Interxoix 36

ÉDITORIAL


Le printemps est là ! Au pied d’un cèdre, un tout petit garçon se hausse de toutes ses forces, la tête vers le ciel, fouillant des yeux le cœur de l’arbre pour apercevoir un merle qui chante. Fasciné, émerveillé, il l’écoute. Instant de grâce et de bonheur, message céleste au-dessus des misères du temps.
Belle image mauriacienne à partager, prélude au prochain colloque de Bordeaux au cours duquel nous fêterons l’anniversaire des 30 ans de l’AEFM et des 20 ans d’Intervoix. L’enfance et le retour aux sources sont des thèmes chers à Mauriac. S’émerveiller des commencements ne va pas sans spiritualité.
Ainsi, depuis près d’un tiers de siècle, une simple rencontre amicale autour de François Mauriac, grand écrivain reconnu et admiré, quasi contemporain, s’est-elle transformée en une Association originale, incluant en Europe et au-delà, une famille d’esprits qui revendiquent cette filiation. En trente ans, que de changements ! L’entrée dans le troisième millénaire, ère de l’informatique, a vu le bouleversement des mentalités, des mœurs, de la famille, de la politique. Chocs que nous vivons tous les jours. Tout est remis en question. La construction même de l’Europe, si prometteuse, est attaquée…

Cependant, l’Europe culturelle existe bel et bien ; notre Association le prouve. Reposant sur trois piliers : Mauriac, l’Europe et la spiritualité, elle cherche dans nos diverses cultures quelques auteurs contemporains, capables d’illustrer dans leurs ouvrages cet idéal de pensée et de réflexion sur l’homme qui dépasse les frontières et défie le temps… La mise en commun, à travers nos rencontres, suppose ouverture à l’autre, bienveillance, tolérance, amour de la langue française que nous partageons. Je ne saurais trop dire quelle admiration j’éprouve envers nos amis non francophones qui maîtrisent si bien notre langue que cela nous paraît naturel !

Depuis trente ans nous vivons une belle histoire. Faire un bilan serait tentant, parlons plutôt d’inventaire car nous sommes vivants et nous voulons vivre encore. L’idée m’est venue d’un flash-back sur Intervoix : relire l’ensemble des bulletins, dont je me suis procuré les numéros manquants. Retour en arrière éloquent, qui souligne à la fois une fidélité à nos sources et des évolutions.
Bien que l’œuvre de Mauriac soit moins massivement analysée, on s’y réfère constamment. Nos auteurs favoris : Roger Bichelberger, Sylvie Germain, Andrei Makine, François Cheng habitent les mêmes espaces spirituels et le modèle de Mauriac les inspire.
Ce bulletin de liaison, à son début, plus axé sur la critique littéraire et visant la littérature comparée, en référence avec un courant mauriacien, a pris un air moins austère et plus amical, accueillant dans ses pages des articles d’universitaires chevronnés et reconnus mais aussi ceux d’amateurs qui n’ont rien publié.

Là est notre originalité. Intervoix présente un aspect documentaire, il nous propose une chronique de nos pérégrinations à travers l’Europe. L’article de Patrick Gormally énumère tous les ponts que nous avons réussi à franchir (et à construire) ! Le compte-rendu émouvant de chaque rencontre par des plumes d’enfants (Intervoix n° 11, p. 22), de jeunes et d’adultes de tous pays constitue le miroir d’une tranche de vie de l’Association et nous renvoie le reflet d’une époque et de ses changements. Les photos, témoignages de l’instant passé, évoquent l’amitié des retrouvailles, les liens noués au fil du temps, ainsi que le passage de relais qui s’est opéré en cours de route. Cette richesse insoupçonnée du bulletin papier, archives de l’Association, mérite une analyse ultérieure plus précise. Il s’est étoffé, enrichi, ouvert d’Ouest en Est et du Nord au Sud ; il possède une version virtuelle mais le papier reste encore sa forme de conservation la plus précieuse pour un chercheur. On y découvre des pépites : tel un article de Jean Mauriac sur les séjours de son père François Mauriac à Vemars à la fin de sa vie (Intervoix n° 12, p 33-34).

Pour l’instant, revenons au contenu de ce numéro 36. Il comporte les résumés des communications du colloque de Bordeaux qui aura lieu du 4 au 9 mai 2017 sur le thème suivant :

Solitaire et solidaire : création et engagement, à l’œuvre dans la littérature contemporaine

Trente interventions sont programmées dont la moitié émanent de jeunes universitaires venus de France et d’ailleurs, certains déjà présents il y a deux ans et d’autres inconnus. C’est le signe d’une association ouverte et vivante dont nous souhaitons qu’elle continue à être fertilisée par un terreau renouvelé.
La poésie, engagée ou non, abonde dans ce numéro : citons Sabine Badré, Monique Mangold, Ada Ruttik, Marie-José Piguet et Galyna Dranenko qui traduit des poèmes de Semenko …
La parution du dernier ouvrage d’Anne Hoguenhuis, Zinaïda ou la Liberté a suscité plusieurs comptes-rendus enthousiastes de nos membres.

Bonne lecture à tous.
Françoise Hanus


D’un pont à l’autre


Il était une fois une Association littéraire dont les adhérents aimaient secrètement les ponts : le tablier, posé sur de solides piliers, reliait les deux bords des rivières et la portée s’étendait jusqu’aux confluences avec d’autres cultures. Le pont assurait ainsi un passage en direction des lointaines montagnes et plaines d’Europe et un jour la jeune Association a franchi la mer ; tout cela à cause de l’amour de la littérature, l’art, l’histoire et la spiritualité. Attachée à François Mauriac, grand écrivain qui a su surmonter ses démons personnels et ceux de son époque, elle connaissait comme lui deux pôles, le lieu de naissance et l’ailleurs entre lesquels on ne cesse de se déplacer tout au long de l’existence.

Conçue près de Metz, ville aux nombreux ponts sur la Moselle et la Seille, l’AEFM est née l’année suivante à Malagar près de la Garonne et du pont qui relie Langon à Saint-Macaire ; elle a ensuite fait ses premiers pas sur les bords de l’Ill et du Rhin à Strasbourg avant d’entreprendre une série de grands voyages. Toute petite, elle est allée outre-Manche sur le site d’un célèbre ancien gué aux bœufs (Ox-ford) sur la Tamise. Elle a enchaîné sur l’Italie et les marches de Macerata que draine la rivière Chienti dans l’Adriatique. Puis elle a franchi la mer d’Irlande une première fois pour se retrouver sur les bords de la Liffey et du Canal Royal avant de longer le Canal de Bourgogne à l’ancienne Abbaye de la Buissière. Plus tard, elle s’est aventurée sur les eaux de l’Entre-Sambre-et-Meuse à Namur avant de découvrir à Ljubljana la confluence de la Ljubljanica et de la Save, cette dernière tournée vers le Danube et la Roumanie. La Normandie a été une destination privilégiée, elle a visité Paris-sur-Seine et pour sa majorité, elle était sur le Tibre à Rome. Elle a fêté ses 20 ans sur le bord de la Daugava en Lettonie avant de revenir sur l’Ill et le Rhin à Strasbourg, en repassant par la Normandie dont les nombreuses petites rivières alimentent la Loire et la Seine. Jeune adulte, elle a séjourné le long du Prout à Tchernivtsi en Ukraine, avant d’explorer la confluence de la Spree et de la Havel à Berlin. Revenue une fois de plus sur son lieu d’origine entre Moselle-et-Seille, elle fêtera comme il se doit ses 30 ans là où elle a vu le jour, à Bordeaux, tout près de la confluence de la Garonne, de la Dordogne et de la Gironde. En somme, une histoire de rivières, de confluences et de ponts depuis la Lorraine jusqu’en Nouvelle Aquitaine et au-delà.

Entre temps, la jeune Association marchait déjà bien à St-Benoît-sur-Loire et de nouveau à Metz où tout avait commencé. Elle a découvert la Roumanie et la Pologne, tout de suite après la chute du mur de Berlin, avant de connaître l’Ukraine et plus tard encore la Neva à Saint-Pétersbourg, en Russie et enfin la République Tchèque. Elle atteignait l’âge de raison au Mesnil-St-Loup où la Seine n’était pas bien loin et pendant sa petite enfance, elle était revenue sur la Garonne. Elle a goûté le vent du nord en Flandre ; au Liban, elle s’est recueillie près du fleuve de Beyrouth, devant la Méditerranée et à Amsterdam, elle a admiré l’Amstel et les canaux, sur fond de la douce grisaille de la mer du Nord.
Les souvenirs ressemblent aux rêves car chacun a les siens propres : pour un tel ce sera la pierre de Jaumont et l’architecture germanique à Metz, la table abondante au vieux foyer d’étudiants à Strasbourg, la simplicité des repas à St-Benoît-sur-Loire ; pour tel autre, c’est plutôt le vignoble près de Dijon et l’Abbaye de Fontenay, les bibs de vin rouge apportés de France pour accompagner les repas en Irlande au Clongowes Wood College, l’arbre de Mauriac à Saint-Clair ; ou enfin la maison de Leopardi à Recanati et le Sferisterio de Macerata, le musée Alain à Mortagne-au-Perche, la maison d’Alain Fournier à la Chapelle-d’Angillon, et j’en passe.

On se souvient des premiers adhérents dont certains ont disparu du monde, et de ceux qui ont choisi de nouveaux horizons. On apprécie l’excellente organisation, le développement et l’approfondissement, l’ouverture des échanges, les amitiés durables et le nombre important de publications.
Que reste-il à découvrir ? L’AEFM connaît l’Europe depuis l’Irlande jusqu’à la Russie et de la mer Baltique jusqu’à la rive sud de la Méditerranée. L’Europe est secouée par la crise des migrants, l’essor des populismes et du fascisme, la menace de la guerre, la crise politique, le découragement mais la jeune génération actuelle sait que l’Europe existe indubitablement. S’il existait un pays apte à illustrer l’évolution de l’Europe depuis un siècle, ce serait l’Autriche. Pays-tampon, depuis les Habsbourg, jusqu’à l’URSS, il y existe d’étonnantes confluences historiques et culturelles entre musique (Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert ; Schonberg, Berg, Webern) et art (du Baroque au moderne, Klimt, Moser, Schiele et l’Actionnisme) ; entre histoire et bourgeoisie (Franz Josef) et inaction politique et fascisme (les deux guerres mondiales) ; et les écrivains célèbres y sont nombreux (Hofmannsthal, Rilke ; Kraus, Schnitzler, Zweig, Musil, Roth ; Handke, Bachmann, Jelinek). Sigmund Freud n’aurait pas pu faire ses découvertes dans une ville autre que Vienne ; pourtant il a dû fuir le fascisme et chercher refuge ailleurs.
Les intellectuels s’exilent pour des raisons à chaque fois différentes : exclusion et fuite mais aussi par curiosité et désir de décrire comment on vit ailleurs. La France a reçu des Russes et des Américains mais aussi des Irlandais (Wilde, Joyce, Beckett), des Roumains (Cioran, Ionesco, Dumitriu), des Belges (Kanters, Michaux, Yourcenar, Simenon), Cortazar (Argentine), Kundera (Rép. Tchèque), sans oublier les écrivains du Maghreb, d’Afrique et d’Asie. Trop nombreux et confrontés aux difficultés de l’intégration et de l’assimilation, les exilés ont souffert sur les plans matériel, social et professionnel. Cependant l’exil est propice à la production littéraire, on découvre d’autres aspects de la réalité et on arrive à publier même si la reconnaissance tarde à venir.

Terre d’exil d’hier et d’aujourd’hui : quelle réalité pour les écrivains qui choisissent l’étranger ? Ce pourrait être le thème d’un futur colloque ?

Cette année marque le 90e anniversaire de la parution de Thérèse Desqueyroux (1927), le 80e anniversaire du bombardement de Guernica et du tableau de Picasso, et le 50e anniversaire de la parution des Mémoires politiques (1967) de Mauriac. Littérature et politique, les deux pôles de son œuvre et de sa vie, attirent toujours les écrivains. Le désordre économique et financier, la crise des religions et l’inhumanité des hommes sont un aspect de notre monde, certes. L’Espérance est là aussi et, sans optimisme excessif, des écrivains constatent dans le contact humain et dans l’exil intérieur ou extérieur, la vie éclatante des hommes et l’insoumission inventive des individus et des groupes contestataires. Les œuvres anciennes expliquent le passé mais les œuvres nouvelles éclairent un monde à venir. Rapprocher les deux et les comparer, c’est permettre la survie de l’esprit et la victoire de l’humanité. François Mauriac n’était pas un théoricien politique mais un prophète inspiré par la soif de la justice et sa foi en l’homme et en Dieu. Libéré des liens de sa classe, il a su analyser la vie politique avec justesse et promouvoir clairement l’importance d’une Europe unie. Les écrivains d’aujourd’hui font d’autres choix en faveur d’un monde plus juste. Relire les écrivains historiques de l’exil en la compagnie de ceux d’aujourd’hui, porteurs d’espoir et qui croient en une autre façon de vivre :
« tous… ensemble, c’est tout » serait passionnant.

Patrick Gormally
(Irlande et Anché 86)

Un voyage de découverte

Cette année, cela fera quatorze ans que j’ai découvert l’Association Européenne François Mauriac. Une période de quatorze ans constitue une durée relativement brève, toutefois cette durée m’a permis de m’enrichir dans le domaine de la connaissance et d’approfondir mes centres d’intérêt pour l’AEFM. Comme le dit Charles Aznavour "nous avons eu de bons moments"[1] : des moments amusants et des moments émouvants, intellectuels et intéressants, solennels et surprenants, tous ces moments étant à la fois formidables et inoubliables… Pour le 30e anniversaire de notre association je souhaite longue vie à toutes nos manifestations et à ceux qui les réalisent en collaboration avec tous nos bénévoles !

Je suis hantée par un souvenir lointain, une dette ancienne qui me taraude en permanence, rongeant furtivement mon âme depuis des années.

La scène se passe en 2004 : nous sommes ensemble attablés dans une agréable salle à manger quelque part en Roumanie. Cette longue table est effectivement composée de plusieurs petites tables dont l’une est un peu plus haute que les autres, mais la plupart parmi nous l’ignorent. Je suis installée à la jonction des dites tables, et soudain je renverse mon verre. Je suis surprise mais pas pour longtemps. Quelques instants plus tard, mon vis-à-vis renverse le sien. La boisson se répand partout en formant sur la nappe blanche un superbe lac rose. Dans cette situation légèrement surréaliste, Michel, qui est à ma gauche, a une réaction spontanée. Il nous demande, si c’est un jeu, et il renverse son verre, à son tour, lui aussi. Là-dessus, je lui fais remarquer que les autres verres sont tombés par inadvertance. On ne se comprend pas, on est dubitatifs et pourtant joyeux, mais tout cela n’est qu’un préambule…

La soirée continue et je ne me rappelle plus à qui vient l’idée de réciter une poésie dans sa langue maternelle. Je garde toujours en moi le spectacle admirable qui se déroule ensuite sous mes yeux : Marie-José, Christa Preiss, Elmy Lang et beaucoup d’autres récitent par cœur, avec tant d’expressivité, leurs poèmes assez longs dont moi, je ne comprends parfois pas un seul mot car je ne parle pas allemand. Cependant, je les suis attentivement ; je retiens toutes les émotions, intonations, et gestes qui animent chaque message que j’essaie, de cette façon, d’interpréter et d’imaginer. Mon tour arrive, je cherche fièvreusement des poésies convenables. Je ne pourrais guère expliquer, même aujourd’hui, pourquoi c’est justement un poème de Karl Ristikivi[2] que je choisis de présenter – celui duquel, malheureusement, je n’arrive à dire que les quatre premiers vers. Et non pas parce que je ne connais pas par cœur le poème que j’ai récité maintes fois devant mes élèves, mais un sentiment étrange m’arrête. D’un coup, ma voix change de timbre. Je reste debout sans rien comprendre. Alors je m’assieds, à mon grand étonnement. Pendant et après cette première strophe règne un silence profond, jusqu’à ce que Claude Herly le rompe. Il veut savoir si c’est déjà fini, puis il ajoute qu’il a cherché à reconnaître des mots ou des termes communs dans cette langue qui pour lui ne sonne pas comme les autres, mais il n’en a trouvé aucun. Alors, je précise que je n’en dirai pas plus. Je regrette ma réponse infiniment, car il reste encore trois strophes.

C’est la première fois que je me rends compte de la différence entre les expressions "réciter de tête" que l’on utilise en estonien, lorsqu’un texte est bien appris, et "réciter par cœur" que l’on utilise en français, dans le même cas. Je sens que c’est mon cœur qui parle et cela cause des images fantômes qui me troublent plus que l’envie d’interrompre le poème.
Jusqu’à ce jour je croyais que, pour un émigré, le fait d’être condamné à vivre loin de sa patrie et de ses proches devait être pire que tout. Soudainement, j’ai compris combien j’avais eu tort. Devenir émigré dans son propre pays – la patrie de ses ancêtres –, est pire encore. On recule devant notre ultime frontière : la mer. Et ce sentiment me semble pire que la mort.

C’est ainsi que je garde de ce voyage de découvertes et d’échanges une sensation d’inachevèvement et de frustration. Afin de m’en débarrasser, je présenterai ci-dessous ce poème que je ne pouvais pas partager avec vous, dans son intégralité, il y a treize ans en Roumanie. Je suis très contente de pouvoir le faire maintenant, et je suis également heureuse d’y ajouter une traduction de l’estonien en français faite par Tarah Montbélialtz[3].     

Ada Ruttik



V
                                            
        
                     Sing me a song of a lad that is gone,
                     say, could that lad be I?

Minagi olin Arkaadia teel,                
kuigi ma sündisin saunas.                
Mõnikord mõtlen: ma läheksin veel,
muretu nooruk Arkaadia teel,             
marssalikepike paunas.

Aga ma tean, et kaotasin käest
tee juba enam kui ammu,
ja et ma üksinda enese väest
leiaksin tee, mille kaotasin käest,
selleks ei ole mul rammu.

Kuhu ka lähen, seal vesi on ees,
vesi ja kõledad kaljud.
Lahkunud viimne kui lootsikumees,
lahkunud lauldes, et vesi on ees,
nii nagu laulavad paljud.

Nõnda ma istun ja tõesti ei tea,
vanduda ennast või saatust.
Ärge vaid öelge, et nõnda on hea,
nõnda on elu… Sest teie ei tea,
ei tunne mu isamaatust.








Hårsfjärden
Fantaisie en sol mineur                                         

                     Sing me a song of a lad that is gone,
                     say, could that lad be I?

Et moi aussi j’ai pris le chemin d’Arcadie,
bien que je sois né dans l’annexe d’une ferme.
Je m’en irais encore, c’est ce que me dis,
dans l’insouciance d’un jeune homme sur le chemin d’Arcadie,
avec le bȃton de maréchal dans la giberne. 

Mais je sais avoir perdu mon chemin
depuis des temps qui remontent si loin,
et que retrouver par mes propres soins
le chemin perdu sans lendemain
est une chose qui me dépasse, j’en suis certain.

Où que j’aille, c’est toujours l’eau qui m’attend au tournant,
et l’eau et les falaises sinistres.
Le dernier des rameurs va s’éloignant,
tout en murmurant que l’eau est au devant
comme peuvent le fredonner tant d’êtres.

Ainsi suis-je assis et réellement je ne sais
qui blȃmer – moi-même ou le destin imprécis.
Ne dites surtout pas que c’est pour le mieux, c’est
ainsi que va la vie... Du moment que vous ne pouvez
ressentir ce qui me hante : l’absence de mon pays...






* "Sing me a song..." vers tirés de A Shropshire Lad (Un gars du Shropshire, 1896) du poète anglais Alfred Edward Housman (1859-1936). NDT

Ada Ruttik







COLLOQUE DE BORDEAUX

Solitaire et solidaire : création et engagement, à l’œuvre dans la littérature contemporaine

Résumés des communications du colloque de Bordeaux
La présentation des textes suit l’ordre du programme.
1 Le Cahier Noir de François Mauriac
L’écrivain, solitaire en ces temps si troublés de l’Occupation, de la guerre, des divisions et en même temps solidaire d’un peuple qui souffre, est prêt à résister.
Quel est le rôle de l’écrivain alors ?
Peut-il exercer une influence ?
Quels risques court-il ?
L’écriture a-t-elle un réel pouvoir ?
Pourquoi écrire en temps de guerre ?
Voici quelques pistes de réflexion sur l’œuvre de Mauriac qui m’ont paru le plus nettement correspondre à notre sujet.
Sabine Badré
France

2 François Mauriac – Éric Emmanuel Schmitt. Entre Solitude et Solidarité
Que l’écrivain soit solitaire ou solidaire est un faux débat digne d’une joute entre Sophistes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Il est aussi à l’image de celui qui a hanté l’histoire de l’art lyrique où se posait la question de la prédominance  de la Parole ou de la Musique dans un opéra.
C’est ainsi qu’en 1942 le compositeur Richard Strauss et l’écrivain Stéphan Zweig ont porté ce dilemme dans leur opéra  Capriccio.
Nous poursuivons aujourd’hui cette « conversation musicale » avec deux grands écrivains : François Mauriac et Éric Emmanuel Schmitt. Trois générations les séparent, F. Mauriac est mort en 1970, EE. Schmitt a aujourd’hui 58 ans, mais malgré des différences bien précises, ils font partie de la même famille d’âmes car ils sont hantés par les mêmes obsessions : la mort, l’au-delà, le péché, la grâce, la responsabilité de l’écrivain.  Sur un air de Mozart et sous l’œil de Dieu, l’un et l’autre partageant leur vie entre la tour d’ivoire et les salons  avec d’immenses succès éditoriaux.
Comme dit l’Ecclésiaste, il y a un moment pour tout et un temps pour toutes choses sous le ciel.

A.            Un temps pour se taire : Solitude de l’écrivain.

1. Rien de grand ne se fait sans le silence qui est le langage de l’âme.
Pour apprivoiser la solitude intérieure il faut « un lieu à soi » (Virginia Woolf).
L’âme se forme dans les épreuves, la lecture, la méditation, l’enfance bien connue de F. Mauriac qui se déroule à Malagar sous l’œil de Dieu, de sa mère, des poètes, de la musique, période monacale, trésor pour toute sa vie.
E.E. Schmitt nous conte sa jeunesse par à-coups en différents livres, sans ordre chronologique comme si le passé faisait irruption au détour d’une interrogation.
Mais lui aussi l’évoque comme la seule vérité de son identité.
2.  La mort du père recouvre d’un voile la jeunesse de Mauriac et l’angoisse de l’au-delà l’imprègne. Quant à Schmitt, il a perdu son jumeau et vivra sa vie pour deux. De plus le choc de la mort de son grand-père le rendra insomniaque pendant 20 ans.
3. Le secret de l’écrivain est la clé de son œuvre. Celui de Mauriac est simple : sa vocation est d’écrire pour Dieu, elle irrigue son inspiration : Les Mains Jointes, La Robe Prétexte, Orage, Le Sang d’Atys. E.E. Schmitt nous apprend beaucoup de son enfance dans son essai La Nuit de Feu édité en 2015. Enfant aux démangeaisons créatives, précoce, raisonneur et questionneur, mais avec l’adolescence, la dépression et l’acédie font irruption  et il lui faudra atteindre sa quinzième année pour en sortir grâce à la musique de Mozart.
4. Mozart le sauveur
Mozart ressuscite E.E. Schmitt, il lui enseigne l’émerveillement, la douceur, la sérénité, la joie de vivre. Il travaille dur, accumule les succès, devient normalien, agrégé de philosophie.
Quant à F. Mauriac, avant 1933, il pressentait Mozart puis après l’épreuve de son cancer, il ne peut plus s’en passer. Cette voix d’ange et d’enfant lui rend la certitude que le paradis existe et que son anxiété à l’égard du jugement de Dieu sur ses proches est peut-être injustifiée. Sa grande curiosité pour les passions humaines, même les pires, a nourri son œuvre. Comme dans la parabole, il voulait prévenir les siens, leur prêcher le repentir. L’opéra de Mozart, Don Juan, qu’il adorait symbolise cette obsession : peut-on impunément toiser Dieu ? ( tous les romans de Mauriac sont nés de ce questionnement .)
5. Dieu et Schmitt
François Mauriac, à plusieurs reprises, a vécu des crises de la Foi mais n’a jamais quitté la main de Dieu dont il s’est toujours senti l’enfant. E.E. Schmitt malgré tous ses beaux titres universitaires est insatisfait ; il a 27 ans mais, écrit-il : «  depuis un an j’étouffais, qu’avais-je à faire sur cette terre ? »
Sa nuit mystique est simplement magnifiquement racontée dans son récit  la Nuit de Feu , écrit en 2015,  trente ans après l’événement. A partir de ce moment là «  tout a un sens, tout est justifié ».

B.         Il y a un temps pour parler au monde.

1.E.E. Schmitt réconcilié avec lui-même reconnaît ses talents et veut transmettre au monde des valeurs qui le portent et le dépassent. Pièces de théâtre, romans, essais, nouvelles, le font connaître, sont traduits en 43 langues, il devient un auteur à succès. En 1993 le Visiteur, 1996 les Variations Énigmatiques. Mais c’est surtout le cycle de l’Invisible, récits sur les religions qui impressionne le monde littéraire et religieux : Milarepa, monologue sur le bouddhisme,  Monsieur Ibrahim et les fleurs de Coran, conte soufiste, Oscar et la Dame en Rose, merveille sur le christianisme, l’Enfant Noé, récit sur le judaïsme, le Sumo qui ne pouvait pas grossir, récit sur le bouddhisme Zen, Les dix enfants que Madame Ming n’a jamais eus, conte sur le Confucianisme. Tous ces romans à succès veulent enrichir le « vivre ensemble » par le dialogue interreligieux. J’évoquerai seulement ses essais sur les vies des musiciens qu’il chérit, ses nouvelles et son dernier roman de 420 pages : L’homme qui voyait à travers les visages, paru en 2016, roman à la fois policier et philosophique qui questionne les problèmes de la violence, du terrorisme, du sacré, du mal… et de l’existence de Dieu.
                                               
2. Nous revenons à son grand aîné qui, malgré sa disparition il y a 47 ans, est toujours aussi apprécié.
1933 F. Mauriac est enfin reconnu par ses pairs et est élu à l’Académie Française. Cet homme que l’on dit replié sur le passé est aussi un homme d’avenir. Ses admirations politiques sont Marc Sangnier, Mendès France et de Gaulle. C’est pour lui le temps de prendre parti dans la confuse mêlée politique.
1936 Face aux menaces de la dictature franquiste , il publie des articles contre Franco dans le journal politique catholique Le Temps Présent.
1938 Il dénonce l’apathie de l’Europe face au fascisme hitlérien dans la même revue.
1939-1940-1941 Il rejoint les mouvements de la Résistance et écrit pour la presse clandestine.
1943  Les Éditions de Minuit publient le Cahier Noir sous le pseudonyme de Forez, c’est un appel à la dignité humaine.
 Le 25 août 1944 paraît son premier éditorial au Figaro. Le 1er septembre il rencontre le général de Gaulle pour la première fois et lui témoignera jusqu’au bout sa fidélité. Il écrit des éditoriaux pour s’opposer à l’épuration et appeler à la clémence.
1952 Il reçoit le prix Nobel de littérature dont il exploite la notoriété pour soutenir la décolonisation en Afrique du Nord.
25 octobre 1952 dans la Revue Littéraire la Table Ronde, on peut lire le 1er article écrit par F. Mauriac sous le titre de Bloc-notes. Entre 1952 et 1970 (date de sa mort), il a écrit près de 3000 pages réunies en 5 volumes de Bloc-notes. Cette nouvelle carrière de journaliste va lui donner une nouvelle jeunesse. Son dernier Bloc-notes paraîtra le lendemain de sa mort…
F. Mauriac imaginait son œuvre comme le refuge pour beaucoup d’êtres «  Ce grand arbre où les oiseaux du ciel font leur nid » et il a eu raison. Aux Bloc-notes réédités en 1993 se sont ajoutés d’autres articles réunis sous le titre la Paix des cimes en 2000 et D’un Bloc-notes à l’autre en 2004. L’actualité de ces textes a surpris tous les lecteurs.

E.E. Schmitt, dans la force de l’âge, va encore nous surprendre mais il garde la même angoisse : qui me lira, qui me comprendra, qui me répondra ?
Méfions nous du cloisonnement des genres littéraires, l’écho d’une œuvre sur le public est un mystère. Déjà en 1942, Zweig et Strauss se pensaient fous d’écrire une telle œuvre pendant la guerre. Or cette futile conversation musicale était une provocation face à Hitler, une dernière insolence de Strauss et le public le comprit ainsi : le 28 octobre 1942 à 19h, dans Munich plongé dans le noir, hommes et femmes se frayaient un chemin avec l’aide de petites lampes dans leur soif d’entendre la musique de Strauss, Lumière dans les Ténèbres, beauté au-delà des dangers de la guerre, combat d’Éros contre Thanatos.
Monique Grandjean
France

3 Thérèse Desqueyroux, personnage solitaire
François Mauriac est solitaire lorsqu’il s’applique à la création romanesque. Dans ses romans, il s’insurge contre l’esprit conformiste, matérialiste et bien-pensant de la société bordelaise de son enfance. Il est étranger vis-à-vis de ce milieu. Plusieurs personnages mauriaciens incarnent cette étrangeté et cette solitude. Thérèse est le personnage solitaire par excellence. Elle a voulu se marier pour être comprise et aimée, mais tout la sépare de son mari Bernard ; « ils donnaient aux mots essentiels un sens différent ». Le mariage devient  synonyme de prison et de cage pour Thérèse.
Notre intervention se consacrera à l’analyse mauriacienne très fine du drame intérieur de ce personnage solitaire, analyse rendue par une voix poétique qui se fait entendre à travers la création d’un réseau d’images, de symboles et de correspondances.

Michael O’Dwyer
Irlande
4 Du ‘Soliste’ au ‘Symphoniste’ à la Note Unique : François Mauriac, l’Eternel Chercheur du Beau
Pour répondre aux catégories du titre de notre colloque, je tracerai l’histoire – ou mon interprétation – de la recherche intérieure du romancier, condition indispensable pour lui à la création littéraire.  Si  mes principales références sont musicales, comme le constate mon titre – la musique étant conçue par lui comme le langage de ‘l’âme’ et ce qui touche nos ‘âmes’ – je conçois aussi ma représentation comme un triptyque à trois faces dont la dernière serait la plus illuminante puisque confirmation, allégorique, de l’artiste en lui.  Je prendrai une vue d’ensemble de l’œuvre de Mauriac en m’appuyant sur la philosophie bergsonienne ; mon approche sera donc humaniste plutôt que catholique, traditionnaliste.  Dans un contexte où les notions de ‘solidarité’ et d’‘engagement’ feraient plutôt penser au journalisme et à l’action politique de Mauriac, une question clé que soulèverait ma communication serait d’interroger le rapport entre l’idéalité de l’art et l’action sociale, le progrès humain.
Dans une Association qui attache autant d’importance à la création personnelle qu’à l’étude des auteurs – dimension, celle-là, qui va toujours croissant – ma communication voudrait dire aussi de façon implicite, à ce moment de nos 30 ans, pourquoi Mauriac a été choisi comme notre esprit de source ou de référence… qui nous poserait toujours le défi de l’avenir.

Margaret Parry
Grande-Bretagne

5 Engagement intemporel chez Greene, Mauriac et Pilinszky

Depuis La Bruyère, premier intellectuel chantre du social et du politique du Grand Siècle, l’œuvre morale des  « clercs » s'enracine dans la pensée solidaire des contingences de leur époque. Au XXe siècle, nombre d'entre eux ne « trahirent pas » selon la formule de Julien Benda comme en témoignent les œuvres de Zola, de Martin Du Gard, de Jules Romains, de Malraux, de Camus, de Koestler et également de Mauriac et de Graham Greene ou encore du Hongrois Pilinszky, qui écrivait  dans son journal rédigé sous le totalitarisme, « le monde entier est un immense foulard de Véronique ». Chez ces auteurs, les figures de personnages éprouvant une empathie avec les nécessiteux, désespérés ou exclus, forment la trame principale de nombreux romans ou de mémoires.  Chez Pilinszky, la solidarité semble une forme d'être, « par essence », chez Mauriac, elle prend un enracinement dans la société, chez Greene, celle-ci est mondiale. Appel, devoir impérieux ou nécessité intérieure animent les personnages, dont la grandeur naît de la virtuosité des auteurs à décrire l'esprit, l'engagement et dont la vertu d'exemple reste intemporelle.
Helga Zsak
Hongrie

6 Le journal de l’écrivain : solitaire à la vue de tout le monde

Le journal intime étant un texte ambigu par excellence (destiné à la lecture, comme tout texte, et à la fois caché de tous, parfois de son auteur même - au moins pour quelque temps), le journal intime de l'écrivain l'est alors infiniment plus. Comment trouver l'équilibre entre la solitude nécessaire pour l'écriture et la vie mondaine d'un écrivain célèbre ? Comment trouver l'équilibre en dedans du journal intime propre, en restant une personne comme toute autre, avec le droit de garder cachés certaines choses, pensées, idées, événements trop personnels - et les révéler à son journal, devinant que dans quelque temps ces écrits deviendront,  peut-être, célèbres et lus par tout le monde? 
Les auteurs différents résolvent le problème de façon différente. Ainsi, André Gide essaie de ne rien cacher au lecteur, avec l'idée de la publication de son journal entier quand il est encore en vie, en 1939; mais il n'y arrive quand même pas d'une manière absolue, se sentant obligé d'en retirer quelques passages trop personnels - ou dangereux. Paul Claudel, par contre, semble ne pas avoir eu de préoccupations pour ses lecteurs futurs, son journal demeurant presque parfaitement personnel, au moyen de nombreux codes, signes énigmatiques, abréviations et surtout par sa manière brusque et quasi violente de donner ses opinions personnelles. Pour sa part, François Mauriac a livré passionnément sa parole et au fil de sa vie, son journal a évolué, en quête de soi pour s’ouvrir pleinement au monde, s’engager dans la réalité.

Bibliographie

1.       Cocula Bernard, Mauriac écrivain et journaliste; préface de J. Lacouture. Bordeaux, Ed. Sud Ouest, 2006, 222 p.
2.       Ecriture et identité. Textes réunis par Françoise Hanus et Nina Nazarova.
Association Européenne François Mauriac. Paris: L’Harmattan, 2015, 211 p.
3.       Journal d’un homme de trente ans // Mauriac Œuvres autobiographiques (éd. établie par F. Durand). Paris, Gallimard, 1990, p. 217-270 (Bibliothèque de la Pléiade)
4.       Le Journal d'écrivain. Un énoncé de la survivance (s. dir. Matthieu Sergier & Myriam Watthee-Delmotte) dans Interférences littéraires / Literaire Interferenties n°10, 2013 : http://interferenceslitteraires.be/nr10
5.       Mauriac  François, Le Cahier noir, Paris,  Actes Sud, 2015 (1943), 240 p.
6.       Touzot Jean, Mauriac sous l'occupation, Paris, La Manufacture, 1990, 247 p.
7.       Художественный мир Франсуа Мориака. Вестник Нижегородского государственного лингвистического университета им. Н.А. Добролюбова. № 9, 2010, 247 p.
8.       Дубнякова О.А., Кашина Т.А., Писательский голос в личных дневниках: А. Жид, П. Клодель, Ф. Мориак // Филологические науки. Вопросы теории и практики. 2016. № 12-3 (66). С. 14-18.
Oxana Dubnyakova
Tatiana Kachina
Russie
7 L’engagement féministe en littérature indienne : un combat solitaire ou solidaire ?
L’Inde connue comme « un pays qui n’aime pas les femmes », selon un documentaire d’Arte, soulève une double question sur la place de la femme dans la société indienne et l’engagement féministe en Inde. Afin de répondre à cette interrogation, nous allons étudier deux écrivaines indiennes qui accordent une place importante dans leur écriture à la condition et aux problèmes des femmes en Inde au XXe et XXIe siècle. Leurs romans peuvent être facilement qualifiés de romans féministes parce que presque tous sont basés sur les problèmes présents dans la vie des femmes et la façon dont elles répondent à des situations différentes. Leurs protagonistes sont toujours des femmes et elles dépeignent les problèmes et les dilemmes contemporains. Elles explorent le conflit intérieur existant dans une femme et comment elle s’adapte à l'environnement qui n’est certainement pas selon leurs souhaits. Ces écrivaines démontrent comment les femmes dans la société indienne de la classe moyenne d'aujourd'hui essaient de fusionner la tradition et la modernité afin de retrouver leur liberté, condamnée depuis si longtemps. C’est dans ce cadre social qu’Anita Desai et Shashi Deshpande décrivent la réalité de la vie des femmes indiennes. Elles montrent que les normes et les valeurs patriarcales enserrent les femmes, les privant de leur autonomie et leur liberté. Elles doivent façonner leur vie selon les exigences fonctionnelles des constructions patriarcales pour trouver leur propre chemin ou pour s’y perdre à jamais. Mais est-il facile de se révolter contre ce système patriarcal et de trouver le sens de leur vie ? À quel prix ces femmes obtiennent-elles leur liberté ? Nous envisageons de traiter ce sujet à l’aide de quelques œuvres littéraires de ces deux romancières. L’objectif de cette communication sera de comprendre comment ces deux auteurs s’engagent, par le biais de leur création romanesque, dans le combat féministe en Inde contemporaine et nous nous poserons la question de savoir si leur combat s’avère solitaire ou solidaire.
Mots-clés – Combat, Créativité, Engagement, Féminisme, Inde, Modernité.

Hemlata GIRI LOUSSIER
France, Inde

8 Repli narcissique et reconfiguration de l’engagement intellectuel dans le roman africain francophone contemporain. Le cas de Verre cassé d’Alain Mabanckou et Passage des larmes d’Abdourahman Waberi 
L’engagement intellectuel constitue en littérature africaine d’expression française un thème majeur d’inspiration et de réflexion. Jusqu’aux années 2000, l’intellectuel évoluant dans le paysage romanesque africain était interpellé par un destin collectif, celui du peuple africain dans son ensemble, et se disait prêt à améliorer ce destin. Il était porteur des valeurs universelles de justice, de liberté et d’égalité. Il se revendiquait de la lignée de Prométhée et son engagement se manifestait dans sa capacité à concevoir l’historicité future. Mais de nos jours, suite à une série d’impasses et d’échecs, ce personnage semble résolu à se retirer de l’espace public pour mener une existence narcissique dans laquelle, désintéressé par le jeu social, il ne veut surtout rendre des comptes à personne. Les romans africains des années 2000 ouvrent donc une nouvelle phase du positionnement intellectuel en Afrique, celle du repli narcissique. A quoi renvoie le repli narcissique ? Quels types d’enjeux sociopolitiques formule-t-il ? Quel archétype de l’intellectuel et quel projet de société défend cette notion ? Telles sont les interrogations au cœur de cette proposition de communication. L’intérêt, ici, à travers Verre cassé d’Alain Mabanckou et Passage des larmes d’Abdourahman Waberi, est de voir comment le repli narcissique obéit au contexte actuel d’une littérature africaine contemporaine fortement dominée par la désaffection politique et idéologique ; une littérature coupée des attentes populaires et où l’enjeu pour l’écrivain n’est plus de promettre à ses concitoyens une société meilleure, mais de questionner la réalité du monde en se conformant à sa complexité. Le repli narcissique se veut une sorte de déconstruction du code éthique de la figure de l’intellectuel engagée dans des grands projets nationalistes et patriotiques qui a prévalu dans le paysage littéraire africain francophone jusqu’aux années 2000. Cependant, loin d’être la caricature d’un individu renfermé dans sa subjectivité, notre propos s’attellera à démontrer, à partir du corpus, que le repli narcissique fait surtout appel à une reconfiguration de l’engagement politique qui, mettant en retrait l’élite intellectuelle, ferait du peuple sa propre avant-garde.


Bibliographie :

I- Corpus de base
• Mabanckou Alain, Verre Cassé, Paris, Seuil, Coll. « Points », 2006 (édition originale : Paris, Seuil, 2005).
• Waberi, Abdourhaman, Passage des larmes, Paris, Jean-Claude Lattès, 2009.
II- Corpus secondaire
• Monénembo Thierno, Les crapauds-brousse, Paris, Seuil, Coll. « Points », 2010 (édition originale : Paris, Seuil, 1979).
III- Ouvrages généraux
• Albert Christiane, L’immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005.
• Brezault Eloïse, Afrique: Paroles d’écrivains, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, 2010.
• Bauman Zygmunt,  La décadence des intellectuels. Des Législateurs aux interprètes, Paris, Jacqueline Chambon, Coll. « EDITIONS JACQUE », 2007.
• Bodin Louis, Les Intellectuels, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1964.
• Brunet Manon, et alii, L’inscription sociale de l’intellectuel, Paris, L’Harmattan, 2000.
• Kouvouama Abel (sous la direction), Figures croisées d’intellectuels, Trajectoires, modes d’actions, productions, Paris, Karthala, Coll. « Homme et Société », 2007.
• Maçon Guy, Voyage au bout de la Négritude, Paris, L’Harmattan, 2000.
• Malonga Célestin, Nihilisme et Négritude, Paris, PUF, 2009.
• Mbaye Diop, Babacar et alï, Le destin de la Négritude, Paris, De la lune, 2009.

Fabrice EKO MBA
France

9 Solitudes et solidarités de Pascal Quignard

Écrivain considéré souvent comme « solitaire[4] », Pascal Quignard explore continuellement, dans son œuvre fictionnel et philosophique, la notion de solitude, mais aussi celle de solidarité. Nous pensons que la conception d’un « être seul entouré[5] » se décline dans son œuvre sous la forme de trois instances : être humain, lecture et écriture. Passionné par l’histoire et, surtout, par la culture romaine et par la langue latine, il médite sur les projections  et les perceptions de cet état de l’être humain dans les temps historiques éloignés. En effet, la solitude et ses formes dérivées (la retraite, l’isolation, l’érémitisme, etc.) se conjuguent ici avec leur contraire – le collectif, comme, par exemple, dans son ouvrage, Sur l’idée d’une communauté de solitaires, consacré aux Solitaires de Port-Royal. La solitude et la solidarité sont également pratiquées et explorées par Pascal Quignard dans le présent, quand il se retrouve en tête-à-tête avec son lecteur d’aujourd’hui. Le fait que Le Lecteur représente le titre d’une de ses œuvres confirme cette hypothèse. La solitude et la solidarité apparaissent également dans l’interrogation sur la pratique personnelle de la création littéraire de Pascal Quignard. La solitude, qui est pour l’écrivain le « singulier désir d’être singulier, d’être seul », fait écho, en effet, au concept barthésien du Vouloir-Écrire où le verbe « écrire » est un verbe intransitif. En même temps, l’écrivain porte la responsabilité de son texte devant son lecteur auquel il se trouve lié (solidaire) par ce que l’écrire produit. Aussi dans notre communication, allons-nous considérer la solitude de l’écrivain comme le « rapport pratique aux autres en tant qu’ils vous laissent ou ne vous laissent pas "vivre seul"[6] ». De ce fait, l’engagement littéraire de Pascal Quignard sera interrogé comme un engagement humain et humaniste, la solidarité étant donc une responsabilité, responsabilité de re et de dicto.

Galyna Dranenko
Ukraine

10 La tentation taoïste du penseur français, de Jean Grenier (1898-1971 à Marcel Conche ( né en1922 )
Une lignée d’essayistes français n’ont eu de cesse, de la fin des années 1940 à aujourd’hui d’opposer à l’engagement de leurs contemporains, une sagesse du retrait solitaire et du non-engagement.
Dialoguant avec leurs élèves, qu’ils peuvent paradoxalement inciter à s’engager ( Camus, Roblès, Etiemble, Jean Daniel ou Comte-Sponville…), se confrontant à leurs contemporains intellectuels (Grenier disant de « Sartre : l’engagement = trois personnes. Moi présent jure fidélité à un moi futur par-devant un autre moi qui fait la liaison entre les deux (moi fictif) : opération magique), ils s’opposent à toute philosophie de l’histoire comme à toute philosophie politique, afin de promouvoir une pensée du non-agir (wu-wei) inspiré du taoïsme dont ils sont les introducteurs ou les traducteurs. Il ne s’agit pas de tourner le dos à l’action et de se désintéresser des autres. Cela consiste à agir sans agir.
La séquence historique ici retenue montre l’évolution d’une pensée qui voit simultanément la montée en puissance puis la recrudescence des diverses postures idéologiques pour faire signe vers une quête métaphysique de vérité et de liberté. La pacification des démocraties peut s’y lire en filigrane.
Cela induit chez eux une finalité originale de l’écriture, comportant un autre tempo, un éloge du silence, du secret et de la solitude. L’essai et le journal s’avèrent pourtant leur forme privilégiée. S’ils donnent à voir une personnalité, ils impliquent un engagement, un risque qui offre au public une perspective sur le monde.
Nous voudrions constater leur oscillation, leur désorientation (où s’engager ?) ou leur écartèlement entre le relatif et l’absolu, entre un attachement aux choses sensibles et un désir de détachement à leur égard. Ils n’ont cessé d’intervenir dans la sphère intellectuelle et médiatique (presse et travail de la critique), tout en proposant un scepticisme diffus à propos de tout engagement politique. Philosophes, ils ont théorisé et justifié abondamment leur geste solitaire, n’évitant pas certaines contradictions solidaires qui restent à élucider. 
Tanguy Wuillème
France
11 Écrire en marge
Face aux grandes questions métaphysiques, politiques et sociales, comment l’écriture en marge d’un texte préexistant (glose, commentaire, réponse, hommage…) permet-elle au créateur de se situer et éventuellement de prendre position ? La nécessaire solitude de l’écrivain est-elle alors dédoublée ? Le roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, nous servira de tremplin pour explorer les enjeux de cette sorte de création en diagonale.
Toby Garfitt
Grande Bretagne

12 De la parole à l’Action  Albert Schweitzer, théologien, philosophe, médecin, musicien. Prix Nobel de la Paix 1952
Pour Descartes, toute philosophie part de cet axiome, étroit et arbitraire : « Je pense donc je suis ». La philosophie tombe dans l’abstrait. Elle ne trouve pas d’ouverture vers le monde, la vie.
Pour Albert Schweitzer la seule vérité qui s’impose : « Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre ».
Son axiome : le respect de la vie à travers toute son œuvre.
Il s’est fixé pour but de reprendre la réflexion là où le rationalisme l’avait laissé, afin d’aboutir par la raison ou par la pensée élémentaire, « à la vérité vivante qui naît de la pensée ».

Solitaire, d’une certaine manière dans une société entre la fin du 19e et le 20e siècle en pleine mutation, à la veille de deux guerres mondiales. Il fut l’homme de la transdisciplinarité, de l’engagement spirituel et personnel. Choyé dans un cercle protestant strasbourgeois, il fut dans ses sermons une « voix » nouvelle qui lui valut admiration et critiques. Il aurait pu n’être, de la plus magnifique manière, il est vrai, que le prédicateur et l’organiste dont la réputation avait traversé les frontières bien avant sa 30e année.
Seul contre l’establishment, d’une renommée exceptionnelle par ses écrits, ses prises de position courageuses, Schweitzer prit la décision d’entreprendre des études de médecine pour transformer la parole en action. Pas n’importe où : en Afrique, au Gabon où le paludisme, la lèpre, la tuberculose, la pauvreté faisaient des ravages.
Il devint le Grand docteur blanc de Lambaréné, une œuvre qui lui a survécu.
Jamais il n’a abandonné son principe de vie. Il a écrit, publié, réveillé les consciences, supporté l’emprisonnement, peaufiné sa pensée, interprété Bach pour récolter des fonds pour son œuvre africaine. Il est devenu au cours de sa longue vie une référence, une voix solidaire, extraordinairement présente sur tous les continents sur les grands sujets : éthique, politique, philosophique, spirituel.
Le respect de la vie, Erfurcht vor dem Leben, Reverence for Life : sa pensée demeure. En remontant le fleuve Ogooué, il a trouvé une réponse à ses interrogations : « Enfin je m’étais ouvert une voie vers le centre où l’affirmation du monde et l’affirmation de la vie se rejoignent dans l’éthique ».

Christiane Roederer
France
13 Exil et Générosité chez Friedrich Schiller et Dea Loher
La solitude se manifeste très tôt chez les auteurs romantiques et dans des figures inattendues. Friedrich Schiller, le plus romantique des classiques, a conçu de nombreux héros vivant en marge de la société et qui, néanmoins, ne boudaient pas pour autant le don envers les autres. A notre époque, la dramaturge Dea Loher a revu le mythe de Barbe Bleue pour mettre en évidence que dans le monde moderne, l’homme est toujours seul et qu’il n’existe que très rarement des actes de générosité gratuite. Pourtant, de nombreux personnages dans les pièces de Schiller, tels Jeanne D’Arc, le marquis de Posa ou encore Guillaume Tell, n’hésitent pas, malgré leur isolement, à embrasser la cause nationale. Ils vont même jusqu’à donner leur vie pour sauver celles des autres. Quel acte serait plus solidaire que celui-là ? Ainsi nous allons nous attacher à étudier toutes ces figures issues de la littérature allemande, autant classique que contemporaine et qui portent en elles la marque de l’exil ou d’une extrême solitude. Ces marginaux tentent de concilier en eux les blessures liées à la solitude et au don de soi, très sincère même s’il est paradoxal.
Agnès Felten
France
14 Solitude, une force de résistance face à la déshumanisation, et aussi un combat pour protéger la Nature dans la société modernisée sinophone

Schopenhauer fait l'éloge de la solitude ; selon lui, la solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d'être avec soi-même et le second de n'être pas avec  les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à tout ce que le commerce du monde apporte avec lui de contrainte, de peine et même de danger. 
La vérité est souvent universelle. L'analyse de Schopenhauer correspond à l'actualité d'un certain écrivain tibétain d'expression sinophone d’aujourd’hui. Long Renqing appartient à ce mouvement. Ayant choisi de ne pas suivre la grande vague vers la ville modernisée, il vit la solitude sur sa terre natale. Cette solitude lui permet de créer une relation intime avec la Nature, entre la tradition et la modernité. Sa création littéraire se base sur cette relation comme celle de certains de ses compatriotes littéraires.
Par le biais d'une analyse des œuvres de ce groupe d'auteurs, notre travail traitera les particularités de ce choix, ainsi que la recherche d’une nouvelle frontière d'identité culturelle et sociale de ce groupe, afin de répondre à la question de savoir si le choix de la solitude est un combat contre la déshumanisation et permet de protéger l'environnement ?

Yue Yue
France, Chine

15 Ethique et esthétique dans quelques romans de Laurent Gaudé
La production romanesque de Laurent Gaudé présente, à son intérieur, une série de romans qui puisent leurs sources inspiratrices dans des événements contemporains qui portent en eux du tragique : Eldorado (2006) parle des problèmes des migrants, Ouragan (2010) de la tempête qui a ravagé La Nouvelle Orléans, Danser les Ombres (2016) du tremblement de terre en Haïti. Modulés sur des stratégies narratives particulières, ces romans proposent des histoires qui s’insèrent dans la question, très débattue aujourd’hui, du rapport entre littérature et réalité, et notamment entre littérature et événement : la transposition fictionnelle d’un événement (ou d’un fait divers) concernant non seulement l’individu mais une collectivité peut-elle signifier un engagement de la part de l’auteur ? La décision de s’adonner à cette pratique scripturale comporte-t-elle une prise de position et donc une volonté d’intervenir sur les problèmes que ces événements suscitent et/ou de proposer des solutions ? D’ailleurs, parler de ces drames qui ont une dimension sociale demande une sensibilité littéraire nouvelle, capable d’éloigner la narration romanesque de la simple chronique et de reconstruire à travers les personnages un monde qui n’est plus décrit mais analysé : de là naît la nécessité d’une nouvelle esthétique qui assume avant tout le principe de la polyphonie du réel. Mais si le monde, comme disait G. Perec, « est une réalité vivante et difficile que le pouvoir des mots peu à peu conquiert » (Robert Antelme ou le pouvoir de la littérature, Seuil,1992, p.53), quelle valeur peut-on attribuer à la transposition fictionnelle de ces drames collectifs ?
A travers l’analyse de ce corpus romanesque, je voudrais répondre à ces questions et montrer le sens de cet engagement littéraire contemporain qui, contrairement au passé, lie étroitement forme romanesque et responsabilité de l’écrivain, car ces romans ne sont qu’une forme façonnée par la subjectivité d’un écrivain qui essaie d’exprimer la tension de son rapport au monde.

Daniela Fabiani
Italie
16 Il ne voit rien et il voit tout

Aux moments de dures épreuves pour la France, plus que jamais la littérature était nécessaire pour dire le monde, pour cerner la douleur du monde. Parmi les écrivains français qui ne pouvaient pas “se tenir au-dessus de la mêlée” il convient de mentionner, en premier lieu, François Mauriac (son Cahier noir, après trois longues années d’occupation est devenu un véritable manifeste de combat), Albert Camus (dans L’Homme révolté qui disait : “Je me révolte donc nous sommes”), Jean-Paul Sartre (qui prend parti et se lance dans l’action clandestine) pour ne citer que les plus célèbres. Pourtant, il y en avait beaucoup d’autres, malheureusement méprisés par la postérité. L’écrivain français contemporain Jérôme Garcin, vingt ans après Pour Jean Prévost, dans son livre Le Voyant fait le portrait d’un autre écrivain-résistant : Jacques Lusseyran, que la France a négligé et que l’Histoire a oublié. Ce personnage inouï qui va au-delà de ce que l’imagination d’un romancier pourrait inventer, frappé à huit ans par un handicap majeur – la cécité, poursuit ses études, pendant la guerre se lance dans la résistance et crée les Volontaires de la liberté, future composante du grand mouvement Défense de la France. À vingt ans, il est déporté à Buchenwald, d’où il reviendra vivant, plus vivant que les voyants et laissera après lui une œuvre abondante. Cette revendication de dignité, née dans le cœur de Jacques Lusseyran, le tire de sa solitude précisément en ce qu’elle vaut pour tout homme. Elle est à même de résoudre la question que pose à l’homme l’injustice.
Ayant traversé les moments les plus noirs du XXe siècle dans les couleurs insolentes de sa cécité, soutenu par une lumière intérieure, Jacques Lusseyran a fait preuve d’une “sidérante faculté de l’homme à combattre la mort, à résister à ce qui le détruit”1. Quel paradoxe ! Un jeune homme aveugle servait d’exemple aux détenus du camp de Buchenwald en leur citant sa devise : “Il faut tout mettre à l’envers. Apprendre à mourir n’a pas de sens. Ce qu’il faut, c’est apprendre à vivre”.2                 

1.   J. Garcin. Le Voyant. Gallimard, 2015, p. 105.Ibid, p. 86
Taras Ivassioutine
Ukraine
17 Le roman d’une solitude
L’écriture est un miracle
qui permet aux hommes de communiquer.
Gao Xingjian

Être sur la terre, vivre parmi les hommes, apprendre à souffrir, donner expression à ce qui te surprend, c’est prendre conscience de l’existence, devenir personnage, sur la page blanche de l’innocence, s’interroger sur le sens de la destinée humaine, de l’implacable du temps, de l’être irremplaçable ; c’est mener une vie vouée à confirmer que tout devient trace d’un souvenir inoubliable, signe irrécupérable, le passage éternel vers l’espace vide de la mort, comme limite extrême de la vie.
Matrice et empreinte, héros ou martyr, isolé ou exilé, l’homme se trouve au carrefour d’un choix terrible, mise à l’épreuve de se décider, au comble de la vie, au pire de l’histoire quand, au nom de la vérité, ce sont les autres qui en décident. On supprime ainsi la liberté de l’homme, on opprime sa liberté intérieure, comme un attentat à la vie. Mais, la liberté n’est pas un don du ciel, elle doit être conquise : La liberté n’est pas un droit de l’homme concédé par le ciel, et la liberté de rêver n’est pas non plus acquise dès la naissance: c’est une capacité qu’il faut préserver, une conscience, d’autant plus que les cauchemars ne manquent pas de la perturber. (Le livre d’un homme seul, p. 40)
Gao Xingjian nous propose une lecture d’un livre qui devient le texte de notre vie, l’expression de notre conscience, mise à une profondeur qui nous dépasse, sans dissoudre l’ordre de la nature humaine. Même la mort est un phénomène naturel, l’éphémère éternel, qui nous surprend au moment où on est arrivé au rivage de l’amour, en oubliant ta famille, ta patrie-mère, tous les souvenirs qui pourraient survenir.

Moi, le lecteur
C’est un roman total, un récit grave, une histoire terrible, valable pour tous ceux qui ont vécu aux temps de la terreur et de la dictature. C’est le roman de la solitude de l’homme sur la terre, l’histoire d’un Grand Solitaire. Une confession de quelqu’un qui se dévoile, par le fil ininterrompu des mots, susceptible, en chaque moment, d’être trahi. Chaque fois, quand il ouvre une porte pour rendre une visite, chaque rencontre est soupçonnée, et il risque d’être chassé par la vue de quelqu’un invisible, inconnu.
L’autre vie du personnage est sauvée par l’habileté du romancier. Pour rendre vraisemblable ce terrible jeu, entre l’enquêteur et l’enquêté, entre le chasseur et le chassé, il laisse dans l’ombre la figure atroce de celui qui dénonce. La chance du personnage est de se sauver par l’écriture. L’écrivain ne pourrait jamais mentir. Son œuvre, c’est une confession qu’il partage avec ses personnages et avec ses lecteurs. Le narrateur nous met à l’épreuve, par son œuvre : Les personnages n’appartiennent à personne. Ils attendent juste la chance d’être lus, pour exister davantage, et toujours autrement. (Sylvie Germain, Les personnages, p.31) Sur la scène diabolique où l’ennemi va être démasqué, les cris, les vociférations, les intrigues, n’ont aucune valeur si elles ne sont pas consignées dans un dossier. Le triomphe de ce jugement dernier, la valeur de cette mystification, est plus grand et plausible, au moment où on constate que tout est au contraire de la vérité et de l’évidence. C’est ici qu’on trouve l’invention de l’arbitraire et de la fiction romanesque.
Tout, à part la morphologie, la syntaxe et le paradigme, le simple jeu entre deux mots, solitaire et/ou solidaire, nous donne la clef du suprême enjeu auquel est soumis l’être humain. La conjonction ou c’est la versatilité, l’espace de l’évasion, c’est la Chine, où tout est possible. Celui qui s’implique, qui cède à la vie, va se sauver. Celui qui se rebelle, va mourir. Être à la fois, solitaire et solidaire, entrer en dialogue avec l’autre, c’est libérer l’esprit de la peur, trouver l’amour, faire disparaître les souvenirs.
Le moi ou le toi rend réversible la personne humaine et possible la substitution, la fuite, le masque, la configuration d’un autre et permet d’effacer l’empreinte unique de l’être. C’est plus facile de se cacher, de prendre une attitude, de juger, de culpabiliser, sans descendre dans les abîmes de l’âme de l’autre. Cette minuscule conjonction, ou, permet l’évasion, l’émergence de la peur, l’attente invisible d’un chasseur, le soupçon, comme un instant qui vole dans le vide. Au lieu d’œuvrer sur soi-même, de se découvrir et de se connaître, la quête incessante devient enquête, mise en scène d’un personnage étrange, jugement dernier d’un ennemi qui se cache.
On oublie que le temps est irréversible, que la succession c’est la mort du temps, le néant du présent, le choix entre la liberté et la soumission, c’est renoncer à soi-même, en faveur d’un personnage qui est aussi étrange et qui n’accepte pas la substitution : L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l’amener qu’à la destruction des autres et de lui-même. (A. Camus, L’homme révolté) La substitution est permise et devient permissive seulement au romancier, pour éviter lui-même d’être annulé, par le double je/jeu des personnages. Pour se sauver, le créateur n’a qu’une seule solution, s’évader de son for intérieur, transférer le message, par la mise en page, d’être en même temps le narrateur et le personnage, en train de se dévoiler. La seule solution c’est le transfert, par le dialogue, de s’interroger sur lui-même, sans attendre la réponse, la confirmation. La substitution c’est perdre son identité. Se cacher dans la masse, changer de nom, ce ne sont que de simples artifices, une fuite nocturne, une évasion de la matrice créatrice.

Toi, le narrateur
Le risque de ce petit mot, ou, rend impeccable le visage d’autrui. Le doute s’installe immédiatement, même dans une conversation banale, quand l’accent d’un locuteur pourrait trahir son origine, sa vie, son secret, mieux simulés, par le détour, le retour du personnage.
Au contraire, l’autre particule, et, sauve l’identité et confère légitimité à chaque être de devenir ce qu’il est. Le moi et le toi se lient aux confins du temps, sans se mêler ou se troubler, sur la même page, narrateur et personnage, en parfaite simultanéité, ce qui fait, au fond, s’accomplir l’œuvre : L’expérience du lecteur est irréfutable. [...]. Il est le centre. Et le livre est, sous les yeux du lecteur, le lieu du dialogue caché de deux figures, le narrateur et le personnage. [...] Mais sa vie fictive continue de se prolonger dans le moment de méditation et d’appropriation du texte, de refiguration (Paul Ricoeur), où les mots écrits deviennent une œuvre par le travail, le soutien du lecteur, son appui, actifs, effectifs. (François Mauriac, Le romancier et ses personnages, p. 8). Ils représentent le comble d’un accomplissement, d’une mise à l’œuvre, au même instant, sans succession, sans hésitation, afin de ne pas rester bloqué dans l’intervalle, entre deux rivages, incompatibles.
C’est la troisième voie, trouvée et proposée, par un autre écrivain chinois, François Cheng, qui nous offre la solution, d’être sauvés par le vide-médian : Au cœur de la cosmologie chinoise, [...], il y a donc cette triade taoïste Yang-Yin-Vide-médian. À celle-ci, les confucéens vont en proposer une autre plus centrée sur la place de l’homme et qui est Ciel-Terre-Homme. [...]. Il doit, pratiquant la Voie du Milieu, juste participer comme Troisième à l’œuvre du Ciel et de la Terre. (François Cheng, Le Dialogue)
On ne pourrait pas jouer avec les personnages. Ils ont leur vie, qui leur appartient, en totalité et intégralité, et personne n’a le droit de changer leur destinée, ni leur créateur, le romancier. Tant mieux, dans la vie des personnages du roman, Le livre d’un homme seul, où le narrateur prend la place d’un metteur en scène. Et le spectacle se passe, dans l’intériorité d’un personnage, qui joue et rend sa vie sur la scène, sans spectateurs et, en même temps, se situe sur la grande scène de l’histoire, où le metteur en scène en tant qu’absent, est aussi omniprésent. Il est seulement représenté par son nom, par sa figure, par son image qui flotte dans l’air du temps comme un drapeau au-dessus des têtes rebelles.

Lui, le Créateur
Derrière le narrateur, il est le metteur en scène. Avec une habileté innée, grâce à ses exercices visuels sur la nature humaine, très attentif au scénario, sans intervenir ni changer les répliques des personnages, le metteur en scène exerce la fonction d’une omniprésence, soit dans la salle, comme spectateur, soit comme acteur sur la scène, afin de suivre une fiction qui est plus vive que la vie même.
Dès la première page, j’ai eu l’impression que je me trouvais dans la salle d’un théâtre et que j’assistais à une répétition, sur la scène, dans la pénombre, comme dans un bureau situé Place Tienmen, autrefois, pendant la Révolution culturelle. C’était le temps de la chasse, du crime justifié par la seule raison de perdre la vie et d’essayer de s’échapper par la porte fermée de la censure. C’était le temps du mépris et du soupçon, quand il suffisait d’un geste minime ou d’une grimace pour que l’autre, à côté, puisse interpréter tes pensées cachées.
En lisant, j’assiste à un spectacle, à une répétition, la dernière, avant la première, où personne ne pourrait prévoir l’enjeu et la fascination d’une vie, mise au jour, à la lumière qui va jaillir, confirmation de la réussite. Aucun mot de trop, aucun geste subversif, aucune allusion perfide, pour suggérer le grand spectacle qui se passe dans la rue, dans les coulisses d’un pouvoir, menacé de se dissoudre, au premier refuge, dans les souvenirs, dans l’amertume, dans la souffrance, d’un passé irrésolu.
C’est aussi une terrible coïncidence, pour moi, en tant que victime d’une dictature, d’avoir l’impression que le roman a été, particulièrement, écrit pour moi. Je me suis identifié avec le personnage principal jusqu’aux derniers détails. C’est le mérite du grand talent du romancier Gao Xingjian.

Elle, la vie
Être libre, c’est assumer les limites de la liberté, ouvrir la porte étroite de ton être, garder les souvenirs de l’enfance, écrire ce qui se passe dans ton âme. Mettre à l’épreuve ta vie, coucher sur une page tes pensées, trouver la voie vers toi-même, faire retentir ta voix, singulière, unique.
Dans ce roman de la solitude, il s’agit d’un personnage qui, refusant la lassitude, assume son destin, une autre vie. Il a le courage de mettre en question même le sens de la vie, de s’interroger sur la fragilité de l’être, en tant qu’être. Au-delà de son enfance, il n’y a personne. Un vieux moine frappe son front, pendant la visite au temple. Tout d’un coup, il se trouve devant les précipices d’un abîme. Ce geste violent c’est comme un réveil. Devant lui s’ouvre l’abîme d’où il se sauve, par ses souvenirs, par les traces qu’on laisse, comme une promesse qui s’accomplit, à la seule condition de suivre la voie d’une autre vie. En même temps, il se rappelle la prophétie faite. La solitude c’est la vie d’un homme qui assume son destin, qui s’implique et qui risque sa vie, pour accomplir sa mission, son œuvre sur la terre.
Georges SIMON
Roumanie

18 Le silence de Dieu d’un camp de concentration nazi : l’Empereur d’Atlantis ou La Mort abdique de Viktor Ullmann
Quand on parle de la solitude comme d’une condition essentielle pour la création artistique, on pense à une condition idéale qui nécessite d’être défendue. Cependant, il y a des solitudes qui n’ont rien à voir avec la grande aventure solitaire dont l’artiste a besoin pour créer son œuvre et qui n’ont rien à voir avec la douceur du silence intérieur que l’Homme recherche lorsque les bruits et la frénésie de la vie deviennent insupportables. L’une d’entre elles est celle d’un camp de concentration nazi où les conditions extrêmes font naître la vie dans la plus terrible des solitudes, laquelle provient du silence de Dieu. Contraint à ce silence, l’artiste a deux issues : la mort ou la volonté extrême de survivre aux forces du mal et retrouver la liberté au cœur de la création.
Né dans l’Empire austro-hongrois en 1898 et déporté au camp de concentration de Terezin près de Prague à l’âge de 44 ans, le compositeur Viktor Ullmann a choisi la deuxième issue, en retrouvant la liberté au cœur de la création de ses œuvres qui aujourd’hui constituent un engagement socio-politique à l’égard de toute l’Humanité.
En respirant l’air stagnant et putride du camp et forcé d’obéir aux tyrans sadiques et pervers qui veulent lui ravir la liberté, Ullmann échappe au silence de Dieu grâce à la musique. Entre 1942, année de sa déportation, et 1944, année de sa mort à Auschwitz, le compositeur d’origine juive écrit plus de vingt œuvres, parmi lesquelles son chef-d’œuvre, L’Empereur d’Atlantis ou La mort abdique, un Opéra lyrique en un acte et quatre tableaux qu’il élabore avec son camarade de camp Peter Kien, poète et peintre de 24 ans, également détenu à Terezin. Musique et livret fusionnent pour donner le jour à un travail allégorique qui est un cri puissant à toute l’Humanité. Viktor Ullmann n’a jamais écouté son opéra, parce que des tyrans ont aussi utilisé sa mort pour poursuivre leur délire d’anéantir l’Humanité entière et dominer le monde. Cependant, même si les tyrans lui ont pris sa vie, ils ne lui ont pas ravi sa voix qui ne cessera jamais de crier pour nous mettre en garde contre le danger du retour d’une idéologie totalitaire.
Patrizia Prati
Italie
19 Anna Akhmatova adoubée par François Mauriac
Pourquoi et pour qui écrit-on ? Certains écrivains le font pour eux-mêmes. Parfois des solitaires offrent au lecteur leur personne en victime expiatoire. D’autres, enfin, se tournent vers leurs semblables, selon l’âge ou les circonstances extérieures. Un virage qui rend l’auteur solidaire de ceux qui ne s’expriment pas. C’est le cas de François Mauriac lorsqu’il met son talent d’analyse intime et de critique littéraire au service de ses lecteurs en entrant dans le commentaire de l’actualité. Il reconnaît et salue ce tournant chez un grand poète russe de sa génération, intimiste au départ devenu le chantre de ses contemporains plongés dans le malheur absolu. Dans son Bloc-notes du dimanche 15 mai 1966, il écrit : « Anna Akhmatova, je pense à vous […] un des plus grands poètes de la Russie soviétique ».
Anna Akhmatova, 23 juin 1889, près d’Odessa – 5 mars 1966, Moscou.
Poète au vers clair, souple et chantant qui, dès ses premiers recueils, atteint une perfection reconnue dans un style lyrique et personnel, très pétersbourgeois. Elle a l’essence d’une grande amoureuse, avec un cœur qui diffracte les sentiments pour les exprimer de façon très pure. Sa vie privée la pousse dans ce registre, en particulier son mariage en 1910 avec le poète Goumilev, un mariage peu heureux, suivi d’une séparation acceptée. Elle savait ne pas être faite pour le bonheur, mais le malheur s’acharnera sur cette femme adoubée et adulée.
La guerre et la révolution ouvrent sa vie au tragique, qu’elle accueille avec résignation et courage : elle n’est pas une pleureuse. Goumilev est fusillé en 1921. Son second mari et son fils seront arrêtés, beaucoup d’amis partis ou disparus. Dans les années Staline, elle garde une immense réputation de poète, bien qu’elle soit interdite de publication. Ses textes disent alors les tragédies vécues par son pays dans une dimension universelle. Elle attend dans une file à la porte d’une prison parmi les femmes qui veulent avoir des nouvelles de leurs proches arrêtés. L’une d’entre elles la reconnaît et demande : « Et ça, vous sauriez le décrire ? ». Oui. Sa voix dira l’indicible pour les cent millions d’âmes qui crient leur détresse par sa bouche. Le recueil Requiem dont les poèmes, faute d’être publiés, sont mémorisés par ses amis, atteint un sommet de la littérature mondiale. Ce qu’a reconnu François Mauriac.
Anne Hogenhuis
France

20 René Char, le fer et l’ivoire : « Je ne suis pas séparé. Je suis parmi. D'où mon tourment sans attente. »
La production poétique d’avant-guerre de René Char aura dérouté bien des critiques ; profondément autonome à l’égard de tout référentiel, souvent auto-réflexive, elle semblait n’offrir aucune prise, au point que la critique ait vécu comme un soulagement l’irruption de l’Histoire au sein d’une écriture jugée oraculaire et sibylline. Après une première période de silence, qui correspond à la prise des armes, la poésie étant jugée incompatible avec l’action, Char va accueillir l’événement, aussi monstrueux soit-il, au cœur de son écriture : non seulement sa poésie n’en sera pas trahie, mais elle découvrira dans cette épreuve toute son ampleur et sa légitimité d’après-guerre.
Si Char ne devient pas poète de guerre confiant à sa plume la mission de plaider une cause, il ne choisit pas non plus, au sommet d’une tour d’ivoire, de calfeutrer son univers poétique de toute influence historique ; réflexive quant à ses propres pouvoirs et limites, adonnée au libre jeu du geste esthétique, mais également engagée dans l’actualité et dans l’histoire collectives, l’écriture reflète une solidarité de la pratique poétique et de l’action inédite.
L’homme, en René Char, connaît les mêmes difficultés que l’écrivain ; malgré un devoir d’action et d’engagement collectif, l’esprit libre et profondément indépendant qui l’habite conserve une certaine défiance vis-à-vis du nombre et une réticence quant aux actions de groupe, soupçonneux des valeurs et codes supposément universels. Cette tension donne toute sa force et sa résonance à la voix du poète comme à son écriture, oscillant entre le désir de liberté créatrice de l’esthète et l'« humanisme conscient de ses devoirs » de l’homme d’action. Loin de les faire fonctionner toutefois comme des pôles exclusifs, le poète parvient très souvent à concilier l’esthétique et l’éthique dans des propositions communes qui peuvent alors se lire à double sens, toute l’entreprise de légitimation de la poésie sous la plume de René Char semblant vouée à atteindre un art poétique qui n’ait rien à céder à un art de vivre.
L’expérience de la guerre permettra à Char de trouver sa voix/voie poétique en tant qu’écrivain de l’après-guerre, parvenant à un point d’équilibre entre un chant solitaire et une symphonie avec le chant collectif de l’histoire, dans une position caractéristique de la modernité, tiraillant l’individualité entre une volonté d’affirmation jointe au refus de s’agréger à une communauté, fondée sur des valeurs auxquelles elle ne croit plus, et la nostalgie, sinon l’espoir, d’une re-fondation de la communauté.

Valentine Meydit-Giannoni
France

21 Pablo Neruda, la solitude de la création et la solidarité du chant messianique
Le poète solitaire. Le poète est seul avec son inspiration, seul avec ces vers qui ne demandent qu’à prendre vie, avec ces ferments qui agitent son esprit. À ses côtés, aucune présence concrète qui puisse intervenir au moment de la création.
Si abondante est la matière qui s’agite pour prendre forme et devenir le patrimoine de tous ! Non seulement reflète-t-elle la pensée, les réflexions, les méditations, les douleurs et les joies du poète plongé dans la situation historique et sociale qui se trouve être la sienne, mais elle peut refléter aussi un autre aspect de la richesse spirituelle de l’auteur : son regard sur l’autre, sur la souffrance humaine dont il s’investit et qu’il considère de son devoir messianique, comme poète et comme homme, de chanter, mais qui a besoin du lecteur pour s’accomplir.
Voici alors que se fait jour le poète solidaire. C’est le cas de Pablo Neruda qui, à côté de Veinte poemas de amor y una canción desesperada, où il chante les nuances d’un amour prégnant et charnel, compose aussi pour son peuple le Canto General, poème épique et moral dans lequel il devient poète testimonial et dont la poétique relève indubitablement de l’engagement envers l’homme, son présent et son avenir. Des vers qui dénoncent les abus et les lacérations infligés au monde des humbles et des opprimés oubliés de l’histoire, des vers solidaires qui veulent ouvrir des spirales de chaleur humaine dans des vies privées d'espoir et de dignité.
Thais A. Fernández
Italie

22 Je t'aime, mon chouchou!
“Ma solitude est brûlante”.
Le chuchotement créateur d’Alda Merini.

Visionnaire, hôte de maisons de fous, mère sans filles, célèbre locataire de deux chambres sordides dans le centre de Milan, Alda Merini connut la solitude la plus atroce, celle des oubliés, celle des coupables, et elle sut faire de cette solitude absolue sa plus fidèle amie. Alda Merini, qui « ne dormait jamais seule » parce que chaque soir elle recevait la visite silencieuse d’une entité inconnue à laquelle elle donna le nom de Dieu, fut une poétesse sublime qui voulut chuchoter au monde pour le débarrasser du mensonge, pour lui faire don, avec ses mots, d’horizons ouverts à tous les domaines possibles.

 Angelo Valastre Canale
Espagne

23 Ce qui fait l’homme, c’est l’horizon. De L’Arrière pays à L’Heure présente : itinéraire d’un homme pour d’autres hommes. Yves Bonnefoy.
En m’inspirant d’un certain nombre d’ouvrages théoriques, (L’inachèvement d’Yves Bonnefoy et Le point aveugle de Javier Cercas), je vais essayer de montrer que la poésie d’Yves Bonnefoy explore le manque en nous, manque qui donne lieu à une quête, toujours inassouvie, d’un arrière-pays, à la fois vrai et imaginaire, qui dynamise notre chemin d’homme, qui le mène selon un itinéraire existentiel vers une sorte de sagesse, un acquiescement à la vie, à L’heure présente.
L’itinéraire singulier d’Yves Bonnefoy à travers la poésie, est une exploration d’un chemin d’homme qui peut éclairer le chemin de tout homme. En cela, sa poésie est « un outil » de recherche existentielle, un outil de la connaissance de la nature humaine et pour cela une littérature engagée.

Marie-Louise Scheidhauer
France

24 Solitude et engagement. Le cas de Pereira prétend (Antonio Tabucchi, 1994)
Antonio Tabucchi, dans son roman Pereira prétend, offre au lecteur le portrait littéraire d’un homme écarté de la vie politique qui mène une vie solitaire à Lisbonne pendant les années 30. Grâce cependant à son expérience professionnelle à la rédaction du journal Lisboa, il est témoin des bouleversements qui secouent l’Europe de son temps. Le totalitarisme qui s’empare déjà de l’Allemagne et de l’Italie avance inexorablement vers l’Espagne, frappée par une guerre civile sanglante. Le Portugal, à une époque où l’alignement idéologique s’impose, a pris parti pour l’une des deux bandes du conflit.

Pereira est un homme saisi par le souvenir de sa femme et qui vit « comme s’il était déjà mort» (Tabucchi, 1996 : 15). La réflexion et la solitude sont des conditions nécessaires à son métier de traducteur et de journaliste, mais sa paisible existence sera progressivement ébranlée par la pression de la censure et par la poursuite acharnée d’un de ses collaborateurs dissidents, Monteiro Rossi.

Le roman se pose alors comme une prise de conscience progressive. Pereira commence donc à partager avec ses copains le sentiment d’étrangeté que provoque en lui l’intrusion du pouvoir établi dans le domaine des libertés individuelles. On pourrait suivre le parcours idéologique de Pereira à travers ses préférences littéraires. Au fur et à mesure que le roman avance, l’objet de ses comptes-rendus et de ses traductions évolue : il passe de Balzac et de Daudet à Bernanos ou Mauriac, qui condamnent la guerre civile espagnole et l’alignement idéologique de l’église officielle, qui prenait le parti de Franco. Pereira quitte définitivement son isolement créatif pour dire « non » à l’agression subie par Monteiro Rossi, qui lui coûte la vie, en utilisant la seule arme à portée de main : la plume. Pereira a laissé parler son cœur et ne cède pas « à la tentation du mépris » (Mauriac, 2016 : 48). En dénonçant ces événements sur sa page de journal, il choisit la voie de l’engagement politique et de l’exil en France, en comprenant que « le sentiment se construit par nos actes » (Sartre, 1996 : 45).

Bibliographie :

Tabucchi, A. (1996), Sostiene Pereira. Milano, Feltrinelli.
Camus A. (2015) [1951], L’Homme révolté, Paris, Gallimard.
Mauriac F. (2016] [1943], Le Cahier noir, Paris, Bartillat.
Sartre J. P. (1996) [1946], L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard.

José Luis Aja Sánchez
Espagne

25 L'inter-dit de l'auteur aux lecteurs : Un espace littéraire engageant
L’artiste, l’écrivain, dirait Camus, « chemine entre deux abîmes » : « On veut, d'une part, que le génie soit splendide et solitaire » dit-il, et d'autre part, l'art n'est rien sans la réalité[7]. Face à l’ère contemporaine, « l'artiste, qu'il le veuille ou non, est embarqué »[8] dans le flux du présent, dira Camus. Toutefois, l’œuvre en se métamorphosant en action morale, politique, humaine ou autre, ne met-elle pas en péril la personne de l’écrivain ?[9] L’œuvre écrite en vue d’une cause, d’une vérité extérieure ne cesse-t-elle pas d’être littéraire ? Faut-il donc renoncer à avoir d’intérêt à quoi que ce soit et se tourner vers le mur, s’est demandé Blanchot ?[10] Ne pouvons-nous pas penser comme Blanchot et dire que « l’œuvre créée par le solitaire et enfermée dans la solitude porte en elle une vue qui intéresse tout le monde, porte un jugement implicite sur les autres œuvres, sur les problèmes du temps […] »[11] ? Notre communication va ainsi s’articuler autour de la problématique suivante : comment, en ayant à l'esprit la dichotomie "engagement/solitude", pouvons-nous envisager une troisième voie concernant la place de l'œuvre littéraire dans son double rapport à l'auteur et aux lecteurs ? N'y aurait-il pas finalement une solution intermédiaire à travers une réflexion sur le langage qui trouverait dans la solitude de soi, du moi, une ouverture sur le multiple et la complexité du monde, créant ainsi une nouvelle forme d'espace intime et de fraternité via l'inter-dit ?
Notre communication va s’articuler, en un premier temps, autour de la notion d’ « extimité » comme elle fut définie par Lacan. L’écrivaine Annie Ernaux, dans son œuvre Journal du dehors, met en relief la dialectique de l’intime et de l’extime. Sa conception de l’identité est réalisée non selon un égotisme cartésien, mais suivant la pensée du divers d’Edouard Glissant[12]. C’est à partir d’une pensée rhizomatique, selon la définition du « Rhizome » de Deleuze[13], qu’Annie Ernaux conçoit son œuvre. L’hétérogénéité et la multiplicité sont au cœur de son écriture dite « nomade » et montrent effectivement l’idée d’un livre faisant rhizome avec d’autres machines[14], qu’elles soient politiques, sociologiques, historiques ou autres. Ses œuvres sont, en ce sens, un acte d’engagement vis-à-vis de la société où le « Je » est « traversé par les gens, leur existence »[15]. Or l’engagement de l’écrivain pour une « cause » extérieure ne serait-il pas un simple leurre comme le dit Gao Xingjian[16]?
À la suite de cela, notre communication se focalisera sur la problématique du langage et de l’engagement. S’engager pour le monde, c’est aussi s’engager pour un langage capable de dire le monde. Pour éclairer cela, nous serons amené à évoquer l’œuvre d’Yves Bonnefoy laquelle est une conscience du langage, de l’acte de parole qui s’avère être l’unique chaînon entre l’auteur et le lecteur, entre l’œuvre et l’époque, entre le livre et le monde. Ne pouvons-nous pas dire alors que c’est le rapport de l’auteur avec le langage qui l’engage ou non dans le monde réel ? Le langage ne serait-il pas dans ce sens soit la cause de la solitude de l’écrivain, voire son isolement, soit son salut pour un monde ouvert à l’autre ? La solitude de l’écrivain n’est-elle pas purement linguistique au lieu d’être un état physique ? Ne pouvons-nous pas dire que l’engagement poétique d’Yves Bonnefoy pour une parole simple montre sa volonté de créer une poéthique[17] ? N’est-il pas vrai que le poète à l’ère contemporaine n’est plus « hors langage » comme il fut critiqué par Sartre ?
L’œuvre littéraire contemporaine est, suivant la pensée d’Yves Bonnefoy, une forme d’éthique où le « je » écrivant n’est plus seul dans sa solitude, mais il est avec ses lecteurs. Ainsi, de l’espace solitaire de l’écrivain au vacarme du monde extérieur, un troisième espace est créé par la communion de l’écrivain et des lecteurs formant une « cité invisible » selon le mot de François Mauriac. Ne pouvons-nous pas dire par conséquent que la solitude de l’écrivain génère une matrice, celle de l’extimité, qui crée une nouvelle forme d’intimité au creux du monde ? La doctrine romantique de « l’art pour l’art », selon laquelle l’art ne doit avoir aucune visée, n’expose-t-elle pas à présent
« l’écrivain à une sorte de honte préalable »[18]?  Notre communication s’achèvera par la position de l’écrivain vis-à-vis de l’art et de l’œuvre littéraire et son rôle envers son prochain. Son engagement fera preuve de responsabilité envers autrui et d’un « pacte de générosité », comme dirait Sartre, entre l’auteur et le lecteur[19]. Le « je » qui écrit ne sera désormais plus séparé de l’autre de telle manière que nous reprendrons l’expression « Soi-même comme un autre » de Ricœur[20]. Ainsi nous remettrons en question la littérature engagée, sachant que l’inter-dit entre l’auteur et ses lecteurs devient une interdiction pour ceux qui sont étrangers à la relation linguistique et imaginaire existante entre celui qui écrit et celui qui lit. Ne serait-il pas alors judicieux de parler d’une littérature engageante à la place d’une littérature engagée ?
Islam Belgaid
Maroc

26 De la solitude du personnage écrivain à la solidarité ou l'engagement esthétique et politique dans les romans de Boubacar Boris Diop
Dans la littérature africaine, Boubacar Boris Diop occupe une place très particulière due surtout à l'importance qu'il accorde aussi bien à l'expérience esthétique qu'à l'engagement politique. Cet auteur que Jean Sob considère comme l'initiateur de la phase autoréflexive du roman africain[21] n'en est pas moins un écrivain qui fait de ses romans des lieux de contestation sociale et politique. Son œuvre semble ainsi tiraillée entre la solitude de ses personnages-écrivains qui trouvent dans l'isolement volontaire une condition sine qua non de l'activité littéraire et leur engagement dans des combats d'ordre sociopolitique. Les personnages des romans de Diop que sont N'Dongo Thiam, Mansour Tall, Khadidja et Kaïré trouvent leur salut en tant qu'écrivain dans la fuite loin des foules. Ils se complaisent ainsi dans une solitude physique et intellectuelle très féconde qui leur permet de produire de belles œuvres littéraires et de réfléchir sur l'activité d'écriture à travers un métadiscours qui envahit tout le texte romanesque. Ce semblant de parti pris pour les méditations esthétiques n'empêche pas les héros de Diop de se présenter en véritables rebelles qui contestent l'ordre en place.
Ainsi, la solitude chez Diop débouche inéluctablement sur une solidarité effective qui se manifeste par une volonté des personnages d'entrer en contact avec l'Autre pour lui faire part de leurs expériences esthétiques. Ils parviennent ainsi à réconcilier deux attitudes qui semblaient contradictoires mais qui se révèlent indispensables au romancier africain moderne qui voudrait apporter sa contribution à l'émergence d'une véritable réflexion sur l'esthétique et à la construction nationale.
Cette communication se fondera sur les recherches narratologiques, sur la métatextualité et le métadiscours ainsi que sur la sociocritique pour démontrer tout l'intérêt que les personnages de Boubacar Boris Diop portent à la création esthétique et à l'engagement.
Serigne Seye
Sénégal

27 Décrire le monde, écrire sa solitude : Bardamu, l’homme errant ; Raymond Courrèges, l’enfant perdu. Etude de Voyage au bout de la nuit de Céline et Le désert de l’amour de Mauriac
La période de l’Entre-Deux-Guerres, se manifeste comme étant l’âge du roman contemporain au XXe siècle. Grâce à l’élan populaire que le Naturalisme ne cessait d’évoquer depuis la fin du XIXe siècle, la littérature s’attache à dépeindre et à faire revivre l’histoire de la France contemporaine. Or, la première partie du XXe siècle témoignait de plus de pessimisme que d’optimisme. Tels des reporters ou des témoins oculaires des désastres de la vie absurde de la première partie tumultueuse du siècle, les écrivains s’engagent à analyser les affres de l’ existence pour un homme qui vit dans le déclin des valeurs sociales, humaines et mêmes divines donc existentielles.
Se sentant seul, délaissé et incapable d’affronter les contrariétés, les contradictions et la cruauté de sa propre condition, l’homme assiste désormais à son effondrement, vit dans le dégoût absolu d’Etre et découvre de près la violence du sentiment du mal d’exister dans une solitude destructrice. Celle-ci n’est que la preuve irréfragable de la déception de l’« Autre », qui est censé épauler le solitaire, l’apaiser, le réconforter afin de résister ensemble aux sentiments macabres d’abandon, de méfiance, d’errance, de perdition que la vie inflige, obligatoirement.
Mais, l’Autre (la famille, l’Etat, la société) qui est supposé encadrer l’homme, veiller à sa liberté et protéger ses droits naturels, ne fait que le frustrer et le condamner à vivre cloîtré dans sa solitude la plus sombre. L’homme de cette époque se voit, dès lors, comme un étranger devant ce monde dévalorisé, et se trouve être obligé de mener une existence absurde.
C’est alors dans ce contexte de déstabilisation politique, de polémique sociale, de choc des valeurs morales qu’une panoplie d’écrivains engagés voit le jour dans une France bouleversée dont l’existence est dominée par les conflits et par les injustices. De la lâcheté des politiciens timorés à partir de laquelle Jean Giraudoux explique leurs esprits défaitistes et poltrons, de l’inhumanité des industriels qui font subir aux plus démunis une souffrance impitoyable que Simone Weil critique farouchement, aux consciences déchirées entre le péché et la grâce que Mauriac illustre prodigieusement, à la condamnation de l’errance existentielle futile que l’homme se trouve obligé de parcourir et que Céline décrit avec originalité, à l’indifférence face aux effrois de la vie que Camus démontre efficacement, tels sont les reflets d’une écriture romanesque contemporaine, engagée et diverse qui sert à expliquer les angoisses du danger d’un ordre moral aboli, d’une solitude dissolvante et donc d’une existence écartelée.

Notre travail va, dans cette perspective, se concentrer sur l’étude de deux styles de littérature contemporaine, engagés certes, mais différents dans la représentation du combat de l’homme contre les forces du mal qui existent autour de lui ou aussi en lui. Autrement dit, nous allons analyser à travers l’étude du personnage Bardamu du roman Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline, l’itinéraire d’un voyageur qui erre seul dans le labyrinthe de la vie, qui lutte contre son destin et qui s’angoisse de mourir en souffrant. Dans la deuxième partie, nous assisterons à un autre combat existentiel et psychologique contre la solitude et l’ennui que vit le personnage Raymond Courrèges du roman Le désert de l’amour (1925) de Mauriac. Une solitude vécue essentiellement aussi bien au sein de sa famille qu’au fond de son être.
Les questions que l’on se pose sont les suivantes :
En quoi l’expérience de l’écriture apparaît-elle, chez l’un comme chez l’autre, comme une traduction d’un mal inéluctable de l’homme solitaire face aux illusions de la vie ?  Comment Céline et Mauriac décrivent-ils la perdition de l’être et écrivent-ils les tourbillons de son existence malgré les indéniables différences idéologiques et stylistique de chacun d’eux ?
Dorra Barhoumi
Tunisie

28 Nina Bouraoui dans Sauvage, une écriture sur le MOI par un JE ambigu

En littérature, et depuis toujours, la fiction a épousé l’Histoire et la poésie a emprunté les voies du récit. L’écriture est vue comme une thérapie servant à renouer les liens brisés de l’existence humaine. La manifestation du sens de l’œuvre littéraire est désormais considérée comme une évidence, c'est-à-dire un processus de création pouvant aller de soi, et provenir naturellement de l’esprit qui traduit ainsi une grande aventure solitaire.  

Nous proposons d’examiner le roman Sauvage, écrit par Nina Bouraoui, en 2011. Ce texte constitue dès lors une forme saccadée de l’existence déchirée d’une écrivaine talentueuse dont les romans ont déjà reçu des récompenses : La voyeuse interdite -son premier roman- (1991), prix du Livre inter et Mes mauvaises pensées, Prix Renaudot en 2005.

La romancière est née à Rennes d’un père algérien et d’une mère française, elle a vécu en Algérie jusqu’à l’âge de quatorze ans. Au début des années 80, Nina Bouraoui a vu sa vie basculer, quand elle apprend, après avoir passé des vacances dans l’Hexagone, qu’elle n’aura pas le droit de retourner en Algérie. Arrachée de son pays de cœur, elle vivra cette séparation brutale tel un drame qui marquera toute son existence puisqu’elle refuse de dire adieu à une existence antérieure. Une existence marquée par les souvenirs de l’enfance et les désirs de l’inconscience. Ainsi, se sentant complètement déracinée, l’écrivaine trouve refuge dans l’écriture. A la recherche d’une identité perdue dans un déracinement malmené, elle traduit la souffrance de cette séparation par un style d’écriture aussi singulier que déroutant.

Dans Sauvage, Nina Bouraoui met en action Alya, une jeune adolescente, sans identité confirmée, à la recherche d’une place entre l’enfance et l’âge adulte, entre le monde des vivants et le monde des morts. Ainsi, Alya cherche tout au long du roman à rétablir le contact avec Sami, son ami d’enfance. Ce dernier, disparu au centre de la campagne algéroise pour ne jamais revenir. Ne trouvant pas la force de pleurer, Alya écrit dans ses carnets son chagrin, sa douleur et sa peur de ne plus revoir Sami. Nina procède avec une organisation textuelle non aérée en plus d’une absence totale de chapitres pour permettre à Alya de nous délivrer un long monologue où les sentiments, les attentes et les désirs se relatent dans un désordre déconcertant.
En examinant les repères qui façonnent les identités de l’écrivaine et du personnage principal, nous pouvons facilement distinguer plusieurs indices de rapprochement entre Nina et Alya ; nous laissant, ainsi, penser à une réelle reproduction de l’auteur dans son texte littéraire. De père algérien et de mère française, Nina et Alya demeurent deux femmes oscillant entre deux identités distinctes. Habitant toutes les deux à Alger, Alya et Nina semblent partager, ainsi, le même espace. Elles partagent également un fort attachement à l’écriture pour s’affirmer et échapper à leurs douleurs. Les même penchants semblent, aussi, parfaitement les unir : sport (tennis), musique (les chansons de Sheila, celles de Fairouz ou même d’Idir)... Mais, demeurant un être coupé en deux, entre l’Algérie des années 70 et la France, nous nous demandons si Nina Bouraoui ne cherche pas à reconstruire une identité fracturée à travers le regard d’un JE narrateur approprié ?

À travers cette réflexion, nous tenterons d’analyser, d’abord, l’usage du JE identitaire par Nina Bouraoui à la lumière des théories de l’énonciation de Dominique Mainguenau et de Patrick Charaudeau. En parallèle, nous essayerons d’expliquer le penchant stylistique de la romancière pour la phrase coupée. Un choix, restant privilégié, qu’elle n’hésite pas à déployer dans toute son œuvre. Ainsi, suite à un aperçu de ces définitions théoriques, seront révélées les ambiguïtés qui marquent la quête identitaire d’une écrivaine solitaire.

Bibliographie
Bouraoui N., La voyeuse interdite, Paris, Editions Stock, 1991.
Bouraoui N., Garçon manqué, Paris, Editions Stock, 2000.
Bouraoui N., Sauvage, Paris, Editions Stock, 2011.
Charaudeau P., Langage et discours, éléments de sémiolinguistique, Paris, Hachette, 1983.
Kerbarat-Orecchioni C., L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1986.
Benveniste, E. 1966. Problèmes de linguistique générale, t1, Paris, Gallimard.
Maalouf A., Les identités meurtrières, Paris, Grasset,1999.
Mainguenau D., L’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette,1994.
Maingueneau D., L’analyse du discours, Paris, Hachette, 1991.
Meriem Belamri
Algérie
29 Les libérés : entre folie et création
Un livre visionnaire, Les Libérés. Mémoires d’un aliéniste, par Ricciotto Canudo, réédité en livre de poche en 2014.
A la veille de la première guerre mondiale, la théorie de la dégénérescence est considérée  comme cause principale de la folie, dans un lien étroit entre les fous, les criminels et le génie artistique. Dans une réinterprétation de ce lien, l’auteur, écrivain d’origine italienne, ami intime d’Apollinaire et de Picasso, propose une autre conception de la folie : les fous sont des « libérés », qui, comme les criminels et les artistes, chacun à leur façon, luttent contre la société et contre l’asservissement qu’imposent ses contraintes, dans une grande force de résistance individuelle. Il invente une utopie : La Villa, établissement psychiatrique qui soigne la folie, entre autres, par la musique.
Quoique cité pour le prix Goncourt, ce livre foisonnant, qui pose des questions tout à fait actuelles, comme les enjeux du pouvoir médical sur la folie, la place de la sexualité dans les lieux d’« enfermement », la force d’attraction d’un individu qui pousse une foule à l’obéissance au mépris de sa propre liberté…, fut très mal interprété par la critique et son auteur sombra dans l’oubli, avant sa redécouverte récente.
Ricciotto Canudo, (1911) Les libérés. Mémoires d’un aliéniste. Histoire de fous, Terre humaine, poche, 2014
Marie-Lorraine Pradelles-Monod
France
30 Quête de l’absolu ou liturgie de l’amour

Si Eric-Emmanuel Schmitt est aujourd'hui l'auteur français contemporain le plus lu et le plus joué dans le monde, c'est que son œuvre est traversée par le souci de donner un sens au côté spirituel de l'existence : la vieillesse et la mort, la tyrannie de l'argent et le retour du religieux, la solitude et l’amour. La solitude est souvent décrite comme une souffrance sociale, un mécanisme psychologique lié à un isolement non désiré. L’espèce humaine est éminemment sociale. Une grande partie des fonctions cérébrales dites “cognitives“ sont dévolues aux interactions que chacun d’entre nous entretient en permanence avec sa famille, ses proches, ses collègues de travail et tout ceux que nous rencontrons, même brièvement. Des capacités aussi importantes que le langage, l’élaboration du soi, de sa personnalité, la reconnaissance des émotions chez les autres, certaines formes de mémoire, la motivation, dépendent largement de la façon dont les relations avec cet environnement social s’établissent et se déroulent.
Écrivain philosophe, dramaturge, Éric-Emmanuel Schmitt aime jouer avec les paradoxes des émotions et avec les nuances du désir. Dans son roman Les Perroquets de la place d’Arezzo, il présente un large kaléidoscope des relations amoureuses, des espoirs et des peurs qui agitent les êtres humains. Ce livre de chair et d’âme est écrit sous la forme d’un conte philosophique qui dérange parfois, quand il met en avant les travers de nos sociétés, les ressorts de notre intimité et notre solitude face à l’abîme de nos passions. Les personnages du roman expriment, chacun à leur façon, une quête d’absolu car l’amour leur fait prendre conscience que l’on est mortel.
Dans son écriture, Eric-Emmanuel Schmitt s’inspire de ses rencontres, de confidences, de ses observations, de sa curiosité envers la vie et les êtres. Son roman incite à éprouver une grande tendresse pour notre nature d’être humain, à la fois faillible et merveilleuse, pour ce que nous avons de grand et de petit en nous. La comprendre conduit à accepter, plus facilement, à la fois notre complexité et celle des autres hommes. L’écrivain traite ses personnages avec une indulgence et une empathie qui viennent avec la maturité et le recul qu’elle donne sur les choses. Son roman est un hymne à l’amour. L’amour, auquel nous sommes appelés et qui est, pourtant, si difficile à réaliser.
Nina Nazarova
Irlande




LE COIN DES POÈTES



Les Éclopés de la vie


Accidentés
Fracturés
Mutilés
Amputés

Esprit perturbé
Visage endommagé
Bras attelé
Jambe plâtrée

Blessés, ils sont accueillis dans ce centre de soins et de réadaptation
où ils séjourneront, plus ou moins longtemps, dans de bonnes conditions.
Traitements, exercices physiques, alimentation, repos et relations
concourent efficacement à leur reconstruction.

Le fauteuil roulant s'impose, parfois, indispensable compagnon.
Le déambulateur permettra les premiers pas. Avec précautions.
Le rollator facilitera une, encore incertaine, circulation.
Les cannes confirmeront une réelle progression.

Dépouillés de leurs statuts, leur autorité, leurs pouvoirs,
privés d'un masque dissimulant leur véritable histoire,
ébranlés dans leurs certitudes ou les pertes de mémoire,
ils souffrent dans leur chair, cœur, âme… Solitude. Désespoir

Peu à peu, accompagnés d'une équipe de bons soignants
à l'écoute des douleurs, détresse, dits et non-dits des patients,
ceux-ci deviennent de plus en plus motivés et confiants,
essayant de se dépasser avec courage à bon escient.

Après les épreuves, les traumatismes subis,
de nouvelles attitudes et comportements acquis,
avec l'aide et le soutien de thérapeutes aguerris,
les éclopés, transformés, sourient à nouveau à la Vie.
                                                                                                      

                                                                    Monique Mangold







Exode

Regard noir fixant l’horizon
Tristement, résolument
Lèvres fermées, sourire absent,
Où t’en vas-tu sans homme
Pour te porter ?
La main dans la main de ton petit garçon
Qui sous son bonnet
Pleure peut-être celui qui est parti,
S’éloignant sans retour,
Tu te tiens droite et ferme
Et porte ton bébé qu’emmitoufle
Chaudement le châle protecteur.
Il fait froid
Dans la pâle lueur
Du soleil hivernal.
Vous êtes tous couverts
Mais le cœur est si lourd !
Départ pour vous
Sur ce quai que raidit la tristesse,
Tu n’a qu’un panier
Un peu de nourriture sans doute ?
Où vont te conduire tes pas ?
Vers quelle terre d’accueil ?
Tu attends, tu attends…
Toujours tu auras attendu,
Attendu un mari, des enfants, le pain de chaque jour.


Une vie dure ! Un envol pour l’ailleurs,
Une existence meilleure, tu rêves.

Peut-être es-tu au contraire
En train d’arriver
Après un long périple ?
Peut-être touches-tu à la liberté
Après une indicible errance
Une autre terre, un autre peuple,
Qui sait ?
Est-ce la fin du voyage ?
Un toit, un lit, du travail, une vie
Tout à recommencer,
Le sourire retrouvé
Tes petits grandiront
Puisqu’ils seront aimés,
Tu leur aura donné
La force d’avancer
Sans pourtant oublier le pays de leurs pères. Châles enveloppants de l’amour maternel
Que ne sauraient user les déchirures du temps,
Boucliers magnifiques
Protégeant à jamais le cœur de tes enfants.




Migrants de tous les temps
Sabine Badré























Shoah


Souvent je me réveille
Dans un wagon plombé
Direction les camps
Dont on croyait encore
Qu’ils n’étaient pas la mort
Quand on s’embarquait misérablement
Avec son baluchon et son ticket de train !
Demeure à tout jamais
La faute originelle,
Adolf, sa race aryenne,
Sa haine viscérale
De toute différence.
Tant de complices alors,
Tant de haine déversée,
Tout cela prémédité,
Organisé, pensé, réfléchi.
Tu partais dans le doute atroce
Payant même ton voyage,
Telle l’obole à Cerbère,
Qui, là, n’était qu’un monstre
Horrible et sanguinaire.
Je suis hantée souvent
Par la banalité du mal
Que dénonça Hannah Arendt,
La facilité avec laquelle
On livre son semblable
A la vindicte populaire.
Le bouc émissaire
De toutes les époques
S’en va à l’abattoir
Il ne sait pas pourquoi
Il est juif, homo, rom.
Et après ?
L’étoile de David
Est cousue sur celui
Qu’elle condamne
Souvent à une mort certaine.




Le peuple élu
S’en va à l’abattoir
Sous l’œil satisfait
Et la bonne conscience des bourreaux.
Chaque époque a son crime,
Impardonnable.
Dans les wagons plombés,
Les camps abominables
S’est développé le pire.
Tuer l’autre
Délibérément,
Haine joyeuse au cœur,
Sentiment du devoir accompli.
Jamais je ne pourrai quitter
Ce train qui roule
Inexorablement
Vers la mort effroyable,
Couverte d’oripeaux mensongers.
Des femmes et des enfants,
Des victimes innocentes…
Aller jusqu’au pardon,
Se dire qu’il y eut tant d’amour,
De grandeur, de foi, de bonté
D’espérance, de solidarité
Dans ce pic de haine
Inventé par des hommes.
Jusqu’à la mort
Je roulerai, je roulerai,
Dans ces wagons plombés
Avec la détresse
Et le chagrin du monde,
L’horreur à l’état pur
Et l’Amour !




Amsterdam
Anne Frank, in memoria
Sabine Badré



Explosion

Le printemps éclata comme une explosion
Depuis le temps qu’il se préparait
Ourdissant contours lissant feuilles
Polissant formes futures

A travers orages froidures et gels
Contre vents et marées
Régénéré un matin de soleil
Toutes voiles dehors ce fut le déploiement

Tiges flexibles longuement retenues
Se dressèrent corolles s’ouvrirent
Bouquets fusèrent couleurs jaillirent
Feu d’artifice splendide

C’était l’éclosion du printemps


Le grand écart

Entre ce que les yeux voient
Et ce que la langue dit
Espace

Entre ce que le cœur sent
Et les paroles prononcées
Abîme

Entre ce que l’esprit pense
Et le sens proféré
Précipice

Vérité indicible
Inaccessible
Sans compter le mensonge
Tout un monde nous sépare


Françoise Hanus




Aurore

L'Éternité dormait.
Elle dormait dans les draps du ciel qu'aucune aurore encore n'avait jamais visité.
Elle dormait, sans ride ni sourire.
Impassible. Inaccessible.

C'est un songe qui la réveilla.

Et voici, il y avait devant elle un chiffonnier en bois de cèdre sculpté de fleurs épanouies dont les poignées étaient d'or fin.

Elle bâilla. Un sourire ourla ses lèvres. Dans ses prunelles une étincelle brilla.
Galvanisée par sa vision, elle sauta du lit, ouvrit le premier tiroir d'où s'échappa le soleil roulé dans ses rayons comme un nouveau-né dans ses langes.

" Enfin le jour! " s'exclama l'Éternité tandis que le soleil tissait ses fils et s'élançait dans l'espace, dispersant la nuit.

Mais, quand parut la lune:
" Tu en fais une drôle de tête! Qui donc a rasé tes rayons? "

Et elle se rendormit.

Le lendemain, l'Éternité ouvrit l'œil, le souvenir de la veille inscrit sur son visage.

" Au deuxième! " dit-elle en tirant sur les poignées d'or du second tiroir d'où jaillit un vent qui faillit l'emporter et chassa devant lui un petit nuage en coton d'une blancheur éclatante qui tourna dans le ciel, grossit, noircit, et éclata en pluie fine sur la terre.

Le jour suivant l'Éternité se réveilla dans la doucette et les fleurs de coucou, l'anémone, l'épervière et les trolles qu'elle cueillit pour en faire un bouquet.
"Parfait!" dit-elle en le posant sur son bonheur-du-jour.

Une fois ouverts les tiroirs demeuraient ouverts.

Ainsi se leva un jour nouveau et l'Éternité avec lui.

" Pour une fois ... j'aurais bien paressé! " soupira-t-elle en tirant de toutes ses forces sur les poignées d'or du dernier tiroir qui résistait.

Mais quand elle vit sortir l'homme, fort, musclé et magnifique, elle sut que dorénavant c'en était fait de son sommeil.

Marie-José Piguet

Texte inédit : rappelons que M.-J. Piguet a publié en 1990 Petits contes d’Outre-Manche, L’Aire, Lausanne. Actuellement, elle réside à Bristol, écrit en anglais et cherche un nouvel éditeur.





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[1] Ch. Aznavour, "Les bons moments".
[2] Karl Ristikivi est un écrivain et poète estonien du 20e siècle (né à Saulepi, à l’ouest de l’Estonie, le 16 octobre 1912 – mort à Solna, Stockholm, le 19 juillet 1977).

[3] T. Montbélialtz, 2002. Chemin terrestre (poèmes, éd. bilingue). Éd. Montreuil-sous-Bois : la Guillotine, 135 p. (trad. de K. Ristikivi, Inimese teekond, Eesti Kirjanike Kooperatiiv, 1972).

[4] Cf. Pascal Quignard, le solitaire - Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Galilée, 2006.
[5] Barthes R., La Préparation du roman. Cours au Collège de France. 1978-1979. 1979-1980, Paris, Seuil, 2016, p. 444.
[6] Ibid., p. 443.
[7] - Albert CAMUS, Discours de Suède, 1957. Adresse URL : http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/discours_de_suede/discours_de_suede_texte.html#discours_10_dec_1957 Consulté le 29/01/2017.
[8] - Ibid. Consulté le 29/01/2017.
[9] - Maurice BLANCHOT, De Kafka à Kafka. Paris : Gallimard, Coll. Folio/Essais, 1981, p. 18.
[10] - Ibid. p. 22.
[11] - Ibid. p. 22.
[12] - Edouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers. Paris : Gallimard, 1996.
[13] - Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux. Paris: Les Editions de Minuit, 1980, pp. 9 - 37.
[14] - Ibid. p. 10.
[15] - Annie ERNAUX, Journal du dehors. Paris: Gallimard, Coll. Folio, 1995, p. 69.
[16] - Gao XINGJIAN et Denis BOURGEOIS, Au plus près du réel. La Tour-d'Aigues: Les Editions de L’Aube, 1997, p. 15.
[17] - Poéthique est un néologisme créé par Jean-Claude Pinson qui veut dire : « la capacité de la poésie à informer la vie, à lui donner forme » in : Michel LAURE, « Crise de la poésie ? Le poétariat selon Jean-Claude Pinson » Op.cit. p. 250.
[18] - Maurice BLANCHOT, Le livre à venir. Paris : Gallimard, Coll. Folio/Essais, 1959, p. 47.
[19] - Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ? Paris : Gallimard, Coll. Folio/Essais, 1985, p. 62.
[20] - RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre. Paris : Ed. Seuil, 1990, p.14.
[21] Jean Sob, L'impératif romanesque de Boubacar Boris Diop, Paris, Editions A3, 2007.

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