ÉDITORIAL
"France, mère des arts, des armes
et des lois", France, pays des Lumières, pays des Droits de l'Homme! Cette
République au sein généreux, peinte par Daumier, terre d'accueil privilégiée,
ou vue par Delacroix, égérie flamboyante de la Liberté, semblait bien endormie.
Or, les attentats qui l'ont frappée au seuil de 2015 l'ont soudain tirée de sa
léthargie?
La marche républicaine du 11 janvier,
mobilisation pacifique de près de quatre millions de personnes à Paris et dans
tout le pays, a soutenu dans la dignité, contre la violence, le racisme,
l'intolérance, la devise inscrite au fronton de nos mairies: "Liberté, Égalité,
Fraternité". Une cinquantaine de chefs d'état étrangers y ont participé.
Même si ce "choc-Charlie",
très médiatisé, risque de connaître le sort éphémère des faits divers sanglants
ou de subir des répliques et dérives identitaires pernicieuses, son
retentissement mondial lui a conféré une dimension historique.
Ce rassemblement autour des valeurs
symboles démocratiques, européennes et occidentales, a insufflé une bouffée d'espérance
en faveur de la paix et de la concorde des peuples.
Notre Association européenne François
Mauriac, toute littéraire qu'elle soit, guidée par les mêmes principes
humanistes fondamentaux, offre à son échelle, à travers la diversité de ses
membres, l'image d'une société ouverte cherchant à construire une identité
fondée sur une spiritualité commune. Je relis dans Intervoix n°25 les propos si percutants de Daniela Fabiani
rappelant "notre triple identité mauriacienne, européenne,
spiritualiste" et le rôle de notre bulletin:
Intervoix nous a témoigné et (continue de le faire) par ses rubriques que
la littérature est un moyen de rencontre féconde et de dialogue véritable,
qu'elle peut engendrer une Europe "nouvelle" lorsque celle-ci remet
au premier plan les valeurs sur lesquelles elle a été bâtie autrefois, que la
spiritualité est une manière d'appréhender la vie qui unit les hommes grâce à
leur diversité.
L'appel à communications proposé sur le
site universitaire Fabula pour le thème du prochain colloque Nostalgie: entre le mal-être et le désir,
qui se tiendra à Metz du 2 au 6 juillet, a interpellé nombre de chercheurs. Des
intervenants extérieurs, venus d'Europe et d'au-delà, seront présents, renouveau
rassurant pour la poursuite de nos travaux, et l'avenir de l'Association.
Ce n° 32 d'Intervoix, prélude au
colloque de l'été, propose le résumé des 30 participants attendus. Présentés
par ordre alphabétique pour une consultation plus aisée, ils témoignent de la
richesse particulière de ce numéro et donnent un avant-goût de celle du
colloque. Le rôle de la ville de Metz qui nous accueillera, pôle culturel,
artistique et militaire depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, est opportunément
évoqué ici par Galyna, Taras et Marie-Cécile.
Hélas! l'hiver a été impitoyable cette
année pour notre Association, endeuillée par la perte de plusieurs de ses
membres parmi les plus fidèles: Jeanne-Marie Baude, un pilier fondateur dont on
célébrait les obsèques à Paris le 11 janvier au moment des attentats! Et tout
récemment, le 11 mars, Margarita Schtern, créature lumineuse qui nous venait de
Tikhvine en Russie, sans oublier Lina Simon, épouse de Georges Simon. Nous leur
rendons hommage et adressons à leur famille nos souvenirs émus et affectueux.
Françoise Hanus
Symbole dia
Le symbole unit… Le diabolique divise… Il faut trouver ce
qui fédère…, ce qui nous dépasse. Mais c'est aux hommes de trouver ce qui
les dépasse.
Ces
propos rapportés de mémoire ont été tenus par Régis Debray, philosophe et
médiologue, après les événements de janvier 2015, en France. Ils m’ont
étrangement rappelé deux phrases de François Cheng qu’on trouve dans l’album de
ses idéogrammes par lui calligraphiés, Quand le souffle devient signe:
Je sais qu’en notre meilleure part ce qui
nous unit à autrui est bien plus fort que ce qui nous en distingue. Par mon
destin en tout cas je me tiens sur une ligne de crête, pour être en position
d’accueillir les plus hautes aspirations d’où qu’elles viennent.
Ces
phrases commentent l’idéogramme « esprit divin » qui signifie pour
les taoïstes l’état suprême du souffle et qui a été utilisé pour désigner Dieu
ou Bouddha.
En
Irlande, nous avons rencontré d’autres symboles dont le nœud celte (qui figure
aussi dans Intervoix 30) et qui signifie l’infini, l’éternité. Le symbole
évoque ce qui échappe à notre entendement. Il signifie un au- delà de la
représentation. Il dit précisément que quelque chose nous dépasse.
Le
symbole est signe de reconnaissance. A l’origine, « objet coupé en deux
constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler
les deux morceaux, » selon la définition du dictionnaire Le Robert. (sumballein).
On reconnaît l’autre comme semblable et comme autre.
Qu’est-ce qui nous unit dans l’AEFM?
Notre
amour de la littérature? Notre recherche d’une forme de transcendance dans la
littérature?
De
spiritualité? Notre recherche d’une dimension de la littérature, du langage
plus largement, qui nous permet de dialoguer avec nous-mêmes, de rechercher en
nous-mêmes cette part d’humanité profonde, notre meilleure part comme dirait
François Cheng, celle qui nous permet précisément d’échanger avec l’autre au
niveau d’humanité qui nous est commun?
Dia,
élément grec qui veut dire « séparation, distinction » se retrouve
aussi dans dialogue « entretien entre deux personnes » et affirme
dans ce mot que par la parole ce qui est distinct peut trouver une unité. C’est
pourquoi l’affirmation de Georges Simon, lors du colloque de Berlin sur
l’identité a retenti fort en moi : « non pas le mot mais la
parole »
est ce qui contribue à identifier l’être.
Ce qui
nous unit à autrui est bien plus fort que ce qui nous en distingue.
Le
symbole, en poésie, est une évocation.
Je
pense au poème Le cygne de
Baudelaire. Il est en rapport avec le thème de notre colloque puisqu’il exprime
une profonde nostalgie. Le cygne s’est échappé de sa cage et frotte
de ses pieds palmés le pavé sec . Il est le cœur plein de son beau lac
natal . Le cygne est le symbole du poète.
Et
peut-être au-delà, de l’homme habité par un profond manque , une béance qui est
le lieu de sa souffrance en même temps que de son désir.
Le
poème est ponctué d’évocations. Je pense à …Andromaque, à Ovide, à la négresse
phtisique, aux maigres orphelins, aux matelots oubliés dans une île, aux
captifs, aux vaincus!
Ceux
qui sont évoqués se regroupent dans la classe des exilés. Ils ont en commun la
nostalgie du pays natal. Et le symbole de leur reconnaissance est une marque
humaine invisible, leur estampille est la béance au fond d’eux-mêmes autour de
laquelle tournent les mots de leur désir.
Ce
que nous échangeons au cours de nos rencontres, ce sont les fruits de nos
lectures. Nous nous reconnaissons, d’où que nous venions, dans le partage de
nos recherches, dans la mise en commun de nos trouvailles, mais surtout dans ce
qui nous anime à notre insu: une soif d’inconnu en même temps qu’un retour aux
sources.
Et
notre symbole serait plutôt de l’ordre de l’évidé, de l’ordre de l’intervalle
que les Chinois savent si bien introduire dans leur peinture. Shitao a dit :
Je
détiens l’unique trait de pinceau et c’est pourquoi je puis embrasser le fond
du paysage, les monts et les fleuves prennent forme par mes tracés.
Marie
Louise Scheidhauer
15 février 2015
Dublin,
c'était hier…
Journal Dublinien ou Dublinois (Fragments)
J’arrive à Dublin, mercredi, avant
l’arrivée de mes amis mauriciens et j'en profite pour prendre le temps de trouver
le point cardinal, le centre-ville et la rue où s’est passée la célèbre
rencontre de Joyce avec Nora, celle autour de laquelle va pivoter comme un ange
gardien protecteur toute la vie et la création de l’auteur d’Ulysse. Je suis arrivé après
l’anniversaire du centenaire, du 14 juin 1914, éternisé dans le roman homonyme.
A l’hôtel, Nina Nazarova m’indique une Roumaine (Anca) qui va m’aider à
m’installer comme chez moi.
De tous les pays du monde, la beauté s’est
centrée dans une Ile Verte, entourée d'eaux dont les vagues frémissantes ont
l’air d'être des âmes celtiques qui s'en retournent après un voyage
initiatique, pour conquérir l’espace, le jardin de l’amour, un jardin de
soupirs pour mieux se connaître dans les intervalles d’un instant. Les
Irlandais sont descendus sur la verdure, en suivant les aiguilles des rayons
d’un soleil caché dans leurs âmes. La même horloge, personnalisée, James Joyce, un si discret cadeau de Marie-Cécile et de Pierre, me montre
et me rappelle, sur mon bureau, chaque instant, l’éternité vivante de l’amitié
et de l’amour partagé.
Certes, les Celtes ont quitté le Nord,
en remords de leurs ancêtres, et ils sont arrivés au bord d’une Ile Verte,
poussés par le vent, inspirés par les vagues aussi trépidantes que leur danse
foudroyante. Toute leur histoire est marquée par les trois cercles de la Sainte
Trinité. Sur les visages des Irlandais ont fleuri l’amour de la vie, la foi de
la grâce et l’instant du Verbe au présent. La nostalgie se reflète en entendant
leurs voix et en voyant leur cheminement vers quelque part où on attend
l’arrivée d’un bateau imaginaire qui va les porter vers d’autres horizons,
comme retour au pays de l’amour.
Dublin, à l’heure de Joyce, enluminée
par les initiales de la lumière inouïe de nos âmes mises à l’épreuve :
initiatique, jusqu’aux confins du dernier instant, comme une puissance vivante,
au présent.
Les premiers arrivés sont Bruno et
Thaïs et avec qui, le guide et la carte sous bras, nous avons fait, en premier,
une promenade, à la quête des secrets historiques de cette ville, ouverte,
comme une porte d’entrée et d’attache dans le paradis, marquée par le bonheur
qu’on pourrait lire sur toutes les visages, dont les sourires discrets nous
proposent l’ouverture d’un livre de l’oubli, de l’oubli de nous-mêmes. Bruno et
Thaïs, les plus discrets amis de tout le groupe, contemplant, tous les trois,
les esplanades, les murs, la Tour d’une Citadelle, le rayon doré de Crist
Church Cathédrale Christi et le célèbre Trinity Collège; et tout d’un coup, la
première rencontre, dans la rue, le portrait, en bronze, de Joyce, avec ses
lunettes et avec sa figure perdue dans la splendeur du Verbe, mis à l’écoute de
la merveille de la vie, presque inaperçue.
Les trois MMM (Margaret,
Marie-Cécile et MarieLouise), comme l’enluminure d’un livre sacré et secret,
gracieuses, en écoutant les échos du silence, en scrutant les rayons de la
lumière et en contemplant les visages des nuages, éphémères, comme la vie des
terriens, dans leur profondeur de l’âme, soumise, en prière, devant la beauté
inachevée, innommée de l’amour. À côté de Marie-Louise, au merveilleux
spectacle de danse irlandais, sons et lumières, et rythme des canons et des
talons, sur les planches, tous les deux captivés par les séquences de
l’histoire de la vie, suggérée par le soleil, par les eaux frémissantes, par
les couchers et les levers incessants du soleil, de tous les instants, dans un
seul moment, révélée et réveillant en nous le message secret de l’amour et de
la mort, ajoute, chuchote Marie-Louise.
La première réunion; en dernier minute,
l’arrivée de Margaret Parry qui a fait s'illuminer nos esprits par la
présentation d’un manuscrit, enluminure du Verbe au présent: Le
Livre de Kells. Elle nous a
suggéré la haute signification de la vie en ermite, de la vie cachée dont la
seule voie est celle de la dévotion, des traces de nos aspirations vers la
rédemption, par l’écriture sainte, ce qui va rester dans la mémoire émerveillée
d’un lecteur virtuel, inspiré, comme nous l'a montré Margaret, si captivée par
ces textes qui ressuscitent notre âme, florissante, en dépit du temps quoique
périssable. Margaret, je l’ai retrouvée après le pèlerinage au-delà des
Carpates, à Cernăuţi, dans le pays de Paul Celan qui a donné son nom à la Rose Innommée. Margaret c’est
l’itinérante infatigable et elle s’arrête, un tout petit instant, pour épeler
les hiéroglyphes incrustés dans la mémoire céleste sur la plage blanche de
l’innocence.
La chemise de mon père, une chemise de
fête et d’occasion, attire l’attention de Marie-Cécile, qui est semblable à une
chemise irlandaise par la couleur verte et par le motif de trèfle à quatre
feuilles. J’ai le sentiment très fort que j’emmène ici, à Dublin, toute la
forêt roumaine de mon enfance.
Drôle de librairie: Partout, parmi les
livres des auteurs irlandais, dont quatre Prix Nobel de littérature, tout à
côté d’Ulysse, je trouve Dracula,
une légende, sur un personnage historique, qui s’est passée en Roumanie.
Maintenant, dans mon pays, il y a un château qui attire les touristes amateurs
des farces sinistres, lugubres.
Dans le Parc et le Jardin royal, du
Dauphin, Powerscout, magnifique, à côté de Marie-José Piguet, écrivaine
visionnaire, inspirée par l’insoutenable légèreté des êtres, qui vit et écrit
maintenant à Exeter, protégés tous les deux, en photo, de deux Pégases ailés,
qu’aucun d’entre nous deux n’a pas eu le courage de chevaucher, à l’exception
de Bellérophon, fils de Poséidon, qui a réussi à dompter le Pégase et à tuer la
chimère. Le grillage nous protège de tomber dans le Bassin du Dauphin, entouré
de cèdres rouges du Japon (Cryptomeria
japonica), plantés aux environs des années 1864. Nous voilà, extasiés,
comme en réponse à l’appel d’un amoureux anonyme: Viens ma douce! Au retour, je trouve le Gnomon de Joyce, invoqué dans ses premiers
souvenirs de College.
Sur les cimes d’une colline verte, chez
Nina, nous avons passé une soirée inspirée par l’hospitalité et l’ouverture de
l’âme. Dans sa bibliothèque, parmi les livres, sur une photo, Nina, la Liseuse, est accompagnée, dans la
lecture, d’un Lecteur aussi sage qu'elle, le gracieux matou, prêt à la chasse
de la sagesse sur la page blanche où Nina lit et écrit, inspirée de si son
ouvert, discret et haut esprit. Le matou de Nina n’aime pas chasser les souris,
ni les chimères des lettres, mais, seulement, des grenouilles parce que
celles-ci l’énervent et troublent ses méditations dans le jardin de l’oubli.
Georges
Simon
Monastère
d’Agapia, Roumanie
Du côté de Metz
Le passé ne passe pas, il persiste
En
répondant à l'appel à contributions pour le prochain numéro d'Intervoix lancé
par Claude Hécham, j'ai décidé d'évoquer dans ma mémoire les souvenirs liés à
la belle ville de Metz, cette cité gallo-romaine de premier ordre, capitale du
royaume mérovingien d'Austrasie, berceau des rois carolingiens, opulente cité
médiévale – capitale de la province des Trois Evêchés.
Je
ne sais pas exactement pourquoi Metz tout aussi bien que Paris reste pour moi
un lieu-phare, un point de repère en France. Peut-être cela s'explique-t-il par
mes visites fréquentes dans ces deux villes. Quant à Metz mes premiers
souvenirs remontent à mars 1995, où avec d'autres universitaires de
Tchernivtsi, nous avons passé une dizaine de jours à la Maison d'accueil et de
formation à Bévoie située à dix minutes du centre de Metz. En dehors des
conférences et séminaires, nous visitions souvent les nombreuses curiosités de
la ville: la Cathédrale Saint-Etienne (1220–1520) qui a une des plus hautes
nefs et la plus grande surface de vitraux de France, y compris de superbes
vitraux de Max.Chagall ; la Place d`Armes (1761–1771) édifiée par l'architecte
Blondel ; la Place de la Comédie (1752–1759) avec le plus vieux théâtre de
France dont les travaux de construction avaient été commencés en 1731 par l'architecte
Oger ; le Quartier de la Citadelle où Henri II décide en 1556 de construire une
citadelle pour défendre la ville mais aussi surveiller les Messins.
Malheureusement, la citadelle disparaît dans la tourmente révolutionnaire, y
compris l'église Saint-Pierre-aux-Nonnains (dont la construction remonte au IVe
siècle). Les restes de cette église furent restaurés ; à présent, c'est une
salle de spectacle intégrée au complexe culturel de l'Arsenal; la Cour d'Or,
Musée d`Art et d'Histoire qui fait revivre le prestigieux passé de Metz ; le Quartier
Impérial près de la Gare à l'architecture wilhelmienne ; la Maison natale de
Paul Verlaine ; la Porte des Allemands, etc.
J'ai
eu encore d'autres occasions d'admirer la beauté de Metz, surtout lors de mon
long séjour de trois mois (octobre – décembre 2000) à l'Université en tant qu'enseignant
invité. D'ailleurs, je fus le premier professeur de l'Université de Tchernivtsi
à y avoir été invité dans le cadre d'une convention de coopération entre les
deux établissements, à propos, signée par l'inoubliable J.-M.Baude du côté
français. Cette mission est devenue possible grâce à l'aide désintéressée de
Michel Bonte (qui fut fondateur et initiateur des échanges universitaires entre
nos deux villes) ainsi que de M. Gérard Nauroy – professeur des Universités de
Metz. C'est avec une grande émotion que j'ai dépouillé les documents se
rapportant à cette période passée au Département de lettres modernes de
l`U.F.R. Lettres et Langues où j'avais effectué deux cours magistraux
concernant la littérature comparée (Don Juan dans la littérature mondiale –
cours de maîtrise – 4e année) et les principes généraux de la traduction
littéraire (diplôme spécial en littérature comparée – 3e année). Vu que c'était
ma première expérience pédagogique de ce genre, un petit trac au début était bien
naturel et évident, mais il s'est très vite dissipé, le contact avec les étudiants
ayant été établi. Qui plus est, au moment de nos adieux un sentiment de
tristesse m'a envahi, je sentais qu'il était réciproque. C'est avec nostalgie
que je me souviens de mon travail à l'Université de Metz, les paroles d'une
chanson me venant à l'esprit :
C'est
comme un appel qui vient du large
Et
me ramène une bouffée de souvenirs
C'est
comme un grand livre plein d'images
Que
jamais je ne m'arrêterai de lire.
Mon
séjour à Metz fut très fructueux à tous égards.
J'ai eu la chance de me familiariser avec le système d'enseignement
universitaire français, j'ai noué des contacts professionnels avec mes
collègues du Département de lettres modernes, en particulier avec son directeur
M. Pierre Halen. J'ai eu aussi l'opportunité de revisiter toutes les curiosités
de cette ville-lumière, y compris de découvrir quelques anciennes et fortes
traces ukrainiennes en Lorraine. Rien d'étonnant qu'à Metz se trouve le siège
de l'Association Lorraine-Alsace-Ukraine (responsable Jean Holowacz). J'ai même
découvert dans une petite ville d`Algrange un cimetière où reposent des
Ukrainiens qui étaient arrivés en Lorraine après la guerre 1914-1918 en quête
de travail, principalement dans des mines.
J'ai eu le privilège d'assister au concert de l'ensemble Dnipro dont le répertoire varié
comprenait des chansons folkloriques et chants liturgiques ukrainiens. Ce
concert a eu lieu à l'Eglise Saint-Maximin, construite à la fin du XIIe siècle,
ornée de vitraux de Jean Cocteau (1960) qui par la douceur de leurs tons
pastels à dominante bleu clair, créent une ambiance sereine, apaisante,
convenant parfaitement à cette petite église intime.
J'ai
logé au Foyer Carrefour, 6, rue Marchand, près de l'Eglise Sainte Ségolène
(dont l'existence remonte au IXe siècle). C'est là que j'ai fait des rencontres
inoubliables avec des gens venus de différents coins du monde auxquels il
m'arrivait souvent de faire découvrir mon pays. C'était ça la diplomatie
populaire.
Les
images de mes séjours à Metz s'enchevêtrent, mais elles sont restées pour
toujours dans ma mémoire, car la vie de chacun demeure à jamais marquée par le
passé. Pourtant je suis conscient de la perte, de la disparition de tout et de
tous, on se retrouve en proie à un passé piège, à une mémoire qui n'est plus
que douleur. Cette douleur revêt pour moi une forme de regret car ce temps
insouciant, où tout dans ma vie était encore serein, rempli d'espoir, où tous
mes êtres les plus proches étaient vivants, ne reviendra plus. Mais la vie
continue et je me réjouis beaucoup de pouvoir retrouver cet été les lieux de
Metz qui me sont si chers.
Taras
Ivassioutine
Le métissage à l'œuvre dans l'imaginaire messin: de César à
Koltès
"Te souvient-il de notre extase
ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?"
Paul Verlaine Colloque sentimental
Comme
toute ville ancienne, Metz est nostalgique de son passé et cultive des mythes
et des légendes sur un passé glorieux et heureux qui font rêver ses habitants.
Et, de fait, ce passé fait partie intégrante de l’imaginaire messin, tant les
images, les symboles et la mythologie, qu’ils appartiennent aux civilisations
celte ou romaine, l’irriguent quelles que soient les époques que l’on
considère. Cela s’explique, en partie, par ce que la création mythique est une
des médiations les plus sûres pour constituer et pérenniser un patrimoine
culturel qui crée du commun. En effet, par exemple, maints artistes –
écrivains, peintres, architectes, metteurs en scène, etc. – ont puisé leur
inspiration dans ces récits mythologiques.
Metz
est une ville antique. Les fouilles archéologiques ont établi que, 1000 ans
avant Jésus-Christ, la ville de Metz avait déjà une existence avérée. Celle-ci
s’appelait alors Divodurum, et ses
habitants appartenaient à une peuplade nommée les Médiomatriques. Le mot Médiomatriques,
cité pour la première fois par Tacite, se compose de MEDIO (milieu,
intermédiaire) et de MATRICI (le peuple au gîte). Il existe plusieurs
hypothèses qui expliquent l’origine du premier nom attribué à Metz, Divodurum.
Nous en citerons deux – l’une « romaine » et l’autre
« celte ». Selon certains historiens, ce nom aurait pour
signification la Forteresse des dieux ou
la Colline des dieux (du latin DIV
« dieu », DUR « forteresse » ou DUN
« promontoire »). D’autres avancent une autre explication :
« en breton trégorois le pluriel du mot eau se dit DOURIO et le nombre deux DIOU ou DIV. D’ou il appert que
DIOU-DOURO ou DIV-DOURO signifierait deux-eaux
ou confluent. Cette appellation celte de DIV-DOURO aurait été ensuite
latinisée » sous l’occupation romaine pour donner DIVODURUM » (cf. André Jeanmaire, Vieux
Metz. Le cœur de la cité, Metz, 1970). Comme la ville de Metz est située au
confluent de la Seille et de la Moselle, cette dernière version paraît
plausible et crédible. Les Romains ont appelé d’abord la ville Divodurum Mediomatricorum, ensuite Divodurum Mediomatrici, puis tout
simplement Mediomatrici. Ce dernier
mot a subi, au cours des temps, de multiples transformations phonétiques qu’on
peut, rapidement, schématiser par cette chaîne lexicale : METTIS (vers
l’an 400) – METS (au Moyen Âge) – METZ (à l’époque moderne).
Même
en l’absence, bien compréhensible, d’archives écrites remontant à la
civilisation celte, l’étude et les analyses des fouilles entreprises font
penser que, au moment de la conquête romaine, la civilisation gauloise était
déjà bien implantée à Metz. En effet, eu égard à sa position médiane,
puisqu’elle était située entre les cités des Leuques et des Trévires, la ville
se trouvait au carrefour d’importantes et grandes voies par où transitaient des
transports commerciaux divers ; elle a su profiter de cette situation et
donc connaissait une prospérité certaine, due notamment à l’essor du commerce
du sel et du développement de l’artisanat (en particulier, celui de la poterie).
Mais, déjà à l’époque de César, sont attachées à la ville une tradition et une
réputation militaires ; ainsi, dans ses Commentaires (52 av. J. C.), le général romain, futur pontifex maximus, note-t-il :
« les Médiomatriques envoyèrent six mille hommes à Vercingétorix pour
débloquer Alésia » (A. Jeanmaire). Cette image de « ville
militaire » traversera les siècles et a « collé à la peau » de
la ville, si l’on peut dire, avant de s’effacer peu à peu fin XXe et
début XXIe, à la suite des transformations culturelles et
économiques qu’a connues la ville et des restructurations de la carte militaire
entreprises par les différents pouvoirs politiques qui ont « vidé »
peu à peu Metz de « ses » troupes et régiments.
L’entrée
de la ville dans le monde romain se fait à l’époque de Jules César. Cette
époque est caractérisée par un intense métissage des mœurs et des croyances.
Car, même si les Médiomatriques ont très vite adopté les us et coutumes, et
même la langue, des occupants, ces derniers se sont gardés de demander,
brutalement, au peuple indigène d’abjurer leur religion et de renoncer à leurs
croyances. Certes, les Romains ont pris soin d’introduire dans le pays conquis
leurs divinités, mais celles-ci n’ont pas remplacé les divinités gauloises,
elles ont cohabité avec elles. Ceci explique pourquoi les dieux latins Jupiter
et Mercure coexistent, pacifiquement au demeurant, dans les croyances messines,
avec les déesses gauloises Nantosvelta et Rosmerta.
Romanisée,
Metz occupe une place stratégique dans l’empire, si bien qu’on entreprend de la
fortifier au IIIe siècle. Les différentes fouilles entreprises ont
permis de connaître précisément le tracé de l’enceinte de la ville
« romaine ». Elles ont montré, aussi, que cette ville était
importante – une « grande » métropole –, comme le prouvent les
vestiges de son amphithéâtre qui compte parmi les plus vastes, après le
Colisée, du monde romain. En effet, de forme elliptique, mesurant 148 mètres
sur 124, cette arène pouvait accueillir 25 000 spectateurs. Il existe bien
d’autres témoins de ce rayonnement de la ville à l’époque romaine. Signalons,
en particulier, l’aqueduc de Gorze à Metz, qui comptait plus d’une centaine de
piles et dont il reste, à Jouy-aux-Arches, 16 arcs contigus formant des voûtes
de 15 mètres de hauteur. De même, la Porte Serpenoise (de Via Scarponensis) est un
vestige remarquable qui rappelle la position militaire éminente qu’occupait la
ville sur la voie romaine Langres-Metz (axe Lyon-Trèves). Au IIIe
siècle, lors de la construction du rempart romain, la Porte Serpenoise marquait
la limite sud de Metz. Le nom de cette porte est à lui seul une vraie et
« belle » légende ; en effet, il réfère à Scarpone, une ville située en amont de Metz (appelée aujourd’hui
Dieulouard), qui aurait été fondée par une colonie de Troyens fugitifs, dont le
chef était dénommé précisément Serpanus.
De nombreuses autres traces de ces temps antiques sont conservées dans le Musée
La Cour d’or : autels, stèles,
sculptures, etc. On y trouve, également, une statue d’Isis, la déesse funéraire
de l’Égypte antique, et un autel dédié à Mithra, le dieu indo-iranien. Ces deux
vestiges ont été découverts à Metz, ce qui confirme l’existence du syncrétisme
religieux qui régnait dans cette cité et que nous avons évoqué précédemment.
L’église
Saint-Pierre-aux Nonnains, considérée comme la plus vieille construction de
Lorraine, est un autre joyau de la ville, car elle est le témoin de plus de
mille années d’architecture. Ce bâtiment, construit par les gallo-romains de
Metz, date du IVe siècle. Il est destiné à devenir une palestre, la
salle de sport des thermes implantés à cet endroit. Mais, avant même que sa
construction ne soit achevée, il est incendié par les troupes d’Attila qui
déferlent sur la ville. On décide, par la suite, de relever ses murs, mais pour
un tout autre usage : une église pour une abbaye féminine qui accueille
des nonnes, placées sous l’invocation de saint Pierre – d’où le nom de
Saint-Pierre-aux Nonnains. C’est de cette époque que date le fameux chancel de
Saint-Pierre-aux-Nonnains mondialement connu. Après, l’an Mil,
sous l’empereur allemand Otton, l’église est agrandie vers le haut dans un très
beau style roman. À la fin du Moyen Âge, on rajoute une voûte de pierre
gothique à l’ensemble. Elle est détruite à nouveau, lors du siège de Metz en
1552 par Charles-Quint. On la reconstruit, lorsque la ville rejoint le royaume
de France et elle devient le centre d’une citadelle qui s’étendait de
l’actuelle esplanade jusqu’au palais du gouverneur militaire. Comme sa voisine,
la chapelle des Templiers, elle servira d’entrepôt militaire jusqu’au XXe
siècle. Récemment, elle a été restaurée, embellie et transformée en salle de
concert et d’exposition.
De
nombreuses personnalités ont donné à la ville de Metz une aura mythologique, spirituelle
ou culturelle tout à fait remarquable. Parmi celles-ci, il faut citer le
premier évêque de Metz, qui portait encore à l’époque le nom de Divodurum,
Clément, un sénateur romain converti au christianisme. Celui-ci est arrivé en
Lorraine, entre les années 40 et 50, pour accomplir la mission que lui avait
confiée l’apôtre Pierre : convertir les populations locales et fonder un
évêché. De nombreuses légendes sont attachées à sa personne : résurrection
de la fille du roi Orius décédée, don par un ange de la liste des évêques qui
allaient lui succéder, chacun d’entre eux étant désigné par une lettre de
couleur… Mais la légende qui traverse tous les siècles et perdure jusqu’à nos
jours, est celle, bien entendu, du dragon, surnommé le Graoully. On raconte que
cet énorme dragon volant, au corps recouvert d’écailles et aux ailes de
chauve-souris géante, sévissait alors à Divodurum et terrorisait la population,
car sa gueule, qui crachait des flammes à l’odeur de souffre, lui permettait de
happer en plein vol ses proies – les jeunes vierges faisaient partie de ses
mets préférés. À la demande de la population et d’Orius, Clément, après avoir
prié sur la colline Sainte Croix et exigé de la population qu’elle se taise (le
nom de la rue Taison trouve son
origine dans cet épisode) se rend dans le repaire du monstre, fond sur lui et
se sert de son étole comme d’un licou pour le mener à sa guise ainsi qu’on le
fait pour une bête de somme ordinaire. Complètement pétrifié et abasourdi, le
Graoully le suit sans broncher jusqu’à la Seille ; arrivé aux bords de la
rivière, le dragon s’y précipite, en compagnie de sept petits Graoully, dès
qu’il voit que l’évêque se signe. Pour honorer et perpétuer la mémoire du saint
homme, une abbaye bénédictine est fondée et érigée au Xe siècle. En
1855, l’abbaye Saint-Clément est transformée en collège dont l’administration
est confiée aux jésuites de la Compagnie de Jésus – Bernard-Marie Koltès, le
dramaturge messin mondialement connu, suivra toute sa scolarité dans cet
établissement. Aujourd’hui l’église de Saint-Clément abrite le Conseil Régional
de Lorraine.
Metz
est aussi très liée aux dynasties mérovingienne et carolingienne. À la mort de
Clovis (511), le royaume est partagé entre ses fils et l’Austrasie, qui couvre
le nord-est de la France actuelle jusqu’aux bassins moyen et inférieur du Rhin,
est, en un temps, désigné comme le Royaume de Metz du nom de sa capitale.
L’arrivée au pouvoir des Carolingiens se révèle très favorable pour la ville.
En effet, Metz devient, grâce à Drogon, un des fils de Charlemagne, un grand
centre intellectuel et artistique. Les abbayes messines fleurissent : on y
enseigne le latin et les sciences ; on y copie de magnifiques manuscrits
calligraphiés et richement enluminés ; on y cisèle finement des plaques d’ivoire
qui décorent les couvertures des sacramentaires et des autres livres de
prières. Une célèbre école messine participe avec beaucoup d’efficacité et
d’ardeur à l’expansion du chant grégorien dans toute la chrétienté.
Metz
garde a été aussi le berceau de grandes personnalités qui ont enrichi et donné
ses lettres de noblesse à la culture française – Rabelais, Bossuet, Verlaine,
Ambroise Thomas, André Schwartz-Bart, B.-M. Koltès, pour ne citer que les plus
en vue. Revenons, rapidement, sur trois cas exemplaires. On sait que la ville a
hébergé l’auteur de Gargantua et
Pantagruel de 1545 à 1547. Celui-ci a occupé, semble-t-il, la maison –
appelée « Maison de Rabelais » – sise au bas de la rue de l’Enfer,
dont, aujourd’hui, il ne reste que le portail. Même si son occupation
principale, sinon unique, à Metz consistait à pratiquer la médecine, il n’en
reste pas moins que son passage dans le pays messin a laissé les traces dans
ses œuvres. Ainsi y trouve-t-on, entre autres, la description de l’ancienne
coutume de la procession du dragon de Saint-Clément. Quant à Bossuet, on sait
que sa famille a quitté Dijon pour s’installer à Metz où les parents du célèbre
orateur ont vécu jusqu’à leur mort – ils ont été inhumés dans l’église des
Prêcheresses. Celui-ci a été nommé chanoine du chapitre de la cathédrale Saint
Etienne à l’âge de treize ans, ce qui ne l’a pas empêché de prononcer également
des sermons et oraisons funèbres dans l’église Saint-Maximin. Il quitte Metz,
« la ville si bonne et si fidèle », en 1668, à l’âge de 41 ans.
Enfin, Verlaine n’hésite pas à parler de la ville en termes émouvants :
« Metz, deux fois mon pays, par la naissance et par l’espérance ».
Certes l’auteur du Colloque sentimental
est messin par hasard, si l’on peut dire. Car si Paul Verlaine naît à Metz en
1844, c’est parce que son père, officier dans l’armée française, a été muté
dans cette ville pour être en garnison. De cette enfance passée à Metz, qu’il
quitte alors qu’il est encore très jeune, le poète ne gardera qu’un souvenir
très vague. Cela ne l’empêche pas d’écrire, en 1892, une Ode à Metz.
Dans
notre communication, lors de ce colloque messin, nous nous proposons notamment
d’étudier les images de la Rome mythique dans l’œuvre du célèbre dramaturge,
Bernard-Marie Koltès. L’écrivain, le cadet d’une fratrie de trois frères, est
né à Metz le 9 avril 1948, dans une famille bourgeoise et catholique. Sa mère,
une « femme au foyer », est le repère stable de la famille, alors que
son père, officier, au gré des conflits où est engagée l’armée française, est
souvent éloigné et absent. Il est inscrit en tant que pensionnaire, au collège
Saint-Clément, tenu par des jésuites, et y suit toute sa scolarité. Son enfance
se passe à une époque très troublée, celle où se déroulent les
« événements » – comme on disait, alors, pour ne pas dire la
« guerre » – d’Algérie. Cette situation marquera à jamais B.-M.
Koltès comme il l’a dit maintes fois : « Mon collège était en plein
au milieu du quartier arabe. Comme à l’époque on faisait sauter les cafés
arabes, le quartier était fliqué jusqu’à l’os ». Ce sont ces souvenirs qui
ré-émergeront à la surface de son imaginaire et qui seront à la source de sa
pièce Le Retour au désert. Notons, en
passant, que le modèle de la maison qui héberge la famille Serpenoise, qui est
au centre de la fabula de cette
pièce, se trouve être précisément la maison du gouverneur militaire de la place
de Metz (cf. notre photo). Sa passion
pour le théâtre prend corps, quand il quitte Metz (qui l’ennuie) pour s’installer
à Strasbourg. En effet, c’est dans cette ville qu’il ressent un vrai coup de
foudre pour le théâtre, alors qu’il assiste à une présentation de la pièce de
Sénèque Médée avec Maria Casarès dans
le rôle titre. Il décide, donc, de consacrer sa vie au théâtre. En 1970-1973,
il écrit et monte, pour sa troupe, ses premières pièces, qui sont
majoritairement des réécritures d’œuvres diverses, en particulier celles de
Gorki et de Dostoïevski ; il donnera aussi une version théâtrale des Cantiques des cantiques. Le succès
arrive avec une pièce intitulée La Nuit
juste avant les forêts, mise en scène à Avignon, en 1977. D’autres textes
dramatiques suivent et trouvent un public qui leur assure un succès
incontestable – Combat de nègre et de
chiens (1979), Quai Ouest (1983), Dans la solitude des champs de coton (1985), Le Retour au désert (1988), etc.
Plusieurs pièces sont les fruits d’une collaboration étroite et passionnée avec
le célèbre metteur en scène et réalisateur, Patrice Chéreau, que Koltès
rencontre en 1979. Koltès s’adonne aussi à l’écriture romanesque et
cinématographique. En 1988, l’écrivain achève sa dernière et plus célèbre
pièce, Roberto Zucco. Elle sera créée
par Peter Stein, à Berlin, en 1990, après la mort de Koltès qui s’éteint des
suites du sida le 15 avril 1989, à Paris.
Il
est tout à fait intéressant d’entendre Mathilde, un personnage essentiel du Retour au désert, demander :
« Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ? ».
Car ne peut-on pas dire, à notre tour, que la ville de Metz est pour Koltès,
précisément l’endroit où il n’est pas, mais qui est toujours là.
Galyna
Dranenko
Re-venir à Metz
La
première fois que je suis venu à Metz en novembre 1987, c' était à l’occasion
du colloque organisé par feu Michel et Jeanne-Marie Baude au Centre pour
l’étude de la spiritualité qu’ils animaient à l’université, dans l'Ile du
Saulcy, centre unique en son genre et qui à ma connaissance n’avait pas alors
et n’a toujours pas d’équivalent dans la France de l’intérieur. J’y appris
l’existence de l’AEFM, association à dimension véritablement européenne et fis
la connaissance des adhérents dont plusieurs sont devenus des amis. Depuis,
nous avons cheminé ensemble selon un rythme, certes variable, en fonction de la
disponibilité de chacun et grâce à l’engagement exceptionnel de certains.
Ensuite
je suis passé à Metz sur le chemin du Centre interculturel de Bévoye. En
famille, nous avons passé d’excellentes vacances à Saint-Avold, destination
frontalière dont nos enfants se souviennent toujours et enfin les activités de
l’AEFM m’ont ramené via Freyming-Merlebach et Moulins-lès-Metz. Autant de
déplacements qui permettaient d’admirer la triple origine de Metz-la-lorraine:
romaine, germanique et française. Des séjours répétés dans un presbytère du
centre-ville m’ont permis de découvrir Metz sans que je puisse prétendre bien
connaître la ville mais je peux dire qu’elle m'a fait une forte impression et
m'a laissé des souvenirs : l’architecture germanique de la gare et de la
Poste, l’Arsenal, la République, les Templiers, Saint-Pierre aux Nonnains, la
cathédrale, l’église Notre-Dame, le musée et la Moselle.Mon dernier passage a
eu lieu en 2006 quand, sur le chemin de Zurich, pour déménager notre fille qui
y vivait à l’époque, j’ai appris dans une cabine téléphonique place de la
République (je n’avais pas encore de portable à l’époque) la disparition d’un
ami cher décédé le jour même en Irlande d’un cancer impitoyablement rapide.
Dans
la vingtaine d’années intermédiaire, Metz était devenue une destination
irrégulière mais toujours agréable car j’y rendais visite à feu Petru Dumitriu,
l’écrivain roumain d’expression française qui avait succédé en 1980 à Jean
Sulivan dans les pages de la revue Panorama.
Il était l’auteur d’une importante œuvre littéraire d’inspiration spirituelle
chrétienne imbibée d’humanité dont le remarquable roman Incognito (1964).
Dumitriu
habitait l’île en bas de la colline dans une rue qui longe la Moselle. Le quai
Richepance portait le nom d’un général de Napoléon administrateur des colonies
avant d’être renommé quai Paul-Wiltzeren, souvenir d’un autre fils de Metz,
grand avocat et défenseur de l’identité lorraine. Le deuxième baptême du quai a
fait disparaître toutes les anciennes plaques et seul un transformateur
électrique témoignerait encore de l’ancien nom
(http://metz.over-blog.org/article-32171809.html). Pour y aller, il fallait
traverser la Place de la Comédie et le Pont des Morts en passant devant
l’imposant Temple neuf de l’Église réformée d’Alsace et de Lorraine construite
par Guillaume II pour ses officiers durant l’annexion allemande. Avec Dumitriu,
nous allions joyeusement déjeuner dans un restaurant qui, lui, existe toujours
sous le nom intriguant de L’Imaginarium.
Ainsi les points forts de la ville rejoignent-ils les jalons de
l’existence : la comédie humaine et la conception du mérite, la foi, la
convivialité, l’eau qui coule tel le temps, les victoires et les défaites, le
passage de la mort qui attend et l’imaginaire comme dernier refuge.
Un
poète poitevin peu connu du 15e siècle, Pierre d’Anché, dans un faux
bénédicité à résonance rabelaisienne priait Dieu de garder « Nos filles,
femmes, et notre reyne/De ces granscoilles de Lorrayne », reproche qu’on
ne saurait faire au Metz d’aujourd’hui. Tout au contraire, car l’œuvre de Roger
Munier (1923-2010), entre autres, nous y ramène. Auteur lorrain né à Nancy, il
a vécu au Lyaumont (88) au pied des Vosges où il est enterré et son œuvre, si
peu représentative qu’elle soit, porte l’empreinte particulière de l’espace
vosgien marqué par le vide, le silence et la verticalité des pins.
Tout
ceci est sans nostalgie ni illusion car Metz ne s’arrête pour moi ni à une
absence ni à une chose disparue, une habitude perdue ou une réalité révolue, ce
serait prétentieux de prétendre le contraire. Sans mélancolie ni regret, Metz
représente par contre le réel qui se cache derrière la réalité, le réel invisible
de l’amitié et de l’échange, l’instant vertical qui perce l’apparence
historique et temporelle. Elle ouvre ainsi sur le réel qui est au-delà de la
réalité, celui qu’explorent nos auteurs préférés, le centre de nos
préoccupations au colloque de Metz en juillet 2015.
Patrick
GORMALLY
Robert SCHUMAN, le père de L’Europe.
Dans
le bulletin d’une association littéraire, est-il toujours nécessaire de ne
parler que littérature ?
Pour
une association qui porte le nom d’Européenne
comme la nôtre, comment ne pas évoquer le père de l’Europe, Robert SCHUMAN,
lors de la préparation de ce colloque qui aura lieu à Metz en juillet 2015.
En
effet, Robert SCHUMAN, né le 29 juin 1886 d’un père lorrain et d’une mère
luxembourgeoise, après des études au Grand-Duché et à Metz étudie le droit à
Bonn, Munich, Berlin et Strasbourg où il passe le doctorat. En 1912, il
s’installe comme avocat à Metz. En 1919, Robert Schuman est élu député de la
Moselle. Il accomplit une tâche considérable dans la réintégration législative
des provinces recouvrées, avec le souci de préserver leur âme chrétienne. En
1940, il est nommé sous-secrétaire d’Etat aux réfugiés. Après l’armistice du 22
juin, il rentre à Metz. Il est arrêté le 14 septembre par la Gestapo. En 1942,
il s’évade et vit dans la clandestinité jusqu’à la fin de la guerre. En1946 et
1947, Robert Schuman est ministre des Finances, puis chef du gouvernement
français. Ministre des Affaires étrangères de 1948 à 1953, il est l’initiateur
de la Communauté Européenne pour la déclaration du 9 mai 1950. Il avait compris
que la réconciliation franco-allemande dont il fut l’un des artisans ne pouvait
s’enraciner dans la durée que dans un cadre européen. Grâce à une féconde
collaboration avec Jean Monnet, la Communauté européenne du charbon et de
l’acier a été fondée. Il espérait que l’Europe des six d’alors s’élargirait. En
lançant avec succès le mouvement vers la communauté européenne, le Lorrain
Robert Schuman s’est imposé comme l’un des pères fondateurs de l’Europe. Il
achève sa vie politique comme président du Parlement Européen de 1958 à 1960. Il
décède le 4 septembre 1963 dans sa maison à Scy-Chazelles, près de Metz. Son
corps est déposé dans une église fortifiée du XIIIe siècle, en face
de sa demeure.
Nous espérons que le programme chargé
du colloque nous permettra cependant le dimanche 5 juillet de nous rendre à
Scy-Chazelles sur la tombe de Robert SCHUMAN et de visiter de façon émouvante
sa maison restée en l’état, et le nouveau musée qui lui est consacré.
Cette
Europe qui, après tant d’espoirs, semble si difficile à construire sur les
plans politique et économique, n’existe-t-elle pas aussi sur le plan culturel
et spirituel ? Les échanges universitaires avec le plan Erasmus dont
beaucoup d’étudiants profitent largement en sont une preuve, et beaucoup
d’Associations, dont l’AEFM n’est pas des moindres, font ainsi vivre cet esprit
européen voulu par Robert Schuman, mais qui existait évidemment longtemps
auparavant, au Moyen Age par exemple où les esprits éclairés n’hésitaient pas à faire des déplacements à
travers toute l’Europe de Charlemagne.
Que
cette Association Européenne François Mauriac, avec sa centaine de membres
issus de toute l’Europe et au delà, continue à faire vivre cet esprit européen
voulu par Robert Schuman lors de ses colloques et rencontres littéraires,
amicales et chaleureuses, avec un souci de spiritualité à l’instar de François
Mauriac!
Pour la petite histoire
Au lendemain de la deuxième guerre
mondiale, les jumelages entre l’Allemagne et la France se sont multipliés,
c’est ainsi qu’un jumelage a été créé entre la ville de Vincennes où j’étais
scolarisée et la ville minière de Castrop Rauxel dans la Ruhr. Mon père qui
avait été prisonnier de guerre en Allemagne, et qui dirigeait une chorale à
Vincennes a été le premier à organiser un échange entre des jeunes de ces deux
villes ; c’est ainsi qu’à l’âge de 12 ans j’ai été accueillie dans la
famille de mon amie Margaret Weskamp. Nous avons continué à nous voir, et
encore actuellement après plus de 50 ans d’amitié, nous nous rencontrons
régulièrement de part et d’autre de la frontière, qui n’en est plus une!
NB.
Certains membres de l’AEFM auraient peut-être préféré que soient évoqués des
poètes messins comme Verlaine, par exemple, mais je laisse ce plaisir à des
esprits plus littéraires.
Marie-Cécile
Schroeter
Colloque de Metz du 2
au 6 juillet 2015
Nostalgie : entre le mal-être et le désir
Résumés
des communications
Le nombre des résumés rend compte d'une
ouverture de notre Association liée à Internet. Discrète jusqu'à présent, elle
a suscité dans le milieu universitaire un vif intérêt envers le thème choisi.
Si nous voulons qu'un dialogue fécond s'instaure, il est important de lire
attentivement ces résumés et de se familiariser avec les écrivains et les
œuvres évoqués.
1 ARANJO Daniel (France)
La nostalgie, « mal inconnu et
d’inconnu » (G. Blin)
Nostalgie
et ennui : les deux réalités sont parfois proches et même souvent
connexes : l’ennui entraîne la nostalgie, et inversement, du fait du caractère
souvent insaisissable des deux choses. « Mal inconnu et d’inconnu »
(définition du spleen selon G. Blin). Je vais donc m’intéresser à cette
connexion, et à l’aspect insaisissable du contenu de la nostalgie ; et
même de la notion. Le mot désignant la nostalgie est souvent
intraduisible : « dor » en roumain (« dolor » du
latin), gardé tel quel en traduction ; « saudade » en portugais,
et parfois gardé tel quel en traduction ; avec ici, aspect énigmatique de
l’étymologie : peut-être arabe (« saouda », noirceur) ou
bas-latine (« solitas, solitatis », solitude ; le mot
« soidade » existe de nos jours encore pour désigner la solitude en
galicien, langue hispanique voisine du portugais).
Dans
ces phénomènes, le sujet est un étranger, un inconnu pour lui-même ; et
recourt parfois à des mots étrangers en français même : titres anglais
chez Baudelaire, français chez le Portugais Pessoa (ces auteurs sont parfois
bilingues ou trilingues, ce qui peut favoriser le dédoublement et certaine
schizophrénie) ; le mot « spleen », ancien mot médiéval
français, est un anglicisme, gardé tel quel en français, quand il revient dans
notre langue au milieu du 18e s. préromantique.
Je
m’intéresserai aux poètes (Leopardi, Baudelaire, Pessoa) mais aussi au
dramaturge Tchekhov, chez qui il y a une noire nostalgie, prosaïque ou
burlesque, baignée d’alcoolisme et de vodka, comme souvent chez lui, ce qui
nous changera un peu de la nostalgie des poètes.
2 BADRE Sabine (France)
La quête impossible d’Augustin Meaulnes
La nostalgie, c’est l’aspiration au
retour, le refus de quitter les pays de l’enfance, la tentation récurrente,
chez Alain-Fournier, de considérer l’avenir comme une blessure jamais
cicatrisée, une déception insurmontable, loin des paradis chéris d’un monde
enfui et idéalisé; c’est mourir de voir que la vie ne répondra jamais aux rêves
de l’enfant, l’éternité entr'aperçue.
L’Yvonne de Galais rencontrée à la fête
étrange ne peut être l’Yvonne de Galais de la partie de plaisir, pâle réplique
du premier émerveillement. Rien n’est pareil. C’est l’impossibilité du bonheur
devant le changement inévitable. La belle jeune-fille ardemment poursuivie
s’identifie à l’enfance. C’est une pureté, une perfection inaccessibles
maintenant que le héros se sent porteur d’une faute à réparer. Le passé ne peut
renaître.
La quête ne sera pas celle du Graal.
Elle deviendra fuite vers un ailleurs qui n’est que l’Eden originel. C’est le
syndrome d’Ithaque où finit par revenir le victorieux Ulysse. Mais pour
Alain-Fournier, cette nostalgie a le goût de la mort, réponse espérée à toutes
les souffrances.
Ce mal-être si profond, déjà exprimé
avec tant de force et de constance par Nerval, rejoignait aussi cette vision de
la mort salvatrice. La nostalgie ne peut-elle finalement déboucher que sur le
désespoir dans l’incapacité à vivre le présent?
3 BARHOUMI Dorra (Tunisie)
"La nostalgie" entre tentation et destruction. Le
cas de René de R. de Chateaubriand
Le récit « René » (1802) de
René de Chateaubriand est l’illustration d’un parcours d’un homme en lutte
constante contre sa nostalgie dévorante. L’enfance, le passé, la gloire, le
désir, l’amour mystérieux gardent dans son inconscient des souvenirs
obsessionnels qui bouleversent tout son être. Cependant, tous ces acquis
passéistes se percutent à un présent contrariant. Ainsi, René entame un
itinéraire exécrable d’un mal-être impitoyable.
René le mélancolique décide de partir
ou plutôt de fuir ses souvenirs par une tentative douloureuse de l’oubli.
Quitter sa France natale pour vivre en Amérique, loin, très loin, s’avère être
tel un essai de métamorphose et donc de réincarnation dans l’ailleurs. Oublier
l’Histoire, la famille, les ambitions, les rêves et l’amour c’est vouloir
s’identifier à la nouvelle étape de l’histoire de sa vie et de toute la France d’après
la Révolution de 1789.
D’emblée, la tentative de ‘pouvoir se
détacher’ de l’autrefois telle un déracinement, apparaît pour René comme une
déchirure qui annihile son âme pour détruire, par la suite, son corps. L’envie
de se détacher du passé est véhiculée essentiellement par le désir de ne plus
souffrir et de redevenir un autre ‘moi’. Cependant, le voyage, l’exil, la
séparation n’ont abouti à rien sauf à la réanimation de ses réminiscences, et
donc à l’évolution de sa pénible nostalgie.
En effet, le sort final de René se
réduit à la mort en se sacrifiant dans une guerre contre les Français en faveur
des Indiens. Cette ‘mort-suicide’ se montre très symbolique parce qu’en
participant à une guerre contre l’ennemi, qui n’est autre que son peuple, René
a essayé d’oublier son passé mais en vain. Le déplacement et le désir de
changement lui ont permis de se rendre, finalement, à l’évidence que la
nostalgie des ‘âmes sensibles’ est l’un des sentiments les plus violents voire
les plus destructeurs de l’existence humaine.
4 BUFFARIA Pérette
(France)
Les enjeux du lien entre Littérature et
Nostalgie : de l’avant au présent
Lorsque de nos jours les psychiatres,
les psychanalystes évoquent la question de la Nostalgie, ils ne peuvent faire à
moins que d’emprunter à la littérature ses images, ses expressions et son
rythme. La nostalgie semble être à ce point liée à une forme d’expression
littéraire, qu’elle ne saurait se dire sans elle, ou peut-être même serait-elle
une occasion de surgissement du fait littéraire, y compris en dehors des
sentiers battus habituels de la littérature.
A partir des exemples tirés de
l’horizon psychanalytique notamment, à l’aide des textes de Jean-Bertrand
Pontalis (Avant, Fenêtres, Marée basse, marée haute, Traversée des ombres,
etc.), François Gantheret (La nostalgie du présent, Petite route du
Tholonet, Comme le murmure d’un ruisseau, etc.), et d'André Bolzinger (Histoire
de la nostalgie, etc.) en particulier, on s’efforcera de déterminer
ce qu’il en est de la nature, des tenants et des aboutissants du lien parfois
ténu mais toujours essentiel que la Nostalgie entretient avec la Littérature.
5
DEWEZ Nausicaa (Belgique)
Amélie
Nothomb, de la nostalgie du Japon à la nostalgie japonaise
Du Sabotage
amoureux (Albin Michel, 1993) à La
Nostalgie heureuse (Albin Michel, 2013), l’œuvre autobiographique de la
romancière belge Amélie Nothomb est profondément empreinte de nostalgie. Une
nostalgie qui a une dimension à la fois temporelle – Nothomb écrit son regret
de l’enfance perdue, décrivant les adultes comme des « enfants
déchus » (Le Sabotage amoureux)
– et spatial, puisqu’elle regrette avant tout le Japon, pays où cette fille de
diplomate est née et a passé les premières années de son existence.
Significativement, les récits
autobiographiques retracent des épisodes de l’enfance (Le Sabotage amoureux, Métaphysique
des tubes) ou du retour au Japon à l’âge adulte (Stupeur et tremblements, Ni
d’Ève ni d’Adam, La Nostalgie
heureuse), l’écriture constituant un moyen de revenir, par le souvenir, sur
ces moments et ces lieux dont Nothomb est nostalgique. Le retour prend encore
un relief supplémentaire dans Biographie
de la faim (Albin Michel, 2004) : ce récit revient en effet sur les
lieux de l’enfance, mais il reprend en outre des épisodes déjà évoqués dans les
autobiographies antérieures, constituant ainsi une sorte de retour sur les
retours sur le passé.
L’écriture autobiographique clame la
volonté de l’écrivaine d’un retour vers le territoire de l’enfance en même
temps qu’elle acte l’impossibilité de ce retour. Stupeur et tremblements et Ni
d’Ève ni d’Adam racontent de fait comment Nothomb adulte tente de
s’installer au Japon avant de renoncer, constatant que la grande personne
qu’elle est devenue ne peut s’acclimater à un pays dont elle se considérait
pourtant comme originaire.
Des premiers écrits à La Nostalgie heureuse, la définition de
la nostalgie change. Alors que l’auteure se lamente, dans un premier temps, sur
la perte du passé et du pays natal, elle parvient, avec La Nostalgie heureuse, à porter un regard neuf, joyeux sur ce
qu’elle a définitivement perdu : « le beau souvenir revient à la
mémoire et l’emplit de douceur », écrit-elle en 2013. Cette
« nostalgie heureuse » traduit en fait en français le terme japonais natsukashii, la langue nipponne ne
connaissant point d’autre forme de nostalgie. La Nostalgie heureuse raconte l’ultime retour au Pays du Soleil
Levant et la prise de conscience définitive que le Japon appartient totalement
au passé de l’écrivaine. Cependant, c’est paradoxalement au moment où cette
dernière prend conscience que la perte est irrémédiable qu’elle se rapproche le
plus du Japon, car elle ne se tourne plus vers lui avec une nostalgie triste,
européenne, mais avec une nostalgie heureuse – une nostalgie japonaise.
6 DRANENKO Galyna (Ukraine)
La nostalgie de la Rome mythique dans
la pièce de Bernard-Marie Koltès Le
Retour au désert
Lors d’un colloque qui se tiendra à
Metz, nous avons jugé opportun d’explorer les moyens d’expression de la
nostalgie dans l’œuvre dramatique de l’écrivain d’origine messine,
Bernard-Marie Koltès (1948-1989). Ce dramaturge contemporain est notamment auteur
de la pièce Roberto Zucco.
La dernière œuvre qui a vu le jour lors du vivant de
l’écrivain et sa première pièce a être mise en scène par la Comédie Française, Le Retour au désert (1988), raconte un
événement vaudevillesque –une dispute entre un frère et une sœur, Adrien et
Mathilde Serpenoise. En effet, Mathilde revient d’Algérie pour s’installer dans
sa maison paternelle où habite son frère avec sa famille. L’écho de la guerre
franco-algérienne qui bat son plein à l’époque du récit se fait entendre dans cette
petite ville de province, en l’occurrence, Metz. Même si l’auteur ne l’indique
pas dans son texte, plusieurs indices renvoient à ce lieu. Ainsi les noms des
personnages de la pièce sont-ils empruntés à des toponymes messins –
Serpenoise, Queuleu, Borny, Rozérieulles, Plantières, etc. Il est vrai aussi
qu’en 1961 Bernard-Marie Koltès a entendu certainement parler d’une rixe qui, à
Metz, a mis aux prises des militaires français et des immigrés algériens et qui
a eu pour conséquence des violences jamais vues dans ce bourg sans histoires. Pourtant, Koltès a moins
pour objectif premier de relater un fait divers horrible que de saisir ce qui
fait l’essence même de la guerre. Et, il le fait, assez paradoxalement, sur le
mode d’une comédie de boulevard, à tel point que durant toute l’écriture de sa
pièce, il a déjà en tête les noms des interprètes qui joueraient les deux rôles
principaux, Michel Piccoli et Jacqueline Maillan, figure emblématique sur les
scènes parisiennes du registre théâtral comique. Mais, la comédie dont la
guerre franco-algérienne constitue l’arrière-plan de la fable (et non pas son
sujet) prend vite un tour amer, sinon tragique. Ceci ne s’explique pas
seulement par la présence explicite de la violence représentée dans le texte de
la pièce, mais aussi et surtout par ses structures symboliques. En effet, nous
pensons que l’imaginaire de cette œuvre koltésienne se construit autour des
symboles et des archétypes de l’Arbre (une matérialisation de la vision
cyclique du monde), et plus précisément l’arbre de Jessé, l’arbre généalogique.
L’arbre de Jessé de la famille Serpenoise nous parle, en fait, du devenir de
l’humanité qui traverse différentes phases, toutes caractérisées par une
opposition déclinée en termes binaires (la guerre et la paix, la crise et la
reprise, etc.). Il finit, comme le phénix, par renaître de ses cendres –
l’apparition des jumeaux Rémus et Romulus à la fin de la pièce en est la preuve
éclatante.
Dans notre communication, nous
montrerons que cette œuvre met en scène, d’une façon oblique, mais néanmoins
flagrante, le mythe de la Rome antique, qui se manifeste à travers les
multiples emprunts qui sont faits à la légende de la naissance de la ville
éternelle. Celle-ci est présente non seulement par l’inscription de toponymes
et d’anthroponymes romains, mais aussi par des structures archétypiques et
mythiques plus profondes qui irriguent le texte. La Rome mythique de Koltès représente
l’union du passé et de l’avenir, en faisant référence à l’existence au monde
des hommes, à la présence d’un homme dans
le monde des hommes et avec le
monde des hommes. Il apparaît donc que la pièce, dont le titre contient le mot
« retour » (nostos),
exprime une nostalgie comprise comme un éternel recommencement du zéro (du
désert), une renaissance sans fin, un retour au temps heureux de l’absence de
la souffrance (algos), bref comme une
remémoration des époques bénies et édéniques de la Paix.
7
FELTEN Agnès (France)
La
nostalgie du tragique comme un éternel retour
au
théâtre dans La Fiancée de Messine, Les Caprices de Marianne et Manfred
« L’éternel retour », selon
l’expression de M. Eliade, évoque la progression des civilisations fondée grâce
à un regard appuyé vers le passé. C’est pourquoi, de nombreuses périodes
esthétiques font référence à d’autres plus anciennes. Ce déplacement vers un
temps passé, souvent qualifié d’âge d’or, est caractéristique des mouvements
classiques et romantiques. Ce déplacement temporel, qui permet de progresser de
manière spiralée, peut s’observer dans des œuvres clés à la charnière de deux
époques fortement contrastées, celle des Lumières et du Romantisme.
Les trois pièces choisies pour étayer
cette problématique peuvent être perçues comme tragiques et mélancoliques, sans
réelle distinction de courant littéraire. Le motif de la tragédie est en
quelque sorte un appel vers le tragique grec célébré comme une valeur
essentielle. L’importance de la Grèce, en tant que parangon dramaturgique,
éloigné autant dans le temps que dans l’espace est un modèle fort et
consolateur. Il est présent dans l’œuvre et la vie personnelle de Byron qui
s’est, en effet, engagé pour la cause grecque. La pièce de Musset, Les Caprices de Marianne, possède tout
de la tragédie, traversée par les élans, cette fois, du drame romantique. Nos
trois pièces ont subi l’influence du tragique et expriment un mal-être causé
par une époque qui ne convient pas vraiment à leurs auteurs. La Terreur ou le
mal du siècle ont pesé sur leur écriture. La tragédie, en particulier la
tragédie grecque, est une forme qui persiste dans ces pièces, notamment, dans
le chœur. Le choix de cet élément dramatique tragique a été justifié par
Schiller dans sa préface de La Fiancée de
Messine.
Les points communs entre les trois
pièces permettent de poser des questions essentielles, telles que celle du
retour de formes rémanentes ou récurrentes, voire revenantes, presque au sens
fantastique. Manfred, de Byron, est
ponctué d’esprits, y compris celui de la fiancée perdue, dialoguant avec le
personnage éponyme. Ainsi, la vision tragique s’impose dans ces écrits comme
une posture mélancolique. Comment la nostalgie des formes tragiques est-elle
présente dans ces pièces ? Pourquoi cette permanence du tragique se
justifie-t-elle dans ces époques de crises ? Y aurait-il une corrélation entre
la création à cette époque et les formes tragiques vues comme l’expression d’un
certain « mal du siècle » ou revendiquées comme une opposition forte
à l’esprit bourgeois lié au drame? Le tragique n’a peut-être jamais disparu
parce qu’il est la manifestation du mal-être de l’homme.
L’éternel retour du tragique n’est pas
seulement un mythe ; il atteste bien de la nostalgie pour un passé
toujours présent, souhaité fortement par des auteurs désireux de retrouver une
forme en accord avec eux-mêmes et correspondant à l’expression d’une esthétique
qui vise à l’apaisement et à la consolation. L’utilisation d’une forme
esthétique ancienne et stable est un repère essentiel pour une personnalité
auctoriale à la recherche de son identité et souffrant d’un décalage culturel et
personnel, lié à un environnement jugé inconvenant et pesant.
8 FERNANDEZ Tais (Italie)
Une promenade nostalgique à travers un pays réinventé
L’auteure chilienne Isabel Allende,
marquée par une douloureuse sensation d’exil, revient par la mémoire à ses
racines, à ce Chili qu’elle décrit elle-même comme un pays réinventé, la
distance et le temps ayant peu à peu transformé l’image qu’elle en avait.
L’écriture, avoue Isabel Allende,
représente un exercice constant de la mémoire et c’est là le sentiment autour
duquel se développe tout le récit. On peut dire de Mon pays réinventé qu’il s’agit d’un livre créé sur l’onde de la
nostalgie.
Si l’auteure a souvent déclaré que ce
sentiment est né lors du coup d’État militaire de 1973, suite auquel le Chili
se transforma à tel point qu’elle ne le reconnaissait plus et qui la
contraignit à émigrer, elle pense qu’en réalité il remonte bien plus loin dans
le temps.
Ce récit autobiographique part de son
enfance dans cette grande maison de Santiago du Chili où son grand-père lui
racontait tant d’histoires – une maison que fréquentaient des personnages un
peu extravagants qui faisaient partie de l’entourage familial, parce que, dans
son esprit, « patrie et tribu se confondent ». Ainsi recrée-t-elle
peu à peu certains aspects de cette existence qui fut la sienne, où les
passions s’enchevêtrent aux événements qui ont bouleversé sa vie : une
enfance vagabonde derrière un beau-père diplomate, le retour au Chili, le coup
d’État de Pinochet qui l’obligera à fuir avec son mari et ses fils et à
demander asile au Venezuela, le divorce, les première expériences comme
journaliste et, surtout, la découverte de l’écriture comme instrument de
connaissance, étant donné que l’écriture, affirme-t-elle, « représente, en
fin de compte, une tentative de se comprendre soi-même et de mettre de l’ordre
dans la confusion de son existence ».
Mais pourquoi un pays réinventé ? En réalité, suite à toute une série de
circonstances – situations dramatiques, le traumatisme du coup d’État, la
diaspora de sa famille, une existence riche en succès, drames, rencontres et
séparations, abandons et pertes affectives – et, surtout, suite à son enracinement
en Californie, si loin de ses origines, le Chili est devenu le lieu de l’âme,
celui où elle reconnaît son identité, où elle se sent vraiment libre parce
qu’elle y retrouve son background culturel, comprend pleinement tous les
sous-entendus, est sûre de ses comportements. La nostalgie, analysée, devient
ainsi la défense contre les aspects insatisfaisants ou douloureux de la vie de
l’auteure. Non pas un élément négatif, non pas l’abandon à des considérations
mélancoliques, mais nourriture de l’esprit et capacité de création : la
re-création de ce pays mythique montre à la fois la force de l’écrivain et sa
manière originale de faire face à la nostalgie. Ce pays dans son esprit, comme
disent ses petits-enfants, est un scénario dans lequel elle peut mettre et enlever
des choses, des personnages, des situations. Le paysage seul reste authentique
et immuable, ce majestueux paysage chilien dans lequel elle ne se sent pas
étrangère et où sont solidement plantées ses racines.
9 GIRI Hemlata (Inde)
Les sentiments controversés :
Houellebecq entre l’amertume et l’espoir
Michel
Houellebecq est considéré comme l’un des auteurs les plus controversés de notre
époque. Il n’hésite pas à s’exprimer sur les divers aspects qui affectent et
constituent notre société actuelle. Mais Houellebecq veut surtout montrer la
dégradation de l’être moral dans notre société capitaliste moderne. Sa fiction
trace donc souvent la vie de personnages complètement démunis qui n’ont que
trop conscience du vide de leurs existences et sont par conséquent profondément
aliénés. Houellebecq écrit sur des gens qui souffrent d’appauvrissement moral
et émotionnel et ils vivent une vie de marginaux, conscients de la futilité de
leur existence. Cette crise s’est annoncée fatalement comme le point de dislocation
d’un équilibre qui berce toujours notre société dans laquelle les relations
sentimentales sont devenues une aventure du temps court. La stabilité, l’amour,
et la fidélité ont cédé leur place à l’égoïsme, au narcissisme et au vide
perpétuel dans le domaine personnel. Cette rupture sentimentale et émotionnelle
force ces êtres perdus à mener une existence lymphatique. Cette rupture a eu
lieu dès leur enfance, ainsi nous pouvons remarquer que tous les personnages
houellebecquiens viennent de familles séparées ou divorcées. Cet isolement met,
pour toute leur vie, ces personnages en difficulté d’établir un contact avec
l’autrui. Ils vont de fragmentation en fragmentation et ne sont jamais au
contact que d’une réalité morcelée et morcelante. Le romancier admettant la
désagrégation des valeurs morales et sociales exprimera avant tout un vide qui
engendrera divers modes d’êtres : le désarroi, le nouveau mal du siècle. Donc,
il cherche un autre monde utopique, bien différent du monde actuel qu’il
décrit, afin de trouver ce paradis perdu d’autrefois. Cet exil virtuel
permettra à son gré de rétablir l’ordre social, émotionnel et retrouver les
valeurs morales inexistantes dans le monde humain. La science lui permettra un
jour de vivre une vie souhaitée, mais rapidement ces découvertes scientifiques
se mettent au service des pulsions humaines les plus barbares au lieu de s’en
délivrer. La construction utopique s’avère un véritable enfer d’ennui et
d’abandon et finira par être anéantie. Selon Houellebecq, le paradis d’autrefois
est perdu à jamais. Cette communication a un double enjeu : d’une part,
l’objectif est d’analyser la société nostalgique dans laquelle vivent les
personnages houellebecquiens et le sentiment nostalgique de l’auteur décrit
dans ses œuvres. D’autre part, l’objectif est d’analyser le choix de l’exil
virtuel montrant la tentative d’aller au-delà en quêtant pour une société
utopique dans le but de retrouver le paradis perdu.
Mots-clés
: Amertume, Enfance, Espoir, Exil, Quête, Souffrance, Perte, Rupture, Vide.
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