Intervoix 43 (suite)

 II Traduction

La traduction a une histoire et les traducteurs aussi. Il existe non seulement différentes éditions d’une même traduction, mais des traductions différentes d’une même oeuvre selon les époques et les traducteurs. Ce qui semble bien confirmer l’intérêt du concept de semio-sphère développé par Patrizia Prati à Tallinn. Et qui ouvre sur le passionnant champ de l’interprétation.

Traducteurs soviétiques de François Mauriac en russe

Thérèse Desqueyroux (1927) est le roman mauriacien le plus édité en russe et en ukrainien (16 éditions dans les deux langues). Sa première traductrice en russe est Mariya Abkina. La traductions du roman a paru en 1927, à Leningrad, dans la maison d’édition « Knijnye novinki » (« Nouveaux livres »). Mariya Abkina (1892- ?) est une traductrice soviétique de l’anglais qui maîtrisait non seulement cette langue, mais aussi d’autres, et en particulier le français. Elle a ainsi entrepris de traduire en russe des nouvelles de Maupassant. Thérèse Desqueyroux est une de ses premières traductions à être éditée ; mais elle n’a plus été par la suite rééditée. En effet, en 1971, ce roman a été retraduit par Nataliya Nemtchinova et publié à Moscou dans les éditions « Progrès ». Cette publication en russe devient une traduction de référence et a été rééditée quatre fois en URSS (en 1981, 1984, 1985, 1987) et au minimum huit fois en Russie post-soviétique (en 1992, 1993, 1997, 2002, 2005, 2011). Son auteure, Nataliya Nemtchinova (née Ievfimovskaya-Mirovitskaya, 1892- 1975) voit le jour dans la famille d’un éditeur, à Orenbourg. Dans les années 1920, elle vit à Tcheliabinsk. On ne sait rien de ses activités à cette époque. A l’âge de 30 ans, elle termine ses études à l’Institut moscovite des nouvelles langues. Elle commence à publier ses traductions à partir de 1934. Très vite, elle est reconnue comme une éminente traductrice spécialisée dans la traduction en russe de textes français ; et en particulier d’auteurs considérés comme classiques : Maupassant, Rousseau, Stendhal, Verne, Zola, Balzac, Camus, Maurois, Marivaux, Molière, George Sand, Sartre, Hériat, Hervé Bazin, Sagan, Simenon, Aragon, etc. Il est à souligner que c’est Nataliya Nemtchinova qui a traduit le plus grand nombre de textes mauriaciens : Thérèse Desqueyroux, Le Nœud de vipères, Les Chemins de la mer, Le Cahier noir et Le Sagouin (ce dernier, en collaboration avec Nadejda Jarkova).

Le deuxième roman le plus connu de Mauriac, Le Nœud de vipères, 1932 (11 éditions en russe et en ukrainien) a été, lui aussi, l’objet de deux traductions en russe ; l’une est tombée dans l’oubli, et l’autre est devenue le texte de référence. La première traduction voit le jour à Moscou, en 1934, sous le titre Le Nœud de serpents. Son auteure est A. M. Novikova ; nous n’avons pas réussi à trouver des renseignements précis sur cette traductrice. Le roman a été retraduit, sous le même titre, par Nataliya Nemtchinova. Cette nouvelle traduction a été publiée en 1957 à Moscou, et rééditée quatre fois en URSS (en 1981, 1984, 1985, 1987) et au minimum trois fois en Russie (en 2002, 2005, 2012).

Le lecteur russophone prend connaissance du roman Les Chemins de la mer1939 avec la publication, en 1939, dans la revue « Littérature internationale » (n° 5-6), d’un extrait de trois pages traduit par Nora Gal sous le titre Les Chemins vers la mer. Nora Gal (pseudonyme d’Eleonora Galperina, 1912-1991) s’adonne à la traduction de textes littéraires aussi bien anglais que français. Critique littéraire et traductologue, elle a obtenu une certaine notoriété à la suite de sa traduction du Petit Prince, le livre le plus lu dans le monde, après la Bible. Elle est née à Odessa, dans la famille d’un médecin et d’une juriste diplômée de l’Université de Moscou. Son père a été arrêté par le pouvoir soviétique à double reprise, en 1937 et à 1950, et a passé dans des camps de concentration environ 12 ans de sa vie. Eleonora, qui déménage avec sa famille à Moscou, entreprend, dès son enfance, de faire publier ses poèmes et ses textes de prose. Elle tente à 17 (!) reprises de s’inscrire dans différents établissements d’enseignement supérieur, mais en vain, car dans cette période stalinienne ses origines juives constituent un obstacle quasiment insurmontable. Elle finit par être admise à l’Institut Pédagogique ; elle en sort diplômée en 1937. Plus tard, en 1941, elle obtient son doctorat, après avoir soutenu une thèse sur l’œuvre d’Arthur Rimbaud. Après la guerre, Eleonora Galperina enseigne la littérature et publie des textes de critique littéraire. À la suite de la

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condamnation d’un article sur Orwell, elle est contrainte d’abandonner son travail et est exclue des institutions d’État ; et, donc, à partir de 1948, elle est amenée à gagner sa vie comme traductrice indépendante. Ses textes sont souvent censurés par le pouvoir soviétique ; elle écrit et traduit des textes qui, très souvent, échouent « dans le tiroir » en attente de publication. Parmi les textes traduits du français, qui ont été publiés en URSS, on peut relever ceux de Maurois, de Barbusse, d’Aragon, de Duhamel, de Camus, etc. Outre la traduction de l’extrait des Chemins de la mer, elle fait paraître un extrait de trois pages de Plongées, la même année, en 1939, et dans la même revue, « Littérature internationale » (n° 2). La traduction complète du roman Les Chemins de la mer, réalisée par Nataliya Nemtchinova, voit le jour en 1957, à Moscou, sous le titre Le Chemin vers nulle part. Ce texte a été réédité une fois en URSS (en 1981) et au minimum deux fois en Russie (en 1997, 2002).

Quant au roman Le Sagouin, 1951 (8 éditions dans les deux langues, russe et ukrainienne)il a été traduit par le duo Nataliya Nemtchinova & Nadejda Jarkova, en 1955 (publié dans la revue « Littérature étrangère », n° 6). Leur texte, intitulé initialement en russe « Obez’yanka », a changé deux fois de titre : « Chalyi » (« Littérature étrangère », n° 10, 1962) et « Martychka » (« Anthologie des œuvres des écrivains français », 1964). En tout, cette unique traduction du Sagouin a été rééditée trois fois en URSS (comme « Martychka », à Moscou, chez « Progrès », en 1971), et au minimum trois fois en Russie (en 1992, 2002, 2005). Nadejda Jarkova (1904-1986), qui a été la coauteure avec Nataliya Nemtchinova de plusieurs projets de traduction, est, à l’instar de sa collègue, une traductrice professionnelle de la littérature française. Elle a fait découvrir au lecteur russophone un grand nombre d’œuvres d’auteurs français (Druon, Rolland, Martin du Gard, Daninos, Maupassant, Merle, Balzac, Triolet, Stil, Hugo, Anatole France, Camus, Renard, George Sand, Anouilh, Sagan, Aragon, Bernanos, Hervé Bazin, Hériat, Simenon, etc.) Fait curieux, d’après lestémoignages de ses contemporains, elle a été le prototype du personnage de Margarita Pavlovna dans le célèbre film soviétique « La Porte Pokrovski », dont le personnage principal est le traducteur Khobotov, un des deux maris « simultanés » de l’héroïne. Nadejda Jarkova a aussi signé une version russe d’un roman mauriacien, cette fois-ci, à titre individuel. Sa traduction de La Pharisienne, 1941 (5 éditions en russe) parue en 1971 (Moscou, « Progrès ») a été rééditée une fois en URSS, en 1985, et au minimum trois fois en Russie (en 2002, 2010, 2011).

La traduction unique du roman Le Désert de l’amour, 1925 (5 éditions en russe) a paru en 1981, à Moscou (rééditée en URSS, en 1987, et en Russie, en 1992, 1993 et 2002). Son auteure, Serafima Chlapoberskaya (1921-2007), née à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), était traductrice et critique littéraire. Diplômée de l’Université d’État de Moscou (1945), elle traduisait en russe régulièrement des textes de langue allemande. En 1958-1977, Serafima Chlapoberskaya avait trouvé un emploi de rédactrice dans les grandes éditions nationales «Khoudojestvennaya literatoura » (« Fictions ») ; son travail consistait à réviser les traductions des autres auteurs. Elle s’était spécialisée principalement en littérature autrichienne ; ses traductions de textes français (Jules Verne et André Maurois) en russe doivent donc être considérées comme des exceptions dans son travail.

La variante russe du roman de Mauriac La Fin de la nuit, 1935 (5 éditions en russe)réalisée par N. Dovgalevskaya et imprimée en 1936 à Moscou, n’a été ni republiée ni retraduite par les éditeurs soviétiques. Par contre, ce texte est réédité à quatre reprises en Russie post-soviétique, en 1997 et en 2011. N. Dovgalevskaya est aussi l’auteure de traductions en russe d’un récit de Daudet et d’ouvrages documentaires français sur la guerre. On peut supposer que sous la signature « N. Dovgalevskaya» se dissimule la première épouse d’un diplomate soviétique, Valeriane Dovgalevskiy (1885-1934), les deux époux ayant vécu, en France, de 1927 à 1934. Cependant, c’est n’est qu’une hypothèse qu’il faudrait confirmer.

Le roman L’Agneau, 1954 (5 éditions dans deux langues) est traduit en russe par Liliana Lounguina et publié en 1983, à Moscou, par les éditions « Izvestiya » (« Nouvelles »). Il sera réédité en Russie post-soviétique à trois reprises (en 2002, 2010, 2011). L’auteure de la traduction, Liliana Lounguina (née Markovitch, 1920-1998) est une femme de lettres et traductrice professionnelle, spécialisée principalement dans les langues scandinaves. Elle est connue notamment par sestraductions russes des œuvres d’Astrid Lindgren. Enfant, en 1925, elle part avec sa famille vivre d’abord à Berlin, puis à Paris, où son père, un cadre supérieur soviétique, a été envoyé en mission par le jeune État bolchévique. Ainsi apprend-elle, dès son plus jeune âge, l’allemand et le français. En 1930, le père repart en URSSet il n’est plus autorisé à sortir de son pays. Après une longue hésitation, sa femme et sa fille le rejoignent, en 1934. Ramenée pratiquement de force en URSS,

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Liliana décide de devenir traductrice indépendante et de ne jamais devenir une fonctionnaire soviétique. Elle fait ses études supérieures, obtient son doctorat, enseigne l’allemand et le français, mais ne trouve pas d’emploi comme traductrice de ces langues. On lui suggère d’effectuer des traductions de langues plus « exotiques ». Comme elle a appris lors de son doctorat trois langues scandinaves et a fait une thèse sur la littérature norvégienne, Liliana Lounguina commence à traduire la littérature de jeunesse suédoise. Plus tard, elle obtient des commandes pour des traductions detextes écrits en d’autres langues, dont certains en langue française. Outre François Mauriac, parmi les auteurs qu’elle a traduits du français, il y a Colette, Romain Gary, Charles Duclos, Boris Vian, Alexandre Dumas, Pierre Courtade, Claude Roy, André Stil, Georges Simenon, etc. Ajoutons aussi que Liliana Lounguina est la mère du cinéaste russe Pavel Lounguine. Elle était également l’amie de nombreux écrivains soviétiques. Ses compagnons ont été, un après l’autre, les victimes de la terreur stalinienne. Sa maison s’est transformée en un havre de paix pour de nombreux auteurs persécutés, trahis par leurs amis et leurs collègues. Devenue, par la force des choses, le témoin de leur destin tragique, elle écrit, en 1990, en français, son témoignage Les Saisons de Moscou : 1933-1990 qui paraît à Paris chez Plon. Un autre livre de mémoires de la traductrice de Mauriac, Mot à mot une vie dans le siècle soviétique, est publié en français, aux Éditions des Quatre Vivants, en 2017.

En 1970, dans la revue « Novyi mir » (« Nouveau monde », n° 1) paraît Un adolescent d’autrefois, 1969 (4 éditions dans les deux langues). La traduction en russe de ce texte de Mauriac, réalisée par Raïssa Lintser, sera rééditée sous la forme d’un livre, en 1971 (Moscou, « Progrès »). On recense une autre réédition de ce texte en 2002. Son auteure, Raïssa Lintser (1905-199?), née à Ielizavetgrad (aujourd’hui, Kropyvnytsky, en Ukraine), est une traductrice soviétique spécialisée dans les littératures espagnole et française. Diplômée de l’Institut des Langues Étrangères de Moscou (1934), elle commence à publier ses traductions en 1936. Elle traduisait principalement des textes écrits en espagnol. A part François Mauriac, parmi les auteurs de langue française qu’elle a traduits, on relève de grands classiques : Diderot, George Sand, Balzac, Giraudoux, Camus, Sadoul. Le texte russe d’Un adolescent d’autrefois a été publié pour la première fois dans la revue « Nouveau monde » où travaillait son deuxième mari Igor Sats, journaliste et critique littéraire – son premier mari, l’écrivain Victor Dmitriev, a trouvé la mort lors d’un « double » suicide réalisé de concert avec sa collègue, Olga Liachko, en 1930. Rappelons que la revue « Nouveau monde » a publié, en 1962, l’œuvre inédite de Soljenitsyne, Une journée d'Ivan Denissovitch. Dans le cercle de connaissances de Raïssa Lintser et d’Igor Sats, on peut repérer plusieurs écrivains russes que le régime soviétique poursuivait de sa vindicte ; entre autres, pour ne citer que les plus connus en Occident : l’écrivain censuré, Andreï Platonov, la plume probable du Prix Nobel soviétique Mikhaïl Cholokhov ; l’auteur du célèbre roman Vie et Destin, Vassili Grossman ; Victor Nekrassov, le dissident soviétique émigré, en 1974, à Paris.

Deux textes proposent une traduction en russe de Genitrix, 1923 (4 éditions en russe). Le premier paraît à Paris (Éditions « Rousskiya zapiski »), en 1938, sous le titre La Louve. Il est traduit par Galina Kouznetsova (1900-1976), poétesse et écrivaine russe. Celle-ci est née à Kyïv, où elle fait ses études et y réside jusqu’à son départ, en 1920, quand elle est obligée de suivre son mari, un officier de l’armée blanche, d’abord à Constantinople, puis à Prague. En 1924, le couple s’installe à Paris. Galina Kouznetsova publie ses textes à partir de 1922 dans différentes revues littéraires et connaît assez rapidement un certain succès d’estime parmi les critiques. En 1924, elle fait la connaissance d’Ivan Bounine, le futur prix Nobel de la littérature (1933). En 1927, la traductrice quitte son mari et s’installe dans la maison de Bounine et de sa femme, Vera, à Grasse ; le trio forme un « ménage à trois » qui durera pas moins de six ans. En 1933, Galina Kouznetsovas’éprend subitement d’une chanteuse avec laquelle elle vivra jusqu’à ses derniers jours. En 1934, les deux femmes partent s’installer en Allemagne, et, en 1949, aux États Unis ; la mort emporte Galina Kouznetsova alors qu’elle est à Munich. Sa nouvelle aventure amoureuse ne l’empêche pas de garder des liens étroits avec le célèbre écrivain russe ; ainsi, en 1941-1942, le couple des deux femmes séjourne chez les Bounine, en France. Et c’est bien Ivan Bounine qui préface la traduction russe de Genitrix de son amie, Galina KouznetsovaEn URSS, ce roman est traduit et publié en 1981, à Moscou, sous le titre La Génitrice dans la traduction de Lenina Zonina (1922-1985) ; rappelons, en passant, qu’il n’a pas été aisé de traduire en russe le titre « Genitrix », et que l’on rencontre de multiples variantes (« Mater’ », « Roditelnitsa », « Praroditelnitsa »). Le texte de Lenina Zonina est réédité en 1987, à Minsk, et en 2002, à Moscou. Cette traductrice est la fille de l’écrivain mariniste et critique littéraire soviétique, Alexandre Zonine (alias Layser Bril). Communiste convaincu, son père

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donne à sa fille le prénom de Lenina en hommage au grand chef du parti bolchévique. Cet engagement n’empêche pas que, en 1949, dans le cadre de la « lutte contre le cosmopolitisme » engagée par le pouvoir soviétique à l’encontre des intellectuels juifs, il soit été arrêté et déporté dans un camp de travail forcé – il sera libéré après la mort de Staline. Comme son père, Lenina participe activement à la Seconde guerre mondiale. En 1949, elle obtient un diplôme de l’Université de Moscou. La même année, elle commence à publier des textes critiques consacrés à des auteurs français tels que : Martin du Gard, Saint-Exupéry, Sartre, Sarraute, Merle, Robbe-Grillet, Malraux, etc. Lenina Zonina a été la secrétaire personnelle d’Ilya Ehrenbourg (1891-1967), célèbre écrivain, journaliste et traducteur francophone. Elle a été également l’amie de Sartre, d’Aragon et de Triolet. À ce propos, le photographe soviétique Antanas Sutkus – auteur de la célèbre photo montrant l’existentialiste français avançant seul dans les dunes de Nida en Lituanie – affirme que Lenina a eu une histoire d’amour avec Sartre pendant sept ans. C’est elle qui a servi de guide à Sartre et à Beauvoir lors de leur visite en URSS, en 1965, tout en étant une collaboratrice de KGB qui espionnait le couple des deux philosophes français. Elle a traduit en russe non seulement Genitrix de François Mauriac, comme on l’a dit, mais aussi des textes de Sartre, bien évidemment, de Beauvoir, de Sarraute, d’Aragon, de Merle, de Bernanos, etc. Lenina Zonina a traduit aussi un autre récit mauriacien, Le Rang, 1938 qui fait partie de Plongées (tiré du recueil « Trois récits »). Ce récit est publié en 1973, à Moscou, dans le recueil Nouvelle française du XXe siècle. 1900-1939. Nous n’avons pas de renseignements plus précis sur d’éventuelles rééditions.

Le Baiser au lépreux, 1922 (3 éditions dans les deux langues) est traduit en russe par Vladilène Kasparov et fait l’objet de deux éditions en 2002 à Moscou. Vladilène Kasparov (né en 1949) est enseignant de langues étrangères au lycée (anglais, français, italien) et aussi traducteur. Il a traduit, entre autres, pour ne citer que les plus connus, Barbey d'Aurevilly, Vian, Japrisot et Huysmans.

La traduction russe de Vie de Jésus, 1936 (5 éditions dans les deux langues), parue à Moscou (chez « Mir »), en 1991 a pour auteure Rosa Adamyants, une spécialiste contemporaine de la littérature religieuse. Sa traduction est révisée par Zoya Maslennikova (née Vlasova, 1923-2008), peintre, sculptrice, poétesse, écrivaine et traductrice. Elle est connue comme l’auteure des portraits sculptés de Boris Pasternak et d’Anna Akhmatova qui avaient posé pour elle. En 1943, elle s’inscrit à la faculté de langues étrangères à l’Institut Militaire de Kouïbychev, ville où sa son père, un médecin de guerre, et toute sa famille ont été évacués. Lors de ses études, elle apprend le métier de traductrice militaire. En 1945, Zoya Maslennikova est envoyée en stage dans un camp de prisonniers de guerre, à Tambov, où ont été enfermés les « malgré-nous », ces Français lorrains et alsaciens, enrôlés de force dans l’armée allemande, qui s’étaient rendus sans combattre aux soviétiques. Elle y vit une histoire d’amour avec un jeune Alsacien qui lui récite par cœur des poèmes de Baudelaire et de Verlaine, et qui lui parle avec passion de la peinture française. A la fin du stage, les amoureux sont séparés. Après la chute de l’URSS, Zoya Maslennikova tente de retrouver les traces de son ami, mais elle apprend que seulement 1 500 prisonniers français sont rentrés chez eux, les dix mille autres ayant été fusillés... Heureusement, « son » Français fait partie des survivants, et elle le retrouve. Démobilisée en 1946, elle obtient son diplôme et trouve un travail de rédactrice dans une agence de presse ; cette activité ne l’empêche pas de continuer à écrire des poèmes et à sculpter. Elle entre aussi en connaissance avec des personnalités éminentes de la culture russe. A l’époque soviétique, elle traduit également des ouvrages religieux pour le samizdat. En effet, en 1969, à la suite de sa rencontre avec le prêtre et théologien Alexandre Men, Zoya Maslennikova, elle se convertit à l’orthodoxie. Elle devient une correctrice anonyme de ses livres qui paraissaient ensuite, d’une manière semi-clandestine, à Bruxelles, dans les éditions « Vie avec le Dieu ». C’est, d’ailleurs,précisément à Bruxelles, en 1981, que voit le jour sa traduction russe de l’essai mauriacien Ce que je crois, 1962 (4 éditions dans les deux langues). Ce texte est réédité en Russie post-soviétique, en 2015, à Nijni Novgorod (chez « Bibliothèque chrétienne »). Auparavant, en 1993, les éditions de l’Académie Kyïv-Mohyla, « L’Esprit et la Lettre », avaient publié Ce que je crois sous la forme d’une

Le Mystère Frontenac, 1933 (4 éditions en russe) connait une première publication en russe seulement en 2002, signée par E. Semina, une traductrice de textes français et anglais. En 2011 et en 2012, le nom du traducteur qui figure sur la couverture de la traduction du roman Le Mystère Frontenac est Nikolaï Zoubkov (né en 1957), un chercheur en littérature. Ce dernier a traduit en russe de nombreuses œuvres d’auteurs français, comme celles de Vian, de Gide, de Huysmans, de Clavel et d’autres auteurs français moins connus.

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petite brochure (en russe et en ukrainien)Ce texte avait été traduit par Anatoliy Sytnyk, un traducteur ukrainien.

D’autres œuvres de François Mauriac traduites en russe ont fait objet d’une seule édition. Énumérons-les. En 2002, la traduction Galigaï, 1952 voit le jour à Moscou ; son auteur est Valeriy Nikitine (pseudonyme du traducteur Vitaliy Babenko), qui a traduit aussi des œuvres de Colette, Gracq, Aymé, Boulle, Kessel et d’autres auteurs français moins connus. Le roman Les Anges noirs, 1936 est traduit, en 2004 (Moscou, « Tekst »), par Irina Radtchenko (1951-2005), traductrice du français des romans de Vian, Sagan, Camus, Robbe-Grillet, Houellebecq, Toussaint, etc. Thérèse chez le docteur et Thérèse à l'hôtel, 1933 sont traduits en russe par L. Kharitonov (Мoscou, « Panorama », 1997).

Vera Miltchina (née en 1953) édite La Vie de Jean Racine, 1928 (Moscou, « Kniga », 1988). Elle est historienne de la littérature, critique littéraire et traductrice du français (Chateaubriand, Mme de Staël, Constant, Hugo, Nodier, Balzac, etc.). Vera Miltchina est aussi l’auteure de la traduction russe du texte mauriacien, « Préface à Paris libéré », publié dans le recueil Ne pas succomber à la nuit... Essais (V. Balakhonov dir., Moscou, Éditions « Progrès », 1986) qui rassemble : Mémoires, Journaux, Essais de la période de la guerre et Essais sur la littérature de François Mauriac. Les autres traducteurs qui ont participé à ce recueil sont : L. Bondarenko, E. Bayevskaya, T. Tchougounova, O. Grinberg, Y. Korneev, A. Koos, I. Roussetskiy, L. Tsyvyane et M. Zlobina.

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A suivre...

Galyna Dranenko (Tchernivtsi, UKRAINE)

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Publications de nos membres et note de lecture

D’un paradis à l’autre,

De la Bosnie-Herzégovine à la France

par Christiane Roederer, éd du Signe, Strasbourg

Comment décrire ce roman ? Avec ses personnages si originaux, individualisés, chacun avec ses qualités, ses défauts, ses petits drames de tous les jours, que l’auteur a vite fait d’installer dans le plus beau coin de la Bosnie-Herzégovine, appelé Koraj, où la vie suit le lent travail des saisons, les fêtes, les divertissements, l’on se sent tout de suite dans le bon roman rural d’autrefois. A travers les pages d’un authentique parler paysan où les langues se délient, s’entend, pourtant, une autre langue qui donne d’autres attentes.

Se distingue vite des autres personnages, en fait, Ema, qui naît au tout début du roman et pour laquelle la voix de l’auteur prend une autre tonalité... cette Ema qui naît sous le prunier centenaire, porte-bonheur du village, qui protège contre toutes les épreuves, tous les maux. Epreuves ? Sous le charme de la fiction qui chasse le réel de nos têtes, l’on a du mal à les imaginer, ces épreuves, dans un village où l’esprit communautaire est si fort, où Serbes etBosniaques, orthodoxes et musulmans vivent si harmonieusement ensemble, où tout sourit à ce nouveau-né. N’ouvre-t-elle pas les yeux sur «un monde de quiétude installé dans l’éternité » ?

Biographie romancée à la fois, donc, ce roman où la ronde des saisons cède bientôt la place aux saisons d’Ema : son enfance idyllique passée surtout en compagnie de son bien-aimé grand-père Aljo ; son adolescence avec la bande des gazelles, vite devenue saison des rêves, des ambitions naissantes devant cette merveille de vie qui les attend. Qui l’attend surtout elle, Ema, l’imagination nourrie dès ses premières lectures – à quel moment exactement ? – par le conte d’Alice, Alice au pays des merveilles... avec cette différence, qu’elle ne tombe pas, elle, dans le trou du lapin, mais sous le charme de la France. D’où vient-il ce rêve de la France, le deuxième paradis de notre titre ? Mystère que cet enfantement dans le cœur de l’auteur. La romancière que voici ne dévoile pas son secret, contrairement à tant d’auteurs aujourd’hui qui n’hésitent pas, en postscript ou ailleurs, à révéler leurs sources réelles, comme si la fiction ne tenait pas d’elle-même, ne s’estimait pas comme un genre à part entière. Ce procédé ne compromet-il pas, pourtant, un aspect essentiel de l’art littéraire ‘fictif’ – ce «willing suspension of disbelief » (Wordsworth) indispensable à son action intérieure sur le lecteur, voire à son pouvoir de pénétration des cœurs, avec tout ce qui s’ensuit d’une autre manière de voir, de sentir, d’envisager le monde et autrui, bref, d’une extension de nos capacités internes ?

Comme il arrive à Ema-Alice par son aventure souterraine dans le labyrinthe de son cœur – (il y a toute une dimension mythique à explorer ici comparable aux anciens textes comme L’Odyssée). Et les examens de fin d’école passés, à peine a-t-elle le temps de penser sérieusement sa vocation que c’est la saison des amours, d’un amour en particulier, Hare ; et c’est le mariage et la naissance de leur premier enfant , Mir (paix en langue slave) – car a-t-elle un autre mot en tête, que ce beau mot à une syllabe, depuis les premiers chuchotements, les premiers murmures sur tel ou tel personnage à Koraj qui menace l’ordre établi ?

Peut-on appeler ‘saison’, les semaines et les mois qui suivent – cette soudaine accélération de vie qui l’arrache, avec mari et enfant, à l’idylle de Koraj ? Pour l’installer dans la grande Histoire et ses forces anarchiques qui foulent au pied l’individu et ses rêves. C’est l’effondrement de la grande Yougoslavie de tantôt et tous les affres et crimes qui l’accompagnent. Du jour au lendemain ils sont en fuite, des réfugies de la route. Pour aller où ? Est-ce eux qui décident dans la panique et l’effarement général, pions maintenant sur l’échiquier de l’Histoire et des accidents du sort ? Mais les coïncidences peuvent intervenir 

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hasard, destinée, main de Dieu... ? Et par un concours de circonstances ils se trouvent, avec d’autres réfugiés, sur le chemin de la France... Eventuellement de Strasbourg.

Nous voici devant le deuxième pan du diptyque du titre... ‘Paradis’ vraiment ? Qu’est-ce qu’il a en commun avec le roman-conte de tantôt ? N’est-ce pas plutôt, à travers le cas d’Ema, un reportage social, sur la condition des réfugiés politiques en France, exilés de leur pays, étrangers dans l’autre? Sans un mot de français, sans possessions, sans rien, sauf les quatre murs d’une chambre dans un foyer de banlieue. Devant partir de zéro pour réapprendre à maîtriser la vie. Dominés pourtant par une peur qui cloue sur place, pendant des jours sans fin. Enfin, ce sont les premiers tâtonnements dans la rue, comme un enfant apprenant à marcher ; puis, un jour, jusqu’au magasin du coin. Et là, merveille des merveilles, c’est la lumière d’un premier sourire, quelques mots bredouillés, des mots qui s’échangent... Encore et encore...

Et Ema se découvre toujours Ema, l’espérance revenue, à l’écoute des signes, d’un signe qui fera redémarrer la vie. Et un beau jour, au-delà des immeubles interminables qui barrent l’horizon, elle entend une lointaine sonnerie de cloches... Qui devient plus proche, résonne toujours plus haut. Et presque par miracle, comme Alice disparaissant dans le trou à mille merveilles, elle se trouve un jour, avec Hare et Mir, sur la place de la cathédrale, à regarder lestours, à respirer un air plus libre, disparaissant enfin dans un espace d’accueil.

C’est le commencement d’une nouvelle vie dans le pays des rêves, mais non sans être retournés dans l’ancien pays, pour s’assurer du sort de leurs parents, restés sur place dans leur paradis d’antan...

J’écris ce commentaire le weekend du Mémorial de l’Holocauste, d’autant plus poignant cette année que c’est le 75ème anniversaire de la libération d’Auschwitz. Quel rapport avec le livre de Christiane Roederer ? Seulement ceci, que c’est aussi le 25ème anniversaire de la guerre en Bosnie, qui se terminerait sur une autre génocide 50 ans après celle qui est commémorée ce weekend. Le quatrième quart de lune, qu’est-ce qu’il nous réserverait, avec la recrudescence des haines religieuses, des violences raciales et ethniques, anti-planétaires aussi ?

Ce n’est certainement pas la question que Christiane Roederer voulait poser en écrivant ce roman. Mais tout roman qui nous fait poser des questions essentielles sur le sort de l’humanité veut bien une lecture attentive. C’est le cas surtout de celui-ci où se reflète dans le sous-texte une conscience qui n’est pas de ce monde, qui ne se composera jamais avec ce monde.

Roman historique, donc, transfiguré par le conte, pour répondre à notre question du début ? Ou roman multidimensionnel qui nous plonge dans des réalités changeantes, conformément à la vie même ? Je décrirais plutôt D’un paradis à l’autre comme un long poème qui coule de source, vers ce ‘réenchantement du monde’ qui n’a jamais cessé d’irriguer le cœur de l’auteur.

Margaret Parry Hawes, North Yorkshire, Angleterre

Christiane Roederer, Le Réenchantement du monde, (Préface de Pierre de Bousdeffre), Publisud, 1993.

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Compte-rendu de Daniela Fabiani
Deux lectures, deux points de vue qui se complètent avec bonheur

Christiane Roederer, D’un paradis à l’autre. De la Bosnie-Herzégovine à la France, Strasbourg, Editions du Signe, 2019

La littérature peut -elle nous introduire aux problèmes et aux drames de notre société en nous aidant à les regarder sans le philtre du déjà vu ou du déjà dit ? C.Rœderer répond de manière exemplaire à cette question par son dernier roman et avec la sensibilité humaine et littéraire qui caractérise tous ses ouvrages, nous propose une histoire où les drames et les problèmes de l’existence n’arrivent pas à détruire le désir de bonheur de tout homme. Divisé en deux parties, Une enfance bosniaque et Ema en son paradis, ce texte plonge le lecteur dans l’une des périodes les plus ensanglantées de la fin du siècle dernier, la guerre civile ( 1992 - 1995) qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine après l’éclatement de la Yougoslavie. Toutefois les protagonistes de cette histoire si attachante ne sont pas les soldats mais les habitants d’un village qui subissent les retombées sur leur vie quotidienne d’une guerre qu’on a voulue ailleurs et qui les oblige à des changements radicaux. Koraj est un petit village de la Bosnie-Herzégovine où Serbes, Bosniaques, Bosniens partagent une existencetranquille, vivent en amitié malgré leurs cultures différentes et s’accompagnent dans leurs tâches quotidiennes C’est ici que naît Ema, la protagoniste, une fillette qui « ouvre les yeux sur un monde de quiétude »(p.13) mais dont la vie sera bouleversée par la guerre ethnique qui se déchaînera après quelques années. L’auteur nous raconte l’histoire d’Ema et de sa famille, dont l’existence se mêle à celle des autres habitants : nous connaissons ainsi, avec les difficultés qui existent dans n’importe quelle société humaine, les mœurs des différentes ethnies qui vivent dans le village, leurs habitudes, leur fêtes, leurs pratiques religieuses et nous sommes comme accompagnés à comprendre comment les différences peuvent être occasion d’unité, d’amicalité, d’aide réciproque dans les petites et grandes vicissitudes de la vie. Grâce à une narration simple mais bien efficace le lecteur est ainsi plongé dans la vie quotidienne d’une communauté qui témoigne de la richesse d’une société transculturelle, à savoir d’un peuple qui, tout en gardant les différences ethniques, pratique undialogue continuel et une coexistence pacifique, où le rapport avec ce qui est « autre » se base non sur ce qui sépare les hommes mais sur ce qui les unit ; c’est le cas par exemple de la mère d’Ema, Douchka, musulmane, qui sourit en voyant sa petite Ema marcher vers l’église orthodoxe avec ses copines : « Les filles vont prier Bog ou Dieu. Personne ne peut dire que l’un soit meilleur que l’autre » (p.73) ; même les tziganes, « une tribu bruyante » (p.69) qui vit un peu à l’écart des autres, a droit à une aide de la part des villageois au moment des récoltes. Ema mène une vie simple mais heureuse dans ce village mais deux événements se révèlent essentiels pour donner un sens nouveau à son existence et la ‘lancer’ dans sa grande aventure : sa curiosité pour tout ce qu’elle voit autour d’elle l’amène à découvrir la lecture et dans la chambre de son grand-père elle tombe sur plusieurs volumes qui attirent son attention ; à côté d’un atlas, d’un Coran et d’autres volumes elle trouve un petit livre , « Alice au pays des merveilles, d’un certain Lewis Carrol »(p59). C’est la grande découverte : désormais elle sera Alice/Ema et rien ne pourra entraver son désir de connaître le monde et notamment la France, de voir les merveilles qui existent au-delà de son village. La vie d’Ema et de ses amies se nourrit ainsi de leurs rêves : les « quatre gazelles » aspirent à une vie meilleure, capable de combler leurs désirs, de satisfaire leur besoin de connaissance, mais l’arrivée de la guerre les oblige à se séparer et surtout à abandonner leur village. Alice/ Ema, mariée, est ainsi contrainte de quitter ses parents et sa terre d’origine pour s’exiler avec son mari et son fils à Strasbourg où, hébergée dans un Foyer réservé aux migrants, elle doit se confronter aux problèmes de sa nouvelle vie; le paradis qu’elle a quitté et celui auquel elle a toujours aspiré, risquent de se transformer en un cauchemar : si la France était à ses yeux le paradis des merveilles à contempler, à

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présent elle se trouve à devoir reconstruire sa vie, à apprendre une nouvelle langue, à mener une vie différente dans une terre qui, bien qu’accueillante, ne lui appartient pas. Et la nostalgie de sa terre natale, de sa famille, de sa vie au village devient toujours plus grande. Mais petit à petit son désir de retrouver un sens à son existence lui donne la force de recommencer : l’aide de ses nouveaux amis, un travail, un petit appartement, un deuxième fils sont les éléments essentiels de cette vie nouvelle qui lui fera récupérer non le prénom d’Alice mais tout simplement son attitude de curiosité et d’émerveillement face à ce monde nouveau qui s’ouvre devant elle car, comme elle dit à la fin en prenant la parole, « Je suis toujours Ema au pays des merveilles »(p.271)

Si le fil rouge du roman est la narration de la vie d’Ema, beaucoup de sujets que C.Rœderer aborde dans ce texte, sont des sujets très actuels de la vie quotidienne de nous tous, et la romancière le fait avec une sensibilité extrême et surtout à partir d’un point de vue différent par rapport à ce qu’on en dit de nos jours: les rapports entre les ethnies deviennent sous sa plume non une occasion de conflit et de haine mais une opportunité d’enrichissement personnel et de partage sans préjugés, à tel point que les habitants de ce petit village se reconnaissent dans une identité commune qui les rattache tous, sans distinction, à leur terre bien aimée, la Bosnie-Herzégovine. C’est une identité bien ancrée dans le cœur d’Ema qui ne s’effacera pas lors de sa nouvelle vie strasbourgeoise, car l’intégration, autre sujet abordé par l’auteur, ne signifie pas oublier sa terre d’origine mais l’intégrer à la nouvelle, comme dit Ema à la fin du livre : « J’écris, je parle-avec mon accent- une langue adoptée, aimée. Notre cœur porte, entremêlées, les couleurs de la France et de la Bosnie-Herzégovine » (p.271). La grande Histoire peut bien obliger les hommes à s’exiler et à se confronter à d’autres cultures et à d’autres peuples mais son emprise mortifère n’aura jamais le dernier mot sur leur espoir et leur courage, car la fraternité et la solidarité sont le droit chemin pour ne pas succomber et pour récupérer sa propre dignité.

Mais encore plus, ce roman est un hymne à la vie et à ses richesses secrètes qui sont parfois enfouies sous l’habitude et la routine et que les événements même dramatiques font ressurgir comme des trésors cachés où puiser la force pour aller de l’avant: les rapports d’Ema avec son grand-père Aljo, point de repère essentiel dans sa vie même après la mort, mais aussi avec les ‘anciens’ du village sont un exemple de la valeur du dialogue générationnel et pose ce roman dans la lignée des autres romans de C.Rœderer, ainsi que la figure de l’enfant Nissim Rosen et Elsa Mann en particulier nous avaient mis face à ces rapports parfois difficiles mais toujours importants et donc ce n’est pas un hasard si nous les retrouvons ici. C’est un sujet très cher à l’auteur et nous ne pouvons que louer et apprécier la délicatesse avec laquelle elle nous le propose dans un texte ayant comme horizon un conflit qui a fait tant de morts : d’ailleurs le roman s’ouvre sur la naissance d’Ema et se termine sur la naissance de son fils, comment dire que la vie prévaut toujours, qu’elle est capable de changer la douleur en joie, la souffrance en possibilité de bonheur, comme souligne l’auteur lui-même dans la chanson du scribe qui clôt le texte. Un hymne à la vie donc qui nous arrive à travers la force et le courage des femmes que C. Rœderer nous présente comme le véritable pivot non seulement de la communauté humaine mais aussi de la recherche de la vraie vie.

Daniela Fabiani (Italie)

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Note de lecture du dernier roman de Sylvie Germain : Le vent reprend ses tours,

Une leçon de vie

Avec le roman "Le vent reprend ses tours", le fidèle lecteur de Sylvie Germain continue de s'affronter au problème du mal: que faire de la haine que l'on éprouve pour quelqu'un? De la haine que l'on a subie?

Nathan fut un enfant qui a grandi sans père et ne fut pas désiré par sa mère. Cette mère l'élève, lui procure le nécessaire, subvient à ses besoins, mais affectivement, rien ne se passe, elle restera toujours "méfiante" vis à vis de cet intrus qui l'a empêchée de mener

la vie qu'elle espérait mener. Devenu adulte, Nathan prend ses distances vis à vis de cette mère avec laquelle il a si peu partagé. Quand, des décennies plus tard, il croit (à tort) que sa mère lui a menti en lui annonçant la mort de Gavril, son père de substitution, son seul ami, la haine surgit. Pour s'alléger de la haine qu'il éprouve alors pour sa mère, il se met à lui envoyer des fleurs, incognito, sans carte de visite, "à chaque assaut que la haine lui livrait", il envoie un bouquet différent, et cela pendant plus d'un an. Telle est la "ruse" de Nathan: retourner, convertir la haine en fleurs.

L'autre personnage du roman, c'est Gavril. Sa mère, sa petite soeur de 4 ans, son grand frère de 9 ans, connurent le sort des Roms Boyash de Roumanie: déportés à l'automne 1942 par le régime nazi. Son père fut tué au maquis. Lui, fut sauvé, il avait 7 ans, par son grand-père, qui sera déporté en 49, cette fois par le régime communiste. "Que faire du chagrin et de la douleur? De la haine que certains vous ont vouée sans raison, ni mesure? Endurer, opposer une fin de non-recevoir à la vengeance, ruser". Gavril a subi, enfant, la haine d'un système qui voulait l'anéantir, le nazisme. Adulte, il connut les geôles du régime communiste. Pour vivre malgré tant de haine subie, il a "rusé" avec elle, l'a esquivée, fait un pas de côté en devenant "saltimbanque sur échasses". Si la société est capable d'engendrer tant de haine, la ruse, c'est de se décaler par rapport à elle, se mettre de côté, se placer en marge.

Pourtant Roms/Tsiganes/Manouches/Gitans connurent une période faste du 16ème au 18ème siècle, quand ils étaient au service de la grande noblesse qui les appréciait pour

leurs dons musicaux et leurs qualités dans l'art militaire. Mais au 19ème, le vent tourne, quand en Europe se forment des Etats-Nations. C'est pour les Roms/Tsiganes/Manouches/Gitans l'heure du déclin, de l'exclusion, du harcèlement qui n'ont fait qu'empirer jusqu'à aujourd'hui. Car être Rom/Tsigane/Manouche/Gitan, c'est résister à l'emprise autoritaire de l'Etat, résister de manière douce, adopter l'attitude du Bartleby d'Herman Melville "Je préfère ne pas" me soumettre, "opposer une fin de non- recevoir".

Etre Rom/Tsigane/Manouche/Gitan, c'est en effet, une manière d'être, en s'allégeant de toute contrainte économique. On sera saltimbanque comme Gavril. Et Nathan, mettant ses pas dans ceux de Gavril, quittera les rails d'une vie matériellement confortable, pour devenir lui aussi saltimbanque. On travaille, mais pour subsister, au jour le jour. On vit "comme les oiseaux du ciel" dont parle l'Evangile, sans se soucier du lendemain. Un Rom n'accumule pas, ne capitalise pas, ne transmet aucun bien à ses enfants. A sa mort, sa caravane est brûlée.

C'est ainsi que Gavril est "un feu follet", il aime "l'élan, le mouvement, le non enracinement". C'est "un veilleur, un réveilleur, un mage burlesque et magnifique". Auprès

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de lui, tous les rêves sont possibles, la vie est un enchantement "toujours inventive et créative". Avec lui, Nathan apprend la poésie, à jouer avec les mots et les sons. Il récite les vers de Rimbaud, Supervielle, ceux de Paul Celan, Ghérasim Luca. Gavril danse sur ses échasses et joue de divers instruments. Il est "drôle, toujours bienveillant, aime procurer de la joie et du bonheur". Puisant aux sources de l'âme Rom, il convertit la haine en joie. Telle est la "ruse" de Gavril.

C'est l'esprit léger, l'âme débarrassée de toute haine, que chacun peut alors s'ouvrir à la beauté du monde, danser, et vivre de musique. Telle est la leçon de vie que nous proposent Nathan et Gavril.

Néanmoins, malgré tout le travail entrepris pour s'alléger, le poids du passé

demeure, les blessures restent, indélébiles, puisque Gavril, très âgé, préfèrera finalement se suicider. Peut-être faut-il une génération pour que les blessures s'estompent. Nathan n'est pas le fils biologique de Gavril, il n'est pas Rom, n'a pas la même histoire. Il est son fils spirituel, son fils de coeur et d'adoption. Sans doute faut-il ce saut de génération pour que la leçon de vie donnée par Gavril à Nathan puisse se réaliser.

Il ne s'agit pas pour chacun de devenir marginal. A la lecture de ce livre, ce que nous pouvons recevoir comme leçon de vie, c'est une leçon de légèreté: en se délestant de toute haine, la légèreté serait ainsi un autre nom du pardon.

Nicole de Broin (France)

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