Nouvelle parution

 ERRANCE ET SENS DE L'ÊTRE ET DE LA LETTRE DANS LA LITTÉRATURE

Textes réunis par Galyna Dranenko, Françoise Hanus et Nina Nazarova


ETUDES LITTÉRAIRES, CRITIQUES





Assemblée genenarale du 13 mars 2021

 


Intervoix 44 (suite)

 CONFINEMENT ET POÉSIE

 

La poésie, a-t-on pu lire, s’épanouit tout particulièrement dans des contextes de crise (en France, elle a brillé de façon toute particulière pendant le dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième, périodes de révolutions, de guerres). Serait-ce qu’elle se prête à l’expression des émotions, des exigences spirituelles, et nous offre une grande liberté en ce qui concerne les formes (depuis la fin du dix-neuvième siècle, du moins) ?

En voici quelques exemples, rédigés par nos membres.

 

Plaie, par Marie-José Piguet

 

Inspiré des chapitres 8, 9 et 10, du livre de L’Exode 

 

Je me souviens du concert des sauterelles 

dans les hautes herbes aux fleurs sauvages

des étés d’après-guerre,

 

du coassement des grenouilles dans les roseaux, 

des nuages de moucherons flottant dans l’air,

du tambourinage de la grêle sur nos fenêtres.

 

Je me souviens des insectes partageant nos pique-niques

de la mouche bleue que Francis Jammes a célébrée

dans son poème Prière pour aller au Paradis avec les Ânes 

 

que j’ai récité devant mes professeurs en fin d’études 

et pour lequel je reçus le prix de diction. 

Mais je ne me souviens pas

 

des grenouilles dans nos chambres à coucher, 

ni des sauterelles dévorant les cultures 

de mon grand-père, ni des essaims de mouches

 

qui envahirent notre maison, mais de la seule

et unique mouche, en hiver, dans la cuisine

que ma mère baptisa Constance.

 

Marie-José Piguet, Suisse/Grande-Bretagne

confinement dû au Covid-19, Mars 2020


 

Road Home, par Margaret Parry

 

It’s ’16 again, trains crammed with wounded

Chugging back to blighty and its fields and its folds

Bare now, blank as the minds that gaze on them

A shadow of the wonder they once had known.

And now another blight

Not war now but plague

Not the blast of guns but silence and space,

Absence, not a soul

Roads empty

Nothing to impede the gaze,

Only sky, low-hanging clouds

Clouds whirling, swirling, strange hollows curling

To draw the mind

See what’s behind

For those who still have eyes to see

But see not

And ears to hear but hear not,

A wake-up call from the unfathomable mind

To think of all the time

One’s failed to turn to one’s account.

The screech of an ambulance

Now it is too late.

 

Margaret Parry, Grande-Bretagne

Lines written on the night of 24 March 2020, 

on driving home to Hawes for lockdown

 

Christophe Scheidhauer nous propose une traduction de ce texte :

 

Le chemin de la maison

 

Nous revoilà en seize, les trains emplis de blessés

Les ramenant cahotant vers le pays rêvé, leurs champs et leurs prairies

Vides désormais, comme les esprits qui les contemplent,

Ombres du monde merveilleux qu’ils connaissaient avant.

Et maintenant une autre plaie

Non pas la guerre, mais l’épidémie

Non l’explosion des canons, mais le silence et l’espace,

L’absence, pas une âme qui vive

Les routes vides

Rien pour arrêter la vue,

Juste le ciel, les nuages tombant bas

Nuages tourbillonnant, tournant, d’étranges abîmes ondulant

Pour attirer l’esprit

Voir ce qui s’y cache

Pour ceux qui ont encore des yeux pour voir

Mais ne voient pas

Et des oreilles pour entendre, mais n’entendent pas,

Réveil, appel en provenance de l’insondable esprit

Penser à tout ce temps

Qu’on a failli mettre à son compte.

Le crissement d’une ambulance.

Maintenant il est trop tard

 

***

 

Dans le texte qui suit (à la fois journal intime et poésie), Marie-Louise Scheidhauer évoque les merveilles vécues dans l’atelier d’écriture qu’elle anime en Alsace.

 

 

Une source de vie : la poésie. Des voix se font entendre

par Marie-Louise Scheidhauer

 

Pendant le premier confinement, c’est-à-dire de mars 2020 à mai 2020, l’atelier d’écriture que j’anime a réalisé une anthologie de poèmes qui, en cette période de solitude et d’enfermement, nous a réconfortés.

 

Le recueil commence par une série de poèmes personnels, qui parlent de la période anxiogène qui s’installe. C’est dans cette partie que nous pouvons lire le poème de Margaret Parry intitulé The Road home,qui figure dans ce bulletin, et qu’elle a bien voulu nous confier à l’époque. Cette voix d’Angleterre nous est parvenue comme une brise bienveillante, comme un compagnonnage d’outre-Manche, rappelant l’amitié qui nous unissait par-delà la crise.

 

Le recueil se poursuit par un choix de poèmes qui circulent entre nous, et qui nous relient tout en ouvrant les portes d’un monde de l’esprit et du cœur, que nul enfermement ne peut atteindre.

 

La poésie se révèle lumière dans un monde enténébré espérance dans un monde en errance, chemin vers la vie en nous et autour de nous.

 


 

Mars 2020 : lumières dans les ténèbres

 

Ainsi, Andrée Chedid nous invite-t-elle à rejoindre notre fleuve intérieur, dont la source ne tarit pas, et dont le cours nous irrigue.

 

« Un fleuve nous habite

Terré sous notre peau

… Combien d’heures éteintes 

Faudra-t-il traverser

pour pénétrer cette eau… 

Et s’immerger

longuement. »

 

Ainsi, François Cheng évoque-t-il l’alternance du jour et de la nuit, la coexistence des ténèbres et de la lumière :

 

« Dans le gouffre tragique d’un monde enténébré, au plus noir de la nuit,

La moindre lueur est signe de vie. »

 

Ainsi, Yves Bonnefoy rappelle-t-il, dans le poème Une page de Robert Anthelme, que dans le noir, il suffit d’entendre la voix du poète pour voir la lumière.

 

«  ne se voyaient plus dans la nuit tombée, 

Mais pour être, il suffit d’entendre. 

La lumière

N’est jamais si intense que piétinée. »

 

Pour Robert Antelme et ses compagnons prisonniers dans un camp de concentration, la situation est infiniment plus tragique, et pourtant «la voix» les fait renaître comme Phénix.

 

Mystérieusement, cette voix venue de si loin ranime en nous une flamme.

 

Car chaque poème proposé à la lecture, à la méditation (et dont vous n’avez ici qu’un court extrait) crée une résonance chez chacun des participants de l’atelier. Ces voix résonnantes sont des échos mélodieux, harmonieux qui vibrent en nous et nous raniment. 

 


 

Avril 2020 : Allumer un feu

 

Au moment de l’épidémie de grippe espagnole qui a emporté Guillaume Apollinaire, Paul Éluard écrit :

 

« Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné/un feu pour être son ami/un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver/un feu pour vivre mieux »

 

Ce feu inspire à l’une de nous un poème très personnel, qui fonctionne avec la même règle d’écriture et dans le même contexte de mort.

 

« Je m’arrimais à l’air, à la terre, au feu, et à l’eau, 

Pour vivre ici 

J’avais huit ans en 1918 

Je suis Marie. »

(la mère d’une participante de l’atelier).

 

Nous approchons de Pâques et c’est encore Andrée Chedid qui nous exhorte à être debout :

 

L’homme est encore debout

L’usure n’a de prise

sur l’espoir qui s’élance

Hors de la moelle des âges

Hors des dalles éclatées

                                             

Pâques! 12 avril

 

Mon fils m’envoie cette photo prise le matin de Pâques, depuis sa terrasse, avec ce commentaire :

« La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres n’arrivent pas à l’arrêter. »

La photo est insérée dans le recueil.

Et nous voilà sensibles à des voix qui ouvrent de nouveaux chemins… 

     Vers nous-mêmes 


 

Écoutons la voix de Sylvie Germain :

 

« C’est peut-être tout ce qui reste à accomplir, apprendre à s’émerveiller de petits riens, à prêter l’oreille à des soupirs, montés très discrètement de l’horizon, vagabonder à l’infini entre les quatre murs de sa chambre, se retrouver soi-même, là où on ne s’attendait pas, autrement que l’on s’imaginait être. »

Éclats de sel, Folio, p. 125

 

Nous voilà invités à cultiver notre regard intérieur :

 

« Pour moi, la vie spirituelle n’a de sens que si elle est concrète et dans l’inutile. (Elle passe par) l’observation, par exemple, d’un espace de votre jardin que vous trouvez très beau. Vous vous mettez à le regarder à la loupe, brin par brin d’herbe… Cela peut prendre une vie… À la fin de votre existence, quand vous aurez observé cette parcelle du jardin, vous pourrez peut-être faire entrer en vous cette parcelle… Le chemin le plus long que nous puissions faire est, je crois, celui du regard intérieur. »

 

Wajdi Mouawad écrit son journal pendant le confinement et le lit tous les jours sur son site du théâtre de La Colline, dont il est le Directeur. 

Merci, Nadia Jammal, de nous avoir fait connaître cet auteur, romancier, dramaturge, acteur, metteur en scène et directeur de théâtre, originaire du Liban dont il n’a jamais oublié l’Histoire.

Merci à tous les membres de l’AEFM qui ont présenté les autres poètes ici évoqués.

Suivent des poèmes personnels dans lesquels résonnent nos propres voix sur des chemins de délivrance.

 

Le printemps est là, plus lumineux, plus éclatant que jamais…

 

En l’absence, quelle présence!

Absent, le brin de muguet, 

Absent, ô toi qui me l’offrais,

Absent, ô toi que j’aimais.

Présentes, les fleurs de toutes sortes, 

Senteurs fortes, parfums ineffables.

Présentes, les couleurs vives ou légères, 

Blanches ou jaunes ou violettes,

Pastel, douces, violentes ou crues.

Présents leurs messages, leurs pistils, leurs étamines,

Leurs amours, leur musique.

Vivaldi, Bach, Mozart

Grieg, Schubert,

Le matin, la truite, le printemps, la flûte.

Que ma joie demeure!

Présents les jardins de Monet,

Les iris, les lupins, les giroflées.

Présents les bouquets d’Odilon Redon, de Van Gogh.

Présents le coquelicot de Cécile 

Et la touffe perdue de myosotis entre les pavés!

Les «ne m’oublie pas» cent fois inventés!

Et la rose et le lilas

Dans les jardins de mon père!

Présents, les amours d’antan

Présents, les effluves d’aujourd’hui

Kairos inespéré! Temps béni!

 

Marie-Louise Scheidhauer, France

 

 

***

 

J’ai choisi d’inclure ici un court extrait de l’un de mes «récits poétiques» inédits. Dans un contexte onirique, deux personnages (dont la narratrice) circulent dans une enfilade de constructions qui permet de passer de l’une à l’autre, par des passages secrets, sans possibilité (jusqu’à la fin du moins) de gagner l’extérieur : un cauchemar!

 

 

Après le placard vide, nous nous retrouvâmes dans un espace aux pièces distribuées exactement comme celles de notre premier refuge. L’ornait, pourtant, un mobilier bien plus contemporain, qui contrastait élégamment avec les lustres, et les moulures des plafonds, les parquets au point de Hongrie. Requinqué par ce nouveau décor, mon ami se montra plus vif : nous savions maintenant comment diriger nos recherches. Puisque notre inventaire s’était achevé sans encombre, ma peur avait diminué, et l’atmosphère plus lumineuse me rassura un peu.

Quand nous nous aperçûmes, une fois de plus, que nous ne disposions d’aucun moyen de sortir, ma rage en augmenta, et des larmes m’échappèrent, que j’essayai de refouler, face au jardin, du haut d’une fenêtre…

[…]

D’un mouvement du menton, je désignai le paysage, au-delà du grand mur d’enceinte qui entourait les parcs : quelques terrains vagues encombrés d’ordures, des crassiers enrobés de neige, sous un horizon noir d’où suintait un brouillard de nuit ; entre de hautes grues dressées, des cheminées d’usine éclairées par des braseros. Des ombres furtives rôdaient en groupe, des mendiants, des voleurs… Quand je me souviendrais de l’équipée, un peu plus tard, cette atmosphère fuligineuse imprégnerait toutes mes pensées, je ne saurais plus m’en défaire. Et pour l’éternité, nous allions parcourir des kilomètres de maisons enchâssées, sans issue…

«On va réfléchir, proposa F. Si nous sortons, mieux vaut suivre la rue.»

Nous écartâmes les voilages sur l’avenue : pas le moindre piéton, le moindre véhicule. Si brillaient quelques réverbères, la brume qui montait du sol (des carrés de terre aménagés au pied des hêtres), atténuait leur éclairage, en nimbant les ampoules d’un cocon ovoïde…

Je ne sais plus très bien ce qui s’est passé après ça. Toujours est-il que nous ne pûmes débusquer l’outil susceptible d’aider. Peut-être F. s’était-il blessé, tentant de fracturer du verre. Je l’ai soigné, évidemment, et nous avons dormi, mais pour combien de temps? Combien de nuits? Bien sûr, nous avons persisté à avancer, et les demeures ont changé. Nous avons traversé des blocs aux corridors sordides, qui empestaient l’urine, des chalets, des maisons d’architecte, des cliniques désaffectées. Sans grande difficulté, nous allions donc d’un lieu à l’autre, mystérieusement guidés, tantôt vers un palier (parfois, nous contemplions avec stupéfaction nos formes intactes dans quelque grand miroir), tantôt vers un placard tout au fond d’un couloir… Tantôt vers un sous-sol. De temps en temps, cachés entre deux constructions, des escaliers montaient vers des greniers.

J’ai conservé le souvenir de bâtiments juxtaposés sans décrochage, alors que rien, en réalité, ne m’avait jamais prouvé leur parfait alignement : nous avions perdu l’habitude de regarder par les fenêtres. Peut-être même, vers la fin, étaient-elles occultées, voire condamnées, à moins que la peur de poursuivants, dont il nous semblait entendre claquer les pas, ne nous motivât à présent, ou celle d’investir une chambre habitée, interdite à notre exploration… 

Des irruptions paranormales nous firent désespérer de notre sort. Pendant que je somnolais dans l’obscurité, un fantôme, un vrai, je veux dire (rien de ces draps ridicules des livres pour enfants, qui paraissent toujours posés sur quelque tête chauve, rien non plus d’un ectoplasme); un linceul puant et taché de sang, voilà ce que je vis, avec de longues traînées de pourriture, des déchirures sur des pointes d’os cassés…

S’il disparut aux premiers cris, un autre épisode nous troubla. Dans une maison vieillotte, dont les papiers peints rétrécissaient l’espace (des odeurs de naphtaline émanaient des moquettes), un homme surgit d’un placard, et vigoureusement, attaqua F., avec des membres d’araignée, des gestes saccadés d’automate, précis et droits comme s’il maniait des couteaux. Extrêmement rapides, ses jambes semblaient donner, toutes deux en même temps, de violents coups de pied!

Comme ma pusillanimité m’empêchait d’observer la scène, je posai les mains sur mes yeux fermés. Lorsque je les rouvris, impressionnée par le silence, mon compagnon frottait tranquillement ses doigts : apparemment, son agresseur avait regagné son armoire.

«C’était quoi, ça? lui demandai-je, choquée, et fâchée par ma lâcheté. Il y en a d’autres comme lui, tu crois? Et plus nombreux, peut-être?»

Se contentant de me prendre le bras, il m’emmena plus loin, sans aucune réponse : me visitait l’étrange sentiment que nous n’allions plus nous égarer, que nous courions vers un but très précis. Il ne s’agissait plus de rencontrer des gens, de découvrir des documents dissimulés… Et ce fut sans encombre que nous franchîmes ainsi des centaines de constructions cachées, maisonnettes sans charme, aux corridors qui sentaient l’encaustique, le carrelage humide et le pipi de chat, hôtels désaffectés…

Je m’interrogeais, certes : quand il m’arrivait de dormir, F. voyait-il du monde? Recueillait-il des renseignements si secrets qu’il était hors de question de me suggérer ne serait-ce que leur existence? Pourtant, ces pensées ne me frustraient plus, bien au contraire : personne, aux alentours, pour juger ma faiblesse, et puis, dans mon épuisement, j’avançais comme une automate, aux bras et jambes désarticulés, mais progressais toujours par un curieux miracle!

Enfin, par une belle journée d’été, nous débouchâmes dans un jardinet. Entre les plates-bandes d’un potager soigneusement entretenu, bordées de fleurs, filaient de longues allées noires. Je m’attendais à quelque nouveau labyrinthe, à buter sur un mur impossible… Mais au-delà d’une rangée de saules, en contrebas, nous découvrîmes une campagne dorée, vibrante d’insectes et de plantes, avec des forêts bleues au sommet des coteaux.

 

Marie-Line Jacquet, France

 

 

***

 

Voici deux poèmes liés au confinement du printemps 2020, et plus précisément au thème de la respiration.

 

Confinementpar Marie-Line Jacquet

 

Les genoux fendent l’air

Épais et douloureux poisseux

Les masques s’enfoncent dans l’œil 

L’on s’évite et l’on tangue

Chorégraphie sans nerfs sans notes

 

Pourtant circulent, entre les murs

De fluides couloirs d’anges 

Des pensées s’ouvrent se délient

Se cabrent guettent

Des prières des noms.

 

 

Sur la mort de Georges Floyd (I can’t breathe) en mai 2020 par Marie-Line Jacquet

 

 

Je ne peux respirer

Voici ma soif s’emmêle

Je ne peux respirer ils enfoncent ma vie

Dans un tréfonds de gorge

Me font manger leur haine et qu’elle explose en moi

Reflet de fous faussaires

 

Mais de l’air vibre

À jamais sous ma peau

Et circule une flamme

Oh qu’elle attise les aimants 

Marie-Line Jacquet, France

 

 

 

FRANCHIR MURS ET BARRIÈRES

 

 

Nous espérons tous, très fort, que le confinement s’achèvera : puissions-nous bientôt, allègrement, nous retrouver pour un moment, à Budapest ou bien ailleurs ! En attendant, apprécions l’intéressant dialogue entre les traducteurs ukrainiens de l’œuvre de François Mauriac (et donc l’auteur lui-même). 

 

Grâce à nos lectures (article d’Anne Hogenhuis) et aux nouvelles technologies (articles d’Helga Zsak), nous pouvons aussi approfondir notre connaissance des arts, à l’exemple de… François Mauriac lui-même (malgré l’absence, à l’époque de notre auteur, desdites technologies!), très ouvert, dans ce domaine, comme nous le montre Claude Hecham dans sa présentation d’une thèse de Jean-Pierre Constant.

 


 

AUTOUR DE FRANÇOIS MAURIAC

 

 

Dans l’article ci-dessous, Galyna Dranenko poursuit son enquête sur les traductions de l’œuvre de François Mauriac dans les contrées de l’ex-URSS. 

 

Traducteurs ukrainiens de François Mauriac 

par Galyna Dranenko

 

Pour la première fois, le roman Thérèse Desqueyroux paraît en ukrainien en 1967 (Kyïv, Éditions «Écrivain soviétique»), soit quarante ans après la première édition française. Son traducteur est Stepane Pintchouk (1930-2012); c’est un chercheur en littérature et l’auteur de traductions du russe et du français multiples. Né dans une famille de paysans pauvres vivant dans la région de Rivne, rattachée à l’époque à la Pologne, il fait ses premières études en polonais. Sous le régime soviétique, il obtient ses diplômes à l’Université de Lviv (1951), soutient très vite son doctorat (1954), et, relativement jeune, devient professeur habilité des universités (1972). Tout en enseignant la littérature ukrainienne dans plusieurs universités (à Drohobytch, Jitomir, Nijyn, Kyïv), il collabore activement à la rédaction de la revue littéraire «Octobre» et œuvre dans d’autres institutions culturelles soviétiques. Après de la dissolution de l’URSS, il s’adonne à une activité intense en vue de promouvoir l’émancipation nationale et culturelle de l’Ukraine : il fait publier les auteurs ukrainiens censurés, devient fondateur de l’Association de la langue ukrainienne Chevtchenko, etc. Il traduit, par ailleurs, plusieurs textes d’auteurs français en ukrainien, en particulier ceux de Robert Merle, d’Anatole France, de Victor Hugo, d’Hector Malot, de Pierre Boulle et de Pierre Loti. Sa traduction de Thérèse Desqueyroux est rééditée une nouvelle fois en 1986, à Lviv. On notera que, dans cette deuxième édition, le titre du roman est «corrigé», car le nom de l’héroïne mauriacienne est initialement, en 1967, transcrit par le mot [dekejru], où le «s» intérieur est omis. Pintchouk s’aligne-t-il ici sur la traduction russe d’Abkina (1927) qui, elle aussi, ignore ce son

L’autre œuvre clé du romancier français, Le Nœud de vipères, fait l’objet d’une traduction en ukrainien l’année même de sa création, en 1932, à Lviv (située, alors, en Pologne); mais il ne s’agit que d’un extrait traduit par I. Tcherkavs’kyi et publié dans la revue «Les Cloches». La traduction intégrale du Nœud de vipères ne verra le jour qu’un demi-siècle après, soit en 1980, à Kyïv. La traduction est signée par l’un des plus grands traducteurs ukrainiens, Dmytro Palamartchouk (1914-1998). Ce traducteur est né dans une famille paysanne vivant de la région de Tcherkassy, en URSS. Son père, un agronome autodidacte, accusé d’être un «ennemi du peuple», est fusillé par les bolchéviques en 1937. Dmytro a fait ses études à Odessa, d’abord, à l’école des Arts, puis à l’Institut Pédagogique (Faculté des lettres, 1939). Pendant la Seconde Guerre mondiale, il combat dans l’Armée rouge, puis rejoint l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. Arrêté par les Soviétiques, il est envoyé dans un camp du Goulag, et condamné à travailler dans une mine (1948-1954). C’est dans ce camp concentrationnaire soviétique que Dmytro Palamartchouk commence à s’adonner à la traduction. Là-bas, il fait la connaissance de personnalités de la culture ukrainienne, notamment un autre grand traducteur ukrainien, Hryhoriy Kotchour. Une fois libéré des camps, Dmytro Palamartchouk continue son activité grâce au soutien de ses camarades. Ses traductions commencent à être publiées à partir de 1958. Celles du français, mais aussi celles de l’anglais, de l’allemand, du polonais, du russe, entre autres, composent un ensemble de textes volumineux et varié. En effet, Dmytro Palamartchouk a traduit en ukrainien tous les sonnets de Shakespeare, les poèmes de Byron, de Pétrarque, d’Adam Mickiewicz, de Heinrich Heine, de José-Maria de Heredia, de Charles Baudelaire, de Charles Leconte de Lisle, etc. Les œuvres en prose traduites par Dmytro Palamartchouk sont moins nombreuses, mais elles forment aussi une liste assez impressionnante. Pour ne citer que celles qui sont traduites du français, mentionnons cinq romans d’Honoré de Balzac, deux romans flaubertiens, un roman de Jules Verne et un autre d’Anatole France. Sa traduction du Nœud de vipères est rééditée en 1986, à Lviv. Dmytro Palamartchouk signe également la traduction ukrainienne d’un autre roman de Mauriac, Les Chemins de la mer (1980, à Kyïv; réédité en 1986, à Lviv), sous le titre, décalqué sur le titre russe : Le Chemin vers nulle part.

Le traducteur ukrainien qui est l’auteur du plus grand nombre de traductions des romans mauriaciens est Anatole Perepadya. En 1994, à Kyïv, paraissent ses traductions ukrainiennes de : Le Sagouin, L’Agneau, Un adolescent d’autrefois et Le Baiser au lépreux. Anatole Perepadya (1935-2008) est un nom qui compte dans le champ de la traductologie en Ukraine. Né dans la région de Kirovograd (aujourd’hui, Kropyvnytsky), il fait ses études à l’Université de Kyïv. Fort de son diplôme de journaliste, il exerce ce métier d’abord en province. Ensuite, il travaille dans les éditions «Dnipro», dans la capitale, comme rédacteur et correcteur de textes. Parallèlement, il s’adonne à la traduction. Son appartenance aux cercles de dissidents ukrainiens soviétiques lui vaut la perte de son poste : il est licencié. Renvoyé derechef d’une autre maison d’édition, il n’a pas d’autre choix que de devenir un traducteur travaillant à son compte. L’absence de poste de travail officiel est considérée en URSS comme du «parasitisme social» et est punie par la loi, si bien qu’Anatole Perepadya est sous la menace constante d’être déporté en dehors de la capitale. Dans les années 1970-1980, la traduction devient l’unique source de ses revenus. Parfois, pour gagner un peu d’argent, il accepte que ses textes soient publiés sous le nom d’autres traducteurs. Les choses changent pour lui dans l’Ukraine postsoviétique, car il obtient la possibilité de publier ses traductions intégralement. Il obtient vite la reconnaissance de son talent non seulement de la part de ses lecteurs, mais aussi de la part de ses pairs. Il est le lauréat de plusieurs prix et obtient une décoration française : l’Ordre des Arts et des Lettres. Renversé par un chauffard jamais retrouvé ni jugé, il décède à la suite de cet accident. Anatole Perepadya a traduit des œuvres littéraires issues de cultures linguistiques différentes. Certes ses traductions du français sont les plus nombreuses, mais il s’est confronté aussi aux autres langues romanes, comme l’espagnol (Don Quichotte), l’italien, le portugais et le catalan. Ses traductions des «classiques» patrimoniaux français constituent un héritage très important, tant quantitativement que qualitativement : quatre romans de Mauriac, le roman proustien À la recherche du temps perdu, plusieurs romans de Camus, Gargantua et Pantagruel de Rabelais, Les Pensées de Pascal, les Essais de Montaigne, l’Art poétique de Boileau, Ubu roi de Jarry, des œuvres de Pagnol, de Claudel, de Balzac, etc. Il a traduit également des œuvres de la littérature française contemporaine, comme celles de Bernard-Marie Koltès, de Jean Rouaud, de Sylvie Germain, etc. 

L’unique texte mauriacien qui a été réédité et retraduit en ukrainien à plusieurs reprises est la Vie de Jésus. Nous avons précédemment exposé l’histoire de son édition en Ukraine polonaise, en évoquant quelques éléments biographiques de son premier traducteur Oles’ Babiy. Laissé pour compte à l’époque soviétique, cet essai de François Mauriac est «ressuscité» en Ukraine d’aujourd’hui sous deux versions, l’une lvivienne («Jyttia Isousa», en 1994, chez «Tailleur de pierre», par Yarema Kravets»), l’autre kyïvienne («Isousove jyttia», en 2009, chez «La Lettre et l’esprit», par Halyna Tchernienko). Yarema Kravets’ (né en 1942) est un homme de lettres ukrainien, traducteur du français, chercheur en littérature et professeur à l’Université de Lviv. Sa thèse, soutenue en 1992, porte sur la réception ukrainienne de l’œuvre d’Émile Verhaeren. Il est, par ailleurs, à ce jour, l’auteur de plus de 350 articles scientifiques sur les littératures francophones et sur les liens qu’entretiennent la culture ukrainienne et les cultures francophones. Il a traduit de nombreuses œuvres d’écrivains classiques français (Voltaire, Étienne de La Boétie, La Rochefoucauld, Prosper Mérimée, etc., et 26 nouvelles de Guy de Maupassant. Mais une grande partie de ses traductions porte surtout sur des textes d’auteurs français du vingtième siècle; on peut citer, en particulier, ceux de Marcel Aymé, de Romain Rolland, de Françoise Sagan, de Michel Tournier, de Jean Marie Gustave Le Clézio, de Simone de Beauvoir et bien évidemment, de François Mauriac. Quant à Halyna Tchernienko (née en 1954, dans la région de Ternopil), elle est aussi universitaire et traductrice. Diplômée de l’Université de Tchernivtsi en langue et littérature françaises (1977), elle enseigne aujourd’hui le français et la traductologie à l’Université nationale de Kyïv. Elle a traduit en particulier Marie Cardinal, Marcel Aymé, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Julien Green, Michel Tournier, Gérard de Cortanze. Elle est, à ce jour, l’auteure de la traduction la plus récente des textes de François Mauriac en ukrainien.

 

En guise… d’ouverture

On le voit : les œuvres de François Mauriac ont été traduites et retraduites en russe et en ukrainien, à plusieurs reprises, entre 1927 et 2009. La plupart des traductions se font avec un «retard» assez important par rapport à la date de parution du texte source en France. Nous avons calculé que la moyenne de l’intervalle entre la publication de l’original de Mauriac et celle de sa traduction est de 35 ans en russe et de 24 ans en ukrainien. Il y a quelques exceptions, à cet écart temporel, qui méritent d’être mentionnées. C’est le cas, tout d’abord, de la version russe de Thérèse Desqueyroux (1927, Leningrad), et de la version ukrainienne de la Vie de Jésus, publiée en extrait en 1936 à Lviv. De même, le roman Le Nœud de vipèresparaît la même année en ukrainien (en extrait) et en russe, deux ans seulement après sa sortie en France en 1932. Enfin, les romans La Fin de la nuit et Un adolescent d’autrefois sont édités en russe l’année qui suit leur parution en France. Du vivant de Mauriac, huit publications de ses textes en ukrainien (dont deux en URSS) ont vu le jour, et six en russe (dont cinq en URSS). Même si les œuvres essentielles de l’écrivain français sont traduites dans ces deux langues, un grand nombre d’entre elles n’ont pas encore retenu l’attention des traducteurs et des éditeurs contemporains. Signalons aussi qu’aucune édition des œuvres complètes de François Mauriac, accompagnée d’un sérieux appareil critique de notes et de commentaires scientifiques, n’a vu le jour, que ce soit en russe ou en ukrainien. Émettons donc le souhait que cette modeste contribution à l’état des lieux du patrimoine traduit de Mauriac inspire et motive les futurs traducteurs et/ou commentateurs de l’auteur de Thérèse Desqueyroux.

 

Galyna Dranenko, Ukraine

 

 

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À propos de François Mauriac et les arts. Entre clair-obscur et clairvoyance, Jean-Pierre Constant, L’Harmattan, Paris, par Claude Hecham

 

 

Ce livre, qui condense en deux-cents pages une thèse soutenue en 2008 à Bordeaux par Jean-Pierre Constant, peut se lire chronologiquement si l’on veut connaître les étapes d’une accession à la lumière, ou par sections pour trouver les réponses aux questions que posent l’œuvre et la vie de Mauriac.

Comment s’est constituée la personnalité de l’écrivain ? Quelles sont les forces agissantes tout au long de ses 70 ans de création littéraire ? Que nous apprennent la correspondance, le journal, le bloc-notes, les premiers romans sur l’homme Mauriac ?

 

C’est là que Jean-Pierre Constant est allé chercher les descriptions, les analyses, les brèves notations révélatrices de l’attitude de Mauriac à l’égard des arts, de tous les arts et même de ceux que l’on appelle « arts du spectacle » aujourd’hui.

 

L’importance et la diversité des références témoignent de la difficulté d’une telle entreprise. Jean-Pierre Constant a poussé le plus loin possible ses recherches, ne négligeant rien, pas même les entretiens radiodiffusés ou télévisuels. Car le sous-titre de ce livre, « Entre clair-obscur et clairvoyance », nous intrigue. Certes, François Mauriac ne se considérait pas comme un critique d’art, loin de là, puisqu’il revendiquait le qualificatif de « dilettante ». Mais alors, de quel droit se permettait-il d’avoir des jugements féroces en tant que spectateur ? 

 

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous découvrons, à chaque époque de sa longue vie, le rôle des rencontres entre Mauriac et les médiateurs qui l’ont mis en contact avec les arts. Nous apprenons qu’il a été en contact avec l’art dès sa jeunesse, qu’il a été initié à Paris à la diversité des expressions artistiques, et qu’il a évolué d’une attitude de rejet (par rapport aux Ballets russes, à Picasso) à une ouverture que l’on peut qualifier d’éclectique).

 

Avant de conclure brièvement avec le thème de l’influence des arts sur l’écriture de François Mauriac, Jean-Pierre constant analyse ses choix esthétiques dans tous les domaines artistiques, de l’ameublement au music-hall. Les surprises ne manquent pas, les questions en suspens non plus. Ce qui me paraît essentiel, c’est le rôle et l’importance de l’affectivité chez François Mauriac. L’attachement à ses origines, à sa terre comme à sa mère, ne disparut jamais de sa conscience d’écrivain, ce qui lui faisait dire : « … car en art j’ai des idées de l’autre monde, on s’en doute. » (Le Figaro Littéraire, 1962)

 

Claude Hecham, France

 

 

TROIS REGARDS SUR LA HONGRIE

 

Dans l’article ci-dessous, Helga Zsak nous fait voyager dans le patrimoine artistique de son pays.

 

Une Visite de confinement

(virtuelle : www.mng.huwww.keresztenymuzeum.hu

par Helga Zsak

 

La Galerie Nationale de Budapest devait pressentir qu’une présentation innovante de son trésor était pertinente en mettant à jour son portail Internet. Elle y a enregistré des œuvres précieuses et a élaboré des parcours thématiques ou historiques. Ces réalisations ont été accueillies avec allégresse lors des semaines de confinement général. 

La Galerie recueille la plus grande collection d’œuvres d’art, de peintures et de sculptures hongroises, du Moyen Âge à nos jours. L’une des parties les plus précieuses est la collection des retables et statues datant d’une période allant des années 1300 à 1500. Elle déploie l’évolution artistique qui s’est produite du Gothique à la Renaissance. 

L’une des perles de la collection est la peinture de la Madone de Güssing (Németújvár à l’époque). Le tableau endommagé laisse néanmoins deviner la figure de l’ange, dissipant les doutes de Saint-Joseph endormi. Une autre statue de la Madone, provenant du nord du pays (Toporc) rappelle les statues en pierre des cathédrales françaises avec son corps légèrement courbé. La tête de l’Enfant Jésus était mobile, sans doute pour attirer l’attention de l’auditoire des églises. 

La collection de peintures compte près de 10 000 œuvres, avec des tableaux réalisés entre 1800 et 1945.

Le chef-d’œuvre de la peinture hongroise de la Renaissance est incontestablement le tableau de la Visitation du maître M.S. La rencontre de Marie et d’Élisabeth est auréolée de paysages finement ciselés, mais comporte aussi des éléments suggérant la Passion. Un tableau qui avoisinait ce dernier dans l’église de Selmecbánya se trouve à Lille, au Musée des Beaux-Arts, et le troisième au musée chrétien d’Esztergom. Ce musée, situé dans le coude du Danube au nord de la capitale, rassemble les œuvres des églises hongroises des siècles passés, des peintures, des sculptures et des retables d’artistes locaux, mais également italiens, allemands, flamands. 

 Dans la Galerie, les peintures historiques de Miklós Barabás et de József Borsos, des années 1850, précèdent les tableaux emblématiques de Bertalan Székely et Viktor Madarász, présents au Salon de Paris également. Les œuvres de différentes époques de la vie de Mihály Munkácsy, résident de Neuilly dans les dernières années du vingtième siècle, ou de Pál Szinnyei Merse, retracent leur évolution artistique. Les chefs-d’œuvre originaux de Csontváry ou de Mednyánszky succèdent aux tableaux d’artistes déterminants du tournant du siècle, comme József Rippl-Rónai, ou János Vaszary. 

La Galerie organise également des expositions temporaires, ainsi que des parcours thématiques en ligne pour ne pas laisser en manque les visiteurs amateurs de beauté. À voir et à suivre absolument.

 

Helga Zsak, Hongrie

 

 


 

Dans sa contribution, Anne Hogenhuis nous emmène à son tour en Hongrie, mais à travers ses lectures.

 

Budapest, le Danube et les frontières 

vus à travers trois récits successifs

par Anne Hogenhuis

 

De Budapest, je n’ai que le souvenir d’un séjour déjà ancien. De la littérature hongroise je n’ai lu qu’un ou deux auteurs et je ne me hasarderai pas à rattraper cet impardonnable retard d’ici la réunion prévue par l’AEFM à Budapest. Donc, plutôt que de m’aventurer sur le terrain d’une littérature que je connais peu, j’ai relu quelques récits qui traitent de la Hongrie à travers son histoire récente. L’Histoire, un domaine où j’avance avec le désir de comprendre les courants profonds à la surface desquels repose l’image sereine d’une capitale splendide, se mirant dans le Danube. 

L’Histoire et la géographie ont façonné Budapest, une ville double qui repose sur les deux rives du Danube. Son cours, une fois passé par l’Autriche et Vienne, se dirige vers les massifs balkaniques et ses défilés rocheux, par où ont déferlé les grandes invasions venant d’Asie. Dans la plaine hongroise, des hordes successives de cavaliers orientaux se sont agglomérées en une identité propre, résistante et inassimilable à celle de ses voisins. Une identité européenne, par son passé lié aux Habsbourg et à la défense de la chrétienté, mais isolée en Europe par la géographie, l’ethnographie et surtout par la langue. Cette originalité a permis au pays de survivre à des catastrophes successives. L’une des plus violentes fut la signature en 1920 du traité de Trianon qui réglait le sort de l’empire austro-hongrois à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il abolissait la double monarchie et amputait la Hongrie des deux tiers de son territoire ainsi que de trente pour cent de sa population, au profit des Serbes, des Roumains, des Tchèques et des Croates.

Deux témoignages confortent cette résilience : le premier nous vient d’un Anglais, Patrick Leigh-Fermor, qui, dans les années 1930, se trouve invité dans la noblesse hongroise, qui le séduit par sa culture européenne liée à une originalité très vive (1). Le second, l’écrivain Sandor Maraï, après l’expérience de la dictature nazie d’abord, soviétique ensuite, constate trente ans plus tard l’effondrement de ces élites, en même temps que s’efface le culte de l’Europe occidentale qui a trahi la région, l’ayant morcelée par le traité de Trianon, puis abandonnée, dans les années trente, à ses dissentions et démons (2). En 2019, enfin, Emmanuel Ruben, un jeune Français qui remonte le Danube en vélo, note ses impressions sur la province hongroise et sur Budapest, dont il déplore la disneylandisation (3).

Le jeune Anglais a quitté Londres, un soir, pour traverser la mer du Nord et, en suivant le cours des grands fleuves, se rendre à pied jusqu’à Constantinople. Peu conformiste, mais doté d’une solide culture, il s’intéresse aux paysages, aux hommes, à leur langage et à l’étymologie des noms. Il remonte le Rhin jusqu’à sa source, dormant dans des granges ou à la belle étoile, parfois invité par des châtelains dans leurs antiques forteresses. Puis il oblique vers l’Est, en suivant le cours du Danube. Après Vienne, il s’attarde à Budapest.

Il est fasciné par la Hongrie et se penche sur son passé. Il tente, au hasard des rencontres, de démêler les racines des mœurs et de la langue, les cherchant dans les invasions successives des Huns, Avares, Coumans, Petchenègues et autres peuples déferlants des steppes de l’Asie centrale. Il admire la générosité de ses nouveaux amis qui l’accueillent dans leurs demeures ancestrales où s’abrite, dans de riches bibliothèques, toute la culture de l’Europe ancienne. L’émeut aussi la munificence traditionnelle du peuple, qui se traduit par les costumes et le comportement. Comme l’éblouit, à Eszergom, la splendide tenue des dignitaires de l’Église et la ferveur des nobles qui les entourent, eux dont les aïeux furent les remparts de la chrétienté. Il ressent l’impression glorieuse d’une société héroïque et brillante de magnats et de cavaliers. S’il discute l’injustice ressentie face à la tragédie du traité, il conclut laconiquement que la Hongrie était du côté des vaincus. Un reste d’éducation britannique, peu intéressée par des querelles de frontières dans l’Europe centrale ? Ou le caractère positif du voyageur, peu porté aux regrets, préférant aller à la découverte des personnes rencontrées en chemin, le cœur léger ? Suivant le cours du Danube, il passe les portes de Fer pour parcourir des terres slaves, où subsiste encore l’empreinte du joug ottoman. Son parcours hongrois lui a laissé une vision idyllique, celle d’hommes fiers et attachants, d’un pays rural, verdoyant, heureux : un bain de jouvence (4).

De ce tableau chatoyant de la Hongrie, la Seconde Guerre mondiale fait table rase. L’écrivain Sandor Maraï habite Budapest en exilé de l’intérieur. L’Armée rouge a progressé maison après maison pour conquérir la ville et en chasser le gouvernement proallemand de l’amiral Horthy. C’est une ville réduite à l’état de ruines : les destructions ont anéanti des quartiers entiers, la maison de Maraï a disparu avec tous ses biens (livres et manuscrits), comme celles de la plupart de ses connaissances. Ont aussi été détruites la vie sociale et la structure sociale. En 1940, il avait consacré un récit nostalgique aux écrivains et à la ville d’antan, ce paradis perdu (5). Contemplant la ville du haut de sa promenade au Bastion des pêcheurs, il retrace les pensées qui lui venaient alors, se remémore les personnes et la structure sociale disparues. Il n’a plus de sentiments et n’éprouve aucune nostalgie. Il ne se reconnaît plus dans l’écrivain urbain et dandy. Le bourgeois qu’il fut git en bas, dans les décombres (6)

L’élite nobiliaire, les propriétaires terriens se sont déconsidérés en soutenant les Croix fléchées et le régime autoritaire de l’amiral Horthy. Sa chute et l’occupation soviétique ont privé les hobereaux de leurs biens et privilèges, ceux qui l’ont pu ont fui à l’Ouest. Maraï ne les plaint pas. Il voit leur élimination comme la conclusion naturelle d’une qualité usurpée et dénonce leur prétention à une culture européenne de façade, déguisant une vie dénuée d’intérêt pour leur environnement et leur pays (7). Après l’union avec l’Autriche, en 1867, la haute noblesse avait cessé d’assumer son rôle de dépositaire de la culture. 

Il ne pleure pas la transformation en régime soviétisé de toute cette fausse hiérarchie sociale. Son regret le mène ailleurs. En Haute-Hongrie, en Transylvanie, dans ces territoires arrachés à la nation, vivait, en tant que minorité ethnique, une intelligentsia pour laquelle les livres de qualité étaient une véritable manne. Existait aussi une intelligentsia de la petite noblesse appauvrie dont les membres, devenus fonctionnaires, végétaient dans des manoirs délabrés ou de modestes logis urbains, mais restaient fidèles à la plus haute culture littéraire. 

À Budapest, dans les rues autour du château royal, il discerne les ruines où avaient vécu — autrefois, dans des temps préhistoriques — les privilégiés de la société magyare, semblables à ces armoires à vêtements mal aérées qui sentent éternellement le moisi… Ces dix mille familles qui constituaient la classe supérieure de la société hongroise n’étaient pas pires que les castes privilégiées d’autres pays. « Pas pires, simplement un peu plus distraites, parce qu’elles avaient tout bonnement oublié de payer leurs impôts ».

Restent les écrivains qui, sous la pression du régime doivent, soit écrire dans le sens souhaité, soit se taire. Maraï reste à Budapest, quitte à écrire pour le tiroir, jusqu’à ce que disparaisse aussi le droit de se taire. Il émigre en 1948. Dans les années 1970, il repasse à Paris où il avait vécu vers 1925. Il n’y ressent que sa désaffection. Amer, il reproche aux Européens d’avoir lâché l’Europe centrale en 1938/39, à Munich, puis d’avoir pactisé avec Staline, pour la lui abandonner à Yalta.

 

Comme on le sait, la Hongrie a été l’un des premiers pays du bloc de l’Est à s’émanciper de la férule communiste et à s’en libérer par une évolution, complexe et difficile, qui l’a menée à l’Union européenne. Le résultat de cette adhésion peut être appréhendé dans les notes sur le vif prises par un cycliste français qui remonte le Danube vers sa source. Pressé par le temps, comme le veut l’époque, il relève les traces du passé, mais ses notes illustrent un périple sans illusions. Venant de l’Est, il traverse des frontières hérissées de barbelés. Il s’attarde à Visegrad, pont sans grand intérêt entre l’Orient et l’Occident. À Budapest, il préfère l’ancienne Esztergom, où sonne encore le tocsin en souvenir du traité. Il ne s’attarde pas dans les grandes villes et leurs banlieues asphaltées, il privilégie les villages qu’il retrouve souvent confits dans leur condition ancienne. Partout, il note le souci de se cramponner à un passé fragile, joint au désir de l’utiliser pour profiter de la manne touristique. L’authenticité originale est menacée par une disneylandisation visible du pays, de sa capitale et de sa culture. Partout le même fléau européen du bétonnage et des ronds-points, des routes interrompues et des villages perdus. À Budapest, il rencontre des jeunes qui vivent en marge du présent et ne s’intéressent pas au passé. Un constat triste de la modernité. 

Si le présent est confus, la nostalgie des frontières du royaume disparu (8) continue à alimenter les braises qui rougeoient sous la cendre. Cernée par l’uniformité triste des pays de l’Europe centrale, la Hongrie n’a pas renoncé à sa voie propre. En l’année 2020, où le 4 juin représentait le centenaire du traité de Trianon, de grandes discussions ont agité le pays pour savoir s’il fallait le commémorer (9). Peu de voix en dehors de la Hongrie l’ont relayé, sinon pour le déplorer… En dépit du traité centenaire, le sort des communautés hors frontières reste un souci vivant (10). Depuis 2010, la nationalité hongroise est conférée aux minorités incluses dans les pays voisins et depuis 2019, les mesures économiques et sociales le sont aussi. Tout ceci rappelle que l’équilibre est difficile à tenir entre l’affirmation d’une européanité ancienne et l’attachement à un passé de puissance danubienne, vif comme une douleur fantôme. 

 

 

1 Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et dans le vent (À Time of Gifts) Ed. Navicata, Bruxelles 2014.

2 Sandor Maraï, Mémoires de Hongrie Dernier jour à Budapest, Paris, Albin Michel 2004.

3 Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube, Paris, Payot-Rivages, 2019.

4 Patrick Leigh Fermor, op. cit., p. 329-352 et p. 448-449.

5 Sandor Maraï, Derniers jours à Budapest, Albin Michel 2017.

6 Mémoires de Hongrie, op. cit., p. 132-3.

7 Ibid., p. 149 et 178-182.

8 Titre d’un livre de Norman Davies, Vanished Kingdoms, 2011, qui ne traite pas expressément de la Hongrie.

Le Courrier International, n° 1572-1573-1574 du 17/12/2020.

10 Le Monde, 26-27/7/2020, 1920-2020 : Hongrie, l’obsession du traité de Trianon. La mémoire vive des traités de la Grande Guerre.

 

Anne Hogenhuis, France

janvier 2021

 

 

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C’est dans le passé de la Hongrie que nous plonge aussi Bruno Capitanucci. Dans son article, il s’intéresse en effet au point de vue d’un journaliste italien, Indro Montanelli, sur les événements qui secouèrent ce pays en 1956.

 

 

 

Montanelli, par Bruno Capitanucci

 

Témoin oculaire de la résistance dramatique des Hongrois à Budapest contre l’occupation russe à l’automne 1956, le célèbre journaliste italien Indro Montanelli fut particulièrement impressionné par cette expérience, comme il le rappelle dans sa réponse à une lettre de Federigo Argentieri, spécialiste d’Histoire hongroise, publiée dans le Corriere della Sera le 17 février 2000 : «… dans ma vie, les événements de Budapest ont marqué quelque chose, et pas seulement d’un point de vue professionnel. Je ne peux y repenser et en parler sans que ce quelque chose me revienne et me fasse tourner les sangs.» i

De retour en Italie, il fut l’un des protagonistes du débat politique et culturel qui s’engagea à propos de l’interprétation à donner au soulèvement hongrois et à ses retombées. 

Anticommuniste, et fier de l’être, Montanelli élabora sa propre vision des faits, laquelle déplut, non seulement au Parti communiste italien qui bien évidemment y était opposé, mais également à beaucoup d’autres, qui pourtant partageaient les mêmes idées que lui. 

Considérant sa position comme une faiblesse et un virage à gauche, son ami de longue date, l’éditeur Leo Longanesi, alla jusqu’à rompre ses relations avec lui. 

Montanelli ne renia jamais ses idées. Il les défendit non seulement dans les articles qu’il écrivit pour les journaux, avec toute la vigueur de son indéfectible esprit polémique et de sa brillante écriture, mais aussi dans une pièce de théâtre, I sogni muoiono all’alba i (Les rêves meurent à l’aube), dédiée à la révolte hongroise.

Cette pièce, en deux actes, met en scène l’atmosphère qui régnait à Budapest dans la nuit du 3 au 4 novembre 1956. Cette nuit-là, les Russes avaient coupé court aux négociations engagées avec les Hongrois. Ils arrêtèrent les négociateurs magyars et occupèrent la ville, déployant une imposante force militaire et provoquant la réaction désespérée des patriotes.

Réunis dans une chambre de l’hôtel Duna de Budapest, cinq journalistes italiens, de tempéraments et orientations politiques divers, commentent les événements et les interprètent bien évidemment en fonction de leurs différentes sensibilités. Le titre de l’œuvre, I sogni muoiono all’alba, résume bien le contraste opposant l’espoir des rêves de la nuit et la triste réalité du jour. Outre les journalistes italiens, deux autres personnages apparaissent également dans cette pièce : deux femmes, une mère et sa fille, qui représentent deux générations de Hongrois. Ancienne soprano d’opéra, la première a vécu de nombreuses années en Italie, mais également dans un camp de concentration. Elle représente la Hongrie, qui a connu des moments heureux, mais aussi la guerre et le passage au régime communiste qui a suivi. Anna, sa fille, incarne la génération des jeunes Hongrois, éduqués au sein du régime communiste (qui voulait en faire sa future classe dirigeante), mais qui, insatisfaits de la réalité qui les entourait, se sont rebellés. À l’aube, à l’heure où les rêves s’évanouissent, et où les chars russes ont déjà envahi la ville, Anna et l’un des journalistes italiens, animés du même idéal, quittent le groupe pour rejoindre les rebelles. 

Jouée pour la première fois à Milan le 3 novembre 1960, la pièce connut un certain succès. Un film en fut tiré l’année suivante, réalisé par Montanelli en personne, avec l’assistance des cinéastes Mario Craveri et Enrico Gras, que le producteur Angelo Rizzoli lui avait adjoints en raison de son inexpérience en la matière. Le rôle principal d’Anna fut confié à l’actrice Léa Massari. 

Peu soucieux des critiques, Montanelli n’a jamais cessé de réaffirmer ses idées et son interprétation de l’insurrection hongroise, à travers ses articles, son œuvre, théâtrale, cinématographique, et d’autres moyens de communication.

Faisant preuve tout d’abord d’une grande capacité d’analyse, Montanelli était convaincu, déjà avant l’invasion russe, que les Hongrois se défendraient, malgré un rapport de force défavorable sur le terrain, qui aurait dû les inciter à renoncer au combat.

De ce fait, et en raison de ce qu’il a vu au cours de la bataille, Montanelli a toujours ressenti une grande admiration pour l’héroïsme du peuple hongrois, qu’il compare, entre autres, à un autre peuple qu’il admirait beaucoup, les Finlandais, qui s’étaient courageusement opposés à l’invasion russe en 1939. Il relève aussi que ces deux peuples, les Magyars et les Finlandais, appartiennent à la même origine ethnique, même si les Hongrois ont «un brin de folie teintée de fierté que n’ont pas leurs cousins nordiques.» iii

Pour lui, ces défenseurs de la liberté du peuple hongrois ont rappelé à un Occident distrait, et soucieux uniquement de son confort matériel, l’importance des idéaux qui méritent qu’on se sacrifie pour les défendre avec cohérence. 

D’autres partageaient les considérations de Montanelli, mais comme elles venaient d’un célèbre anticommuniste, elles prenaient, chez lui, une signification particulière. Elles se fondaient en effet sur l’affirmation que l’insurrection hongroise, réprimée dans le sang, était une tentative de combiner socialisme et liberté; que c’était un soulèvement mené par «des communistes qui s’étaient rebellés contre une certaine forme de communisme» iv . Ce concept suscita de vives critiques, venant aussi bien de la presse contrôlée ou proche du Parti communiste italien, que de la presse plus radicale et à proprement parler anticommuniste.

Montanelli affirmait que les forces qui avaient participé aux événements de Hongrie n’étaient pas liées à la bourgeoisie ou aux nostalgiques du régime autoritaire, proches du fascisme de l’amiral Horthy, qui avait gouverné le pays dans l’entre-deux-guerres, mais le fait de tout un peuple.

Selon lui, c’est en effet tout un «peuple en armes» qui répondait à l’invasion, qui voulait affirmer des valeurs de justice sociale et d’indépendance nationale; et c’est la «classe ouvrière», ainsi que les étudiants qui en étaient issus, qui constituaient véritablement le gros de la révolte.

Officiellement alignés sur les positions soviétiques, les communistes italiens ne pouvaient pas accepter une telle idée, et se conformèrent donc intégralement aux thèses soutenues par la propagande de Moscou. Contre toute évidence, ils prétendaient que l’insurrection de Hongrie avait été le fait de réactionnaires, de bourgeois, et de fascistes nostalgiques qui, poussés par l’Occident, voulaient supprimer le régime populaire et les acquis du prolétariat, et entamer la cohésion du bloc communiste. 

De l’autre côté de la barricade, les anticommunistes les plus acharnés n’acceptaient pas qu’on se soit battu en Hongrie pour le communisme, même s’il s’agissait d’un communisme différent du stalinisme. Ils auraient souhaité une révolte en faveur des valeurs bourgeoises et capitalistes.

Les communistes et les anticommunistes voulaient donc qu’une même interprétation soit donnée aux événements de Hongrie, à savoir qu’il s’agissait d’une révolte anticommuniste, au profit du capitalisme.

Montanelli en tira pour sa part une autre conclusion : il affirma que le communisme et un certain anticommunisme étaient morts l’un et l’autre sur les barricades de Budapest. 

Le communisme n’était plus qu’une couverture idéologique de la volonté de puissance de l’URSS, et se résumait désormais à une armée puissante, avec ses canons, prête à tirer sur les ouvriers, les paysans et les étudiants, c’est-à-dire précisément contre les forces sociales au nom desquelles elle prétendait agir.

De tels agissements à Budapest privaient le communisme de toute capacité d’expansion et «aucun artifice dialectique n’aurait pu le ressusciter». v

D’autre part, à Budapest, une certaine forme d’anticommuniste avait également perdu sa raison d’être. Selon Montanelli, les forces qu’on dit de «réaction» n’avaient en aucune manière participé aux barricades hongroises, ni ne s’étaient rapprochées de ceux qui avaient été «les protagonistes du plus bel et du plus noble exemple de l’histoire européenne de l’après-guerre». vi

L’autre leçon que Montanelli a tirée de la révolte hongroise concerne l’attitude que les anticommunistes auront à adopter en Italie à l’égard de certains communistes, intellectuels pour la plupart, qui, face à la répression des Russes à Budapest, ont revu leur position et se sont éloignés du parti. 

Dans un certain sens, il comprenait leurs difficultés intérieures qui, en effet, lui rappelaient les siennes, à l’époque où, face à la réalité des faits, il s’était éloigné du fascisme auquel il avait pourtant cru. Tout le monde le regardait alors avec méfiance, et il voulait éviter que ces anciens communistes, dont les doutes avaient révélé la valeur, ne connaissent les mêmes difficultés que lui.

Anticommuniste convaincu depuis toujours, Montanelli fit preuve de par sa position d’une grande honnêteté intellectuelle, ainsi que d’une grande liberté de jugement, surtout si l’on considère qu’il travaillait en Italie, à un moment où l’opposition idéologique et politique entre la droite et la gauche était à son comble.

Dans un témoignage recueilli par Tiziana Abate, une collègue, et publié sous le titre Soltanto un giornalistavii (Rien qu’un journaliste), il avait déclaré : «L’engagement en faveur de la cohérence, j’ai appris à le réserver aux seules valeurs fondamentales qui doivent dicter la conduite d’un homme : le devoir d’honnêteté, de sincérité, de courage, de responsabilité. Mais quant aux idées, c’est précisément l’honnêteté, la sincérité et le courage qui m’ont forcé à en changer chaque fois que je me suis confronté à l’évidence de leur ou de mon imposture» viii.

Pour conclure ces brèves considérations, on aimerait citer les mots de la journaliste et écrivaine Miriam Mafai, qui, dans sa jeunesse, avait été une militante du parti communiste italien, ainsi qu’une collaboratrice de son organe de presse officiel, L’Unità. À la fin de la préface qu’elle a rédigée pour le recueil des articles de Montanelli sur la révolte hongroise, La sublime pazzia della rivolta (La folie sublime de la révolte), elle reconnaît en effet la lucidité de ce dernier : «De nombreuses années devront passer avant que les communistes italiens reconnaissent la valeur démocratique de cette malheureuse bataille, livrée et perdue à Budapest. Montanelli l’avait compris bien avant nous.» ix

 

Bruno Capitanucci, Italie

brunocapita@libero.it

 

i J’ai moi-même traduit en français les citations reproduites dans cet article — It. « … nella mia vita, gli avvenimenti di Budapest hanno segnato qualcosa, e non soltanto dal punto di vista professionale. Non riesco a ripensarli e a parlarne senza che quel qualcosa torni a rimescolarmene il sangue.»

ii I. Montanelli, I sogni muoiono all’alba in Teatro, Milano, Rizzoli Editore, 1962.

iii Id., La sublime pazzia della rivolta, Milano, RCS Libri Spa, 2006. p.36. It. «una vena di pazzia spavalda che i loro cugini nordici non hanno».

iv Ibid., p. 63. It. « comunisti che si sono ribellati ad un certo comunismo. » 

v Ibid., p. 93. It. « non c’è artificio dialettico che possa resuscitarlo ».

vi Ibid., p. 94. It. « protagonisti del più bello e nobile esempio della storia europea del dopoguerra. »

vii I. Montanelli, Soltanto un giornalista, testimonianza resa a Tiziana Abate, Milano, RCS libri Spa, 2002.

viii Ibid., p. 10. It. « l’impegno alla coerenza ho imparato a riservarlo soltanto ai valori fondamentali cui un uomo deve ispirare la sua condotta: il dovere dell’onestà, della sincerità, del coraggio della responsabilità. Ma sul piano delle idee, sono state proprio l’onestà, la sincerità e il coraggio che mi hanno costretto a cambiarle ogni volta che mi sono trovato di fronte all’evidenza del loro o del mio inganno.»

ix I. Montanelli, La sublime pazzia della rivolta, op. cit., p. 8. It. « Dovranno trascorrere molti anni perché anche i comunisti italiani riconoscano il valore democratico di quella infelice battaglia combattuta e persa a Budapest. Montanelli lo aveva capito prima di noi. »