Intervoix 44

 ÉDITORIAL

 

Une année difficile

 

Ce numéro d’Intervoix est un peu différent des autres. En raison de la pandémie, en effet, le colloque de Budapest n’aura lieu qu’à l’automne 2021 : pas de rencontre à commenter ni à illustrer ! Pourtant, ses pages s’avèrent aussi abondantes et variées que d’habitude, ce qui témoigne de notre vitalité. Le virus n’aura pas détruit notre besoin de lire, d’écrire et de dialoguer.

Dès lors, nos lieux de confinement auront résonné d’échos. Dans la première partie de ce bulletin, des membres de notre Association dialoguent entre eux tout autant qu’avec des figures (littéraires ou non) du passé. Dans la seconde, la poésie est à l’honneur : peut-être se révèle-t-elle proche du journal intime, et particulièrement apte à exprimer des émotions qui suscitent une réflexion profonde… Dans la troisième, enfin, nous partons en voyage, car bien évidemment, le confinement finira par s’achever, et c’est grâce à l’activité des traducteurs, des journalistes et des artistes, que nous pouvons, dès à présent, anticiper cette ouverture !

De plus, en ces temps si étranges, la démarche littéraire s’inscrit plus que jamais dans un va-et-vient fécond entre l’intérieur et l’extérieur : même si nous ne sortons que très peu, nos logements débordent de rêve, de souvenirs. Nos chambres (cameras en latin : ce mot peut adopter son deuxième sens technique) se transforment alors littéralement en instruments de vision et de création (souvenons-nous aussi des caméras obscuras de certains peintres italiens). Comment ne pas songer, aussi, à ces lieux de rêve et de créativité que représentent, par exemple, les chambres proustiennes et baudelairiennes ? Dans le sonnet « La mort des amants » de Baudelaire, une chambre mortuaire s’ouvre sur l’infini et tous les refuges évoqués se gorgent de souvenirs de voyages. Dans À la Recherche du temps perdu, la chambre du narrateur, un lieu presque hermétiquement clos, on le sait, se relie à toute une série de pièces fascinantes, la chambre de tante Léonie, par exemple.

Certes, me dira-t-on, seuls des privilégiés peuvent raisonner ainsi. Effectivement, certains « journaux du confinement », qui ont fleuri au printemps 2020, ont subi de fortes critiques pour la raison que leurs auteurs ne s’y préoccupaient guère des plus défavorisés, mais… que penser, par exemple, des ateliers d’écriture en prison ? Valoriser la littérature et les arts, c’est promouvoir une forme de libération, et même, parfois, l’éclosion de vraies spiritualités !

Car la spiritualité irrigue aussi nombre des textes reproduits dans ce bulletin. À propos de spiritualité, je ne puis résister au plaisir de citer des extraits d’une chronique de Christiane Rancé, parue dans le quotidien La Croix (numéro du dix-sept décembre 2020, et intitulée « Retour en grâce » : elle y constate la renaissance d’une littérature qui peut nous rappeler François Mauriac) : « Il y eut de premiers frémissements […] parfois avec de brillants succès comme Sylvie Germain […] Mais rien d’aussi éclatant que ces derniers mois, où une floraison de livres, en dialogue profond avec le christianisme, s’est épanouie ». Et la journaliste de présenter des œuvres, six en tout,dans la veine évoquée, dont certaines furent couronnées de prix à l’occasion de la rentrée littéraire en France…

C’est en effet, à mon avis du moins, une évolution très intéressante, et à suivre de près.

Pour reprendre une formule vraiment consacrée, ces derniers temps, prenons donc soin de nous-mêmes, et poursuivons nos dialogues !

 

Marie-Line Jacquet (France)

 

 

PUBLICATIONS ET LECTURES DE NOS MEMBRES

 

CONFINEMENT :

LECTURES, ÉCRITURES ET SPIRITUALITÉ

 

PUBLICATIONS

 

Malgré ses contraintes, le confinement a sans doute permis, à beaucoup d’entre nous, d’apprécier de nouveaux textes. Rédigé par Marie-Louise Scheidhauer, l’article ci-dessous révèle une double démarche de lecture et d’écriture : en effet, l’auteur y témoigne de sa découverte d’un livre de Margaret Parry sur Maurice Zundel.

 

À propos de Your Face My Light, de Margaret Parry, Austin Macauley Publishers, London, 2020 (l’ouvrage constitue une traduction d’un recueil de sermons de Maurice Zundel [1897-1975] doté du même titre, ainsi qu’un essai sur cette œuvre).

 

Je lis avec un très grand plaisir le livre Your Face My Light (Ton Visage, ma lumière), de Margaret Parry. C’est une approche de Maurice Zundel, très personnelle, avec une écriture très littéraire, poétique devrais-je dire, mais en même temps très simple, comme l’écriture de Maurice Zundel. Je lis lentement, mais je savoure (mon anglais est un peu rouillé). 

Margaret Parry trace des chemins. D’abord celui qui l’a amenée à choisir Maurice Zundel et ses sermons, le chemin qui l’a conduite vers lui et son œuvre, puis celui qui explique comment Zundel est devenu Zundel aux confins de plusieurs cultures, de plusieurs religions. Le livre montre combien sont importantes, pour Maurice Zundel, la rencontre, dans son enfance, avec sa grand-mère maternelle protestante, et les rencontres avec les autres, différents par leurs cultures et par leurs religions, au cours de sa scolarité et au cours de ses nombreux voyages. Ceci constitue la première partie.

Le grand charisme de M. Zundel est tout entier dans le titre : Ton visage, ma lumière.

Mais qui est Maurice Zundel? C’est un prêtre suisse originaire de Neufchâtel qui, très tôt, cherche à lire et à vivre le message de l’Évangile dans son essence et dans sa force. Tout en restant dans l’Église catholique, il est contraint de vivre dans une certaine marginalité où il œuvre en pèlerin, voyageant à travers le monde et prêchant un Dieu d’Amour présent dans l’homme. 

Il écrit de nombreux ouvrages qui sont répertoriés à la fin du livre et qui posent des problèmes existentiels, traités sur un mode poétique, qui invitent l’homme à reconnaître la liberté et la possibilité qui lui sont données de se «créer» tout au long de son existence. Car la question est de savoir si nous sommes des êtres déterminés ou si nous avons le choix d’intervenir dans notre vie. La réponse est sans équivoque : non seulement nous avons le choix, mais c’est nous qui nous créons. Qu’est-ce que cela signifie?

Margaret Parry a choisi de traduire en anglais Ton visage, ma lumière, série de sermons de Zundel qui montrent qu’il existe en l’humain une source jaillissante, amour rencontrant l’Amour absolu, vers laquelle un chacun peut aller pour y puiser l’énergie nécessaire pour édifier en lui-même un sanctuaire divin, une cathédrale selon ses mots. Le thème de la création de soi-même à travers les arts est d’une importance capitale et le langage métaphorique est seul capable de rendre compte de la part divine dévolue à l’homme.

«Je connais maintenant la pleine mesure de l’homme, dit M. Zundel. Il n’existe qu’à travers une interaction dans laquelle “Je suis un autre”… Il est créateur seulement quand il devient une invisible force de libération dans l’autre. Il ne se réalise pleinement qu’en laissant pénétrer en lui la lumière de l’Infini, qui fait de lui une origine et une fin.» (p. 72)

 

Ton visage, ma lumière est le lieu de la rencontre, en l’humain, de la lumière de l’autre. Comment? Il s’agit pour M. Zundel d’arriver à son soi pour se rendre transparent à travers le regard, et capable ainsi de rencontrer celui de l’Autre. C’est le lieu de la transformation.

 

L’auteur a su trouver, malgré les difficultés liées à la traduction dont elle parle, un langage lyrique à la hauteur de l’aventure intérieure à laquelle Maurice Zundel invite. La personnalité de Maurice Zundel est peu connue en Angleterre, d’où la nécessité de cette traduction. 

«L’humanité a rarement exprimé avec une telle violence sa vocation spirituelle, elle a rarement exprimé un désir si douloureux, si profondément ancré dans le cœur, de la cité divine, désir dans lequel un chacun, à travers une activité personnelle et une vie créative ininterrompue, pourrait exprimer l’énergie de son âme, de sa vie intérieure — cette cité de Dieu qui hantait le rêve des prophètes et qui était l’Église envisagée par le Christ.» (p. 82)

La couverture du livre, lumineuse, avec des lettres d’or rayonnantes, convie à entrer dans l’univers d’un homme aussi humble qu’exceptionnel, Maurice Zundel. 

Merci Margaret, et bon souffle à ton livre!

 

Marie-Louise Scheidhauer (France)

 

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Monique Grandjean a bien connu l’auteur Roger Bichelberger, un membre de notre association. Le journal de ce dernier est paru en 2020, à titre posthume, grâce aux soins de son épouse Denise. Monique Grandjean explore ici la musicalité de cet ouvrage, ainsi que la spiritualité profonde qui irrigue toute l’œuvre de l’écrivain.

 

À propos de L’Énigme et la lyre, journal, Roger Bichelberger, Pierron, Sarreguemines, France, 2020, par Monique Grandjean

 

Précaution oratoire

Mon grand ami, depuis que vous vous en êtes allé rejoindre Notre Dame, et que vous ne pouvez plus de vos yeux rieurs contempler ma prose qui vous loue, je suis beaucoup plus hésitante et timide pour traduire vos pensées, vos émotions; car aujourd’hui, ne pas vous comprendre serait beaucoup plus grave qu’autrefois. Notre dialogue, même ininterrompu, a changé de forme; je compte donc sur beaucoup d’indulgence de votre part.

Comment en effet oser prendre la plume après cet appel à la méditation et à la musique qu’évoque pour nous le Journal de Roger Bilchelberger, ressurgit de l’oubli où il attendait qu’une main aimée le ramène parmi les vivants, deux ans après la mort de l’écrivain. Son titre : L’Énigme et la Lyre, extrait du psaume 49, revêt presque un caractère sacré; il prend source dans l’instant le plus noble qui soit, la naissance d’un écrivain, et s’achève au bout de son chemin terrestre vers la lumière. En vous en parlant, j’ai l’impression de faire un pèlerinage.

C’est à un «Chant de la Terre» que je vous convie. Si à travers nombre de romans de Roger j’ai perçu des tableaux comme ceux de Georges de la Tour, entre Ombre et Lumière, si la lecture de certains autres m’a fait entendre des musiques d’oratorio, de ballade, de lied, mon intuition était bonne puisqu’en «avant dire», Roger nous confie lui-même que ce journal, roman du futur écrivain, il l’écrit sous forme de cantate, en reprenant les mouvements qui côtoieront les étapes de son apprentissage d’écrivain, allant jusqu’à introduire des «contrepoints» pour les années 1998, 2008, 2018.

La cantate, œuvre pour voix avec accompagnement d’instruments, convient en effet à la perfection. C’est la voix de l’écrivain qui se construit peu à peu à travers les rencontres, les musiques qu’il aime, les livres qui ne le quittent pas, et puis ses promenades, ses rêves, ses inquiétudes, ses plaisirs et ses joies. Mais Roger ne qualifiait pas au hasard son œuvre littéraire; j’ai donc repris les explications de ce qu’est une cantate dans un guide de la musique sacrée (L’Âge baroque, 1600-1750, Éd. Fayard).

Le texte représente le fondement de la cantate sacrée allemande : la musique n’en est que le véhicule, ce qui nous révèle que l’Énigme est au centre, accompagnée par la lyre. Il était de tradition qu’un texte de cantate fût composé d’éléments provenant de sources diverses : passages bibliques, libres poésies… ces textes étant organisés en chœurs, récitatifs, arias, le musicien n’avait plus qu’à apporter son inspiration musicale à une architecture préexistante. 

Comme Bach au dix-huitième siècle, Roger n’était pas homme à se laisser enfermer dans un stéréotype formel; si Bach n’adopte pas la même facture pour toutes ses cantates, le cheminement de l’écrivain est évidemment très personnalisé.

En ouverture, deux vers allemands de La Flûte enchantée de Mozart : c’est une interrogation de Tamino qui recherche Tamina qui lui a été enlevée, et qui demande que l’énigme soit éclaircie : « Ô nuit sans fin, quand disparaîtras-tu? Quand mes yeux verront-ils la lumière?» On peut imaginer que Roger demande au Ciel quand l’Énigme de la vie lui sera révélée…

Il est évident que le récitatif est aussi le fil continu et la voix de Roger, la parole qui compte. Elle est entourée d’une succession d’arias que sont les écrivains nourriciers de ses années d’enfance et d’adolescence, puis les compagnons de sa vie d’écrivain. Ce sont d’abord Platon, Montaigne, Pascal, Racine, Shakespeare, Dante, Tolstoï, Goethe; d’autres arias composent les écrivains «paternels» qui l’ont aidé, conseillé, inspiré : il lisait déjà René Bazin à onze ans, il envoya ses premiers écrits à Daniel Rops, André Maurois. Il eut des échanges très cordiaux avec Bernanos, Charles Péguy, Claudel, Julien Green et ce cher François Mauriac qu’il aimait et admirait à la fois. Parmi ces arias qui chantent et racontent son histoire, se trouvent également les écrivains contemporains avec lesquels il a dialogué confraternellement : José Cabanis, Jacques Maritain, Jean Grosjean, Jean Claude Renard, et son ainé Jacques de Bourbon Busset, sans oublier Pierre Henri Simon, Bernard Clavel et Andrée Chedid.

La cantate est aussi composée du chœur qui accompagne les arias. Le terreau de son œuvre, ce sont tous les arts : en premier lieu la musique de tous les siècles, tous instruments confondus. La musique régnait dans tous ses lieux d’habitation; quant à la peinture, je vais vous donner un exemple de ses goûts éclectiques. J’étais à Paris en 1983 pour la remise du Prix des Écrivains croyants pour son livre Comme un Éveilleur d’aurore; le peintre Benn lui a offert une lithographie illustrant le Psaume 89; il la plaça dans son salon, car elle l’aidait à prier : il l’adorait. Ce peintre d’origine russe était rattaché à l’école de Paris, très inspiré par la Bible, en particulier le livre des psaumes; avec Chagall il avait créé une société d’artistes peintres et sculpteurs. Je pense d’ailleurs que Roger avait pour idéal un écrivain peintre et dessinateur, comme le fut le jeune Colin d’Amien, son ainé de dix ans, qui mourut à trente-deux ans et possédait tous ces dons; Roger lisait et relisait son journal.

Mais si notre ami a pris la peine de noter qu’il gardait les années 1998,2008, 2018 comme un contrepoint, c’est qu’elles recelaient pour lui des forces puissantes, complémentaires et essentielles. J’espère ne pas trop m’éloigner de sa propre interprétation en disant que je ressens bien les dimensions verticales et harmoniques, horizontales et mélodiques et que ces accords obtenus forment une basse continue, qui relie tout le cours de la Cantate-du-Journal-de-la-Vie-de-Roger. Cette basse continue :

– C’est d’abord la Spiritualité, véritable respiration de toute sa vie

– C’est également l’amour conjugal préfiguré par une petite bague précieusement gardée pour l’élue, bague pour l’alliance et l’amour durable; pour Denise et Roger, couple élu pour toute une vie jusqu’à ce que la mort les éloigne sans les séparer pour autant.

– C’est le rappel répété de son enfance, l’évocation de l’amour de ses parents, la mort prématurée de son père, le courage de sa mère.

– C’est enfin le travail intellectuel, l’écriture, moteurs du journal d’une vie dont je vais vous donner comme symbole ce passage : «Ce travail de tâcheron, voilà que je m’y adonne depuis des années, des mois, des semaines, des jours, des heures, de longues heures de joie et de peine d’où je sors harassé, comblé. Et toujours insatisfait. Tout n’est-il pas à jamais inaccompli?». Cette question est fondamentale chez notre ami qui se sent sur cette terre exilé du Royaume, dans sa stature d’homme limité, qui analyse le cours de sa vie à l’aune de l’éternité. Ses limites, il les ressent douloureusement, et lorsqu’il est en panne d’inspiration il a un humour grinçant pour le dire : «Mes cordes sont dépareillées, ma Lyre a des cauchemars surréalistes, mon énigme attend… on n’écrit pas impunément.»

Dans cette vie très complète, la nature tient une place importante et elle embaume tout son journal (fleurs de toutes sortes), mais son amour des arbres l’emporte de beaucoup (l’arbre est d’ailleurs contenu dans son nom, Bichelberger, qui signifie l’habitant de la colline aux petits hêtres).

Nous arrivons pas à pas au terme de sa cantate avec, en exergue de sa Finale, une réflexion de Paul Valéry : «Mais le feu n’est-il pas la fin même de l’arbre? Quand son être devient douleur atroce, il se tord, mais il se fait lumière». L’écrivain Bichelberger n’a ni orgueil ni triomphalisme; ce final est plein des réminiscences de sa vie, mais ne la clôture pas; il existe une deuxième partie du journal, dans la même harmonie, que Roger n’a pas corrigé lui-même, et dont je ne vous parlerai pas. 

J’oserai ajouter, à sa musique, une seule portée de notes, avec un dièse à la clé, car chez lui l’optimisme est roi : tout vient de Dieu, tout est bon.

 

Monique Grandjean (France)

novembre 2020, écrit pendant le confinement

 

LECTURES

 

Après une évocation de son expérience personnelle du confinement, Daniela Fabiani présente ici un nouveau personnage digne de nous inspirer, le prêtre vietnamien Van Thuan (1928-2002), évoqué dans un roman/biographie français.

 

À propos du roman/biographie Van Thuan, libre derrière les barreaux, de Teresa Gutierrez, Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel, France, 2018).

 

2020 : l’année terrible et pourtant…

 

Le titre du recueil de poèmes que Victor Hugo publia en 1871 revient tout naturellement à l’esprit pendant cette année 2020 qui, différemment par rapport à l’époque du poète, a vu la diffusion d’un ennemi qui a sévi dans le monde entier de façon sournoise, inconnue, imprévisible. Ce n’est pas une bombe ou un coup de pistolet, mais un virus qui, comme en avaient témoigné les Danses macabres de la fin du Moyen Âge, frappe indifféremment, sans aucune distinction. Le mois de mars 2020 nous a fait découvrir une maladie «nouvelle » : le Covid 19 . En Italie, les restrictions s’activent immédiatement; à la mi-mars déjà, on est confiné à la maison; on ne peut pas sortir, sauf pour aller faire son marché et là aussi… beaucoup de restrictions : le port du masque et des gants pour assainir les mains, l’autorisation pour sortir, la distanciation, etc. La peur devient un compagnon constant de la vie quotidienne ainsi que le sentiment de la fragilité de toute existence, qui semble soumise au hasard. La télé nous montre les images terribles des hôpitaux surchargés de malades, des camions qui amènent les bières des morts dans les cimetières, etc. Et même si l’été nous a donné un peu de répit, le mois de septembre nous a montré un virus qui a repris toute sa force : la pandémie continue son « voyage » terrible en Italie, et à chaque instant on peut être affecté. Les restrictions sont à nouveau les normes qui règlent ma vie quotidienne, et beaucoup d’amis sont à l’hôpital, malades, dans des conditions difficiles. Comment supporter cela, et faire face à ce drame mondial? Et surtout, comment peut-on regarder tout cela sans céder au désespoir?

Mais la vie continue et mon train de vie a dû changer : mes cours universitaires se sont transformés en télédidactique, et j’ai dû m’instruire pour un usage différent de mon ordinateur; de plus, plus de colloques et de rencontres, pas de repas avec mes amis; tout change, ma vie devient plus solitaire et j’ai un temps énorme à « occuper », un temps qui semble vide, incapable de donner une signification et une valeur à mon confinement. 

Et pourtant… J’habite à la campagne et les mois de confinement m’ont quand même permis de sortir pour flâner un peu dans les prés qui entourent ma maison, pour m’occuper et regarder de près les fleurs de mon jardin, qui continuent à pousser, pour jouer avec mes chats, pour jouir du panorama des montagnes qui se dessinent à l’horizon, et admirer les beautés de la création. Et c’est là la première « leçon » que le confinement m’a permis d’apprendre : j’ai découvert qu’on peut avoir un regard nouveau sur la réalité même matérielle que j’ai l’habitude de regarder de façon superficielle. Et ce regard nouveau a permis au vide où j’étais tombée de se transformer en occasion et possibilité d’enrichissement; le drame qui est devant moi réveille ma mémoire et me fait penser à un livre, pas encore lu, qu’une amie m’avait donné bien avant la diffusion du virus, en me disant : «Tu dois le lire, il apprend à vivre». Il s’agit du roman/biographie de Teresa Gutierrez, Van Thuan, libre derrière les barreaux (Nouvelle Cité, 2018) : il évoque les treize années de captivité, dont neuf en isolement, du cardinal Van Thuan, archevêque de Saïgon, dans les prisons vietnamiennes. Accusé de trahison, il est d’abord placé en résidence surveillée à la périphérie de Nha Trang, et soumis à d’innombrables interrogatoires, incohérents et brutaux, visant à lui faire avouer qu’il est «un espion du Vatican et un agent de l’impérialisme». Même si l’auteur qualifie  ce texte de roman, c’est en réalité une grande fresque historique sur le Vietnam, devenu communiste dès 1976. En même temps, c’est surtout l’épopée authentique d’un homme d’Église qui a poursuivi partout sa tâche pastorale clandestine, au point de changer le cœur de ses propres bourreaux. On l’a enfermé dans des cellules très petites et très sales, on l’a parfois privé de nourriture, on l’a battu, on lui a donné comme compagnons de captivité des espions, etc. Le lecteur peine à s’identifier à lui, à l’histoire d’un homme qui, même dans un tel abîme de dégradation, est resté toujours fidèle à sa vocation : sa confiance en Dieu est totale, au point que chaque instant est pour lui l’occasion de dialoguer avec le Seigneur, de lui confier ses doutes, mais aussi de lui demander de ne pas s’éloigner, de lui donner la possibilité de le rencontrer même dans ces conditions extrêmes. Paradoxalement, il prend conscience de la profonde et véritable liberté qui lui permet d’entrevoir, dans ses épreuves, la présence de Dieu : il arrive à se construire une petite croix avec des fils barbelés; avec un peu de vin qu’il avait demandé et obtenu comme «médicament contre le mal d’estomac» et de petites hosties cachées, il peut célébrer la messe chaque jour, totalement seul, pendant la période d’isolement, ou avec ses frères prisonniers; il ne cesse jamais de prier avec ses compagnons de captivité, toujours à l’aide de la complicité de ses geôliers. Sa présence devient si importante pour tous ceux qui entrent en contact avec lui que les autorités le déplacent constamment, mais à chaque endroit naissent de petites communautés chrétiennes. Il prend conscience du fait que tout ce qui lui arrive ne représente que la possibilité de mieux connaître et de faire connaître l’amitié et l’amour de Dieu, pour lui et pour tous les hommes : il en devient le témoin simple, mais tenace. Dès qu’il fut assigné à résidence à Hanoï, Jean-Paul II voulut le rencontrer à Rome. Et puisque le régime en profita pour lui interdire de rentrer au Vietnam, le Pape, après lui avoir donné la responsabilité de la Commission Justice et Paix, le nomma Cardinal en 2001. 

Voilà comment une conjoncture vraiment dure et difficile peut se transformer en possibilité de richesse : évidemment, la peur, le sentiment de fragilité et d’impuissance face à l’ennemi d’aujourd’hui sont toujours là! Mais le message qui nous donne la vie de cet homme est une invitation à ne jamais céder, à remplir notre solitude avec la compagnie divine, à aller de l’avant dans la certitude que chaque minute de notre existence nous est donnée pour apprendre à vivre et à espérer.

Bien sûr, beaucoup d’autres livres ont accompagné mes journées et toutes les lectures offrent des connaissances nouvelles et des possibilités d’enrichissement, mais ce roman/biographie m’a enseigné à vivre mon quotidien avec une attitude nouvelle, à ne plus céder à la superficialité, à chercher la valeur de chaque instant de mon existence : non seulement face à la pandémie, mais aussi face à toutes les difficultés grandes et petites de la vie : il me suffit de penser à cet homme et mon regard change. C’est pourquoi je me permets de suggérer la lecture de ce livre.

 

Daniela Fabiani (Italie)

 

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Ici, Christiane Roederer s’attache à nous faire découvrir la personnalité et l’œuvre de Claude Vigée, grand poète du vingtième siècle, disparu en 2020.

 

Claude Vigée – Vie j’ai – est né de la Parole

 

Il n’a pas disparu 

Il est. 

Hic et nunc, ce sens vital indomptable. Indompté. 

Héritier des stoïciens, de Montaigne et des humanistes rhénans, il a accepté sa réalité temporelle en trois dimensions : passé, présent et futur sans illusions, certes, pour s’inscrire dans la totalité du temps : celui de l’enfance, des errances dans les terres de la Dispersion, du divin. 

Claude Vigée se déplace dans cet espace avec cette propension à chercher un équilibre, à créer un lien entre l’enfant habité qu’il n’a jamais cessé d’être et l’Autre lui-même, observateur du monde, chercheur d’un ailleurs dans une autre dimension temporelle.

 

« Mon œuvre est une longue délivrance du souffle, et si j’ai cherché, contre l’enfermement, la persécution et l’exil, à exhumer un buisson ardent sous les eaux nocturnes du temps, c’est pour moudre sans fin dans ma propre gorge le grain de la parole vivante et en partager la farine ». 

 

En quelques phrases, la magie de son Verbe fait surgir l’enfant de la Bible, né Claude André Strauss en 1921 d’une famille juive de Bischwiller, établie en Alsace depuis trois siècles. En traduction, « Strauss » signifie littéralement « bouquet, gerbe, brassée », ce qui évoque les fleurs, les arbres, et pour Claude, certainement, les mots puisés, dispersés, rassemblés dans cinq langues : le dialecte alsacien, le yiddish, le français, l’anglais, l’hébreu appris à quarante ans à son retour biblique à Jérusalem. 

Claude Strauss, entré en résistance en 1940 au sein de l’armée juive toulousaine choisira ‘Hay-Ani (Vie j’ai) pour s’affirmer vivant alors que triomphe la mort. 

 

 « Comme mon aïeul Jacob sortant du gué Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l’ange, je boite, mais vie j’ai, moi aussi ! Désormais Claude Vigée sera mon nom, celui d’un poète juif ». 

 

Mais après tout, boiter n’est pas pécher. Pendant près d’un siècle, il tracera sa voie singulière entre poésie, essai, traduction, commentaire de la Bible, sans jamais renoncer à son amour lucide de la vie, son amour exclusif des mots, du langage en cinq dimensions. 

Étrangement il me vient une citation de Buffon développée dans un article : La Parole fondatrice et créatrice, in Akademos, 2016. 

« Le langage est de l’homme même » : autrement dit, il est un prolongement immatériel de son corps matériel et émotionnel. Le majestueux cortège des mots évoque l’Histoire de l’humanité, en parallèle avec celle de Claude Strauss/Vigée, qui épouse ce tragique vingtième siècle, et qui verra - à cause ou grâce aux 42 500 camps nazis ouverts entre 1933 et 1945 - la fondation, en 1948, d’Eretz Israël. Terre promise, paradis espéré, avant le choix d’une realpolitik, pour survivre aux conflits loin du rêve initial.

 

Quel impact sur le poète juif Vigée, nomade perpétuel entre cinq langues et trois continents ( dix-huit ans passés en Alsace et en Amérique, vingt à Jérusalem )? La création d’une œuvre humaniste, saturée « de souffles divers », dira-t-il, comme une expiration de son âme partagée entre l’immanence et la transcendance.

 

« Heimat des Hausches, endlos

Terre natale du souffle, sans fin

Sans rives ni frontières 

La rivière du souffle coule

Taciturne, sous la chape d’argile crue,

la demeure du sang. 

Le corps muet me tourne sur sa roue. 

J’habite la maison d’un potier du silence » (Pâque de la Parole, Flammarion, 1983

 

Potier du silence, Claude Vigée évoque ici Soufflenheim, pays des artisans potiers, symbole de la création et des mots. 

Ce « souffle » est aussi celui de Dieu, inspirateur nommé et innommé de toute son œuvre, comme s’il était en charge de le révéler. 

 

C’est ici qu’il faut citer quelques-unes de ses prestigieuses distinctions : Prix international Hebel, 1984 ; le Grand Bretzel d’Or d’Alsace, 1993 ; Prix de l’Académie française, 1996 ; le Goncourt de la poésie, 2008 ; Prix national de la poésie, 2013 ; et parcourir la liste de ses éditeurs : Gallimard, La Nuée bleue, Arfuyen, Flammarion, Grasset, Elster Verlag ; enfin, citer sa magistrale traduction de Rilke et ses interprétations de Goethe (l’art et le démonique, sujet de sa thèse). 

Il faudrait aussi … dresser la longue liste de ses œuvres. D’autres l’ont fait bien avant moi. Vous me pardonnerez de vous renvoyer vers Wikipédia. 

 

C’est vers l’Homme, l’éblouissant magicien des mots, l’oiseau migrateur, que je souhaite vous entraîner, entré dans ma vie au début des années 1980, peut-être au cours d’une séance de la Société des Écrivains d’Alsace, de la Lorraine et du Territoire de Belfort, fondée en 1928. 

Personne ne sortait indemne d’une conversation avec Claude, tenue à voix douce, avec son phrasé souple et ferme, son œil en perpétuel mouvement. Et toujours cette manière particulière de ciseler le VERBE dans une spirale langagière quasi hypnotique. 

 

Dès l’été 1952, lors d’une soirée poétique, Camille Claus, l’un des grands peintres alsaciens du vingtième siècle, mais aussi poète, se fit prophète : 

 

« J’ignorais tout de son œuvre. Mais quelle modulation de branches, d’espaces dans son visage doux et calme. Aurais-je pu le dessiner ? Peut-on retenir les traits de celui qui a écrit : l’homme est taillé dans la substance des étoiles ? Le connaître, c’est déjà pressentir mille vies éblouissantes et obscures. Sans mots, sans phrases, de tout son être, il est présent. » 

 

Comment devient-on poète ?

 

Peut-on imaginer paysage plus inspirant que celui du pays de Bischwiller, sis en Alsace du Nord, près du Rhin, entouré de l’une des plus vastes forêts de France, de grasses prairies giboyeuses, de châteaux forts impressionnants et, depuis le dix-septième siècle, fief des ménétriers ? 

 

Quand Claude Strauss naît en janvier 1921, Bischwiller est sans doute sous la neige enchanteresse d’un paysage à jamais engravé dans son cœur. À l’adolescence, il prit sa plume pour ne plus jamais la quitter. 

 

« Les corolles naïves de mon avant-printemps alsacien furent cueillies vers quinze ou seize ans, dans les bois givrés de Gries ou de Marienthal où je faisais l’école buissonnière, à l’insu de mes parents comme de mes maîtres. Ces textes, à l’écriture incertaine jusqu’à la gaucherie, sont ce qui subsiste de mes premiers essais poétiques, détruits lors de l’occupation nazie en Alsace »… 

 

Ces textes de son adolescence, qu’il juge maladroits, infantiles, Claude les avait envoyés à Virginia, sa correspondante à New York.

Quelquefois, même en temps de guerre mondiale, il est des miracles… En 1943, après la déroute, l’exode dans le Midi, les persécutions hitlériennes, sa fuite en Espagne, l’émigration aux États-Unis, Virginia lui a remis les feuillets qui disent déjà tant de l’homme, de sa poésie, de son attachement à sa Terre.

 

« MON JARDIN : 

 

C’est un petit jardin entouré d’un grand mur

Avec un vieux bassin et des parterres vides

Avec un vieux prunier dont le fruit n’est pas mûr

Car les hivers sont gris et les longs soirs humides…

… Mais le soleil par un beau matin de printemps…

… Une abeille bourdonne autour du jardinet… 

… Le temps est revenu, le temps de nos amours, 

Les muguets sont en fleur dans les plus sombres cours !

Voilà ce qu’a chanté sans fin mon cœur en liesse… » (Bischwiller, 1937)

 

Cette même année 1937, comme s’il fallait fermer le livre de son enfance avant la débâcle, Claude perd son grand-père : 

 

«Grand-père, tu n’es plus, toi mon bon camarade, mon vieil ami fidèle ! Grand-père tu n’es plus : écoute ton enfant, ton petit qui t’appelle et dansait sur tes bras quand il était encore un tout petit enfant. Plus jamais… Mais ne crains rien, grand-père, car jamais il ne t’oubliera, ton petit. Il reviendra toujours fleurir la tombe du grand-père d’une couronne d’églantines, avec un caillou de granit. » 

 

L’adolescent de seize ans n’oubliera jamais cette figure tutélaire, gardien de ses racines alsaciennes et juives. Tout au long de sa vie, il mettra sur son œuvre un caillou de granit en signe de fidélité et d’espérance. 

 

En cette veille de guerre, il écrira encore à sa maman : 

 

« Les bêtes, la maison, les choses, 

Et ceux qui pouvaient m’être chers,

Doivent ignorer l’humble cause

Et les sanglots de mon départ. »

 

Presque soixante ans plus tard paraît La Maison des vivants qui désigne, superbe paradoxe, le cimetière en hébreu. Claude y rassemble les photos de sa famille intimement liée à l’Histoire, un livre de poésie « aiguë et de prose serrée et lumineuse, méditation ludique sur le travail et le sens du temps. » 

Autres cailloux de granit : Du Bec à l’oreille en 1977, et Un Panier de houblon en 1994. Besoin de recréer un monde si cher à son cœur pour vivre et pour survivre ? 

 

On peut se poser la question : que serait Claude Vigée sans la poésie, cette respiration de l’âme, cet ailleurs à la fois paradis et enfer, cette transmutation de la réalité en langage des anges ? 

Du bannissement géographique à l’arrachement linguistique, Claude a choisi la transcendance. Explicitement, c’est un mouvement ascensionnel de l’âme vers l’Innommé.

 

« Si mes poèmes, mes récits, mes témoignages vont servir à quelque chose, n’est-ce pas à nous frayer un sentier vers le lieu de la confiance première ? Et puis à forer, par un rebondissement inouï, l’autre chemin, contraire, mais parallèle : un chemin qui serait le frère jumeau du premier. Celui de l’ouverture au temps et à l’espace habité de ce monde, au sein duquel nous nous enfonçons comme un fleuve s’écoule vers l’océan, en y répandant au passage la semence de ses grandes eaux qui étincellent dans le soir montant, et fécondent librement le ventre de la terre. » (Dans le Silence d’Aleph) 

 

L’arrachement linguistique.

 

La première langue de l’auteur fut le judéoalsacien, «saturé de substance», dira-t-il, pratiqué encore à l’époque dans les communautés hébraïques et par son grand-père maternel, originaire de Seebach. Oublié, renié par les bouleversements de l’Histoire, il a aujourd’hui pratiquement disparu. La pratique du français, « la langue du dimanche », était occasionnelle, imposée à l’école au moment de la naissance de Claude. 

Comment passer de l’une à l’autre, d’une musique à l’autre, d’un accent à l’autre sans se renier ? Quel était l’accent de l’instituteur ? Cet accent qui a eu tant de mal à quitter le gosier des Alsaciens, un accent tant moqué à Paris ? Peut-on comprendre un certain « mutisme » qui allait jusqu’à la douleur ? Douleur de la singularité, de l’exclusion, du renoncement. 

La conquête de la parole, la délivrance du souffle, la sortie de cette « infirmité linguistique » comme il le dira, fut un combat, mais aussi la réaffirmation de son identité première, voire le sel de son œuvre. Apprivoiser le sens des mots – une expérience qu’il a dû renouveler pour l’anglais et l’hébreu – c’est aussi une école du silence « providentiel si l’on en tire force et substance pour de plus hautes métamorphoses », écrit Jean-Paul Sorg, (philosophe, poète). 

Préserver sa langue maternelle – cette « langue du plaisir », comme le dira son alter ego Adrien Finck (1) – fut la source jaillissante de sa manière singulière de s’exprimer, à propos de laquelle on aurait tort d’oublier l’influence du yiddish. 

 

« Patois et dialecte, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence… Cette réalité première affleure, avec une peine et une lourdeur qui sont l’indice de l’authenticité, dans notre dialecte fruste, pauvrement articulé, au vocabulaire réduit à l’essentiel, inapte à la formulation de toute notion abstraite… Dans la période où se forme l’esprit, nous sommes affligés là d’une sorte de prélangue, enfantine par nature, qui conserve à travers la désignation naïve du visible, un reste de leur dignité première aux choses d’ici-bas ». 

 

Comment passer du langage « enfantin » hérité de son éducation à une langue adulte, ciselée, foisonnante, surétagée ? Claude Vigée s’en explique :

 

«La situation du poète alsacien d’expression française… comporte peut-être de grands avantages intérieurs. Son manque de moyens à l’origine, sa longue paralysie expressive due à la carence des éléments fondamentaux du langage, la lutte qu’il doit soutenir au départ contre le mutisme dans l’ordre de l’art, ces douteuses richesses négatives peuvent, s’il ose en saisir le sens spirituel, dur, mais purifiant, lui servir un jour de garantie, de vérité humaine et poétique ». 

 

Poussé par les convulsions de l’Histoire, Claude, au risque de périr, a accepté, osé « briser [les] bornes étroites » (de la langue matricielle), franchir les grilles de son jardin alsacien pour devenir un poète universel. 

 

Le français, la langue imposée

 

Imposé puis aimé, le français lui a ouvert les portes du vaste champ des auteurs du siècle des Lumières, ainsi que celles de l’oeuvre de Montaigne, (l’inspirateur, l’explorateur des auteurs classiques), mais aussi celles des auteurs contemporains : Saint John Perse, rencontré en 1948 à Washington, Albert Camus à Paris, Yves Bonnefoy entre autres. Il a tiré profit de sa culture « triphonique » pour Goethe et Rilke, dont il sera l’un des traducteurs. 

Il insiste sur la découverte en Amérique de Benjamin Fondane, né en Roumanie en 1898, réduit en cendres à Auschwitz : « Un exilé lui aussi… Mon ULYSSE, qui égale ce que l’on a composé de plus vertigineux, ne cesse de m’accompagner »… 

Ce paragraphe nous engage à relire La Délivrance du souffle et L’Extase et l’errance où l’auteur révèle longuement les vertus de l’alliance entre la prose et le poème qui fait « jaillir des cristaux translucides et parfaits, hors de la matière amorphe et grise de l’écrit »

 

L’une et l’autre forme littéraire s’enchevêtrent, se répondent jusqu’à l’essoufflement de l’auteur et souvent du lecteur. Essoufflement ? Le mot exact pour traduire le passage d’une langue à l’autre pour une même émotion, une même douleur, suivi bien plus tard par un commentaire ouvert sur d’autres horizons. Le souffle. Toujours… 

 

« Hors du labyrinthe bourbeux de la prose, tourné vers le soleil où le vers et le rythme se consument, je n’ai jamais cessé de glisser sur une corde raide, à la limite de la chute et de l’effusion ».

 

Quelle est la place de l’hébreu dans son œuvre ? 

 

Pratiqué pendant plusieurs siècles dans les campagnes, le yiddish, apparenté au dialecte alsacien, à soixante-quinze pour cent d’origine germanique, est enrichi par l’apport important de l’hébreu biblique, lui-même composé d’un ensemble de dialectes issus des tribus. 

C’est dire le « pittoresque » de ce langage, dont l’usage s’est perdu dans le quotidien pourtant retrouvé, avec bonheur, dans les blagues typiquement juives. Mais ceci est une autre histoire.

Si l’oreille de notre poète est formée dès son enfance par plusieurs idiomes, sa manière de s’exprimer l’est aussi, tant le yiddish est coloré, truffé de mots intraduisibles, de proverbes, de poèmes et de chants populaires, de comptines et de digressions à l’infini… Une marque indélébile qui devient un style propre au prosateur, au poète. 

 

En tant que « rôdeur des frontières » comme il se définit lui-même, confronté à ses exils, il n’eut pas de peine à s’exprimer en allemand et en anglais. Nommé en 1960 à l’Université hébraïque de Jérusalem il se mettra à étudier l’hébreu. Il a quarante ans. Il peut lire la Bible et se débrouiller dans la vie courante, « mais il fut incapable de s’en servir pour l’écriture d’une œuvre littéraire personnelle. »

 

 

Amérique

 

C’est en 1939 que la vie bascule pour des millions d’hommes et de femmes, pour Claude Vigée et sa mère qui fuient à Toulouse, où il suivra son cursus d’étudiant en médecine jusqu’en 1942. Il participe à l’organisation de la résistance juive en adhérant à l’Armée juive, et fait partie d’un cercle de jeunes écrivains et poètes. Ses premiers poèmes La Lutte avec l’ange paraissent illégalement dans la Revue de la Résistanceéditée par Pierre Seghers. 

 

La montée du nazisme, le décret de Pétain qui décrète le statut d’exclusion des Juifs, en 1940, accélèrent le départ avec sa mère à partir de Lisbonne pour New York. Ce sera la fin de ses études de médecine. Il étudie donc les lettres et obtint son doctorat avec sa thèse sur le démonique chez Goethe. Claude Vigée fait une brillante carrière universitaire, en tant que professeur en langues et littératures comparées, de 1946 à 1960, à l’université de Brandeis, où il est nommé directeur du département de langues romanes. 

 

« En Amérique, j’allais connaître un second enfermement, encore plus terrible que celui de l’Alsace et de la guerre. J’ai débarqué à Columbus, dans l’Ohio, et il m’a fallu résister presque vingt années à la tentation de renoncer au français, une langue pourtant imposée. En attente d’une délivrance, poète et juif, perdu entre deux continents, j’ai survécu parmi les ruines ». 

 

C’est aux États-Unis qu’il écrit les poèmes Canaan d’Exil, La Corne du Grand Pardon,  L’Été indien. Ce fut un moyen de ne pas oublier la « verte enfance du monde ». 

 

Mais en ces lieux d’exil, on apprend l’attente. La privation prépare un temps nouveau.

 

 « Du ciel, dans la clarté du vide qui aspire. Père descendu dans la lourde terre, Tes enfants n'ont pu fermer ta paupière. Pour nous la retombée est déjà la plus forte. Ce jour de nulle part en vain cherchait son lieu hommage au père si loin… dans Canaan. » 

 

Il n’a pu oublier pourtant son long exil aux USA : 

 

« Ces années-là font partie de mon itinéraire humain. Mon pays c’est un monde entier, il englobe la totalité de ma conscience et de mon parcours inconscient. J’ai essayé de condenser tout cela dans un court poème de l’Eté indien. 

La souffrance est aussi un royaume de l’homme, l’absence une présence, et l’exil un foyer ». 

 

Jérusalem

 

Il faut relire : Vivre à Jérusalem : une voix dans le défilé , et Les Orties noires 

 

Ces textes évoquent vingt-cinq années dans un État et une ville qui ne sont pas comme les autres cités et États du monde. Vingt-cinq ans d’espoirs, de drames : la guerre des Six Jours (1967), la guerre de Kippour (1973), le guêpier du Liban, Sabra et Chatilla (1982).

 

La guerre, l’effroi, la mort. Encore. C’est sous les bombardements que Claude Vigée écrit d’une traite Les Orties noires son œuvre la plus violente, la plus déchirante. Un cri de révolte poussé dans la langue de ses tripes : l’alsacien. 

 

Un requiem pour sa terre natale, confondu avec celui de sa terre d’exil qu’il dédie à Adrien Finck, un autre chantre de la langue. 

 

« À propos, dites-moi, qu’est-il donc advenu 

De ces petits garçons, de ces filles mignonnes,

Qui jadis, avec moi, étaient assis en rond, 

Si sages, si tranquilles,

Sur les gradins de bois, un rang derrière l’autre…

… Qu’est-elle devenue, leur tendre chair d’enfant ?

On l’a vendue, traquée, meurtrie et torturée… »

 

Claude Vigée en fera lui-même la traduction, comme pour ses autres œuvres écrites d’abord en dialecte. 

 

Un couple mythique

 

Dans la mémoire collective demeurent, indissociables, Claude et sa cousine Évelyne/Évy, épousée en 1947 à New York. Un même regard, comme des « éclats de lune », les mêmes silhouettes, fragiles et fortes, une même jubilation devant la nature, la palpable fusion charnelle et spirituelle d’un couple qui rejoint, dans la littérature, le mythe de Béatrice et de Dante, d’Elsa et d’Aragon. 

Leurs enfants, Claudine et Daniel, leur offriront d’autres filles et fils de la tribu de Jacob, pour leur plus grand bonheur. 

Un bonheur temporaire. Après de longues années de maladie, Évy a rejoint le chœur des anges. Ce vingt-deux janvier 2007, Claude, au cimetière des vivants de Bischwiller, s’exprime dans sa langue de cœur et de foi : 

« Ma chère Évy est morte, le plus vif de moi-même. Nous nous reverrons (nous nous retrouverons) peut-être quand même encore une fois. Là-bas tout au fond, dans le noir »... 

La solitude ? Claude la bercera de sa poésie, la caressera de ses souvenirs à jamais liés à Évy, l’enrichira de sa Sagesse, de sa Foi, de ses Espoirs. Vie j’ai… jusqu’au dernier souffle.

 Depuis sa mort, il y a déjà treize mois, Évy est devenue un prunellier en fleur, une ronde d’hirondelles nocturnes, un cadavre solitaire pourrissant dans l’argile et le sable, une armoire close pleine de ses habits abandonnés, les piles d’assiettes peintes et de casseroles bosselées dans notre petite cuisine – elle est devenue tout cela : tout, sauf Évy. Serait-ce pour elle seule, à partir d’aujourd’hui, qu’il n’y aura plus jamais d’Évy ? C’est là le plus grave, le plus terrible de tout. État civil : personne. Mais peut-être ce nom est-il dorénavant pour elle le plus léger, le plus joyeux, le plus divin ? Ainsi monte en moi aujourd’hui, pour elle, ma prière muette ». (Langue d’amour. Poésie 1940-2008. Association des Amis du Musée de la Laub.)

Nissim, le prince aux miracles

       Claude Vigée, l’un des grands poètes du vingtième siècle, n’a jamais manqué de s’intéresser aux écrivains d’ici ou d’ailleurs, de leur tendre la main à l’occasion. 

Ce qui me permet de relater un miracle personnel. 

En 1980, au cours d’un voyage en Israël avec Monseigneur Pierre Bockel, archiprêtre de la Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, Nissim qui n’était pas Nissim, était à mes côtés dans l’avion du retour. Il m’a raconté son histoire, qui s’est accrochée à mon âme. J’ai choisi son prénom par hasard. Claude l’a traduit : Nissim, le prince aux miracles. 

Claude était un ami. Il ne pouvait être que mon préfacier. Sa première question, au cours d’une longue correspondance : une goye met-elle en scène un Juif rescapé d’Auschwitz ? Il redoutait une caricature. Le miracle – la conversion de l’auteur et de son héros - eut lieu sous la Soucca, érigée par Nissim pour ses amis alsaciens…ce qui fit écrire à Claude : 

 

 « C’est par un prodige de sympathie et de compréhension humaine que C. R. pu entrer dans le monde d’un vieux Juif d’Europe orientale réfugié en Alsace, disgracié de nature, rescapé d’Auschwitz… » 

 

Trente ans après, Nissim Rosen, un pèlerin ordinaire, est toujours réédité. 

 

Que l’on ferme un livre ou seulement quelques pages d’une biographie, naît un étrange sentiment d’abandon du poète, voire de doute quant à la Vérité. C’est encore Montaigne qui peut rassurer : « Nous sommes nés à quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance ». 

Claude Vigée a porté Sa Vérité à la plus haute puissance : « Survivant, j’apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ; rescapé, je dis le destin d’une génération vouée tout entière au désastre »

Il a partagé un siècle de notre Histoire souvent tragique. Sur des milliers de pages. Nous pourrions le suivre encore et encore, comme on suit un maître de Sagesse, et malgré tout d’Espoir, à jamais animé par le Souffle divin. 

Ce rôdeur des frontières, digne fils de Jacob, repose à présent dans sa terre natale au milieu des siens retrouvés, apaisés.

 

« L’aventure du désir dans le monde s’achève-t-elle visiblement dans l’existence ? Certes la mémoire est douleur, mais l’oubli fait plus de mal encore que la nostalgie : il reste une volupté pour les fantômes de l’Amour ».

 

(1)          Il serait impardonnable de ne pas citer Adrien Finck, germaniste, poète, professeur à l’Université de Strasbourg dont « l’œuvre réside dans la musique, sa “Mülmüsik”, tendue jusqu’à la dissonance. Elle n’en constitue pas moins le fondement, la référence à la mélodie natale profonde », écrit Claude Vigée.

 

Christiane Roederer, France

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Pâque de la Parole, Flammarion, 1983.

L'Été indien (poème et journal de l'Été indien), Gallimard, 1957 - réédition Cerf/Paroles et Silence 2001. 

Moisson de Canaan, Flammarion, 1967 : récits et poèmes évoquant nos premières années en Israël (1960-67). 

La Maison des vivants, images retrouvées, La Nuée Bleue, Strasbourg, 1996 : illustrations et textes autobiographiques. 

Du Bec à l'oreille (album de textes), Éd. de la Nuée Bleue, Strasbourg 1977. 

Un Panier de houblon.

tome I, La verte enfance du monde, J.-C. Lattès, 1994. 

tome II, L'Arrachement, J.-C. Lattès, 1995. 

Dans le silence de l'Aleph, Albin Michel, 1992 : la vie spirituelle et l'expérience de la révélation à la lumière du texte biblique. 

Délivrance du souffle, Flammarion, 1977. 

L'Extase et l'Errance (essais), Grasset, 1982 : les rapports entre la prose narrative et la poésie lyrique dans l'optique de la Bible. 

La Lutte avec l’Ange, Les Lettres, 1950 — réédition l’Harmattan 2005. 

Canaan d’exil, Pierre Seghers, 1962.

Une Voix dans le défilé, Nouvelle Cité, 1985 : Vivre à Jérusalem, 1960-1985. 

Les Orties noires (poèmes et proses), Flammarion, 1984 - réédition Ed. Oberlin 2001. 

Lièwesschprooch, Dichtung, Langue d’amour, Poésie1940-2008, Association des Amis du Musée de la Laub.

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