Intervoix 39 (suite)

Tõnu Õnnepalu, entre rêverie et déracinement

Toute l’œuvre de Tõnu Õnnepalu (1962), l’un des écrivains estoniens contemporains le plus traduit, est imprégnée de sentiments récurrents qui se rencontrent tout au long de son œuvre. Õnnepalu est un poète qui prend la voie du roman afin de réfléchir sur lui-même et sur la portée du sentiment poétique dans sa vie. La plupart des romans publiés par l’auteur estonien parlent de lui-même : Pays frontière (1993), Le Prix (1995), Radio (2002) ou Paradis (2009). Ils montrent la vie de l’auteur sous différentes approches.
Tõnu Õnnepalu, qui signe son premier roman, Pays frontière, du pseudonyme Emil Tode, offre au lecteur une sorte de roman épistolaire autobiographique où l’on trouve un personnage estonien, immigré en France, dans lequel l’auteur se reflète comme dans un miroir. Ce recueil de lettres, rédigé en guise de carnet intime, est adressé à Angelo, un ami idéal sur lequel on ne trouve pas d’information concrète tout au long de l’ouvrage.
L’introspection, la poésie de la nature et des objets, ainsi que l’expérience de l’être au monde, font de Pays frontière un récit de vie proche de ceux de Pavese, Pessoa, Kafka ou Rilke. Mais le roman est marqué aussi par la présence d’un sentiment qui le traverse : le déracinement. Parmi les confessions du personnage on assiste au dévoilement de ce déracinement, qui se manifeste de différentes façons : les souffrances associées à l’exil, le souvenir du paysage, la nostalgie de la maison familiale, la frustration provoquée par le travail de traducteur littéraire et les sentiments que suscite en lui l’acceptation de l’homosexualité.
1. Les souffrances associées à l’exil
Pays frontière est le récit du choc culturel entre l’Europe de l’Est postsoviétique et le monde occidental. Dans ce cadre, la présence de la France et de la culture française dans le roman est toujours ambivalente. D’un côté, une leçon de vie nous est donnée par la philosophie ou la littérature françaises, toujours présentes dans l’esprit de l’auteur par les citations de Voltaire, de Mme de Sévigné, de Baudelaire ou de Foucault. Mais le voyage en Occident est aussi une déception. La pensée apparaît menacée par la société de la consommation :
Je me tenais devant la vitrine d’un antiquaire. J’ai vu à l’intérieur un homme et une femme […]. Elle riait de plaisir en dépensant l’argent de l’homme. Celui-ci […] ressemblait à s’y méprendre à un enseignant de philosophie naïf à la Sorbonne, qui penche plutôt vers le maoïsme et aime en secret les plaisirs de la vie (Tode, 1997 : 74).
La vision critique du capitalisme s’exprime aussi dans l’évocation des mœurs et des habitudes des Parisiens, qui «lèchent les vitrines» (Tode, 1997 : 27) sur les boulevards et qui sont victimes de la tyrannie du luxe imposée par les boutiques de la rue du Faubourg St. Honoré (Tode, 1997 : 50). Mais, malgré tout, Paris exerce toujours un pouvoir de fascination sur le personnage : cela correspond au rêve de fuir son pays natal à la recherche de la beauté et d’une vie plus heureuse:
Dans le pays d’où je viens, la beauté n’était pas grande chose. Un poète de là-bas, mendiant malade et à demi fou qui vivait chez les uns et les autres, avait dit de ce pays : «Beau, non, il ne l’est pas» (Tode, 1997 : 108).
Le personnage prend donc la voie de l’exil à la recherche d’une maison, d’un foyer où il pourra poser ses valises. Pays frontière est le récit d’un vagabondage vital qui laisse entrevoir une recherche de la beauté, naïve d’un certain point de vue, qui se cristallise autour d’une référence : la littérature, et surtout, la poésie. La langue et la création littéraire deviennent donc une sorte de patrie, qui se trouve parfois dans les bibliothèques :
Comme tu le sais, je ne suis pas ici pour rester au lit […]. Je suis ici pour aller à la bibliothèque, lire la poésie française de l’après-guerre, composer une anthologie et la traduire (Tode, 1997 : 61).
La bibliothèque devient souvent pour notre personnage un espace intime, le lieu de la rêverie qui permet la construction d’un refuge. Abri des âmes errantes, la bibliothèque apparaît souvent dans la littérature comme un foyer imaginaire : c’est l’endroit où se déroule une partie importante de La Nausée, de Jean-Paul Sartre, et Rilke disait, à propos des bibliothèques :
Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne le sent pas. Ils sont dans les livres. Quelquefois ils bougent entre les feuillets, comme des hommes qui dorment, et se retournent entre deux rêves (Rilke, 2008: 28).
Mais dans le cas de Pays frontière, la bibliothèque provoque très vite un désenchantement: «Traduire dans une langue dans laquelle ces poèmes sont impossibles à traduire» (Tode, 1997: 61).
Elle devient aussi le lieu où se révèlent la différence, la trace culturelle qui rappelle ses origines au protagoniste du roman :
Aujourd’hui [à la bibliothèque] était assise une fille qui regardait autour d’elle en se rongeant les ongles, une expression furieuse sur le visage. Elle a posé la tête sur la table, a fermé les yeux et a poussé un soupir déchirant. J’ai constaté ensuite, en jetant un coup d’œil sur ses livres, qu’il ne s’agissait pas d’une Française mais d’une Russe (Tode, 1997: 62-63).
Le sentiment de refus par rapport à la société qui accueille le protagoniste se manifeste plusieurs fois. La volonté des citoyens arrivés de l’Est de se mêler, de se confondre avec la multitude, les amène parfois à s’éviter afin de ne pas être identifiés comme un groupe social. Un rencontre fortuite avec un prêtre donne cependant une solution au conflit : les États naissent et disparaissent (mais il y a d’autres mondes) et nous y sommes de passage. Au fond, tel comme le disait Camus dans L’Étranger, «on ne change jamais de vie» (Camus, 1988 : 62) : c’est le passage, ce sont les références vitales qui comptent.
2. Le souvenir du paysage et la nostalgie de la maison
Mais le déracinement du personnage est aussi nostalgie de la patrie perdue. L’Estonie, en tant que lieu de naissance des contradictions individuelles, réveille en lui des sentiments ambivalents. Même si son pays est privé de beauté, la splendeur de la nature estonienne est toujours présente en lui. Ses descriptions mettent les bois et les paysages agrestes de son pays natal en rapport avec la nature «domestiquée» des Jardins de Luxembourg ou des Tuileries, et la saveur des pommes fraîches de son enfance avec les pommes achetées au supermarché, conservées dans des chambres froides (Tode, 1997: 90-92).
Dans Pays frontière, l’Estonie n’est pas seulement l’espace du souvenir, elle est aussi l’allégorie de la solitude existentielle : une sorte de «no man’s land», résumée dans un proverbe célèbre parmi les gens du terroir : «Au ciel Dieu est tout puissant, mais l’empereur lointain». Cette phrase dénonce la solitude historique du territoire estonien et, au même temps, la menace de l’empire russe qui, après avoir conquis et soumis le peuple estonien, l’a abandonné à son sort (Tode, 1997 : 16).
Le retour au passé et à la mémoire est associé à la nostalgie de la maison. Selon Bachelard, la maison est un lieu d’enracinement. Vivre dans un espace vital, c’est toujours s’enraciner «dans un coin du monde», et la maison de l’enfance, la «coquille initiale» devient «la mesure d’un temps comprimé» (Bachelard, 1992 : 42-26). L’enfance revient quand l’auteur pense à la maison de sa grand-mère, où fleurissaient des plantes sur le rebord de la fenêtre (Tode, 1997: 120). Le départ de cette maison et de son pays, c’est le début d’un itinéraire vital à la recherche d’un bonheur qu’il ne trouvait pas dans cette maison «angoissante». Malheureusement, son destin à Paris chez Franz, son amant, et sa vie dans l’appartement sophistiqué du quartier Saint-Paul, représentent un échec qui déclenche en lui un sentiment nostalgique pour le passé perdu. Un échec déjà prophétisé par sa grand-mère qui le fustigeait avec cette phrase : «Bon sang, cette chiffe molle ne deviendra jamais rien de bon !» (Tode, 1997: 116).
Le personnage établit donc un imaginaire de son histoire au travers de ces lettres. La rêverie sur la maison familiale crée un espace poétique, qu’il cherche à récupérer à travers sa recherche linguistique comme traducteur. Citons Rilke :
Ô sort bienheureux de qui est assis dans la chambre silencieuse d’une maison familiale, entouré d’objets calmes et sédentaires, à écouter les mésanges s’essayer dans le jardin d’un vert lumineux […] Et dire que j’aurais pu devenir un tel poète, si j’avais pu habiter quelque part, quelque part dans ce monde (Rilke, 2008 : 32).
3. La crise du traducteur et ses défaillances
Le lien entre langue et identité culturelle permet à Õnnepalu de réfléchir sur les origines de son personnage, fils de père inconnu et d’une polonaise établie en Estonie, et déportée en Sibérie. L’incertitude qui règne sur son ascendance est la source d’un désarroi qui se manifeste dans ses réflexions sur la langue estonienne. Ce rapport d’aliénation par rapport à sa propre langue est à la base de sa défiance envers la communication humaine et donc envers l’acte même de traduire. Le sentiment de mécontentement par rapport à la traduction a été étudié très souvent par la traductologie. On pourrait considérer cette frustration comme l’origine de l’objection préjudicielle, un sophisme sur l’impossibilité de traduire, rejetée par de nombreux spécialistes (Jakobson, 1959 ; Ladmiral, 1997). En fait, cette dénégation n’est qu’une nouvelle manifestation du déracinement que le personnage expérimente dans tous les domaines de la vie.
Conclusions
Mais le sommet de ce marasme personnel atteint son comble avec ses réflexions sur l’homosexualité, qui ont conduit Õnnepalu à signer son œuvre avec le pseudonyme Emil Tode, peut-être par peur de la censure en Estonie. Le plaisir qu’il obtient de Franz, son amant  français, se change en mépris parce que Franz représente un monde occidental qu’il admire, mais qui, en même temps, lui est inaccessible (Tode, 1997 : 72).
Le protagoniste de ce roman épistolaire quitte donc sa patrie à la recherche d’un rêve pour surmonter une crise d’identité. Mais sa vie à Paris n’est pas la solution afin d’en émerger. Son trajet ne le mène pas au but fixé, mais comme les Argonautes, il poursuit son voyage : il faut continuer à naviguer, même s’il ne faut pas vivre, disait Fernando Pessoa (1989 : 32). Le roman se termine avec un poème, où le personnage se pose une question : est-ce qu’il lui faudra continuer à marcher, le regard cloué au sol, jusqu’à la révélation du secret ? Õnnepalu persiste dans sa recherche.
José Luis Aja Sanchez, Madrid
Bibliographie :
Bachelard, G. (1992) [1957] : La Poétique de l’espace. Paris : Gallimard.
Camus, A. (1988) [1942]: L’Étranger. Paris: Gallimard, col. Folio.
Pessoa, F. (1988) [1982]: Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye. Paris : Christian Bourgois.
Rilke, R. M. (2008) [1910]: Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit de l’allemand par Maurice Betz [https://www.ebooksgratuits.com/].
Õnnepalu, T. [Tode, E.] : (1997): Pays frontière, traduit de l’estonien par Antoine Chalvin. Paris : Gallimard.



La Question de la traduction

Bruno Capitanucci traite ici d’une problématique déjà abordée dans l’étude qui précède et qui se doit de passionner une association européenne. Son article pourrait donner lieu à un débat, où seraient présentés des exemples de traduction, pourquoi pas réalisées par certains de nos membres !

L’école médiévale de traduction de Tolède : un exemple d’antique tolérance
 
C’est à Tallinn, à la fin d’une journée d’étude sur la littérature estonienne, que s’est tenue l’Assemblée annuelle de l’AEFM. Réunissant des personnes provenant de différents pays et porteurs de cultures multiples, cette assemblée illustrait parfaitement à mes yeux la façon dont la connaissance mutuelle peut générer la tolérance, ainsi que, pour petite qu’elle soit, la contribution de notre association à travers ses recherches et l’intérêt qu’elle porte aux diverses formes de littérature.
À un moment de l’histoire où l'égoïsme et le nationalisme refont surface en Europe, cet effort pour comprendre les différences est un témoignage important et réconfortant, qui redonne de l'espoir pour l'avenir.
Par ailleurs, il a été annoncé que la réunion de l’Association se tiendrait en 2019 à Madrid et que, en principe, elle aurait pour thème l'errance. On a appris également que le bulletin Intervoix s’enrichirait d’une nouvelle section consacrée à la traduction. Tolérance, Espagne, traduction et errance culturelle, tous ces éléments ont suscité en moi une association d'idées, qui tout naturellement ont convergé sur l’Ecole médiévale de Tolède, au sein de laquelle, aux XIIe et XIIIe siècle, de nombreux textes rédigés en arabe et en hébreu avaient été traduits en latin et en castillan.
Ces travaux ont été d’une grande importance pour la culture occidentale. Non seulement ils ont permis de redécouvrir une pensée dont nous avions perdu la trace, mais aussi de connaître les progrès scientifiques et philosophiques accomplis par les Arabes, à l'époque clairement à l’avant-garde dans de nombreux domaines du savoir.
Les Arabes avaient eux-mêmes traduit dans leur langue des œuvres grecques, persanes, syriennes et indiennes et, à partir de cette richesse de connaissances, réalisé d'importants progrès dans les domaines des mathématiques, de la géographie, de l'astronomie, de la médecine et de la philosophie.
À ce propos, il suffit de rappeler la portée que les œuvres philosophiques d’Abū l-Walīd Muammad ibn Rush, connu sous le nom d’Averroès ainsi que les travaux scientifiques et médicaux d’Abū Alī Ibn Sīnā, connu sous le nom d’Avicenne, ont eue dans l’Ouest médiéval.
Ancienne capitale du royaume wisigoth dans la péninsule ibérique et plus tard importante ville de l'Espagne arabe, Tolède fut, après la reconquête chrétienne en 1085 et pendant longtemps, un lieu de rencontre pacifique des cultures arabe, juive et chrétienne.
Dans un tel contexte de tolérance, les clercs et les moines savants, à l'époque véritable élite culturelle de l'Occident chrétien, étaient convaincus que la voie à suivre pour faire du prosélytisme et convertir les «mécréants» était de connaître les idéologies, pour mieux les réfuter et pouvoir affirmer la supériorité de la "vraie" foi.
Alors qu’en Espagne et ailleurs, l'islam et le christianisme continuaient à se battre, à Tolède, sous l'impulsion de Raymond de Sauvetat, archevêque de la ville (de 1125 à 1152) et de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny (de 1092 ou 1094 à 1156), et avec le soutien d’ Alphonse VII, roi de Castille (de 1126 à 1157), des ponts s'établirent entre les deux cultures, à commencer par une première traduction du Coran, signée par Robert de Ketton.
Fruit d’un travail intense et considérée comme l'une des plus impressionnantes de tous les temps, cette traduction a semble-t-il été réalisée en plusieurs étapes, avec la production, à partir des textes en arabe, de versions en latin classique et en latin vulgaire, en passant par le castillan. Ainsi s'est formée une série d'œuvres islamiques, réunies sous le nom de Corpus Cluniacense, également appelé Collectio Toletana, et longtemps considérée comme la plus fiable et la plus complète.
Giovanni di Siviglia, Ermanno di Carinzia (le Dalmate), Roberto di Ketton (Chester), Avendauth, Domenico Gundisalvi, Gerardo di Cremona, Tivoli, Giovanni Ispano, Michele Scoto ne sont que quelques-uns des érudits qui se sont consacrés à cet immense travail de traduction.
Favorisé également par les successeurs d'Alphonse VII, ce travail a duré longtemps. Il a connu sa plus grande impulsion avec Alphonse X le sage, roi de Castille de 1252 à 1284.
Nous avons déjà mentionné la technique de traduction utilisée, appelée traduction à deux temps et qui implique la médiation du latin vulgaire pour passer de l’arabe ou de l’hébreu, au latin classique.
Dans son prologue de la traduction de De anima, Domenico Guinsalvi nous rappelle cette technique : "Voici donc ce livre, traduit de l'arabe : je lis chaque mot et le traduis en latin vulgaire, puis l'archidiacre Domenico le transforme en latin". (Simone Van Riet, Avicenne Latinus, Liber de Anima seu Sextus de Naturalibus, Édition critique de la traduction latine médiévale, I, 1972).
Cette méthode n'était probablement pas la seule. Certains traducteurs faisaient sans doute un travail individuel ou collaboraient parfois avec des érudits arabes et juifs. Il est en tout cas suggestif de penser qu’il existait alors une véritable méthode de traduction, impliquant la collaboration systématique de savants de différentes cultures.
Du point de vue historiographique, la découverte de l'École de Tolède est attribuée à l'historien Amable Jourdain (1788-1818), considéré comme le premier à s'être intéressé au phénomène des traductions en Espagne du XIe au XIIIe siècle, depuis qu'une partie de son étude a été publiée dans son livre posthume : Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote et sur des commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scholastiques. Dans cet ouvrage, Jourdain parle à deux reprises du collège des traducteurs "et de l'archevêque de Tolède Raimondo". 
Pour Jourdain, le nom de «Collège des traducteurs» se référait peut-être uniquement à l’existence d’un groupe important de traducteurs à Tolède, plutôt qu’à un véritable lieu physique où se faisaient les traductions. Jourdain croyait que Raimondo de Sauvetat était l’instigateur de ces traductions, et qu’il en avait été le mécène.
C’est à partir de ces considérations qu’est née l’idée qu’il avait découvert «l’École de Tolède», alors qu’en réalité il n’a jamais déclaré que ces travaux de traduction provenaient d’une école à proprement parler.
De fait, le concept d '«école» a été introduit par le classiciste allemand Valentin Rose. Se basant sur le témoignage du philosophe Daniel de Morley (1140-1210), Rose affirmait en effet dans l’un de ses articles, publié en 1874, qu’il existait une "École de Tolède", véritable institut pédagogique où l’on traduisait des textes de l’arabe au latin et dont Gerardo da Cremona assurait la direction. Rose déclare d’autre part que, outre le travail de traduction, des cours y étaient régulièrement tenus et enfin, qu’elle avait pour siège la cathédrale de la ville.
Du fait de la rigueur scientifique qu’on attribuait à Jourdain et à Rose, ces conclusions ont longtemps été acceptées par les chercheurs. Cependant, elles ne reposaient sur aucun document pouvant en attester la véridicité.
C’est d’autre part l’historien américain Charles Homer Haskins (1870-1937) qui reprit la recherche concernant cet aspect de l'histoire médiévale espagnole. Il consacra en effet le premier chapitre de son ouvrage Studies in the History of Mediaeval Science (1924) au travail, de l'arabe vers le latin, des traducteurs de l'École de Tolède. Il y estime que les preuves et les témoignages que Rose avait recueillis étaient insuffisants et ne permettaient pas d'affirmer avec certitude l'existence de l'École de Tolède.
Depuis lors, l’idée qu’il n’y avait pas eu à Tolède de véritable école de traducteurs a commencé à émerger et le rôle de l’archevêque Raimondo a lui aussi été remis en question.
Grâce à d’éminents chercheurs tels que Marie-Thérèse d'Alverny et Charles Burnett, qui ont minutieusement analysé les codes de l'époque, on peut croire, à ce stade de la recherche, que l'existence d'une école en tant que lieu physique est un mythe et que le rôle de l'archevêque Raimondo, s’il en a eu un, devrait être sérieusement redéfini.
Ces études ont en tout cas le mérite de nous faire connaître de manière plus approfondie, et plus fidèle à la réalité, le mouvement lié à la traduction appelé l'École de Tolède.
Mais quelles que soient les conclusions historiographiques, l'Ecole de Tolède est pour nous un grand exemple d’antique tolérance. Pour nous qui croyons que la confrontation pacifique de la diversité enrichit le monde, il est fascinant de penser qu’une telle collaboration, si utile pour notre progrès culturel, ait pu se développer du XIe au XIIIe siècle entre des chercheurs de différentes cultures.
À Tolède, en 1994, l'Université de Castille-La Manche a voulu faire revivre ce grand héritage culturel avec l’ouverture d’un centre de recherche, la Escuela de Traductores de Toledo. Outre la préparation des traducteurs et des cours post- universitaires destinés aux spécialistes de la traduction hébreu-espagnol et arabe-espagnol, cet institut a pour but aujourd’hui de favoriser les échanges culturels entre les différents pays riverains de la Méditerranée.
Bruno Capitanucci, Italie




Échos de Tallinn

Patrizia Prati nous raconte ici (avec passion et vivacité) sa rencontre avec la langue estonienne

La langue estonienne : un coup de foudre !

Ma ei tea enam, kus ma olen! Oh, mon Dieu, je suis vraiment perdue ! 14 cas, donc 14 déclinaisons. Un alphabet de 27 lettres, sans w, x, y ni z, mais avec beaucoup de prononciations différentes pour les voyelles. Toutes les lettres se prononcent et, lorsqu’elles sont doublées, consonnes ou voyelles, la prononciation est particulièrement marquée. Et les mots comportent des accents toniques, généralement sur la première syllabe…
Lors de mon séjour à Tallin, pour la dernière rencontre de l’AEFM, je suis tombée amoureuse de la langue estonienne.
On m’avait prévenu de sa complexité sur le plan linguistique et des difficultés ne serait-ce que pour en apprendre les bases… Mais malgré cela, dès mon retour, je me suis empressée d’acheter un précis de grammaire de cette langue d’origine finno-ougrienne.
Les premiers efforts à fournir, quand on apprend une langue étrangère, sont liés à la phonétique. Par exemple, comment prononcer la phrase suivante : « väga hästi, aitäh, ja teil ? » et son chapelet de a différents ? Sachant que le ä, avec tréma, s’articule avec la bouche très ouverte pour exprimer un son proche de un, je me lance dans la répétition de cette phrase à tout va. Je commence par ânonner les mots, puis les bredouiller, murmurer, chuchoter, jusqu’à les proclamer haut et fort comme si je voulais rameuter les foules : « vonga honsti, aitonh, ja, teil » !
En sentant chaque lettre vibrer sur mon palais, je me convaincs que ma prononciation est correcte. Ne pouvant passer toute la journée à dire en estonien « Très bien, merci, et vous ? », je me lance ensuite dans les méandres de la morpho-syntaxe.
Après avoir accepté la dure réalité des 14 déclinaisons, l’absence d’articles et de genre grammatical me rassure… Ainsi que l’inexistence de l’accusatif et du temps futur. Mais alors je découvre le pire ! Selon le contexte, le complément d’objet se décline au nominatif, au génitif ou au partitif. Par exemple, pour traduire : « Il m’a donné le livre » il est au génitif (raamatu) – « Ta andis mulle raamatu », tandis que pour dire « Donne-moi le livre » on utilise le nominatif (raamat) – « Anna mulle raamat ! »
Fatiguée de la grammaire des maarahvas (endonyme choisis par les Estoniens pour se désigner jusqu’au XVIIIe- XIXe siècle), je m’en échappe et me tourne vers sa notion d’idiome, qui s’y rattache, au début du XXIe siècle.
Puisqu’il s’agit d’une langue parlée par environ 1,1 million de personnes, dont 950.000 habitent en Estonie, je voudrais souligner l’importance de sa préservation et de son développement. Birute Klaas-Lang en fait une analyse très détaillée et subtile dans un article sur les études finno-ougriennes :
Les buts et les actions liés au statut, au corpus et à l’enseignement de la langue, c’est-à-dire aux trois thèmes principaux de la planification linguistique, se retrouvent, s’agissant de la planification stratégique de la langue estonienne, au centre de l’attention (1).
De fait, l’enseignement est le domaine dans lequel une langue se fixe dans la culture des individus et constitue le socle de sa préservation et de son développement. Puisque l’estonien n’est parlé quasiment que par les habitants natifs, les résidents estoniens sont obligés de connaître et d’utiliser de nombreuses langues, que ce soit dans leur quotidien ou pour communiquer avec les étrangers. Ainsi, comme leur langue est très difficile, les Estoniens ont une facilité innée pour apprendre les langues.
Toujours selon Klaas-Lang, « le facteur décisif pour qu’une langue soit préservée et se développe est qu’elle soit utilisée » (2). Tenant compte de différents paramètres, comme la planification du corpus et de l’enseignement de l’estonien, elle conclut son étude par un bilan positif :
On peut affirmer, en conclusion, que la situation de la langue estonienne à l’orée du XXIe siècle est celle d’une langue vivante et dotée de potentialités réelles, dont le statut, la richesse et l’enseignement sont gérés par une planification au niveau de l’État. Un million de locuteurs natifs, plus quelques centaines de milliers d’utilisateurs fréquents employant l’estonien comme seconde langue ou comme langue étrangère, constituent un groupe dont il convient de reconnaître l’importance (3).
Le but de cet article est d’apporter ma petite contribution, de souligner l’importance de la langue estonienne dans notre culture et, en dépit de sa difficulté, d’inciter les gens à essayer de l’apprendre.
C’est pourquoi j’ai souhaité partager mon expérience personnelle, d’une part, et, d’autre part, laissé la parole à une experte pour vous livrer ce bref état des lieux de cette langue.
Et pour terminer, un grand merci à tous mes amis de Tallin, « coupables » de mon égarement dans le labyrinthe de la grammaire estonienne (4).
Patrizia Prati
NOTES
1/ Klass-Lang, Birute, « L’état de la langue estonienne au début du XXIe siècle » en Études finno-ougriennes, 44, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 6 (https://journals.openedition.org/efo/515)
2/ Ibid., p. 6.
3/ Ibid., p. 18.
4/ Je veux remercier Isabelle Gerbaud d’avoir lu et corrigé ce petit écrit.



Marie-Louise Scheidhauer nous fait part ici de son expérience de Tallinn

Tallinn, une ville pleine de contrastes

Je l’ai d’abord aperçue de l’avion après avoir survolé la côte de la Mer Baltique avec ravissement, une côte rocheuse et une mer parsemée d’îles côtières, à ce qu’il m’a semblé. Je l’avais imaginée comme un bout du monde et j’ai trouvé une ville reliée à bien d’autres villes, à d’autres pays, à d’autres capitales par toutes sortes de voies mais dont les maritimes semblaient être les plus importantes. Une ville de la Mer Baltique, un port complété par un autre port étroitement relié au premier, Padilski, que nous avons visité le troisième jour.
Depuis une terrasse de la ville haute nous avons aperçu la mer, le port et d’énormes bateaux de croisière. La veille, au soir, nous avions écouté un concert, dans une salle du conseil, le cœur de la ville, située dans la ville basse. Car il y a la ville basse où avaient œuvré les marchands, membres de la hanse, et la ville haute, siège, dans le temps, d’une sorte d’aristocratie et d’oligarchie germano-balte. Le château ou la forteresse dont les remparts sont bien conservés occupait la hauteur. Dans la ville basse se faisait le marché. Ada nous a menés de la ville basse à la ville haute.
Nous sommes entrés dans une ancienne église de la ville basse : la chorale répétait les cantiques du dimanche. C’était une très belle petite église gothique qui avait d’abord été catholique comme l’atteste encore la présence d’un beau retable. L’évangélisation du pays avait été assez tardive (XIème- XIIème siècle). La réforme avait converti les fidèles au luthéranisme. Nous avons aussi visité l’église gothique St Nicolas, du XIIIème siècle, construite par la communauté germano-balte et sa guilde de marchands. Elle est transformée en musée et en salle de concert. Nous y avons entendu du Bach. Dans la ville haute, nous avons visité l’église Ste Marie, gothique, dont les murs sont ornés de blasons de chevaliers, car les chevaliers teutoniques s’étaient installés en ce lieu. À quelques pas se trouve une église orthodoxe, construite au temps de l’empire russe. Les églises racontent à elles seules une partie de l’Histoire de l’Estonie, en proie à de multiples convoitises de la part des pays voisins. Les marchands, membres de la hanse, avaient assuré la prospérité de la ville.
Ville de contrastes, ai-je dit. Entre la ville basse et la ville haute, certes, mais aussi entre sa face maritime et sa face terrienne. En effet, d’un côté, la mer, de l’autre côté, la terre, cultivée ou sylvestre. J’ai été fascinée par la côte que nous avons découverte avec notre guide d’un jour. Nous nous sommes arrêtés sur une aire, au bord d’une falaise : il n’y avait là que le bord de mer, l’étendue d’eau agitée qui s’étendait jusqu’à l’horizon et la solitude. Je garde de ce moment une impression d’étrangeté et de bien-être. Je savais que nous nous trouvions sur le Golfe de Finlande, non loin du Grand Nord. Notre guide nous parlait d’ours. On n’entendait que le vent.
Ville de contraste, ai-je dit. Nous venions de quitter une ville pittoresque et tarabiscotée, à l’aspect moyenâgeux pour trouver au bout d’un promontoire une ville tirée au cordeau, Padilski, construite partiellement par le régime soviétique qui y avait établi une base de construction de sous-marins nucléaires. À l’époque, la zone militaire était strictement isolée ce qui explique que les forêts alentour sont encore sauvages et que nous ayons pu bénéficier, grâce à notre guide et à notre chauffeur qui a emprunté un chemin détourné, d’une vue imprenable sur un bord de mer sableux, parsemé de rochers et bordé de forêts. Un autre moment de solitude et de poésie.
Tallinn, port de la Baltique, a bien sûr été convoitée par Pierre-le-Grand, vainqueur en définitive de ses autres voisins nordiques, la Suède et le Danemark. Le souverain y a fait construire un palais à son épouse, Kadriorg, par un architecte italien, Nicola Michetti. Par la suite, il a eu l’idée d’édifier, sur le terrain marécageux autour de l’embouchure de la Neva, Saint-Pétersbourg, prestigieux site sur la Mer Baltique.
A Kadriorg, nous avons visité le musée et entre autres une exposition temporaire d’un peintre estonien, Ohtu Aivazovskiga (1817-1900), qui a peint de superbes marines. Dans l’une des salles, j’ai été surprise par deux tableaux qui se faisaient face : le port de Tallinn et le port d’Odessa.
Enfin, le dernier jour, j’ai pu lire à loisir, l’histoire de cette ville qui figure sur les dalles qui pavent le passage entre la rue St Olaf où se trouvait notre hôtel et la place du marché. Et me sont apparues soudain très clairement des lignes de faille entre des périodes d’indépendance courtes, des périodes d’oppression longues et le bonheur fragile de célébrer aujourd’hui une littérature estonienne écrite, assez récente, issue d’une tradition orale et aujourd’hui en expansion, littérature qui nous a été présentée dès le premier jour par des universitaires amis d’Ada, et par des membres de l’AEFM.
Marie Louise Scheidhauer

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Anne Hogenhuis partage ici les impressions recueillies lors de sa visite de l’exposition consacrée aux peintres des pays baltes, cet été, au musée d’Orsay à Paris.
L’exposition « Âmes sauvages, le symbolisme dans les pays baltes »

Le centième anniversaire de l’indépendance de l’Estonie a été marqué à Paris par un certain nombre de manifestations, organisées par l’ambassade de l’Estonie, par l’Unesco et par une exposition de tableaux au musée d’Orsay, intitulée « Âmes sauvage, le symbolisme dans les pays baltes » : un titre quelque peu étroit pour une réunion d’œuvres qui manifestent une grande richesse d’inspiration. Pour les trois pays, des caractéristiques propres reflètent les courants et les influences apportées par l’Histoire nationale. Ce qu’on nomme « romantisme national » fait une large part à l’environnement naturel : on peut penser aux nuits blanches, mais aussi aux folklores, aux légendes.
En Estonie, le « Kalevipoeg » est une compilation de légendes recueillies par l’écrivain estonien Friederich Rheinhold Kreutzwald, qui chante un héros devenu gardien de l’enfer, chargé d’empêcher que le diable en sorte. Il n’y réussit pas toujours, mais l’important est que son retour ait été annoncé et attendu. Ce mythe exprime l’idée de renaissance de la nation et l’accomplissement réalisé après la guerre de 1914-1918. On dit que, pour plaider la cause de cette indépendance, Meierovis a emporté à Londres un album de peintures. Tout ceci s’inscrit dans un mouvement symboliste où l’art visuel trouve sa contrepartie dans une littérature dont nous avons tout à apprendre.
Évidemment, on ne peut négliger l’influence de l’école artistique allemande (avec Böcklin) et russe, à une époque où s’impose le « Mir Iskustva ». On peut aussi faire des rapprochements avec Roerich ou Nesterov. Dans ce très riche inventaire, trois artistes estoniens m’ont plus particulièrement impressionnée, par leurs sujets et leur génie : Kristjan Raud (« La Jeune Fille au tambour »), Ferdinand Ruszczyc (« Nec mergitur ») et Oskar Kallis, dont les tableaux sont très sombres.
Anne Hogenhuis
 
Cristalline Tallinn, poème de Marie-Line Jacquet
 
Cristalline Tallinn
Déjà le ciel mordore
Les clochers et les dômes
Les mouettes résonnent

À l’horizon pendu
L’océan bleu de bois

Et perlent les coupoles
Lacs empilés fluides glissant
Reliefs de flammes
D’air de mer de sang rose

Effluves de foin vieux quand les profils des tours
Foncent sur fond de feu.

Marie-Line Jacquet

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