent sentiments et mots. Leur ballet est toujours fascinant. Quelquefois s’isole un couple comme pour demander raison. Ainsi en est-il de deux termes allègrement synonymes dans le langage courant : beauté et beau. Mais le sont-ils vraiment ? Et soudain… John Keats, esthète romantique du XIXe siècle, côtoie Maurice Blanchot, romancier et critique du XXe. Arrêt sur image. De quoi parlent-ils ? De beauté, celle qui appelle la beauté, celle qui aide à vivre et du beau qui élève les êtres.
« Tout objet de beauté est une joie éternelle », assure Keats, tandis que Blanchot se demande : « Les artistes qui s’exilent dans l’illusion des images, n’ont-ils pas pour tâche d’idéaliser les êtres, de les élever à leur ressemblance désincarnée » ?
Peut-on employer indifféremment l’un ou l’autre terme ? N’est-ce pas l’article LA (beauté), LE (beau) qui trace une délicate différence entre les deux mots ? Keats parle bien d’un objet de beauté ce qui voudrait dire qu’elle serait une notion plus matérielle avec ses multiples déclinaisons. Il s’agit donc de la beauté objective relative à chacun d’entre nous puisqu’elle est liée à notre vie, à notre éducation, à notre sens de l’esthétique analysé par les philosophes depuis Aristote, ce chercheur de Sagesse. Blanchot parle bien d’idéalisation et d’élévation. Il y aurait donc ici un sens plus subtil qui fait dire à Mme de Staël :  « Le beau rend l’homme meilleur ».
Revenons à la beauté. Existerait-elle si elle n’était pas regardée ? En effet, le regard est chargé de toutes les passions et doté d’un pouvoir quasi magique. Un seul regard peut changer une vie aussi bien celle du regardé que de l’observateur. Le regard apparaît alors comme le symbole et l’instrument d’une révélation. Qui suis-je dans le regard de l’autre ? Qui est-il dans mon regard ? La conversion du « bon larron » du Nouveau Testament est exemplaire. Qu’a-t-il découvert à l’ultime moment dans le regard du Christ sur la croix ?
« Le regard est comme la mer, changeant et miroitant, reflet à la fois des profondeurs sous-marines et du ciel » ce qui veut dire que les beautés sont les corollaires de notre moi dont fait partie également notre souffle, principe de vie.
La beauté d’un corps, d’un paysage, d’une peinture, d’une musique nous interpelle quelquefois jusqu’à la transfiguration dans le sens d’éveiller un sentiment de bien-être. Teilhard de Chardin se demandait si la matière, « même celle de nos passions humaines, ne peut pas se transfigurer, se muter en absolu, en définitive en divin » ?  Il semble insinuer que la notion de beauté lorsqu’elle est transcendée peut conduire au « beau », la plus haute révélation du divin qu’il soit permis de connaître.
Keats associe beauté et joie, cette agréable émotion de l’âme ; encore faut-il la ressentir, l’exprimer, la partager. Ici s’insère toute la problématique de l’émotionnel, de sa gestion, de ses dérives. La rencontre de la beauté – soit l’exaspération, le bouleversement de l’émotionnel - peut conduire à l’aliénation, au culte exclusif du corps (celui de l’autre ou le sien), tout comme à la recherche de la beauté comme exigence de vie, un refus de voir la réalité faite de lumière et d’ombre.
À ce niveau, nous pouvons parler d’esclavage qui est de toutes les époques. Ferait-elle partie de l’humain ? L’Histoire abonde d’exemples sur lesquels il semble superfétatoire de revenir. Avec une pointe de malice, soulignons que la beauté d’une femme a quelquefois fait changer, en bien ou en mal, le cours de l’Histoire ! « Le beau sexe » a joué un rôle dans la littérature dite moderne et fait grincer des dents les « anciens » notamment M. Boileau qui s’insurgeait contre la place accordée par la société française à l’écriture féminine !
Si le culte de la beauté fût réservé pendant des siècles à une partie de la société, il est devenu démocratique voire carrément existentiel. Plus que jamais – voir la presse, les publicités – la beauté est à l’ordre du jour. Comment séduire ? Quel maquillage indispensable pour célébrer le printemps ? Quelle couleur la garde-robe pour être fashion ? Quel parfum réservé à l’homme séduisant et à la femme fatale ? La beauté à tout prix (même au détriment de la santé) et la séduction à tout prix. Esclavage moderne ? Esclave de son apparence qui se traduit dans la brutalité de la sélection amoureuse ou professionnelle quoique puissent en dire les bien-pensants. Oublie-t-on la souffrance de ceux et de celles qui ne répondent pas aux critères du moment ? Des milliers de pages sont consacrées au mal-être physique et psychique qui en découle ou pourrait en découler. Tout autant de pages pour y remédier qui vont du psychiatre à l’opération chirurgicale, potion magique. Il s’agit bien de la folie des opérations excessives et répétitives pour correspondre au modèle parfait pour lequel est oubliée sans vergogne « la retouche » sur papier glacé ou sur Internet. L’excès conduit souvent à transformer une personnalité, à l’anéantir. On ne change pas de corps et de visage sans agresser son moi profond. En ce sens Montaigne a raison de dire : « La beauté ne ravit pas, elle ravage ». Il s’appuie sur les exemples littéraires, artistiques ou sexuels que les siècles n’ont pas fait disparaître bien au contraire. Que pourrait-il dire à présent sur ce nouvel esclavage dont les femmes sont les premières victimes ? Nous sommes ici dans l’agressivité, la violence faite à soi et à l’autre.

La beauté a son antonyme : la laideur celle qui engendre une sensation désagréable parce qu’elle heurte le sens esthétique. Elle est donc subjective selon l’angle du regard porté sur l’objet ou sur l’individu. En cela justement elle peut être évolutive et glisser du rejet vers la transcendance, celle qui porte à considérer l’être dans ses qualités humaines et spirituelles. Quelle part de Socrate a traversé les siècles ? Sa laideur physique ou son éblouissante intelligence ?
Ressentir la joie dans la fascination de la beauté est concevable. Mais qu’en est-il de la beauté du mal que St Augustin définit comme une désertion de ce qui est meilleur ? Il est question ici de la « perversion qui commence là où s’achève le plaisir ». La joie a disparu. Que reste-t-il alors de la beauté sinon son aspect le plus terrifiant ? Ou est-ce l’abjection devant le mal qui procure une jouissance ? Pourtant ne pas poser la question c’est manquer de courage – forme ancienne de cœur. On peut en digresser à perte de souffle… Il reste une part de mystère propre à l’être humain ; une occasion de plonger dans l’inconscient et peut-être mettre au jour la passivité vis-à-vis du mal, celui qui justement tourne le dos à la beauté, parfaite harmonie du corps et de l’esprit : « Contempler une rose, y sentir le regard de Dieu » regard primordial, regard d’un dieu poète sur sa création.

« Dieu regarde l’Univers et le trouve beau »… Un autre monde se dessine, celui délimité par une autre dimension, celle de l’âme. Quand la beauté glisse vers l’eschatologie, notion chrétienne s’il en est, elle rejoint la notion « du beau ».
« Le beau éveille en moi une nostalgie qui est un élément d’appel vers l’absolu » écrit un autre Jésuite, le Père Danielou. Cet absolu dépasse l’entendement pour être un ressenti, une aspiration au souffle divin, une expiration de tout ce que l’être humain doit rejeter : orgueil, vanité, égocentrisme, jalousie, violence… pour le rendre perméable au subtil émerveillement de l’esprit et du corps.
Cette transformation, cette mutation demande une éducation à la faculté de juger, une culture de l’émotion constructive et peut-être une relecture de la théorie kantienne du « sensible » par définition subjective et relative. Il ne s’agit pas de tomber dans le syndrome de Stendhal, cet excès du beau qui rejoint le sublime « car nul ne peut vivre en contemplation du visage de Dieu ».
Maurice Blanchot est mort en 2003. Il n’a pas ignoré les événements tragiques qui ont marqué le XXe S. Ses engagements politiques de l’extrême gauche à l’extrême droite, son soutien de Pétain, ne devraient rien enlever au philosophe qu’il est. Qui de l’œuvre ou de l’homme ? La question ne peut être tranchée radicalement.
Blanchot, en tant que critique, a suivi l’évolution de l’Art dont témoignent de manière imparable les Salons d’automne à Paris entre 1903, date de sa création, et l’année de la disparition de Blanchot. Un siècle d’art de Cézanne à Renoir, de Matisse à Van Dongen, de Chagall à Picasso… L’art moderne est-il en recherche de la beauté ou du beau ? La citation de Blanchot (Les artistes qui s’exilent dans l’illusion des images, n’ont-ils pas pour tâche d’idéaliser les êtres, de les élever à leur ressemblance désincarnée ?) est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie, en filigrane, sur la transfiguration de l’être, plus sur le beau que sur la beauté. On peut en tirer les conclusions en toute liberté de pensée !

Mais que signifie cette mise sous la loupe de deux mots ? Un excès d’analyse peut-être qui entraîne aussi la mise en parallèle d’autres mots qui jalonnent notre quotidien en pleine confusion : langue et langage, communauté et communautarisme, humanisme et humanitaire, nature et naturel - dont nous entretient Maître Eckhart – athée et agnostique, liberté et abus de la liberté, le mal et la perversion, désir et droit… Nuances de grâce.

Ce petit vagabondage conduit à revenir à la sémantique. Le mot juste, son exacte dimension et son cortège de digressions. Il ne s’agit pas de jouer au savant… mais peut-être seulement d’exprimer l’amour du mot. C’est rendre hommage à notre langue… un plaisir, un devoir. S’imposent alors l’importance de l’apprentissage de la langue, la découverte de sa richesse, ses subtilités. À l’évidence, une idée, une émotion tant qu’elle n’est pas exprimée n’a pas d’existence. Elle reste coincée quelque part en l’être, se délite, disparaît et laisse de vives blessures. Combien de fois entendons-nous comme une plainte : « Personne ne m’écoute… je ne suis pas entendu… » La pauvreté du vocabulaire est souvent à l’origine du mal- être, de l’absence de communication dans la société, dans les familles ou pire la pratique du non-dit, le règne du faux-sens à l’origine de drames dont nous voyons les ravages au quotidien. 
Certes l’apprentissage d’une langue exige des efforts donc du courage mais aussi une certaine grandeur : prendre soin de l’héritage qui nous a été confié, garder à la langue française ses lettres de noblesse, respecter la mémoire de ceux qui furent avant nous.
Il y faut une vie pour en saisir toutes les nuances… La linguistique peut procurer du plaisir, voire induire une forme de bonheur. Voilà encore un mot servi à toutes les sauces : cette recherche permanente du bonheur est aussi une forme d’asservissement : « Le bonheur aujourd’hui semble pouvoir être acquis, clés en main, alors que dans l’Antiquité il résultait d’une ascèse ». Quid de ce dernier mot si peu à la mode ? Son emploi est-il indécent, incompatible avec le bonheur, modèle XXIe siècle ? Sans attendre, partons pour une incursion dans les dictionnaires, la littérature, la philosophie pour y trouver toutes les déclinaisons … peut-être une autre forme de bonheur, celui de la Connaissance. Mais ceci est une autre histoire.
Qui évoque le majestueux cortège des mots, évoque l’histoire de l’humanité ainsi qu’en témoignent des savants - Théodore Monod par exemple -  qui ont recherché les fossiles des langues dans lesquelles on trouve d’étranges similitudes non moins émouvantes du développement du langage des hommes depuis environ deux millions d’années. Le babil des nourrissons de la planète est identique puis se singularise. Elle impose à l’enfant un long processus d’apprentissage de la langue vernaculaire : de la vocalise au mot, du mot à la parole, une activité éminemment complexe. L’évolution du langage de l’enfant est en somme une démonstration du cheminement de l’homme préhistorique en trois phases décrites par d’éminents scientifiques : vocaliser, associer entre eux les phonèmes et désigner des objets et des êtres de leur environnement. Une évolution qui différencie l’être humain de l’animal.
En définitive jouer avec les mots, les bousculer, les mettre en perspective est un jeu risqué tant il exige de creuser dans nos tréfonds culturels. Quelquefois ce jeu nous entraîne dans les subtiles zones de notre inconscient, des zones inexploitées dans lesquelles s’inscrivent les limites de nos connaissances.
Pour conclure, un clin d’œil à James Joyce, l’un des trésors du patrimoine littéraire irlandais, mort à Zurich en 1941, qui affirme malgré des vents contraires : « Amour et beauté vont sauver l’humanité » ! Parle-t-il de la beauté ou du beau ?
Christiane Roederer





[1] L. Marin « Représentation et simulacre », De la représentation. Gallimard Le Seuil, Paris, 1994. p. 305. 
[2] Les boulevards de ceinture, Éditions Gallimard, 1972, p. 70.
[3] Milan Kundera, L’ignorance, Gallimard, 2003
[4] Ibid. p 21
[5] Ibid. p 17
[6] La Plaisanterie (1975) : titre d’un roman de Milan Kundera, et notion centrale chez cet auteur.
[7] L’ignorance. op.cit. p21
[8] Ibid. p22
[9]Ibid, p22.
[10] Milan Kundera, Une rencontre, Ed. Gallimard, coll. "NRF", 2009, p125
[11] Ibid. p179 : «Roman. Grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux  (personnages) examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence. »
[12]  Milan Kundera, cité par Kvetoslav Chvatik dans Le monde romanesque de Milan Kundera, Paris, «Arcades », Ed. Gallimard, 1995, p 228. L’auteur parle du roman en tant que « laboratoire anthropologique ».
[13] Il importe de noter, dans ce contexte, que Kundera emploie indifféremment les termes « exil », « émigration » et « immigration ». Cet aspect peut être explicité, si nécessaire.
[14] Milan Kundera, L’ignorance, op.cit. p.33
15.“Franc fort frais fier”: ce sigle des 4F est la représentation du drapeau des athlètes suisses

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