Intervoix 36 (suite)

Le malentendu Semenko : « J’ai cousu avec mes poèmes un costume que je n’ai jamais vêtu »


Contemporain ukrainien de François Mauriac, Mykhaïl Semenko (1892-1937) est un poète-malentendu et mal entendu. Le malentendu est toujours un produit de la pluralité et de la polyphonie interprétatives. La géographie de la vie de Mykhaïl Semenko  (de Berlin à Vladivostok), les multiples facettes de ses relations avec l’art (musique, poésie, peinture, cinéma) et les diverses directions de sa poétique (futurisme, quaerofuturisme, panfuturisme, suprématisme, cubisme, etc.) témoignent de cette existence-création plurielle et polyphonique.
En effet, le projet de vie du jeune Mykhaïl Semenko répond au désir de « pénétrer les profondeurs de l’âme humaine ». Pour cela, il décide de faire ses études à l’Institut psychonévrotique de Petersburg, fondé par le célèbre neurophysiologiste et psychologue russe, Vladimir Bechterev. Malheureusement, la guerre empêche le jeune homme d’obtenir son diplôme de médecin. En novembre 1914, mobilisé comme télégraphiste, il part pour l’Extrême-Orient. Passionné de musique, il rêve, au début, de devenir violoniste professionnel. Ce rêve ne s’accomplira pas, mais il continue néanmoins de prendre des leçons de violon au Conservatoire de la capitale russe ; il joue même dans un orchestre symphonique municipal, lors de son service militaire à Vladivostok. Après trois ans passés dans cette ville baignée par la mer du Japon, il séjourne, pour une brève période, en Chine. Pendant son séjour en Extrême-Orient, il se découvre une réelle passion pour la poésie japonaise ; il n’est donc pas étonnant que les poèmes écrits à cette époque empruntent souvent la forme du haïku. De retour dans la ville de Kyïv, bolchévique alors, il embrasse une carrière de fonctionnaire soviétique ; il exerce, à tour de rôle, les fonctions de diplomate, de directeur du Studio de cinéma d’Odessa, de vice-président de l’Association Panukrainienne du Cinéma Révolutionnaire, de rédacteur en chef de diverses revues, d’éditeur, de membre de l’Association des Écrivains Ukrainiens, etc. Même s’il a été un agent du système soviétique, il en sera aussi la victime ; en effet, en 1937, il est fusillé dans une cave kyïvienne du NKVD …
En 1913, à l’âge de 21 ans, il fait paraître son premier recueil de poèmes Prélude. Au début de l’année suivante, encore à Kyïv, Mykhaïl Semenko, en compagnie de deux peintres, son frère, Basil Semenko, et Paul Kovjoune (tous les trois occidentalisent leurs prénoms ukrainiens, respectivement, Mykhaïlo, Vassyl et Pavlo, pour les rendre plus « exotiques »), initie le mouvement futuriste ukrainien. Par la suite, il fonde plusieurs groupes artistiques : « Aspanfut » (Association des panfuturistes), « La Culture communiste » (Kominkult) et « La Nouvelle génération », ainsi que la revue éponyme. La revue La Nouvelle génération, dont la couverture est rédigée en ukrainien et en français, publie notamment une dizaine d’articles sur l’art et l’architecture de Kazimir Malevitch. En tentant de réunir dans son œuvre la poésie et la peinture (« poésie-peinture »), Mykhaïl Semenko invente des  « suprépoèmes », des « cubopoèmes » et des futuropoèmes ». Il est également considéré comme le premier urbaniste ukrainien. Dans ses poèmes, il élabore une poétique de la ville moderne marquée par la vitesse, le rythme, la cacophonie des syllabes, la géométrie de nouvelles formes, etc. Il adhère aux idées la Révolution bolchévique, car elles correspondent à son programme artistique d’avant-garde : il perçoit la Révolution non pas comme une simple rupture ou ruine, mais comme une déconstruction du monde ancien en vue de la création d’un Homme Nouveau. Aussi rejette-t-il le « fétichisme de l’ancien », car celui-ci empêche la formation et le développement d’un nouvel art révolutionnaire.
Malgré cela, la communauté et la critique littéraires de l’Ukraine, à son époque, n’ont pas été très bienveillantes envers le poète ; on ne retenait de lui que sa radicalité et son côté expérimentateur et insolite. On lui colle des étiquettes (du « destructeur sans âme » au « rêveur romantique ») assez péjoratives ; on lui reproche la façon dont il abandonne rapidement les mouvements poétiques à peine créés ; on ne comprend pas sa continuelle recherche poétique (son « quaero ») ; on n’accepte pas son « égocentrisme » et ses performances artistiques (par exemple, la destruction publique du livre culte des Ukrainiens, Kobzar, ou un fait divers rédigé par ses soins sur sa propre mort). Et pourtant, ce malentendu et ce différend sur sa propre personne et son œuvre, il les transforme en une force littéraire : Semenko convertit l’hostilité du malentendu (la perversion de l’entendement) en un simulacre (une fiction). Ainsi sa vie et son œuvre deviennent-elles une « viœuvre », une fiction, un texte littéraire. Et, on sait que les textes littéraires, qui, par définition et délibérément, rompent avec une logique purement communicationnelle, ne sont pas destinés à être bien entendus, c'est-à-dire consommés et consumés définitivement dans leur message. Il s’ensuit que leur lecture est ouverte à une réactualisation permanente, car leur singularité vise toujours un universel, celui de la condition humaine.
Pour ce numéro anniversaire d’Intervoix, j’ai procédé à la traduction d’un choix de poèmes de Mykhaïl Semenko, composés et publiés entre 1910 et 1919, qui représentent au mieux les recherches poétiques et existentielles du jeune poète.
Galyna Dranenko







MON CŒUR ASPIRE…

Tombe le spleen et le cœur se met à battre,
Quand je pense à mes années passées.
Si je le laisse libre – il s’élance
Je ne sais où, mais promptement
Mon cœur aspire au ciel profond,
Il va prier dans l’étendue immense.
10. XI. 1910. Кyïv

LA MER DE MON ÂME



Dans une nuit noire, à la mer de mon âme
je prête l’oreille.
La mer se tait, couverte par l’obscurité,
les gouffres muets sommeillent.
C’est à lui que mon regard est attaché.
Mon cœur est inondé d’un voile de mauvais auspice.
Je vois des chimères.
  Dans le silence marin, en blême houle, ils surgissent,
comme des ressacs, ils roulent.

Une vision ou des nues sombres ?
Le silence terrifie. On chasse au-dessus de nous
des mauvais esprits.
La mer se tait, inondée d’ombres,
les gouffres muets sommeillent.
Dans la nuit noire, toute couverte de chimères,
je regarde fixement.
Je prête l’oreille
à la mer de mon âme.
3. IX. 1913. Кyïv






INTERROGATION

Je voudrais savoir – Qu’est-ce que la vie ?
Et, dans le ciel,  les étoiles sont allumées par qui ?
Dans la mer-agitée enflammée
S’éteint le sentiment d’humanité.
La vie n’est pas un jardin en fleurs.
La vie est une rue emplie de rumeur.
Si une auto ou un tramway te tue
Sois heureux – c’est ton futur.
Nous courons comme des fourmis,
Sans lever la tête vers le ciel étoilé.
Nous sommes écrasés par le tapage !
Ca suffit, ce remue-ménage !
24. XI. 1913. Petersburg

* * *

Le train s’est écoulé. Et elle s’en est allée.
Ont disparu les yeux et la bouche badine.
Il ne reste dans ma tête qu’un sourire muet.
Dès lors, les feuilles de mon bloc-notes* sont orphelines.
11. V. 1914. Кyïv
* en français, dans le texte




VILLE

Ville ille
il le
li le
chauffeurs – gens
tramways – gens
automobiles-biles
circu-course course-circulations
courses-circulés
berceuses* car
rousel
sel
el
elfes titans
fonte de la fumée
on brûle
bru
brûlante
brûle une cigarette fine
fumée bleue
fumée noi
re
en sort
essence
désirer l’oxyde de carbone
aimer tousser
don-de-vie
circulation-de-vie
es-
sence-de-vie
auto
tram.
23. V. 1914. Кyïv
* en français, dans le texte




* * *
…sur les nuits blanches. sur le coucher  rose. sur l’agitation de la mer-grise dans les brouillards. sur le roulement le plus doux. sur le gémissement le plus doux. les vagues. l’âme. les airs récents joués sur un violon ancien. le clapotement le plus doux. la rumeur la plus douce. le chuchotement dans les buissons-jeunes. et les vagues. et l’âme. le papillon blanc. le papillon bleu.

ah, Sveltefille. Blondefille. Remuefille. Chaleurfille dans sa robe ajourée. fine-taille. souple-taille, dans les couchers roses. parmi les bouleaux gris.

…sur les nuits blanches… sur le rose-coucher.
11. III. 1914. Кyïv



HUMEUR

Serpentent les serpents des rails parallèles
La brume entoure tout. Le train a démarré.
Je cours derrière lui en silence-colère
Et j’attends un miracle du ciel souillé.
Les lueurs réverbèrent. Luisent les serpents.
Les feux s’évanouissent dans la brume.
Et de mes cils tombent des larmes doucement
Car pour moi  il y a si peu de place sur terre !
31. III. 1914. Кyïv
SANG-SOLEIL

Moi, je refuse de vivre sans soleil
Je ne supporte plus le froid des réverbères
J’adore le sang-soleil et le soleil du sang
Et le soleil des sang-couleurs des peintres
Si un nuage cache mon soleil
Mon sang ne refroidira pas
Il brûlera et bouillonnera
Insoumis à la flamme et au flot
Il me remplit et nous planons en bloc
A la rencontre nouvelle du soleil
Et nous crions :
Cher Soleil
Bonjour –
Tu es salué par Semenko, semeur de troubles !
4. I. 1914. Кyïv





MON PROJET

J’aurais pu dire plusieurs sentences distinguées
Et d’une ardeur du sentiment faire preuve éclatante
Pourtant ô frère je brûle au feu de la pensée
La vie moderne j’en cherche la quintessence
Je veux saisir l’instant de l’avatar
Je veux saisir l’instant de notre histoire
Pour jeter un pont dans l’ère de l’aéro
Pénétrer l’univers de rêves fous-fabuleux
De Čiurlionis*, Vroubel**, Cézanne et de Gouro***.
7. VI. 1914. Кyïv

* Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911) est un peintre et compositeur lithuanien.
**Mikhaïl Vroubel (1856-1910) est un peintre symboliste surnommé « Cézanne russe ».
*** Elena Gouro (1877-1913) est une peintre et écrivaine futuriste russe.



JE VEUX

Je veux que chaque jour
me porte les mots nouveaux
Que les chansons soient neuves
et les idées – nouvelles

Je veux qu’à chaque heure
de ma nouvelle-vie
Je brûle et je me consume
dans une euphorie

Que les chansons soient neuves
et que les thèmes soient inusités
Je veux que chaque jour
surgissent de nouvelles années !

12. II. 1914. Кyïv

CIGOGNES

Je me complais à écouter les œuvres de Chopin
dans les murs blancs d’une salle de concert.
Sol-mineur d’une balade est mon humeur
Un cœur s’amuse et joue avec un autre cœur.

A l’entracte on entend une rumeur craintive.
Ses thèmes sont proches-éloignés et subtils.
Soudainement un cœur attrape un autre à demi-mot
Et dans les lustres les âmes-cigognes font écho.

1. V. 1915. Vladivostok





PAYSAGE

Je contemple une baie où les bateaux-voiles
chinois transpercent délicatement le brouillard
et dans le velours du paisible sans-vagues
le monde se dessine.
2. VI. 1915. Vladivostok



PIERROT EST AMOUREUX

Je ne dis rien
J’écoute de mon esprit les abris silencieux
Je  ne déclarerai pas je n’avouerai pas que je ne dis rien
Je suis nerveux
Je suis nerveux
Je suis nerveux
Car quelque chose enserre mon esprit dans un pressentiment dangereux
Je suis joyeux
Car un pétale d’éternité se cache dans le mécontentement
Je ne veux pas être une feuille jaune-morte
Je ne veux pas regretter l’hiver en automne
Je veux être courageux
Et j’attends le printemps
Je voudrais me trouver dans un parc et lire à mon aimée du Verlaine
Je veux danser avec elle une valse parmi les gens
Je désire les nocturnes de Chopin
Je voudrais saisir son esprit
Je veux fermer mes yeux fortement fortement
Pour ressentir mon esprit plus finement plus finement
Je suis amoureux
Je suis amoureux
Je suis amoureux
Je ne dis rien
Et j’écoute de mon esprit les abris silencieux
Je transfuserai ce que j’y entends dans le tien
Telle est ma déclaration.
8. IX. 1916, Vladivostok

AUJOURD’HUI

Aujourd’hui je fume, je fume des papirossas*
Aujourd’hui je suis nerveux
Aujourd’hui je suis nerveux aujourd’hui je suis
mortellement nerveux
Parce que j’aime ses cheveux
Le soir s’est tu enchanté par la lune endormie
là où notre parc est resté esseulé
Je n’y suis pas ce soir ah que je voudrais y être
Et si bavard dans ce parc paraître
Mais je me tairai jusqu’à jeudi
Encore quelques jours assombris
Pas question d’être le premier – quel jour sommes-nous quel mois
Immobile est le soir
L’une après l’autre je fume des papirossas
Aujourd’hui je suis nerveux
Aujourd’hui je suis mortellement mortellement nerveux
Parce que j’aime ses cheveux.
29. VIII. 1916. Vladivostok

*cigarettes soviétiques composées de tubes en carton en guise de filtre



UN CORPS DE BRONZE

J’ai un corps de bronze
Sur le sable blanc
Combien d’éclairs ont brûlé
Sur la source claire

Combien de taches ont tremblé
Sur le visage de l’eau
J’ai un corps de bronze
Je suis jeune.
1917




LES JOURS IMPLACABLES

Patientent devant moi les jours de la frayeur –
Les jours implacables.
J’ai à supporter le froid, la chaleur
D’une lutte épouvantable.
J’envelopperai, envelopperai ma poitrine ferme
D’une carapace d’acier.
Qui, qui raturera mes traces ?
Partir dès l’aube.
A la campagne, des nuages, des fumées effroyables,
Les éclats aveuglants.
Patientent devant moi les jours de la frayeur –
Les jours implacables.
1917


L’ANNIVERSAIRE DE MA GRAND-MÈRE

Dans le passé, le jour d’anniversaire de ma grand-mère,
Il y a avait beaucoup d’invités dans cette demeure.
Qu’est-ce qu’on attendait ces journées,
Qu’est-ce qu’on s’y était préparés,
Et combien de dindes et d’oies rôties
on avait servies.
Dans l’ombre de l’abat-jour – tant d’ombres des morts –
De la famille, des amis et des notables.
La maison était pleine de causeries et de rumeur
dans un frémissement doux et agréable,
A présent, ne restent que les derniers témoins –
les vieux canapés des grands-parents.
Des heurts et des bruissements,
Des familiarités démodées si sympathiques.
Le silence, le silence initiatique.
Dieu, je t’implore, accorde ta grâce
à tout ce qui passe !
Aujourd’hui, c’est le jour d’anniversaire de ma grand-mère.
1918

VILLE



Clignotement et pointement
miroitement des lignes
tremblement des figures
ils s’avancent
se poussent
se traînent
se déplacent
une symétrie
de déplacements muets
de dépassements
ils se transforment en mouvements
des séries silencieuses
se transforment en silhouettes
des feux secrets
se découpent en contours
des ombres déformées
ils se passionnent pour leurs rayures
une géométrie différentielle
des angles et des formes abracadabrants.
1919


POÈTE

J’attends que puisse surgir une vague,
Qu’une bourrasque emporte mon âme.
Je veux que mon aimée me laisse seul,
Mon moi est sous mes pieds – je suis mon sol.

Mon cœur désire des fleurs imaginaires.
Mon cœur fleurit dans des recherches amères.
Je ne suis pas esseulé, tout seul au monde –
Mon orage c’est la couleur des aubes.

J’admire l’absence de sujet dans un orage,
C’est sa force qui est moteur de mon ouvrage.
J’exprime mon univers dans une miniature subtile,
Je suis un poète d’un modèle qui n’est pas utile.
1919

J’AVANCE

J’avance sur une voie inexplorée,
En tournant des pages d’immortalité.
Car de personne je ne suis connu
Car je n’attends point de gratitude.

Je ne suis à personne. Je suis personne. Je suis ignoré par l’Histoire.
Mes slogans sont instabilité et imprévisibilité.
Vous voulez une rime ? La voilà : hystérie.
J’ai cousu avec mes poèmes un costume
que je n’ai jamais vêtu.
1919


Poèmes traduits de l’ukrainien par Galyna Dranenko


ÉCRITS ET PUBLICATIONS DE NOS MEMBRES

Anne Hogenhuis, Zinaïda ou la liberté, Ed. Rod, 2016

Zinaïda est le titre d’un récit biographique dont Anne Hogenhuis est l’auteur. Zinaïda est le nom d’une femme qui appartient à l’Intelligentzia russe de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Son extraordinaire personnalité se trouve mêlée aux événements qui ont présidé aux révolutions et contre-révolutions russes.

C’est une femme dont la vie est peu commune. Mariée à un homme écrivain et penseur engagé, amante d’un autre homme également engagé, elle est au centre de ce trio qu’elle anime et propulse. Elle-même, critique littéraire redoutée et écoutée, elle est le noyau d’un cercle intellectuel aux idées avancées. Si le premier courant de pensée qu’elle initie concerne la religion et la nécessité d’une séparation du pouvoir impérial et de l’église, la conception d’une religion universelle qui préconise l’amour et une relation directe avec Dieu, l’idée d’une révolution qui mettrait fin au régime autocratique la séduit très vite et la révolution de 1905 répond à ses aspirations bien que la violence lui pose problème . Mais la guerre de 1914 et l’hécatombe meurtrière qui l’accompagne la bouleverse. Cependant c’est la prise de pouvoir par les bolcheviques qui va déterminer sa prise de position en faveur des Russes blancs et l’obliger à fuir la Russie pour un exil qui sera définitif.

Avec son mari, Dmitri Merejkovski, et plus tard son amant, Dima Filosofov, cousin de Diaghilev, elle voyage à travers l’Europe et cela bien avant l’exil même. Si Saint-Pétersbourg constitue leur port d’attache, Paris, la Côte d’azur, la Suisse, l’Italie sont des lieux de passage privilégiés. Le livre comporte trois parties: Saint-Pétersbourg, L’Apocalypse, Paris. Partout Zinaïda réunit autour d’elle un groupe d’admirateurs passionnés qui l’écoutent et la suivent. Seules ses idées mystiques ont du mal à se faire un chemin chez ces jeunes, épris de liberté et d’espaces de pensées nouvelles. Dmitri Merejkovski produit aussi des écrits subversifs, comme Paul Ier qui l’oblige à un premier exil.

A Paris, elle achète un pied-à-terre qui sera sa demeure pendant son dernier exil. Elle rencontre des intellectuels russes et des artistes. Elle écrit, fonde des revues, cherche des partenaires, des éditeurs pour les livres de son mari et les siens propres. Elle compose des poèmes. Parmi les écrivains qu’elle fréquente et qui sont nombreux, il faut au moins citer Yvan Bounine, Nicolas Berdiaev et Berberova. Elle rencontre Thomas Mann, un admirateur de son mari et Jacques Maritain, un des animateurs du cercle de Pontigny. La remise du prix Nobel à Bounine va certes susciter quelque jalousie de la part de son mari qui espérait aussi l’obtenir, mais ne va pas ternir leur relation.

Elle est reçue par d’éminentes personnalités du monde intellectuel et du monde politique et même par le roi Alexandre de Yougoslavie. Elle brille aux réceptions par son élégance et son esprit.

C’est une femme libre qui parle d’égal à égal à tout humain. Si elle espère longtemps que le bolchevisme sera vaincu, si elle soutient toutes les initiatives prises par les politiques comme par les intellectuels russes en exil, si son mari se compromet même dans des soutiens douteux aux dictateurs occidentaux, elle finira par être réduite à la pauvreté et à la misère par la guerre de 1939-45. Son époux meurt en 1942. Elle-même en 1945. Leur tombe se trouve au cimetière de Sainte Geneviève des Bois.
Pour ne citer que quelques titres d’ouvrages, particulièrement évocateurs de leur parcours et de leur mission, voici :
Le Tsar et la Révolution, Léonard de Vinci, Atlantide, Le royaume de l’Antéchrist.
Et leur revue : La nouvelle voie.
Mais le livre d’Anne Hogenhuis est bien plus qu’un simple récit biographique car ce dernier a comme cadre l’Histoire russe et même européenne à un moment de grands bouleversements. Le résumer est presque impossible. Il faut, au contraire suivre pas à pas l’héroïne pour bien comprendre comment cette Histoire joue un rôle essentiel dans la vie de Zinaïda qui essaie d’y tenir une place et même de l’infléchir. Il faut comprendre que les révolutions sont précédées d’un bouillonnement d’idées qui se confrontent et s’affrontent et que les actes qui suivent échappent ensuite aux intellectuels qui les ont suscités. Il faut citer le nom de l’avocat Kerenski, d’abord siégeant à la Douma puis acteur de la contre-révolution. Celui de Savinkov, terroriste qui devient écrivain (Le cheval blême).

Il faut assister aux innombrables rencontres qui jalonnent la vie de cette femme et qui participent d’un élan et d’une espérance vers un monde meilleur. Et, en un sens, Zinaïda est une Pandora des temps modernes qui ouvre la boîte de laquelle s’échappent les maux. Mais l’espérance qui reste au fond n’est peut-être pas morte car en chemin Zinaïda a rencontré des vivants comme Tolstoï, Dostoïevski, Tchékhov, Bounine, Berberova, Thomas Mann, Berdaiev, Jacques Maritain et tant d’autres dont les noms reviennent comme stèles et comme voix dans le récit d’Anne Hogenhuis.

Marie Louise Scheidhauer

Note de lecture

Zinaïda ou La liberté, Anne Hogenhuis, 2016, Ed. ROD.

Tirer de l’oubli des noms et en faire des personnages vivants, c’est le don de quelques écrivains dont Anne Hogenhuis fait partie. Parmi “Les Russes à Paris”, elle avait déjà ressuscité Boris Vildé, le Résistant assassiné au Mont Valérien en 1943. Voici qu’elle nous plonge, avec Zinaïda ou la liberté dans la vie de la personnalité la plus étrange de l’Entre-Deux-Guerres.

Cette Russe exilée, on pouvait l’avoir remarquée dans le récit de Nina Berbérova C’est moi qui souligne, publié chez Actes Sud en 1990. Mais le personnage important, pour Nina Berbérova, était Dmitri Merejkovski, époux de Zinaïda , écrivain, penseur, figure de l’émigration célèbre par ses conférences et ses articles de critique littéraire. Le portrait qu’elle fait de sa femme, Zinaïda Hippius, 40 ans après l’époque de leur amitié, manque pour le moins d’aménité : Elle s’abritait derrière son ironie, ses caprices, son goût des intrigues et ses manières affectées pour se protéger de la réalité. Elle lui attribue même une nette tendance hermaphrodite, exhibitionniste. (pages 263 à 266.) Au moment où la question du genre agite les milieux intellectuels, Anne Hogenhuis a décidé de pousser le plus loin possible sa recherche de la véritable Zinaïda. Le centenaire de la Révolution en Russie n’est pas étranger à son choix : cette douzaine d’années, de 1905 à 1917, elle nous les fait vivre à travers les engagements et les épreuves de celle qui disait je suis une rebelle. Je me suis demandé alors pourquoi Zinaïda avait quitté son pays en 1919. Enfin, j’ai découvert avec stupéfaction que l’on pouvait, il y a cent ans, fonder une nouvelle Eglise, avec quelques âmes-soeurs enthousiasmées par la perspective d’une nouvelle Jérusalem.

En s’appuyant sur des documents incontestables, Anne Hogenhuis fait œuvre de psychologue dans ce récit biographique. Malgré la discrétion constante de son héroïne sur son intimité dans son Journal, elle reconstitue minutieusement l’itinéraire d’une femme anti-conformiste, poétesse reconnue dès 1904, critique littéraire dénicheuse de talents, formant avec son époux un couple à la mode dans l’intelligentsia pétersbourgeoise. Ce qui a intrigué et choqué les contemporains de Zinaïda, on le trouve exposé dans le chapitre intitulé “Le Genre” . Pour Anne Hogenhuis, elle est UN poète. Autant dire que sa vision du monde, la façon dont elle sublime ses amours, révèlent un esprit masculin. Anne Hogenhuis formule à ce sujet une hypothèse qui, loin de réduire la question du genre à la sexualité,  envisage la totalité de l’être humain étudié ici. C’est un des aspects remarquables de son récit.

Mais ce que j’ai le plus admiré, c’est  la façon dont l’auteure fait vivre au lecteur l’effervescence révolutionnaire à laquelle Zinaïda fait plus que participer : elle en est l’âme par ses écrits qui témoignent d’un projet de société qu’elle a conçu comme le résultat de la fusion du masculin et du féminin dans l’amour. La déception sera immense lorsqu’elle verra se succéder les trahisons. Je ne crois pas qu’elle vivait , comme son mari, dans un monde d’idées : en effet, j’ai lu avec intérêt que, habitant en face du Palais de Tauride, elle accueillait chez elle pour une pause réconfortante les députés épuisés par les débats de la Douma. Grâce à cette minutieuse et jamais pesante reconstitution des moments-clés de la Révolution Russe, Anne Hogenhuis nous permet de comprendre ce que nous avions eu tant de mal à nous représenter en lisant Le Docteur Jivago de Boris Pasternak. Pour utiliser une comparaison, nous étions comme Fabrice à Waterloo, mais désormais, nous voyons tout le champ de bataille.
Claude Hecham

NOUVELLES DE L’ASSOCIATION


Deuil

L'AEFM adresse à Daniela Fabiani, ancienne Présidente de l’Association et à ses proches, ses sincères condoléances pour la perte de son époux, Alfio Canesin. Tous ceux qui l'ont connu lors de colloques ou de voyages ont apprécié sa compagnie, si communicative, et son amical intérêt pour les activités de l'Association. Nous nous associons au deuil de Daniela et nous partageons son chagrin.


Salon Écritures & Spiritualités 2017
Un joli Salon, réussi, dans le cadre prestigieux de la Mairie du VIe arrondissement de Paris. Bravant fraîcheur et giboulées, un flux régulier de visiteurs a sillonné les stands tout l’après-midi, entretenant une effervescence et une animation continues, surtout dans la salle principale où siégeaient les auteurs dont certains, bien connus, monopolisaient l’attention du public. D’autres attiraient le chaland en montrant leur dextérité en calligraphie hébraïque ou en enluminure arabe. Leur performance artistique plaidait en faveur de leurs ouvrages. Voir comment matériellement on réalise un livre de A jusqu’à Z est fascinant.
Hélas, pour notre propre stand, les Associations, séparées des auteurs, se trouvaient isolées côté vestiaire et bar, à l’opposé des caisses tenues par la Procure où les acheteurs faisaient la queue avant de quitter les lieux. Les tables des trois Associations présentes : Les Amis de Teilhard de Chardin, L’Amitié Charles Péguy et L’AEFM Association François Mauriac, cette dernière représentée par Anne Hogenhuis et moi-même, ont été moins favorisées. Il fallait nous apercevoir ou nous chercher pour nous rencontrer. Ce que bien des gens ont fait, d’ailleurs, peut-être par acquit de conscience ou peut-être par curiosité réelle. Comme dans les expositions, on jette un coup d’œil et on passe. Saisir au passage un interlocuteur, engager la conversation est tout un art auquel nous nous sommes essayées. Le tact, la disponibilité, la sympathie conditionnent la réussite et le dialogue.

Mauriac suscite encore de l’intérêt, mais les recueils d’actes de Colloques ne tentent guère le lecteur. On reconnaît Makine, Sylvie Germain, on encense Cheng, on feuillette un volume, indépendamment du prix, simplement pour regarder. Ce n’est déjà pas si mal quand même ! L’effet vitrine a pu jouer.
De plus, parmi tous les regardants, nous avons rencontré au moins quatre vrais amis de la Littérature : une étudiante cherchant des poèmes de Mauriac à qui j’ai cédé mon exemplaire Les Mains jointes et autres poèmes de F. Mauriac, petite édition critique publiée par Paul Cooke en 2005 à l’Université d’Exeter. Une dame souhaitant adhérer à notre Association m’a laissé son adresse. Une jeune éditrice s’intéressant à l’édition de nos actes m’a donné sa carte. J’ai aussi en arrivant rencontré Claire Daudin, Présidente de l’Association L’Amitié Charles Péguy, entendue sur les ondes en 2016 lors d’une conférence de Carême sur la Culture qu’elle avait prononcée dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Elle m’avait fortement impressionnée.
Pas plus que mon époux ou Anne Hogenhuis qui m’accompagnaient, tous deux littéraires, nous ne nous sommes ennuyés. Ils ont, eux aussi trouvé des interlocuteurs appropriés. On peut donc conclure que pour la visibilité, la présence de notre Association, l’AEFM François Mauriac, n’a pas été vaine dans ce Salon.
Françoise Hanus

Intervoix 37

Le prochain numéro d’Intervoix qui fera suite au colloque de Bordeaux sera inspiré par tout ce que nous allons y vivre : réactions, rencontres, événements, souvenirs, réflexion sur les lieux peut-être…
Je reprends à l’occasion des 20 ans de notre bulletin un précepte fondateur, discuté dans une réunion de comité dont Margaret Parry se faisait l’écho dans l’Editorial du n°4 de juin 1999. Entre les extrêmes : revue à ambition littéraire et simple bulletin amical, Intervoix « répondrait à l’un et à l’autre de ces deux buts, avec ce point commun aux deux, que la notion de qualité primerait tout . » Les rédacteurs ainsi que les auteurs devraient y veiller. L’accent était également mis sur l’unité du bulletin : « assurer un bulletin qui soit cohérent, stimulant, agréable à lire, et qui évite les longueurs et les lourdeurs. » Je ne sais pas si nous sommes bien dans la ligne de ces recommandations initiales.
Dans mes relectures des bulletins précédents ou plus anciens, ni les excès, ni les incohérences ne m’ont frappée. La plupart du temps, c’est l’exigence envers soi-même, l’humilité et le respect des uns et des autres qui transparaissent. Ceux qui prennent la plume s’investissent vraiment avec l’idée « de penser juste et parler droit », ou l’inverse, « penser droit et parler juste », comme nous disait mon père, ennemi du bavardage. Ils ont quelque chose à dire : témoigner, partager, s’exprimer, communiquer dans un espace ouvert et bienveillant.
Quant à la cohérence, elle est soumise à la cadence des deux bulletins annuels qui paraissent : l’un prépare une rencontre et l’autre en fait le compte-rendu. Le choix des thèmes, des auteurs et des lieux de rencontre conditionnent un contenu culturel, géographique voire historique… qui évite à la fois la monotonie et une dispersion trop grande des articles. Il y aurait matière à réflexion sur cette. question. Le débat est ouvert. Nous attendons des avis et suggestions.
Les prochains articles sont à envoyer à Marie Louise Scheidhauer :
 marie-louise.scheidhauer@laposte.net                                                                          Françoise.Hanus
1er avril 2017



P.S. Je ne dis pas « POISSON D’AVRIL »,
mais HEUREUX PRINTEMPS à tous
et JOYEUSES PÂQUES
Merci à Galyna pour ces vers de SEMENKO
à nous offerts ici

Mon cœur désire des fleurs imaginaires
Mon orage c’est la couleur des aubes



BON ANNIVERSAIRE POUR LES 30 ANS DE L’AEFM

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