La balade irlandaise de
Pierre Michon
Le livre n’est pas dans le livre.
L’acte même de commencer à réfléchir sur un « sujet irlandais »
a tout de suite convoqué, dans mon esprit, l’image de Pierre Michon. En effet,
l’Irlande est une source d’inspiration incontestable et explicite pour celui-ci,
comme en témoigne la publication en 1998, chez Isoete, d’un petit ouvrage,
intitulé Irlande, dont les auteurs sont pour les photos Tristan Jeanne-Valès et pour le texte
précisément l’auteur des Vies minuscules.
Mais, déjà l’année précédente, en 1997,
chez Verdier, il a fait paraître un recueil de textes, Mythologies d’hiver, qui, pour partie, a
pour toile de fond l’Irlande. Le premier chapitre de cet opuscule, « Trois
prodiges en Irlande », comprend trois textes brefs ou, selon l’auteur,
trois « vies » : la vie de Brigid, la vie de Columbkill et la
vie de Suibhne. Chaque récit de ces vies semble trouver sa source et sa
justification dans une émotion ou un comportement que l’auteur met en exergue
dans le titre, comme c’était la coutume dans les légendes médiévales : Ferveur de Brigid, Tristesse de Columbkill et Légèreté
de Suibhne. Mais il ne faut pas s’y tromper, le titre chez Michon est bien
plus retors qu’il ne le paraît, car, s’il dévoile son thème, il le cache dans
le même mouvement.
Tel est le cas dans Ferveur
de Brigid. Dans ce texte, certes, nous est racontée l’histoire de cette
fille de sang royal qui, avec ferveur, désire se retirer du monde profane pour voir
« Dieu face à face[1] ». Mais
ce thème est rapidement recouvert par le récit des « émois » qui
s’emparent des corps. Il suffit d’en dresser la liste pour montrer leur
puissance, leur omniprésence et leur diffusion tentaculaire chez tous les êtres :
l’ « émoi » de corps du roi
Leary, « veuf et puissant » ; la sensualité des « chairs
lactées, rouillées, cent fois nues » ; « les chairs d’Irlande et de
paganisme » des trois filles ; le désir du « corps du
Fiancé » ; le corps d’un roi (« ce beau matin leur apporte au bain un roi, un dieu ») que Brigid doit
recevoir « dans son propre corps », conformément aux paroles de
Patrick qui l’évangélise ; la douleur de Patrick « venue du songe »
où « les saintes femmes […] cajolent ce corps nu avec leurs doigts de
rouille et de lait ». Un tel texte prend tout son sens, prend du volume si
l’on peut dire, quand, dans un geste intertextuel qui est au fondement même de
la lecture littéraire, on le rapproche d’une autre œuvre de Pierre Michon,
parue plus tard, toujours chez Verdier en 2002, Corps du roi. Dès le titre est évidente l’allusion au livre et aux
thèses d’Ernst Kantorowicz[2] qui considère
qu’il y a deux corps du roi, un corps terrestre et mortel et un corps incarnant
le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume ;
cette double nature, humaine et souveraine du « corps du roi »,
explique donc très bien la proclamation, fort surprenante sinon
incompréhensible prima facie, qui a
été faite lors de la mort de Louis XII, en 1515 et qui sera reprise par la
suite lors des décès des rois français : « Le roi est mort, vive le
roi ! ». Mais l’originalité et le défi de Pierre Michon consistent à
étendre au corps de la littérature cette théologie du corps du roi.
Les « chairs excessives » des filles du roi Leary
sont mises en relation avec les gestes excessifs et prodigieux de Patrick
chargé d’« embobeliner les rois ». C’est précisément le mot
« excessif » qui relie la vie de Brigid à celle de Columbkill,
protagoniste du deuxième récit. Columbkill le Loup « aime avec violence
Dieu, la guerre et les petits objets fastueux ». Aussi use-t-il du fer et
de la ferveur pour s’emparer de ces « petits objets » dont les plus chers
à ses yeux sont les livres précieux, car « Columbkill le Loup est un
lecteur brutal ». Remarquons, en passant, que ce désir de s’accaparer et
de posséder les livres désirés comme des biens propres n’est pas sans rappeler
les sentiments mêmes que Pierre Michon dit avoir par rapport aux livres qu’on
peut emprunter dans les bibliothèques : « Quelle horreur,
les livres doivent m'appartenir, ils doivent être maniés, même les incunables,
quelqu'un doit en avoir la jouissance, regardez le livre de Kells, il est à
Dublin, derrière sa vitre, quelle honte, il faut que quelqu'un le bouscule[3] ».
Mais revenons à notre héros, à Columbkill ; son désir fou de tenir
dans ses mains le manuscrit de la Vulgate,
ce livre merveilleux orné d’images en « bleu de lapis vertigineux », le
conduit à livrer une bataille sanglante, dans laquelle sont sacrifiées des centaines
de vies. Victorieux, Columbkill peut enfin jouir de l’objet de son désir :
« C’est plein et docile comme une femme. C’est à lui comme le veau est à
la vache, comme la femme est à l’amant : de l’incipit au colophon, c’est à
lui. Il veut en jouir lentement ». Mais, peu à peu, il se rend compte que le
« livre n’est pas dans le livre », que ce qui l’attirait dans le
livre quand celui-ci n’était pas à lui a bel et bien disparu. Il fait de la
sorte l’expérience que, comme le corps du
roi, le livre a deux corps, l’un qui est matériel et mortel et l’autre qui
est spirituel et éternel. Ainsi s’explique que la conquête et la possession du
livre soient devenues, assez paradoxalement, la cause même de la perte de
l’objet du désir, de la dépossession et qu’il ne lui reste plus, alors, qu’à « jet[er] le livre ». Columbkill
remarque, en effet, que la vraie couleur bleue vient du ciel « sous lequel
on se tient nu, sous lequel ce qu’on possède fait défaut ». Il prend
conscience que le livre tant désiré n’était qu’un objet matériel sans valeur,
que sa possession était un leurre. Il se débarrasse, alors, du poids de tous
les objets, abusivement estimés précieux par lui, qu’il avait acquis de haute
lutte et « il prend la bure, il prend la mer ». Au-delà de l’anecdote,
il me semble qu’est désignée et promue ainsi une structure ontologique de la
réversibilité, de l’entrelacs que le chiasme[4] prendre pour perdre / perdre pour prendre
exemplifie parfaitement – chiasme symboliquement présent dans les trois légendes
« irlandaises » de Michon. Ce chiasme est illustré à la fin du récit
qui nous occupe par des figures qui ont à voir avec la soustraction : « le
désert », « l’île pelée », « libre et dénué ». On comprend,
dès lors, pourquoi la nudité du ciel est aussi sa pureté, et pourquoi la tristesse,
ou plutôt le désenchantement de Columbkill est, en fait, son enchantement
« sous le ciel qui parfois est bleu ».
Suibhne, le héros, du troisième récit, quant à lui, s’empare
de la « légèreté ». Il a été maudit parce qu’il n’a pas tenu la
promesse qu’il avait faite à son précepteur, Fin Barr, celle de ne pas tuer son
frère. Sa vie c’est également l’histoire d’une perte qui est en même temps une conquête
– toujours le chiasme. En effet, Suibhne, roi de Kildare, « lourd et
rugueux », une sorte de « borne », préférant dans la vie
« les bonheurs simples et la simple jouissance », est d’un seul coup
privé « des choses de ce monde », en devenant un « clochard
sylvestre », un ermite qui n’a pour frères que les loups et les corbeaux.
Pourtant, dans ce nouvel état, sa jouissance est inépuisable et son bonheur n’a
rien à envier, bien au contraire, avec celui qu’il connaissait quand il était roi.
Plus tard, Suibhne se métamorphose en oiseau « par l’effet de la
Grâce ». Fin Barr, le moine qui a vécu dans l’ascèse pendant dix-huit ans,
lui qui « n’est qu’esprit et mains de verre », lui qui a voulu sauver
l’ « âme épaisse » d’un guerrier aux grosses mains ne peut pas comprendre
pourquoi cette grâce a été accordée à Suibhne. Aussi est-il taraudé par de
nombreuses questions auxquelles il a beaucoup de mal à trouver des
réponses : La légèreté de Suibhne est-elle seulement celle du corps ou
aussi celle de l’âme ? ; Être dans cet état « est-ce être en
proie à l’âme ou en pâture au corps ? » ; Est-ce cela « être un
saint ? ». On notera que la légèreté de Suibhne n’est pas sans
rappeler les phénomènes de lévitation imputée à ceux qui s’adonnent aux pratiques
chamaniques celtes, comme c’est le cas aussi dans les différentes religions[5] dont le bouddhisme,
évoqué dans l’épigraphe du livre.
Le texte michonien se caractérise non seulement par la
recherche du mot exact et par sa polysémie, mais aussi par un phrasé à nul
autre pareil. Pierre Michon a souvent expliqué qu’il s’efforce de faire en
sorte que le rythme de son écriture entre en résonance avec les phénomènes
météorologiques qu’elle évoque. Disons-le, sans ambages, Mythologies d’hiver ne déroge pas à cette « loi » :
la progression de la ferveur de Brigid suit le rythme des eaux printanières dont
le flux vient peu à peu grossir la rivière ; la tristesse de Columbkill tombe
brusquement comme une pluie froide ; la légèreté de Suibhne monte comme le
chuchotement des feuilles caressées par un doux zéphyr dans la forêt. Par
ailleurs, grâce à une écriture qui a toute la fraîcheur, l’innocence et la
grâce du registre oral – au demeurant très travaillée et très écrite,
signalons-le d’emblée –, ces trois vies appartiennent à un genre qui fait sens
pour le lecteur, à savoir celui des hagiographies ou des légendes qui ressuscitent,
rendent présent un passé éternel et a jamais aboli. En fait, en reprenant, en détournant
et en procédant, comme on le fait en musique, à des variations sur les schèmes
formels et sémantiques des sagas irlandaises dont le folklore celte est si
riche, Pierre Michon joue à un jeu littéraire qui implique – qui suppose et
engage – un lecteur réceptif et avisé, donc un lecteur se métamorphosant en
quelque sorte en écrivain. En effet, l’écriture de Pierre Michon est une
écriture de la concision, ou plus précisément, pour reprendre l’expression même
de celui-ci, une écriture de « l’ellipse hyperbolique ». Le lecteur
est ainsi invité expressément à combler, en faisant accéder à sa conscience les
informations nécessaires enfouies dans ses répertoires sémantique et
encyclopédique, tous les lieux d’indétermination que le texte multiple et
dissémine, ne laissant que les traces d’« une
fabuleuse dépense d’énergie […] limitée dans le temps[6] ».
Il n’est donc pas étonnant que Pierre Michon, tentant de saisir le temps qui
est à l’œuvre dans son écriture, conçoive que « la forme la plus bouleversante
de la durée c’est celle qu’on lit sur une pierre tombale[7] ».
On comprend donc pourquoi le texte michonien, puisqu’il est jaillissement
d’énergie, demande une réception quasiment physique, un véritable corps à corps
avec le texte.
L’Irlande de Pierre Michon, c’est aussi et sûrement l’Irlande
des livres, c’est l’Irlande de Joyce et de Faulkner qu’il vénère. En effet, « Le
livre » est un des mots-clés de des textes « irlandais », si
bien que, sur la quatrième de couverture des Mythologies d’hiver, l’auteur met en garde son lecteur en ces
termes :
Il importe peu que le Gévaudan et l’Irlande soient les scènes où se
jouent ces drames brefs. Ce qui importe, c’est qu’avec le monde on fasse des
pays et des langues, avec le chaos du sens, avec les prés des champs de
batailles, avec nos actes des légendes et cette forme sophistiquée de la
légende qu’est l’histoire, avec les noms communs du nom propre. Que les choses
de l’été, l’amour, la foi et l’ardeur, gèlent pour finir dans l’hiver
impeccable des livres. Et que pourtant dans cette glace un peu de vie reste
prise, fraîche, garante de notre existence et de notre liberté.
Ce peu de vérité mortelle
qui brûle dans le cœur froid de l’écrit, la beauté chétive de l’une et la
splendeur impassible de l’autre, voilà ce que me suis efforcé de dire ici.
On le voit, les textes michoniens fourmillent de références
culturelles multiples et variées. Pierre Michon se montre donc exigeant à
l’égard de son lecteur, mais il est aussi un auteur rusé, car il prend un malin
plaisir à emmener son lecteur sur de fausses pistes. Aussi l’activation de ses
textes demande-t-elle plusieurs lectures – le lecteur fasciné, herméneutiquement
parlant en manque, s’y prête avec beaucoup d’entrain et de plaisir. C’est au
cours de ces relectures que le texte dévoile, à chaque fois, de nouvelles
facettes et que, comme le phénix, il renaît toujours de ses cendres – car
l’interprétation a tendance à arrêter le sens – dans l’éclat de sa nouveauté
toujours recommencée et unique. Les récits « irlandais » sont
exemplaires à cet égard, comme nous l’avons brièvement montré.
Enfin, fidèles
à la leçon que nous donne l’épigraphe mis en exergue à l’ouverture de ces
textes – « Grâce à l’enseignement du Sutra du Lotus, / Nous savons
qu’elle aussi existe, / La baie de Naniwa dans la province de Tsu (Jien, de
l’école de Tendai, XII siècle) » –, acceptons l’idée que lire c’est
récits c’est aussi nous laisser emporter par le flux de ces légendes dont
l’existence n’a, peut-être, pas d’autre fonction que de nous inviter à dessiner
notre propre cartographie de l’Irlande, à imaginer notre Irlande « à nous »…
[1] Toutes
les citations renvoient à Michon P., Mythologies
d’hiver, Paris, Verdier, 1997.
[2] Kantorowicz
E., enseignant à l’Institute for Advanced Study de Princeton, publie en 1957, Les Deux Corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge.
[4] Sur le chiasme et sa portée ontologique voir Merleau-Ponty
M., Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 1976.
[5] Des cas
de lévitation sont aussi régulièrement rapportés dans les récits de vie des
mystiques chrétiens comme Saint Ignace de Loyola, Saint Jean de la Croix,
Sainte Thérèse d’Avila, pour ne citer que les plus connus.
[7] Idem.
Galyna Dranenko
QUAND IL EST MORT, LE POETE…
Quand il est mort, le poète,
Quand il est mort, le poète,
Tous ses amis,
Tous ses amis,
Tous ses amis pleuraient.
Tous ses amis,
Tous ses amis,
Tous ses amis pleuraient.
Le poète irlandais Seamus Heaney est mort le 30
août 2013 à l’âge de 74 ans. Après William Butler Yeats, George Bernard Shaw et
Samuel Beckett, il a été le quatrième Irlandais à être honoré par le prix Nobel
de littérature, en 1995.
Quelques jours avant sa mort, dans les
rues d’Enniskillen, en Ulster, on murmurait que le grand poète irlandais
honorait de sa présence le festival Beckett. « Seamus Heaney est là... »
Comme si le Prix Nobel
de littérature avait tenu à venir saluer
une dernière fois un autre Prix Nobel irlandais, Samuel
Beckett, avant de tirer sa
révérence. Ce fut sa dernière apparition en public. Seamus Heaney est décédé le
vendredi suivant dans un hôpital de Dublin « après une courte maladie »,
d’après un communiqué de famille. « N’ayez pas peur… » - ont été ses
derniers mots.
Quand il est
mort le poète,
Quand il est mort le poète,
Le monde entier,
Le monde entier,
Le monde entier pleurait.
Quand il est mort le poète,
Le monde entier,
Le monde entier,
Le monde entier pleurait.
Seamus Heaney était considéré comme la plus grande
voix de langue anglaise que l’Irlande ait abritée depuis Yeats, le chantre
mystique de la renaissance celtique. A son enterrement, on pouvait voir les rock
stars et le Premier ministre faisant la queue ensemble afin d’offrir leurs
derniers hommages au grand barde irlandais…
Il faut dire que
Heaney aura très tôt été marqué par la vie rurale traditionnelle. Né en Irlande
du Nord en 1939, l’année même de la mort de William Butler Yeats, autre Prix
Nobel irlandais, Seamus Heaney était l’aîné d’une famille de paysans
catholiques de huit enfants. Heaney passe son enfance à la ferme, fasciné
par « cette famille qui n’en finit pas de s’étendre », par les beautés et les mystères de la nature environnante. Dans son
discours de Stockholm, il évoque avec tendresse la façon dont cette enfance
dans une petite ferme de trois pièces et sous un toit de chaume l’aura finalement
protégé des duretés du monde extérieur. Comme si l’essentiel – la nature, l’humilité,
la fraternité et la force intérieure qui en émanent – s’étaient profondément
inscrites en lui dès ces années-là.
Heaney a commencé à écrire en 1962 pour des magazines
irlandais. Dans les années 60, il fréquente assidûment les cercles littéraires
de Belfast, les écrivains Derek Mahon, Michael Longley et James Simmons, et
anime une société de jeunes poètes locaux. Marié et père de trois enfants, il s’installe
avec sa famille à Dublin, où il travaille occasionnellement pour la
radiotélévision irlandaise, la BBC et plusieurs journaux après de brillantes
études à l’Université de Derry, puis à celle de Belfast. A 27 ans, il publie
son premier recueil, Death of a
naturalist (Mort d’un naturaliste) chez
son prestigieux éditeur de toujours, Faber and Faber (1966). La même année, il
est nommé maître de conférences à Queen’s University, où il restera jusqu’en
1972. Plus tard, il sera enseignant à Dublin puis à Harvard, et enfin à Oxford,
où il occupera la chaire de poésie jusqu’en 1994, continuant à partager sa
vie entre enseignement, lectures publiques et création poétique.
On enterra son étoile,
On enterra son étoile,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ de blé.
On enterra son étoile,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ de blé.
Reconnu comme l’un des plus grands poètes de langue
anglaise et le plus irlandais des poètes irlandais, Seamus Heaney a toujours
été fasciné par le mystérieux, le caché, l’ambigu, les légendes des «bog
people», les travailleurs pauvres des tourbières. D’inspiration élégiaque, la
poésie de Seamus Heaney joue sur le choc des contrastes : la violence de la situation politique en Irlande, d’une part, en opposition avec la douce
sensualité de la nature et de ses paysages, de l’autre.
Dès Death of a Naturalist (Mort d’un Naturaliste) et Door into the Dark (Porte vers le noir, 1966), Heaney
affirme son sens profond de l’identité irlandaise. Une identité complexe et
déchirée, faite de strates historiques et linguistiques et marquée de façon
indélébile par le conflit entre les deux Irlande. En 1975, il publie North, un recueil d’impressions sur l’Irlande
du Nord, souvent considéré comme l’une de ses plus grandes œuvres. S’il n’a
aucune affinité avec les activistes républicains irlandais, il avoue comprendre
leur « passion de la revanche tribale ». Les grands livres de la maturité, Wintering Out (La
Traversée de l’hiver, 1972), North, et Field Work (Fouille, 1979), tendent toutefois à élargir
sa vision profondément tragique et à donner à
cette identité irlandaise une valeur universelle et symbolique.
Influencé par le riche folklore irlandais et ses
propres racines paysannes, il a écrit ses premiers vers dans un style
dépouillé, naturaliste avant d’évoluer vers un symbolisme du langage. Son
écriture est toujours simple et limpide. L’Irlande, « la
tourbe », « la boue », les « sels de la terre », mais
aussi l’histoire, les légendes celtiques, les racines paysannes : telle
est donc la matière première de Seamus Heaney. Chez lui, cependant, la
référence au sol natal n’est jamais enfermement. Elle se double d’une vaste culture européenne.
Seamus Heaney, toute sa vie, est resté fidèle à sa
conviction première selon laquelle la poésie se doit d’être à
la fois mystérieuse et accessible. Ce qui n’empêche pas que l’intensité lyrique
de sa langue, sa profondeur éthique et la multiplicité des échos qui s’y
manifestent donnent à la poésie de Heaney une puissance peu commune.
Et c’est pour ça que l´on
trouve,
Et c’est pour ça que l´on trouve,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ, des bleuets.
Et c’est pour ça que l´on trouve,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ, des bleuets.
Considéré comme le barde de la terre celte, Seamus
Heaney est resté relativement peu connu jusqu'à ce que l'Académie Nobel l'honore.
C'est
quand il reçoit le prix Nobel de littérature en 1995 que son œuvre poétique,
jusque-là largement méconnue, est découverte dans le monde francophone. La
douzaine de recueils que son œuvre rassemble, recèle un lyrisme tourmenté et
évocateur de sa déchirure entre cultures britannique et irlandaise.
Le Nobel lui a été attribué par l'Académie suédoise
pour «la beauté lyrique et la profondeur éthique» de son œuvre. Ce barde massif
à la chevelure blanche en bataille a amassé d'autres palmes littéraires, dont
le prix Somerset Maugham (1968), le prix littéraire de la Fondation
américano-irlandaise (1973) ou le prix WH Smith, récompense britannique (1975).
"Dans un sens, l'efficacité de la poésie est
nulle", affirmait Seamus Heaney. "Aucun poète lyrique n'a jamais
arrêté un tank. Mais, dans un autre sens, elle est illimitée"
(Seamus Heaney, The Government of the Tongue : The 1986 T.S.
Eliot Memorial Lectures and Other Critical Writings. - F–ber & Faber,
Incorporated, 1989, page 107).
Nina Nazarova
Dublin
POÉSIE DU TEMPS
GEORGES SIMON
DUBLIN SELON
JOYCE
Il
y a un siècle, à Dublin, deux mots étranges
ont
fait peur au garçon des nuits blanches
qui
lisait dans la solitude des âmes errantes
et
qui se rendait presque invisible
sur
les traces des figures
au
beau temps des vacances.
Le
jeune homme a pris tous les noms
des
habitants en éternel mouvement
surpris
d’une sainte nostalgie
quand
il se trouvait tout au centre de la vie
comme
s’il s’agissait de la spatiale géométrie
ou
comme un apprenant de la Simonie.
Tout
d’un coup, vous allez imaginer
la
fenêtre par où l’auteur a vu s’illuminer
les
visages des passants
accablés
par des échos et des chants
aux
réunions des si belles tantes
qui
ont l’air des Trois Grâces
et
où on a appris que la beauté
n’avait
de prix, ni pour Paris
ni
pour Ulysse, comme un fils prodigue
sur
la voie de nos ancêtres
ressuscités
dans le grand livre de l’oubli.
Il
n’y a que la voie vers Trinity College
qui
est le lieu de l’esprit irlandais
vers
le quel se dirigent comme une flèche
les
aspirants à l’éternité vivante
c’est
ici que James Joyce a eu la révélation
de
l’espace dans le temps
dans
le temps d’autrefois
et
où les trois qualités des Irlandais
l’hospitalité,
l’humour et l’humanité
se
trouvent comme chez soi
en
utilisant le verbe espacer
au
lieu de localiser
d’offrir
place, c’est-à-dire,
l’amour,
au dessus de tout
comme
on dit pour toujours.
Chaque
fois qu’on tourne la page
on
entend leurs voix prises alentour.
Et
nous, comme lecteurs de leurs vies
nous
sommes tout de suite surpris
par
l’expression de leur art d’admirer
ce
qui reste dans nos âmes cachées.
Un
code secret anime leur vie
et
leur enthousiasme inouï
une
si subtile intimité dévoilée
par
leur gestes et répliques spontanés.
À
Dublin, J.J. fait son portrait de jeunesse
c’est
ici qu’il se prépare
pour
le long voyage vers Ithaque
et
son départ vers Trieste
annonce
les aubes de l’Europe
dont
les racines s’enrichissent
dans
l’attente fidèle de Pénélope.
Dublin
c’est aussi le carrefour
des
esprits qui ont renoncé
à
leur vie quotidienne
et
à leur statut précaire.
La
vision trinitaire de James Joyce
confère
aux infidèles lecteurs
de
connaître l’unicité de chaque être
torturé
par des pensées inattendues
et
en même temps sauvées
grâce
à un auditoire comblé
par
leur propre vie transfigurée.
Et,
nous, tous, enfin, nous voilà
heureux
arrivés à Dublin
comme
Ulysse autrefois.
Georges Simon
Monastère d’Agapia
Dimanche 30 mars 2014
DIEU EST NÉ EN
EXIL
Exilée
en soi-même glissait la Solitude
personne
ne la reconnaissait
ni
l’ombre des choses
ne
la recevait sous ses ailes transparentes
L’étoile
de la nuit ne lui montrait pas
la
voie vers les aubes retardataires.
On
ne voyait que la déchirure incessante
des
bourgeons du printemps
comme
si la neige lente tombait des cieux
on
aurait dit le vol des anges.
On
n’entrevoyait qu’une larme
qui
rend visible l’âme brûlante
plus
solitaire que Jésus sur la croix
qui
ne se sent pas damné, mais abandonné
par
la foule submergée d’inconstance.
Toi,
tu es l’Étranger
qu’on
ne reconnaît pas
ont
crié les voisins
envahis
par la nuit d’une haine inouïe.
On
ne comprend pas tes paroles.
Sur
la voie des errants
personne
ne t’a rencontré
et
ton nom de baptême est presque fané
ou
en vain invoqué
dans
la mémoire des chrétiens.
Ton
apparition est plus étrange
que
le temps voleur de notre vie
plus
étrange que le temps dissipé
en
nos instants fugaces
plus
étrange que les noms
qu’on
donne aux choses et à nos âmes
plus
étrange que l’ombre
des
nuages sur la terre.
Mais,
tout d’un coup, soudain,
Comme
si les fleurs du paradis
frémissaient
quand le regard
de
quelqu’un cherche leur sourire
on
retrouve notre raison d’être
on
donne un sens à la vie.
En
même temps l’absence furtive
glisse
en chaque âme humaine
et
elle fait frissonner la Solitude
en
récupérant même les instants perdus
quand
le Solitaire fait son apparition.
Nous
l’avions oublié sur la croix
notre
vie c’est l’écho de sa voix
Comme
dans les icônes
transfiguré
c’est
notre visage ressuscité.
Monastère d’Agapia
Dimanche 30 mars 2014
AU FIL DES JOURS
Ciel d’avril
Il pleut dans le soleil
Des larmes
A contre jour
A contretemps
A contre-courant
En plein soleil il pleut
Pointillés lumineux
Etincelles crépitantes
Ponctuation d’étoiles filantes
Sillons scintillants
Sitôt séchés
Sitôt aspirés
Dans le flot mouvant
Du soleil de printemps
Il pleut dans le soleil
Ciel d’avril tourmenté
De giboulées tournoyantes
Soufflant le chaud
Soufflant le froid
Ciel d’avril
Eblouissant des promesses
Du premier soleil
Ciel changeant de pluie
Barbouillé mâchuré
Tout à coup inondé lavé
Immobile immaculé
Pleurant la cavalcade échevelée
Des nuages envolés
Il pleut dans le soleil
A Pâques fleuries
Tout ressuscite ainsi
De la mort à la vie
Françoise Hanus
Ronde des roses
Rose hier princesse des poètes
Infante des jardins déesse des amours
N’es-tu plus aujourd’hui
Epineuse et sans parfum
Qu’une tache fleurie
En bordure des chemins ?
Rose de chiffon plastique ou politique
Voici autant d’outrages
Que la rose flétrie que la rose fanée
N’avait jamais connus autrefois
Malgré le vent malgré la pluie
Ravageant ses grâces infinies
Vieilles roses de velours sombre
Au parfum captivant à demi oubliées
Végétant dans un coin de jardin
Roses du passé du souvenir
Roses des reposoirs mystiques
Des églises de l’enfance
Ainsi va la vie
Comme une eau qui s’enfuit
Cependant le retour du printemps
Fait refleurir les roses
En robes de neige d’aurore ou de soleil
Cuisses de nymphes lèvres de corail ou d’écarlate
Eclatantes stars aux doux noms de bien-aimées
Roses nous vous contemplons nous vous célébrons
Roses de Bagatelle roses du Bengale ou de Saadi
Toutes les roses du monde
Nous donnent rendez-vous
A la claire fontaine
Françoise Hanus
PUBLICATIONS DE NOS MEMBRES
Notes
Intimes de Marie Noël, lues par Jeanne-Marie Baude
La poétesse Marie Noël (1883-1967) a représenté pour
nous un idéal de perfection dans l’écriture en même temps qu’une puissance
unique d’évocation et d’émotion à travers ses Contes. Mais comme rien n’échappe à l’œil exercé de Jeanne-Marie
Baude, nous pouvons désormais surprendre une Marie Noël cachée, celle des Notes Intimes.
Il ne s’agit pas d’un journal intime, ce sont des
pensées que cette femme secrète notait pour elle-même, pour s’aider à vivre
alors qu’elle souffrait d’une terrible solitude affective. Lorsque J.-M. Baude
a eu en mains les cinq bloc-notes à couverture rouge témoins de quarante années
de méditations, elle a dû être aussi émue que si elle avait touché les fragments
des Pensées de Pascal.
Un paradoxe apparent réside dans la publication de ces
Notes Intimes en 1959, huit ans avant
sa mort. Jeanne-Marie souligne le goût du secret de cette poétesse qui refusait
de se livrer à ses lecteurs. Mais elle montre, citations à l’appui, que le soin
qu’elle apportait à l’écriture de ses poèmes, elle l’apportait aussi à ses
écrits les plus personnels, comme si le rythme du vers était inséparable de
l’expression la plus juste et la plus parfaite.
Il a donc fallu un motif puissant pour que cette
poétesse célèbre accepte de livrer à l’éditeur le jaillissement intime de sa
vie intérieure, quitte à ne plus pouvoir par la suite écrire une nouvelle série
de notes. Elle semble en effet s’être détachée de ces textes une fois qu’ils
furent publiés. Son directeur spirituel, le célèbre abbé Mugnier, l’avait
persuadée que ces notes de voyage
spirituel pouvaient aider des lecteurs en quête de lumière.
Les scrupules de l’auteure ne cessent pourtant pas de
la tarauder : dans sa Note préliminaire, elle déconseille la lecture de
cette publication. Pour Jeanne-Marie Baude, cette attitude se situe dans la
tradition catholique marquée par l’Index, tradition que Marie Noël aura
intériorisée en autocensure.
Après un commentaire inspiré, très éclairant, de cette
Note, Jeanne-Marie nous invite à la suivre dans les profondeurs de cet esprit
divisé entre « moi sauvage et moi soumis », entre
« l’institution ecclésiale » et « l’amour du
Christ », et qui plonge dans l’enfer, comme Dante, avant de remonter vers
la lumière. Nous pouvons désormais, grâce au travail de Jeanne-Marie Baude,
suivre cet itinéraire d’une poétesse française qui écrivait : « Oser
penser, jouir de penser, parfois… »
En conclusion, je voudrais citer la réaction
enthousiaste d’une lectrice : « L’auteur sait piquer la curiosité dès
le premier chapitre. De page en page j’ai poursuivi ma lecture avec intérêt et
même avec gourmandise ! Je ne sais ce qui m’a le plus accrochée, de
l’analyse limpide et riche de Jeanne-Marie Baude ou du choix judicieux des
extraits et de la pensée vigoureuse, subtile, surprenante et délicate d’une
Marie Noël dont le parcours spirituel mérite d’être mieux connu. A l’automne
prochain, ces Notes Intimes de Marie
Noël prendront place parmi mes livres de chevet pour meubler ces longues
soirées que la télévision ne sait pas enrichir. »
Claude Hecham
Marie-Line
Jacquet, D'ESPRIT DE SANG, Editions Encres Vives, 2012
A propos du dernier en date des recueils que
Marie-Line Jacquet nous invite à lire, je voudrais dire brièvement mon
enthousiasme, car, dès ma première lecture, j'ai été emportée comme sur le
tapis volant des contes dans un voyage au cœur de la passion.
Il ne faudrait pas croire que l'auteure va dérouler
devant nos yeux une collection d'instantanés rapportés de ses pérégrinations en
Asie Centrale. Avant d'évoquer Bichkek, Samarcande et Khiva, elle nous met en
condition: nous plongeons en nous-mêmes avec elle, physiquement et
spirituellement; il ne sert à rien de résister, les mots et les strophes
s'enchaînent et nous enchaînent.
De la souffrance à l'extase, le parcours poétique est
jalonné de questions, - les points d'interrogation sont les seuls signes de
ponctuation -, et dominé par la tonalité lyrique.
La partie centrale du recueil, la plus longue,
restitue dans une langue somptueuse les couleurs, les odeurs, les sons que la
voyageuse a gardés en réserve dans sa mémoire pour les jours mornes et les sombres
matins. Elle associe le lecteur à cette aventure en maintenant ses sens en
éveil et en le bousculant dans ses habitudes syntaxiques: asyndètes, inversions
du sujet, tournures familières expriment l'émotion vécue.
Les deux parties encadrant le tableau central du
triptyque ont une structure plus complexe qu'il faudrait analyser. Elles
donnent une signification mystique au voyage tout en lui attribuant des vertus
thérapeutiques. Il offre en effet la chance de redécouvrir les cycles naturels
et de s'extasier devant l'univers sans perdre de vue la croix des quatre points
cardinaux.
Claude Hecham
Roger
Bichelberger, Neuf chemins de méditation
avec Marie, éditions Salvator,
mai 2014
Sophie
Ollivier sur le point de publier Les Fenians d’Irlande nous présentera les grandes lignes de son ouvrage
ultérieurement.
Henriette Méline, ancien
membre actif de l’AEFM, qui a participé à de nombreux colloques et voyages a
publié des romans et des recueils de poèmes… A l’âge de 94 ans, elle publie un
nouvel ouvrage Ma petite philosophie de la vieillesse chez UBC
édition.
CONFÉRENCES,
COLLOQUE, DÉBAT
Le sens
politique de l’œuvre d’art
Le
samedi 23 novembre 2013, de 15h30 à 18h30, la seconde partie d’un colloque
organisé par Monique Grandjean sur
l’œuvre d’art, intitulé : « Pouvons-nous vivre sans les
artistes ? », s’est
déroulée au Collège des Bernardins. Cette
réflexion née du film de Bruegel « Le moulin et la croix » avait pour
thème central, la responsabilité de l’artiste.
Le
débat, était mené par Alain Cugno,
philosophe, avec la participation de Sylvie
Germain, écrivain, Thierry Escaich,
compositeur, Fabrice Hyber, artiste
et Marion Lachaise, artiste.
Voici
la fiche de présentation proposée pour ce débat :
Si « créer c’est transformer l’impossibilité de vivre
en possibilité de dire » (Jean Starobinski), alors la production des
œuvres d’art est consubstantielle à cet animal métaphysique qu’est l’homme.
Mais les œuvres d’art sont inscrites dans la Cité. Le mouvement de la création
qui les fait exister les expose dans l’espace que, depuis les Grecs, nous
appelons politique.
Est-il possible à l’artiste de ne pas s’engager ?
Son œuvre est-elle sa seule responsabilité ? Dans les débats d’aujourd’hui
quelle est sa place ?
Nous voudrions explorer la nécessité interne de l’art,
son inspiration originelle en la confrontant aux trois enjeux fondamentaux que
sont sa relation avec les pouvoirs, qu’ils soient politiques ou économiques,
puisqu’ils peuvent aussi bien permettre qu’étouffer la création ; son rôle
dans la formation et l’éducation de chaque société, car aucune communauté ne
peut prendre conscience d’elle-même si elle ne donne pas à voir son âme en des
objets et des récits ; sa participation à l’histoire qui traverse et porte
les cultures et les civilisations, car les œuvres en sont à la fois le reflet
et le mode d’éclairement, les phares.
Notre temps échappe moins qu’un autre à ces questions
– ce dont témoignent quelques œuvres comme les toiles de Gerhard Richter sur
les événements de septembre 2001 ou l’opéra Claude
Gueux de Thierry Escaich et Robert Badinter relatif au monde carcéral. Mais
il est vrai que notre époque a ajouté une question supplémentaire, celle des
limites de l’art, par des œuvres brisant tous les codes.
Monique Grandjean
Compte-rendu
du débat des Bernardins
Ce
débat étant une discussion encadrée, chaque intervenant est invité à parler à
son tour et par ordre, de façon improvisée, d’où l’aspect décousu de l’ensemble.
Mes notes ne sont pas exhaustives…
Alain Cugno rappelle le thème, les grands axes ;
la discussion se déroulera autour de trois grandes idées :
1. L’œuvre d’art appartient à l’espace public et le
structure
2. L’œuvre d’art a un contenu politique
3. Les œuvres d’art sont aussi des biens marchands
1. L’œuvre
d’art appartient à l’espace public et le structure
On commence par définir le « politique » au
sens large : c’est l’espace dans lequel nous vivons ensemble. L’œuvre
d’art en fait partie, même un tableau accroché chez soi. Il existe cependant
une différence entre les arts, le domaine de l’écriture étant plus réservé,
excepté s’il s’agit d’un témoignage, comme le remarque Sylvie Germain.
Une société pourrait-elle se passer d’œuvre
d’art ? En architecture l’œuvre d’art structure la vie publique. Mais chaque
art est spécifique. Une œuvre d’art peut être une histoire orale, rien d’écrit,
des choses invisibles. Même le témoignage diffère selon la façon dont l’artiste
lui donne forme. Il faut trouver des images/ paroles, intégrant la part
invisible des choses, créer des vides dans les images.
L’Invisible, c’est quoi ? La transcendance est
invisible, si un tableau crée de l’espace, il suscite cette dimension. Il
existe un dialogue entre le visible et l’invisible.
Pour l’écrivain qui veut témoigner, il se heurte à
l’indicible. Quand Primo Lévi interroge G. Semprun sur son expérience des camps
à Buchenwald, celui-ci répond seulement : « C’était invivable. »
Un témoin n’est pas toujours capable d’exprimer lui-même ce qu’il a ressenti. Une
fiction qui veut témoigner doit donc dire qu’elle est une fiction sinon son
témoignage est problématique. Comme le note Celan : « Personne ne
témoigne pour le témoin. »
Thierry Escaich applique à la musique ce problème de
l’indicible et de la transcendance. La musique est privilégiée, car n’ayant pas
de paroles, elle est un chemin vers l’invisible. C’est l’art auquel on échappe
le moins, il est omniprésent. Il permet d’atteindre l’espace invisible
directement. Bach représente un équilibre parfait. Cependant ce pouvoir de la
musique peut être récupéré au profit de musiques purement décoratives, des
« musiques d’ameublement », voir Poulenc dont l’engagement politique
est moindre, et Bartok ? Verdi, lui, fait chanter des chœurs d’esclaves,
un vecteur dont on a pu s’emparer pour exprimer des idées. La musique parle à
l’intériorité.
2. L’œuvre
d’art a un contenu politique
Certaines œuvres, ont volontairement, un contenu
politique. On peut distinguer deux groupes : des œuvres de témoignage dont on a évoqué les limites. Qu’est-ce
que témoigner, par exemple à propos de la souffrance ? Et d’autres œuvres,
les œuvres de promesse qui annoncent
un monde meilleur. Les œuvres d’art ne perdent-elles pas leur âme dans ces
conditions ?
Selon Sylvie Germain le militantisme détruit une
œuvre, par exemple Rothko, mais certaines œuvres ne sont pas politiques au sens
militant, engagement. Elles peuvent représenter des témoignages de souffrance
ou de joie, particulièrement en poésie ou en musique.
T. Escaich évoque le cahier des charges des
compositeurs pour Octobre, un film
d’Eisenstein sonorisé avec des œuvres alors récentes de Chostakovitch comme la
symphonie n° 12, une œuvre imposée par le régime soviétique, ayant abouti à un
ouvrage académique raté.
Son attitude personnelle consiste à prendre ses
distances quand on lui impose une direction politique. Dans son opéra Claude Gueux (personnage ressemblant à
Jean Valjean), qui traite du dernier jour d’un condamné, il s’insurge contre la
peine de mort. Il faut, dit-il, partir du sensible afin que le témoignage
politique soit moins présent, que le personnage de l’artiste n’apparaisse pas
trop ; la propagande ne doit pas faire écran. On doit pouvoir circuler à
l’intérieur d’une œuvre. Les œuvres ont une autonomie, il faut oublier ses
convictions et s’investir complètement dans l’œuvre.
On objecte qu’il y a cependant de très grandes œuvres
religieuses contrairement aux sectes qui ne produisent que « des images
pieuses ». Même si la portée religieuse est oubliée, l’œuvre d’art reste
présente. On s’interroge sur cette dernière affirmation en prenant l’exemple de
la Pieta de Michel-Ange à Rome.
Qu’est-ce qui resterait de cette œuvre pour quelqu’un qui ne connaîtrait rien
de la religion catholique ? Le message religieux étant gommé, le sens est
perdu. La déchristianisation est une déculturation.
Qu’est-ce qu’une œuvre qui fait passer un contenu
politique en elle ? Aujourd’hui, l’idée de la modernité a remplacé les
débats politiques. T. Escaich pense que l’œuvre d’art est un espace de lutte
politique, moderne ou pas. On s’accorde finalement sur l’idée que ce qui
constitue l’essence de l’œuvre d’art, c’est la beauté.
Sylvie Germain intervient sur l’origine et la création
de l’œuvre d’art chez un artiste. D’où vient l’œuvre d’art ? Elle émane
d’un « magma », résulte d’une polyphonie que nous portons en nous.
Nos prédécesseurs qui ont laissé des œuvres ont nourri notre imaginaire. Cela
vient du tréfonds de soi et de notre appartenance à l’humanité. Un emboîtement
de données y concourt. On chine dans le réel, la culture, les sons de la rue,
etc. ... Quand l’artiste se met en situation, il puise dans ce fonds, il
recycle. Il crée à partir du fonds de la fabrique de l’imaginaire.
Pour Marion Lachaise, artiste plasticienne et vidéaste,
créatrice de portraits vidéo de ses contemporains, il lui a fallu travailler
sur sa sensibilité, en l’occurrence la vision. L’œuvre se construit au fil des
années ; être engagé dans son art, c’est déjà politique. Comment
représenter l’autre avec une certaine vérité ? La vérité est polymorphe.
Il faut en tenir compte pour tenter de représenter ses contemporains dans leur
vérité. M. Duras, à propos du film Wanda
de Barbara Loden avait soutenu qu’en l’autre, il y a toujours quelque chose
qu’on n’atteint pas. Chaque être au fond de lui-même est isolé, désincrusté de
la réalité sociale.
De même en musique, le travail du musicien consiste à
mettre en forme un surgissement pour le transmettre au public. Pour pouvoir le
rendre perceptible, il lui faut en plus jouer le rôle de passeur. Ainsi en
est-il par exemple pour les musiques du chant grégorien.
Les œuvres
d’art sont aussi des biens marchands
L’essence de l’art, c’est la gratuité. Est-ce que le
marché de l’art est compatible avec cette
caractéristique ? Quelles sont les
conditions ?
On constate que la société actuelle mondialisée a fait
de l’œuvre d’art un objet commercial et que le monde de la finance s’est emparé
de l’art. La spéculation sur l’art que l’on déplore ouvertement, s’accompagne
en réalité d’un consensus public généralisé.
Françoise Hanus
INFORMATIONS
Sur la
canonisation de Jean-Paul II
Le 27 avril dernier, premier dimanche après Pâques, a
eu lieu en mondovision la canonisation des papes Jean XXIII et Jean-Paul II,
désormais inscrits au catalogue des Saints. Ce fut une belle cérémonie
émouvante et recueillie, présidée par le pape François, concélébrée par Benoît
XVI, resté à sa place, auprès de nombreux archevêques, évêques et de milliers
de prêtres, en compagnie des représentants de quatre-vingt sept pays et d’un
million de fidèles.
Les deux papes disparus qui ont marqué la chrétienté
par leur personnalité et leur action étaient présents en image à travers leurs
portraits : lumineux sourire de Jean XXIII et visage intense de Jean-Paul
II jeune pape, bouleversant, - peut-être par la préfiguration des souffrances
qu’il devait endurer -, ils étaient présents aussi corporellement à travers
leurs reliquaires modernes créés pour la dévotion contemplative.
Pour nous, qui le 2 avril 2005 étions présents à Rome
au Colloque de l’AEFM Art et Littérature,
le soir de la mort de Jean-Paul II, et qui avions accouru sur la place
Saint-Pierre avec la foule, cette cérémonie a ravivé des moments inoubliables.
Quelles que soient les réserves que l’on puisse formuler sur la proclamation et
le culte des saints, on ne peut nier leur influence bénéfique.
Dans un monde déboussolé, qui perd ses repères, il
n’est pas inutile que la dimension spirituelle de ces personnalités hors du
commun soit honorée.
Françoise Hanus
Des
nouvelles de François Cheng
Récentes publications sur F. Cheng
La revue littéraire mensuelle Europe a consacré le
numéro de mars (2014) à Max Jacob, François Cheng et des Voix d’Istanbul.
Les
pages 168 à 259, consacrées à François Cheng, nous permettent d’approfondir
notre propre étude de l’œuvre, ( d’ailleurs citée dans l’ouvrage), à travers
une magnifique interview du poète par Nicolas Gilles, intitulée « faire
signe», des pages contenant des poèmes de F. Cheng, des articles dont je ne
citerai que les titres très évocateurs: « F. Cheng et la poésie de l’être,
Poétique du paysage, Les leçons du rocher et de l’arbre, La voie du chant,
Entre, Pèlerin de l’Occident, Une proximité imprévisible, Rencontres et
retrouvailles, L’Œil éveillé du paysage, Stèles du grand exil »
« Aux horizons déployés hors des lignes de la
main, tu as su accorder ta confiance et ton chant. Ce que tu as réuni ne
saurait faire bloc, c’est avec un alliage d’eau et de cendre que le pinceau a
signé l’errance où tu es, toi et ton âme à l’heure du soir. Voilà donc ce qu’il
en était de la chance et de ses alarmes quand tu as choisi de vivre d’un exil à
vie. » André Velter (p. 259)
Autre publication de 2014
Madeleine
Bertaud et Cheng Pei (éd.), François Cheng A la croisée de la Chine et de
l’Occident, Droz, Genève
Fruit
d’un colloque franco-chinois qui s’est tenu à Paris et à l’Université de Fudan
en Chine, en novembre 2011, cet ouvrage contient une quinzaine d’articles tous
plus passionnants les uns que les autres dont l’intérêt essentiel semble être
l’écoute ou la lecture à partir d’un autre bord. Un certain nombre d’entre eux
abordent la question de la relation entre la poésie, la peinture et la
calligraphie. D’autres soulèvent les problèmes de traduction. D’autres
comparent les écrits de Claudel et de F. Cheng, D’autres encore étudient des
questions très spécifiques comme « Le féminin selon F. Cheng » ou la
rencontre singulière de deux cultures.
L’index
des noms et les notes révèlent quelquefois une référence à notre ouvrage
consacré aux actes du colloque de Strasbourg.
L’élargissement
de notre thème à travers ces ouvrages est un encouragement à continuer notre
exploration de la dimension spirituelle de la littérature d’aujourd’hui.
Marie Louise Scheidhauer
Laudatio François Cheng
François Cheng vient de recevoir le prix 2014 décerné
par l’Association des Ecrivains Croyants dans la catégorie Essai, pour son
ouvrage Cinq méditations sur la mort : autrement dit sur la vie.
Le texte de l’éloge que Monique Grandjean a prononcé à cette occasion témoigne
de l’admiration que nous portons à cet auteur auquel nous avions consacré notre
colloque de Strasbourg en juillet 2009.
Maître, cher ami,
Tout homme porte en lui un monde intérieur qui lui est
propre, et cependant en partie
composé de la chair de ceux qui l'ont précédé; mais il
se dit héritier de ceux-là seuls
qui sont sa famille d'âme. Ces relations ne se
déroulent pas nécessairement dans un
moment d'histoire précis de l'espace-temps, elles
traversent les âges et se répondent
de fort loin.
Même
si notre rencontre effective est récente, je vous ai entendu il y a des années
déjà, à travers les voix de vos amis et de vos personnages de romans : Shitao
ou Tianyi c'était vous. Mais ces liens n'étaient pas dus au hasard, ils
venaient de plus loin. Mes lectures de Victor Segalen, de Rilke, de Etty
Hillesum entretenaient des échos, une rumeur lointaine qui me préparaient à
l'écoute de votre esprit et de votre âme à cet entre-deux : souffle de vie qui
élève, relie et permet aujourd'hui nos échanges.
Nous
sommes émus et honorés de vous recevoir ici, auréolé de prix littéraires et
académicien depuis juin 2003 pour vous remettre le Prix 2014 Essais des
Ecrivains Croyants pour vos cinq méditations sur la mort autrement dit sur la
vie.
Au
moment d'évoquer ce très beau texte, j'ai conscience que mes pauvres mots ne
pourront jamais en recouvrir la richesse, ils évoqueront seulement un paysage;
mais il faudrait le relais du poème, de la toile, de la sonate, mieux de la
cantate pour compléter ma petite palette, et j'oserai dire comme votre cher
Rilke : « Tout n'était en moi que résonance mais je ne vois pas de mots
pour la trame de ces sons ».
Poète,
romancier, essayiste, calligraphe, traducteur, vous êtes un créateur rare, mais
ce n'est pas en tant que tel que vous prenez ici la parole : c'est très
simplement à l'image de Socrate et ses amis, vous vous adressez à des
compagnons réunis dans une salle de yoga et en même temps c'est à nous que vous
parlez.
D'abord
votre propos est résolument optimiste, dissonant par rapport à l'air du temps,
au nihilisme ambiant. Je cite : « Je fais partie de ceux qui se
situent résolument dans l'ordre de la vie » et ce n'est pas parce que la
vie est adossée à la mort qu'elle n'est pas un bien absolu. Votre adage
« la vie advient et devient » conduit à la notion même du temps et à
cet ensemble, selon vous indissociable, vie-temps-mort ou mort-temps-vie. Outre
cela, votre parole nous ressuscite en ce qu'elle nous conseille d'inverser
notre regard au lieu d'attendre la mort comme une funeste fatalité. Il est
préférable, selon vous, d'envisager la vie à partir de notre mort conçue, je
cite : « comme un aimant qui nous tire vers une forme de réalisation,
comme le fruit de notre être, un accomplissement et une renaissance ».
C'est donc un double royaume que vous nous offrez, composé de ses deux pans
complémentaires la vie et la mort.
Et
au cœur de ce double royaume naît un espace où se noue le dialogue entre les
vivants et les morts, résonances entre des êtres séparés par le temps et
l'espace mais liés par les mêmes obsessions créatrices et la même sémantique,
parce que reliés, je cite : « à une immense Promesse qui assure
depuis l'origine la marche de la vie ».
Si
nous sommes pétris de traces, traversés de reflets, si nous vivons possédés,
vous, François Cheng, vous êtes frère de cœur de Rainer Maria Rilke, poète
autrichien né en 1875, mort en 1926, qui se disait lui-même fils de la Sainte
Russie et était devenu le jumeau du poète russe Boris Pasternak et l'âme sœur
de Marina Tsvetaïeva. Rilke, ses vers pourraient être vôtres et vous, fils
d'Orient, j'imagine qu'aujourd'hui vous complétez de votre œuvre la symphonie
inachevée que fut sa courte vie de 50 années. Ecoutons ces vers prémonitoires
des méditations sur la mort :
Seigneur donne à chacun sa propre mort
Qui soit vraiment issue de cette vie
Ou il trouva l'amour, un sens et sa détresse.
Et comme Rilke
le chantait à sa muse Lou Andrea Salomé, vous pourriez lui dire :
Tu t'avançais vers moi longtemps
Avant que ta forme et ta voix
Ne m'atteignent.
Je
ne peux qu'esquisser à grands traits les merveilles de votre Essai, mais si
c'était possible j'aimerais relever toutes celles qui ont trait au couple
Eros-Agape. Je citerai seulement cette perle : « Les amants de l'amour
durable connaissent leur finitude tout en étant sûrs qu'au delà de leurs
personnes leur amour même ne finira pas : aimer un être c'est dire « Toi
tu ne mourras pas ». J'ai relevé l'expression « amour durable »
évoquée par votre ami Jacques de Bourbon Busset au fauteuil duquel vous avez
succédé à l'Académie Française; c'est aussi à lui que vous avez emprunté cette
superbe définition de l'âme : « la basse continue de chaque être »,
musique qui l'accompagne sa vie durant sans interruption. C'est ainsi que pour
l'artiste toute œuvre d'art est résonance d'âme à âme avec les autres êtres et
avec l'Etre et que le poète vise, non la communication mais la communion.
Il
me faudrait du temps pour effleurer seulement le mur de l'interrogation ultime
: d'où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ? Mais il m'en faudrait
beaucoup plus encore pour atteindre la vraie question de votre croyance en
Dieu; d'ailleurs le profond respect que j'ai pour vous m'empêcherait d'en
aborder même les prémices.
Je
relèverai seulement cette belle prière d'Etty Hillesum prononcée peu avant sa
mort et que vous avez citée dans la 4ème méditation : « Je vais t'aider,
mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir
d'avance... », paroles qui font écho au célèbre poème de Rilke qu’Etty
adorait et dont l'œuvre était le livre de chevet : « Que feras-tu Dieu si
je meurs? Je suis ta cruche, si je me brise ? Moi absent tu perdrais tout
sens ».
Je
ne parlerai pas des poèmes qui composent la 5ème méditation et qui chantent les
multiples liens tissés entre les hommes, la nature, les morts et Dieu.
Le
poète vit non aujourd'hui mais toujours, non dans l'histoire mais dans le
temps, non dans le monde contemporain mais dans l'éternité. Merci cher ami de
nous offrir aujourd'hui dans votre œuvre l'Eternité.
Monique Grandjean
Postface
Cette
réflexion par laquelle Margaret termine son analyse du roman de Sebastian Barry
Le Testament secret reflète tellement
l’esprit de notre association qu’elle mérite de figurer à part.
Laissons-nous
porter par l’esprit et par l’imagination
vers une
" patrie" plus large, un espace unique de compréhension
d’inspiration
et de liberté.
Margaret Parry
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire