Intervoix n° 30 (suite)

La balade irlandaise de Pierre Michon

Le livre n’est pas dans le livre.

L’acte même de commencer à réfléchir sur un « sujet irlandais » a tout de suite convoqué, dans mon esprit, l’image de Pierre Michon. En effet, l’Irlande est une source d’inspiration incontestable et explicite pour celui-ci, comme en témoigne la publication en 1998, chez Isoete, d’un petit ouvrage, intitulé Irlande, dont les auteurs sont pour les photos Tristan Jeanne-Valès et pour le texte précisément l’auteur des Vies minuscules. Mais, déjà l’année précédente, en 1997, chez Verdier, il a fait paraître un recueil de textes, Mythologies d’hiver, qui, pour partie, a pour toile de fond l’Irlande. Le premier chapitre de cet opuscule, « Trois prodiges en Irlande », comprend trois textes brefs ou, selon l’auteur, trois « vies » : la vie de Brigid, la vie de Columbkill et la vie de Suibhne. Chaque récit de ces vies semble trouver sa source et sa justification dans une émotion ou un comportement que l’auteur met en exergue dans le titre, comme c’était la coutume dans les légendes médiévales : Ferveur de Brigid, Tristesse de Columbkill et Légèreté de Suibhne. Mais il ne faut pas s’y tromper, le titre chez Michon est bien plus retors qu’il ne le paraît, car, s’il dévoile son thème, il le cache dans le même mouvement.
Tel est le cas dans Ferveur de Brigid. Dans ce texte, certes, nous est racontée l’histoire de cette fille de sang royal qui, avec ferveur, désire se retirer du monde profane pour voir « Dieu face à face[1] ». Mais ce thème est rapidement recouvert par le récit des « émois » qui s’emparent des corps. Il suffit d’en dresser la liste pour montrer leur puissance, leur omniprésence et leur diffusion tentaculaire chez tous les êtres : l’ « émoi » de corps du roi Leary, « veuf et puissant » ; la sensualité des « chairs lactées, rouillées, cent fois nues » ; « les chairs d’Irlande et de paganisme » des trois filles ; le désir du « corps du Fiancé » ; le corps d’un roi (« ce beau matin leur apporte au bain un roi, un dieu ») que Brigid doit recevoir « dans son propre corps », conformément aux paroles de Patrick qui l’évangélise ; la douleur de Patrick « venue du songe » où « les saintes femmes […] cajolent ce corps nu avec leurs doigts de rouille et de lait ». Un tel texte prend tout son sens, prend du volume si l’on peut dire, quand, dans un geste intertextuel qui est au fondement même de la lecture littéraire, on le rapproche d’une autre œuvre de Pierre Michon, parue plus tard, toujours chez Verdier en 2002, Corps du roi. Dès le titre est évidente l’allusion au livre et aux thèses d’Ernst Kantorowicz[2] qui considère qu’il y a deux corps du roi, un corps terrestre et mortel et un corps incarnant le corps politique et immortel, la communauté constituée par le royaume ; cette double nature, humaine et souveraine du « corps du roi », explique donc très bien la proclamation, fort surprenante sinon incompréhensible prima facie, qui a été faite lors de la mort de Louis XII, en 1515 et qui sera reprise par la suite lors des décès des rois français : « Le roi est mort, vive le roi ! ». Mais l’originalité et le défi de Pierre Michon consistent à étendre au corps de la littérature cette théologie du corps du roi.
Les « chairs excessives » des filles du roi Leary sont mises en relation avec les gestes excessifs et prodigieux de Patrick chargé d’« embobeliner les rois ». C’est précisément le mot « excessif » qui relie la vie de Brigid à celle de Columbkill, protagoniste du deuxième récit. Columbkill le Loup « aime avec violence Dieu, la guerre et les petits objets fastueux ». Aussi use-t-il du fer et de la ferveur pour s’emparer de ces « petits objets » dont les plus chers à ses yeux sont les livres précieux, car « Columbkill le Loup est un lecteur brutal ». Remarquons, en passant, que ce désir de s’accaparer et de posséder les livres désirés comme des biens propres n’est pas sans rappeler les sentiments mêmes que Pierre Michon dit avoir par rapport aux livres qu’on peut emprunter dans les bibliothèques : « Quelle horreur, les livres doivent m'appartenir, ils doivent être maniés, même les incunables, quelqu'un doit en avoir la jouissance, regardez le livre de Kells, il est à Dublin, derrière sa vitre, quelle honte, il faut que quelqu'un le bouscule[3] ». Mais revenons à notre héros, à Columbkill ; son désir fou de tenir dans ses mains le manuscrit de la Vulgate, ce livre merveilleux orné d’images en « bleu de lapis vertigineux », le conduit à livrer une bataille sanglante, dans laquelle sont sacrifiées des centaines de vies. Victorieux, Columbkill peut enfin jouir de l’objet de son désir : « C’est plein et docile comme une femme. C’est à lui comme le veau est à la vache, comme la femme est à l’amant : de l’incipit au colophon, c’est à lui. Il veut en jouir lentement ». Mais, peu à peu, il se rend compte que le « livre n’est pas dans le livre », que ce qui l’attirait dans le livre quand celui-ci n’était pas à lui a bel et bien disparu. Il fait de la sorte l’expérience que, comme le corps du roi, le livre a deux corps, l’un qui est matériel et mortel et l’autre qui est spirituel et éternel. Ainsi s’explique que la conquête et la possession du livre soient devenues, assez paradoxalement, la cause même de la perte de l’objet du désir, de la dépossession et qu’il ne lui reste plus, alors, qu’à « jet[er] le livre ». Columbkill remarque, en effet, que la vraie couleur bleue vient du ciel « sous lequel on se tient nu, sous lequel ce qu’on possède fait défaut ». Il prend conscience que le livre tant désiré n’était qu’un objet matériel sans valeur, que sa possession était un leurre. Il se débarrasse, alors, du poids de tous les objets, abusivement estimés précieux par lui, qu’il avait acquis de haute lutte et « il prend la bure, il prend la mer ». Au-delà de l’anecdote, il me semble qu’est désignée et promue ainsi une structure ontologique de la réversibilité, de l’entrelacs que le chiasme[4] prendre pour perdre / perdre pour prendre exemplifie parfaitement – chiasme symboliquement présent dans les trois légendes « irlandaises » de Michon. Ce chiasme est illustré à la fin du récit qui nous occupe par des figures qui ont à voir avec la soustraction : « le désert », « l’île pelée », « libre et dénué ». On comprend, dès lors, pourquoi la nudité du ciel est aussi sa pureté, et pourquoi la tristesse, ou plutôt le désenchantement de Columbkill est, en fait, son enchantement « sous le ciel qui parfois est bleu ».
Suibhne, le héros, du troisième récit, quant à lui, s’empare de la « légèreté ». Il a été maudit parce qu’il n’a pas tenu la promesse qu’il avait faite à son précepteur, Fin Barr, celle de ne pas tuer son frère. Sa vie c’est également l’histoire d’une perte qui est en même temps une conquête – toujours le chiasme. En effet, Suibhne, roi de Kildare, « lourd et rugueux », une sorte de « borne », préférant dans la vie « les bonheurs simples et la simple jouissance », est d’un seul coup privé « des choses de ce monde », en devenant un « clochard sylvestre », un ermite qui n’a pour frères que les loups et les corbeaux. Pourtant, dans ce nouvel état, sa jouissance est inépuisable et son bonheur n’a rien à envier, bien au contraire, avec celui qu’il connaissait quand il était roi. Plus tard, Suibhne se métamorphose en oiseau « par l’effet de la Grâce ». Fin Barr, le moine qui a vécu dans l’ascèse pendant dix-huit ans, lui qui « n’est qu’esprit et mains de verre », lui qui a voulu sauver l’ « âme épaisse » d’un guerrier aux grosses mains ne peut pas comprendre pourquoi cette grâce a été accordée à Suibhne. Aussi est-il taraudé par de nombreuses questions auxquelles il a beaucoup de mal à trouver des réponses : La légèreté de Suibhne est-elle seulement celle du corps ou aussi celle de l’âme ? ; Être dans cet état « est-ce être en proie à l’âme ou en pâture au corps ? » ; Est-ce cela « être un saint ? ». On notera que la légèreté de Suibhne n’est pas sans rappeler les phénomènes de lévitation imputée à ceux qui s’adonnent aux pratiques chamaniques celtes, comme c’est le cas aussi dans les différentes religions[5] dont le bouddhisme, évoqué dans l’épigraphe du livre.
Le texte michonien se caractérise non seulement par la recherche du mot exact et par sa polysémie, mais aussi par un phrasé à nul autre pareil. Pierre Michon a souvent expliqué qu’il s’efforce de faire en sorte que le rythme de son écriture entre en résonance avec les phénomènes météorologiques qu’elle évoque. Disons-le, sans ambages, Mythologies d’hiver ne déroge pas à cette « loi » : la progression de la ferveur de Brigid suit le rythme des eaux printanières dont le flux vient peu à peu grossir la rivière ; la tristesse de Columbkill tombe brusquement comme une pluie froide ; la légèreté de Suibhne monte comme le chuchotement des feuilles caressées par un doux zéphyr dans la forêt. Par ailleurs, grâce à une écriture qui a toute la fraîcheur, l’innocence et la grâce du registre oral – au demeurant très travaillée et très écrite, signalons-le d’emblée –, ces trois vies appartiennent à un genre qui fait sens pour le lecteur, à savoir celui des hagiographies ou des légendes qui ressuscitent, rendent présent un passé éternel et a jamais aboli. En fait, en reprenant, en détournant et en procédant, comme on le fait en musique, à des variations sur les schèmes formels et sémantiques des sagas irlandaises dont le folklore celte est si riche, Pierre Michon joue à un jeu littéraire qui implique – qui suppose et engage – un lecteur réceptif et avisé, donc un lecteur se métamorphosant en quelque sorte en écrivain. En effet, l’écriture de Pierre Michon est une écriture de la concision, ou plus précisément, pour reprendre l’expression même de celui-ci, une écriture de « l’ellipse hyperbolique ». Le lecteur est ainsi invité expressément à combler, en faisant accéder à sa conscience les informations nécessaires enfouies dans ses répertoires sémantique et encyclopédique, tous les lieux d’indétermination que le texte multiple et dissémine, ne laissant que les traces d’« une fabuleuse dépense d’énergie […] limitée dans le temps[6] ». Il n’est donc pas étonnant que Pierre Michon, tentant de saisir le temps qui est à l’œuvre dans son écriture, conçoive que « la forme la plus bouleversante de la durée c’est celle qu’on lit sur une pierre tombale[7] ». On comprend donc pourquoi le texte michonien, puisqu’il est jaillissement d’énergie, demande une réception quasiment physique, un véritable corps à corps avec le texte.
L’Irlande de Pierre Michon, c’est aussi et sûrement l’Irlande des livres, c’est l’Irlande de Joyce et de Faulkner qu’il vénère. En effet, « Le livre » est un des mots-clés de des textes « irlandais », si bien que, sur la quatrième de couverture des Mythologies d’hiver, l’auteur met en garde son lecteur en ces termes :
Il importe peu que le Gévaudan et l’Irlande soient les scènes où se jouent ces drames brefs. Ce qui importe, c’est qu’avec le monde on fasse des pays et des langues, avec le chaos du sens, avec les prés des champs de batailles, avec nos actes des légendes et cette forme sophistiquée de la légende qu’est l’histoire, avec les noms communs du nom propre. Que les choses de l’été, l’amour, la foi et l’ardeur, gèlent pour finir dans l’hiver impeccable des livres. Et que pourtant dans cette glace un peu de vie reste prise, fraîche, garante de notre existence et de notre liberté.
Ce peu de vérité mortelle qui brûle dans le cœur froid de l’écrit, la beauté chétive de l’une et la splendeur impassible de l’autre, voilà ce que me suis efforcé de dire ici.
On le voit, les textes michoniens fourmillent de références culturelles multiples et variées. Pierre Michon se montre donc exigeant à l’égard de son lecteur, mais il est aussi un auteur rusé, car il prend un malin plaisir à emmener son lecteur sur de fausses pistes. Aussi l’activation de ses textes demande-t-elle plusieurs lectures – le lecteur fasciné, herméneutiquement parlant en manque, s’y prête avec beaucoup d’entrain et de plaisir. C’est au cours de ces relectures que le texte dévoile, à chaque fois, de nouvelles facettes et que, comme le phénix, il renaît toujours de ses cendres – car l’interprétation a tendance à arrêter le sens – dans l’éclat de sa nouveauté toujours recommencée et unique. Les récits « irlandais » sont exemplaires à cet égard, comme nous l’avons brièvement montré.
 Enfin, fidèles à la leçon que nous donne l’épigraphe mis en exergue à l’ouverture de ces textes – « Grâce à l’enseignement du Sutra du Lotus, / Nous savons qu’elle aussi existe, / La baie de Naniwa dans la province de Tsu (Jien, de l’école de Tendai, XII siècle) » –, acceptons l’idée que lire c’est récits c’est aussi nous laisser emporter par le flux de ces légendes dont l’existence n’a, peut-être, pas d’autre fonction que de nous inviter à dessiner notre propre cartographie de l’Irlande, à imaginer notre Irlande « à nous »… 


[1] Toutes les citations renvoient à Michon P., Mythologies d’hiver, Paris, Verdier, 1997.
[2] Kantorowicz E., enseignant à l’Institute for Advanced Study de Princeton, publie en 1957, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge.
[4] Sur le chiasme et sa portée ontologique voir Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
[5] Des cas de lévitation sont aussi régulièrement rapportés dans les récits de vie des mystiques chrétiens comme Saint Ignace de Loyola, Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse d’Avila, pour ne citer que les plus connus.
[7] Idem.
Galyna Dranenko

QUAND IL EST MORT, LE POETE…

Quand il est mort, le poète,
Quand il est mort, le poète,
Tous ses amis,
Tous ses amis,
Tous ses amis pleuraient.


Le poète irlandais Seamus Heaney est mort le 30 août 2013 à l’âge de 74 ans. Après William Butler Yeats, George Bernard Shaw et Samuel Beckett, il a été le quatrième Irlandais à être honoré par le prix Nobel de littérature, en 1995. 
Quelques jours avant sa mort, dans les rues d’Enniskillen, en Ulster, on murmurait que le grand poète irlandais honorait de sa présence le festival Beckett. « Seamus Heaney est là... » Comme si le Prix Nobel de littérature avait tenu à venir saluer une dernière fois un autre Prix Nobel irlandais, Samuel Beckett, avant de tirer sa révérence. Ce fut sa dernière apparition en public. Seamus Heaney est décédé le vendredi suivant dans un hôpital de Dublin « après une courte maladie », d’après un communiqué de famille. « N’ayez pas peur… » - ont été ses derniers mots.
Quand il est mort le poète,
Quand il est mort le poète,
Le monde entier,
Le monde entier,
Le monde entier pleurait.
Seamus Heaney était considéré comme la plus grande voix de langue anglaise que l’Irlande ait abritée depuis Yeats, le chantre mystique de la renaissance celtique. A son enterrement, on pouvait voir les rock stars et le Premier ministre faisant la queue ensemble afin d’offrir leurs derniers hommages au grand barde irlandais…
Il faut dire que Heaney aura très tôt été marqué par la vie rurale traditionnelle. Né en Irlande du Nord en 1939, l’année même de la mort de William Butler Yeats, autre Prix Nobel irlandais, Seamus Heaney était l’aîné d’une famille de paysans catholiques de huit enfants. Heaney passe son enfance à la ferme, fasciné par « cette famille qui n’en finit pas de s’étendre », par les beautés et les mystères de la nature environnante. Dans son discours de Stockholm, il évoque avec tendresse la façon dont cette enfance dans une petite ferme de trois pièces et sous un toit de chaume l’aura finalement protégé des duretés du monde extérieur. Comme si l’essentiel – la nature, l’humilité, la fraternité et la force intérieure qui en émanent – s’étaient profondément inscrites en lui dès ces années-là.
Heaney a commencé à écrire en 1962 pour des magazines irlandais. Dans les années 60, il fréquente assidûment les cercles littéraires de Belfast, les écrivains Derek Mahon, Michael Longley et James Simmons, et anime une société de jeunes poètes locaux. Marié et père de trois enfants, il s’installe avec sa famille à Dublin, où il travaille occasionnellement pour la radiotélévision irlandaise, la BBC et plusieurs journaux après de brillantes études à l’Université de Derry, puis à celle de Belfast. A 27 ans, il publie son premier recueil, Death of a naturalist (Mort d’un naturaliste) chez son prestigieux éditeur de toujours, Faber and Faber (1966). La même année, il est nommé maître de conférences à Queen’s University, où il restera jusqu’en 1972. Plus tard, il sera enseignant à Dublin puis à Harvard, et enfin à Oxford, où il occupera la chaire de poésie jusqu’en 1994, continuant à partager sa vie entre enseignement, lectures publiques et création poétique.
On enterra son étoile,
On enterra son étoile,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ,
Dans un grand champ de blé.
Reconnu comme l’un des plus grands poètes de langue anglaise et le plus irlandais des poètes irlandais, Seamus Heaney a toujours été fasciné par le mystérieux, le caché, l’ambigu, les légendes des «bog people», les travailleurs pauvres des tourbières. D’inspiration élégiaque, la poésie de Seamus Heaney joue sur le choc des contrastes : la violence de la situation politique en Irlande, d’une part, en opposition avec la douce sensualité de la nature et de ses paysages, de l’autre. Dès Death of a Naturalist (Mort d’un Naturaliste) et Door into the Dark (Porte vers le noir, 1966), Heaney affirme son sens profond de l’identité irlandaise. Une identité complexe et déchirée, faite de strates historiques et linguistiques et marquée de façon indélébile par le conflit entre les deux Irlande. En 1975, il publie North, un recueil d’impressions sur l’Irlande du Nord, souvent considéré comme l’une de ses plus grandes œuvres. S’il n’a aucune affinité avec les activistes républicains irlandais, il avoue comprendre leur « passion de la revanche tribale ». Les grands livres de la maturité, Wintering Out (La Traversée de l’hiver, 1972), North, et Field Work (Fouille, 1979), tendent toutefois à élargir sa vision profondément tragique et à donner à cette identité irlandaise une valeur universelle et symbolique.
Influencé par le riche folklore irlandais et ses propres racines paysannes, il a écrit ses premiers vers dans un style dépouillé, naturaliste avant d’évoluer vers un symbolisme du langage. Son écriture est toujours simple et limpide. L’Irlande, « la tourbe », « la boue », les « sels de la terre », mais aussi l’histoire, les légendes celtiques, les racines paysannes : telle est donc la matière première de Seamus Heaney. Chez lui, cependant, la référence au sol natal n’est jamais enfermement. Elle se double d’une vaste culture européenne.
Seamus Heaney, toute sa vie, est resté fidèle à sa conviction première selon laquelle la poésie se doit d’être à la fois mystérieuse et accessible. Ce qui n’empêche pas que l’intensité lyrique de sa langue, sa profondeur éthique et la multiplicité des échos qui s’y manifestent donnent à la poésie de Heaney une puissance peu commune.
Et c’est pour ça que l´on trouve,
Et c’est pour ça que l´on trouve,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ,
Dans ce grand champ, des bleuets.
Considéré comme le barde de la terre celte, Seamus Heaney est resté relativement peu connu jusqu'à ce que l'Académie Nobel l'honore.
C'est quand il reçoit le prix Nobel de littérature en 1995 que son œuvre poétique, jusque-là largement méconnue, est découverte dans le monde francophone. La douzaine de recueils que son œuvre rassemble, recèle un lyrisme tourmenté et évocateur de sa déchirure entre cultures britannique et irlandaise.
Le Nobel lui a été attribué par l'Académie suédoise pour «la beauté lyrique et la profondeur éthique» de son œuvre. Ce barde massif à la chevelure blanche en bataille a amassé d'autres palmes littéraires, dont le prix Somerset Maugham (1968), le prix littéraire de la Fondation américano-irlandaise (1973) ou le prix WH Smith, récompense britannique (1975).
"Dans un sens, l'efficacité de la poésie est nulle", affirmait Seamus Heaney. "Aucun poète lyrique n'a jamais arrêté un tank. Mais, dans un autre sens, elle est illimitée"
(Seamus Heaney, The Government of the Tongue : The 1986 T.S. Eliot Memorial Lectures and Other Critical Writings. - F–ber & Faber, Incorporated, 1989, page 107).

Nina Nazarova
Dublin

POÉSIE DU TEMPS

GEORGES SIMON

                              DUBLIN SELON JOYCE

Il y a un siècle, à Dublin, deux mots étranges
ont fait peur au garçon des nuits blanches
qui lisait dans la solitude des âmes errantes
et qui se rendait presque invisible
sur les traces des figures
au beau temps des vacances.
Le jeune homme a pris tous les noms
des habitants en éternel mouvement
surpris d’une sainte nostalgie
quand il se trouvait tout au centre de la vie
comme s’il s’agissait de la spatiale géométrie
ou comme un apprenant de la Simonie.
Tout d’un coup, vous allez imaginer
la fenêtre par où l’auteur a vu s’illuminer
les visages des passants
accablés par des échos et des chants
aux réunions des si belles tantes
qui ont l’air des Trois Grâces
et où on a appris que la beauté
n’avait de prix, ni pour Paris
ni pour Ulysse, comme un fils prodigue
sur la voie de nos ancêtres
ressuscités dans le grand livre de l’oubli.
Il n’y a que la voie vers Trinity College
qui est le lieu de l’esprit irlandais
vers le quel se dirigent comme une flèche
les aspirants à l’éternité vivante
c’est ici que James Joyce a eu la révélation
de l’espace dans le temps
dans le temps d’autrefois
et où les trois qualités des Irlandais
l’hospitalité, l’humour et l’humanité
se trouvent comme chez soi
en utilisant le verbe espacer
au lieu de localiser
d’offrir place, c’est-à-dire,
l’amour, au dessus de tout
comme on dit pour toujours.
Chaque fois qu’on tourne la page
on entend leurs voix prises alentour.
Et nous, comme lecteurs de leurs vies
nous sommes tout de suite surpris
par l’expression de leur art d’admirer
ce qui reste dans nos âmes cachées.
Un code secret anime leur vie
et leur enthousiasme inouï
une si subtile intimité dévoilée
par leur gestes et répliques spontanés.
À Dublin, J.J. fait son portrait de jeunesse
c’est ici qu’il se prépare
pour le long voyage vers Ithaque
et son départ vers Trieste
annonce les aubes de l’Europe
dont les racines s’enrichissent
dans l’attente fidèle de Pénélope.
Dublin c’est aussi le carrefour
des esprits qui ont renoncé
à leur vie quotidienne
et à leur statut précaire.
La vision trinitaire de James Joyce
confère aux infidèles lecteurs
de connaître l’unicité de chaque être
torturé par des pensées inattendues
et en même temps sauvées
grâce à un auditoire comblé
par leur propre vie transfigurée.
Et, nous, tous, enfin, nous voilà
heureux arrivés à Dublin
comme Ulysse autrefois.
Georges Simon
Monastère d’Agapia
Dimanche 30 mars 2014


                                DIEU EST NÉ EN EXIL

Exilée en soi-même glissait la Solitude
personne ne la reconnaissait
ni l’ombre des choses
ne la recevait sous ses ailes transparentes
L’étoile de la nuit ne lui montrait pas
la voie vers les aubes retardataires.
On ne voyait que la déchirure incessante
des bourgeons du printemps
comme si la neige lente tombait des cieux
on aurait dit le vol des anges.
On n’entrevoyait qu’une larme
qui rend visible l’âme brûlante
plus solitaire que Jésus sur la croix
qui ne se sent pas damné, mais abandonné
par la foule submergée d’inconstance.

Toi, tu es l’Étranger
qu’on ne reconnaît pas
ont crié les voisins
envahis par la nuit d’une haine inouïe.
On ne comprend pas tes paroles.
Sur la voie des errants
personne ne t’a rencontré
et ton nom de baptême est presque fané
ou en vain invoqué
dans la mémoire des chrétiens.
Ton apparition est plus étrange
que le temps voleur de notre vie
plus étrange que le temps dissipé
en nos instants fugaces
plus étrange que les noms
qu’on donne aux choses et à nos âmes
plus étrange que l’ombre
des nuages sur la terre.

Mais, tout d’un coup, soudain,
Comme si les fleurs du paradis
frémissaient quand le regard
de quelqu’un cherche leur sourire
on retrouve notre raison d’être
on donne un sens à la vie.
En même temps l’absence furtive
glisse en chaque âme humaine
et elle fait frissonner la Solitude
en récupérant même les instants perdus
quand le Solitaire fait son apparition.
Nous l’avions oublié sur la croix
notre vie c’est l’écho de sa voix
Comme dans les icônes
transfiguré
c’est notre visage ressuscité.

Monastère d’Agapia
Dimanche 30 mars 2014

AU FIL DES JOURS

Ciel d’avril

Il pleut dans le soleil
Des larmes
A contre jour
A contretemps
A contre-courant

En plein soleil il pleut
Pointillés lumineux
Etincelles crépitantes
Ponctuation d’étoiles filantes
Sillons scintillants
Sitôt séchés
Sitôt aspirés
Dans le flot mouvant
Du soleil de printemps

Il pleut dans le soleil
Ciel d’avril tourmenté
De giboulées tournoyantes
Soufflant le chaud
Soufflant le froid
Ciel d’avril
Eblouissant des promesses
Du premier soleil

Ciel changeant de pluie
Barbouillé mâchuré
Tout à coup inondé lavé
Immobile immaculé
Pleurant la cavalcade échevelée
Des nuages envolés
Il pleut dans le soleil

A Pâques fleuries
Tout ressuscite ainsi
De la mort à la vie

Françoise Hanus


Ronde des roses


Rose hier princesse des poètes
Infante des jardins déesse des amours
N’es-tu plus aujourd’hui
Epineuse et sans parfum
Qu’une tache fleurie
En bordure des chemins ?

 Rose de chiffon plastique ou politique
Voici autant d’outrages
Que la rose flétrie que la rose fanée
N’avait jamais connus autrefois
Malgré le vent malgré la pluie
Ravageant ses grâces infinies

Vieilles roses de velours sombre
Au parfum captivant à demi oubliées
Végétant dans un coin de jardin
Roses du passé du souvenir
Roses des reposoirs mystiques
Des églises de l’enfance

Ainsi va la vie
Comme une eau qui s’enfuit

Cependant le retour du printemps
Fait refleurir les roses
En robes de neige d’aurore ou de soleil
Cuisses de nymphes lèvres de corail ou d’écarlate
Eclatantes stars aux doux noms de bien-aimées
Roses nous vous contemplons nous vous célébrons
Roses de Bagatelle roses du Bengale ou de Saadi
Toutes les roses du monde
Nous donnent rendez-vous
A la claire fontaine

Françoise Hanus

PUBLICATIONS DE NOS MEMBRES

Notes Intimes de Marie Noël, lues par Jeanne-Marie Baude


La poétesse Marie Noël (1883-1967) a représenté pour nous un idéal de perfection dans l’écriture en même temps qu’une puissance unique d’évocation et d’émotion à travers ses Contes. Mais comme rien n’échappe à l’œil exercé de Jeanne-Marie Baude, nous pouvons désormais surprendre une Marie Noël cachée, celle des Notes Intimes.
Il ne s’agit pas d’un journal intime, ce sont des pensées que cette femme secrète notait pour elle-même, pour s’aider à vivre alors qu’elle souffrait d’une terrible solitude affective. Lorsque J.-M. Baude a eu en mains les cinq bloc-notes à couverture rouge témoins de quarante années de méditations, elle a dû être aussi émue que si elle avait touché les fragments des Pensées de Pascal.
Un paradoxe apparent réside dans la publication de ces Notes Intimes en 1959, huit ans avant sa mort. Jeanne-Marie souligne le goût du secret de cette poétesse qui refusait de se livrer à ses lecteurs. Mais elle montre, citations à l’appui, que le soin qu’elle apportait à l’écriture de ses poèmes, elle l’apportait aussi à ses écrits les plus personnels, comme si le rythme du vers était inséparable de l’expression la plus juste et la plus parfaite.
Il a donc fallu un motif puissant pour que cette poétesse célèbre accepte de livrer à l’éditeur le jaillissement intime de sa vie intérieure, quitte à ne plus pouvoir par la suite écrire une nouvelle série de notes. Elle semble en effet s’être détachée de ces textes une fois qu’ils furent publiés. Son directeur spirituel, le célèbre abbé Mugnier, l’avait persuadée que ces notes de voyage spirituel pouvaient aider des lecteurs en quête de lumière.
Les scrupules de l’auteure ne cessent pourtant pas de la tarauder : dans sa Note préliminaire, elle déconseille la lecture de cette publication. Pour Jeanne-Marie Baude, cette attitude se situe dans la tradition catholique marquée par l’Index, tradition que Marie Noël aura intériorisée en autocensure.
Après un commentaire inspiré, très éclairant, de cette Note, Jeanne-Marie nous invite à la suivre dans les profondeurs de cet esprit divisé entre « moi sauvage et moi soumis », entre « l’institution ecclésiale »  et « l’amour du Christ », et qui plonge dans l’enfer, comme Dante, avant de remonter vers la lumière. Nous pouvons désormais, grâce au travail de Jeanne-Marie Baude, suivre cet itinéraire d’une poétesse française qui écrivait : « Oser penser, jouir de penser, parfois… »
En conclusion, je voudrais citer la réaction enthousiaste d’une lectrice : « L’auteur sait piquer la curiosité dès le premier chapitre. De page en page j’ai poursuivi ma lecture avec intérêt et même avec gourmandise ! Je ne sais ce qui m’a le plus accrochée, de l’analyse limpide et riche de Jeanne-Marie Baude ou du choix judicieux des extraits et de la pensée vigoureuse, subtile, surprenante et délicate d’une Marie Noël dont le parcours spirituel mérite d’être mieux connu. A l’automne prochain, ces Notes Intimes de Marie Noël prendront place parmi mes livres de chevet pour meubler ces longues soirées que la télévision ne sait pas enrichir. »

Claude Hecham

Marie-Line Jacquet, D'ESPRIT DE SANG, Editions Encres Vives, 2012



A propos du dernier en date des recueils que Marie-Line Jacquet nous invite à lire, je voudrais dire brièvement mon enthousiasme, car, dès ma première lecture, j'ai été emportée comme sur le tapis volant des contes dans un voyage au cœur de la passion.
Il ne faudrait pas croire que l'auteure va dérouler devant nos yeux une collection d'instantanés rapportés de ses pérégrinations en Asie Centrale. Avant d'évoquer Bichkek, Samarcande et Khiva, elle nous met en condition: nous plongeons en nous-mêmes avec elle, physiquement et spirituellement; il ne sert à rien de résister, les mots et les strophes s'enchaînent et nous enchaînent.
De la souffrance à l'extase, le parcours poétique est jalonné de questions, - les points d'interrogation sont les seuls signes de ponctuation -, et dominé par la tonalité lyrique.
La partie centrale du recueil, la plus longue, restitue dans une langue somptueuse les couleurs, les odeurs, les sons que la voyageuse a gardés en réserve dans sa mémoire pour les jours mornes et les sombres matins. Elle associe le lecteur à cette aventure en maintenant ses sens en éveil et en le bousculant dans ses habitudes syntaxiques: asyndètes, inversions du sujet, tournures familières expriment l'émotion vécue.
Les deux parties encadrant le tableau central du triptyque ont une structure plus complexe qu'il faudrait analyser. Elles donnent une signification mystique au voyage tout en lui attribuant des vertus thérapeutiques. Il offre en effet la chance de redécouvrir les cycles naturels et de s'extasier devant l'univers sans perdre de vue la croix des quatre points cardinaux.
Claude Hecham


Roger Bichelberger, Neuf chemins de méditation avec Marie, éditions Salvator, mai 2014
Sophie Ollivier sur le point de publier Les Fenians d’Irlande nous présentera les grandes lignes de son ouvrage ultérieurement. 
Henriette Méline, ancien membre actif de l’AEFM, qui a participé à de nombreux colloques et voyages a publié des romans et des recueils de poèmes… A l’âge de 94 ans, elle publie un nouvel ouvrage Ma petite philosophie de la vieillesse chez UBC édition.

CONFÉRENCES, COLLOQUE, DÉBAT



Le sens politique de l’œuvre d’art

Le samedi 23 novembre 2013, de 15h30 à 18h30, la seconde partie d’un colloque organisé par Monique Grandjean sur l’œuvre d’art, intitulé : «  Pouvons-nous vivre sans les artistes ? », s’est déroulée au Collège des Bernardins. Cette réflexion née du film de Bruegel « Le moulin et la croix » avait pour thème central, la responsabilité de l’artiste.
Le débat, était mené par Alain Cugno, philosophe, avec la participation de Sylvie Germain, écrivain, Thierry Escaich, compositeur, Fabrice Hyber, artiste et Marion Lachaise, artiste.

Voici la fiche de présentation proposée pour ce débat :

Si « créer c’est transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire » (Jean Starobinski), alors la production des œuvres d’art est consubstantielle à cet animal métaphysique qu’est l’homme. Mais les œuvres d’art sont inscrites dans la Cité. Le mouvement de la création qui les fait exister les expose dans l’espace que, depuis les Grecs, nous appelons politique.
Est-il possible à l’artiste de ne pas s’engager ? Son œuvre est-elle sa seule responsabilité ? Dans les débats d’aujourd’hui quelle est sa place ?
Nous voudrions explorer la nécessité interne de l’art, son inspiration originelle en la confrontant aux trois enjeux fondamentaux que sont sa relation avec les pouvoirs, qu’ils soient politiques ou économiques, puisqu’ils peuvent aussi bien permettre qu’étouffer la création ; son rôle dans la formation et l’éducation de chaque société, car aucune communauté ne peut prendre conscience d’elle-même si elle ne donne pas à voir son âme en des objets et des récits ; sa participation à l’histoire qui traverse et porte les cultures et les civilisations, car les œuvres en sont à la fois le reflet et le mode d’éclairement, les phares.
Notre temps échappe moins qu’un autre à ces questions – ce dont témoignent quelques œuvres comme les toiles de Gerhard Richter sur les événements de septembre 2001 ou l’opéra Claude Gueux de Thierry Escaich et Robert Badinter relatif au monde carcéral. Mais il est vrai que notre époque a ajouté une question supplémentaire, celle des limites de l’art, par des œuvres brisant tous les codes.
Monique Grandjean

Compte-rendu du débat des Bernardins

Ce débat étant une discussion encadrée, chaque intervenant est invité à parler à son tour et par ordre, de façon improvisée, d’où l’aspect décousu de l’ensemble. Mes notes ne sont pas exhaustives…
Alain Cugno rappelle le thème, les grands axes ; la discussion se déroulera autour de trois grandes idées :
1. L’œuvre d’art appartient à l’espace public et le structure
2. L’œuvre d’art a un contenu politique
3. Les œuvres d’art sont aussi des biens marchands

1. L’œuvre d’art appartient à l’espace public et le structure

On commence par définir le « politique » au sens large : c’est l’espace dans lequel nous vivons ensemble. L’œuvre d’art en fait partie, même un tableau accroché chez soi. Il existe cependant une différence entre les arts, le domaine de l’écriture étant plus réservé, excepté s’il s’agit d’un témoignage, comme le remarque Sylvie Germain.
Une société pourrait-elle se passer d’œuvre d’art ? En architecture l’œuvre d’art structure la vie publique. Mais chaque art est spécifique. Une œuvre d’art peut être une histoire orale, rien d’écrit, des choses invisibles. Même le témoignage diffère selon la façon dont l’artiste lui donne forme. Il faut trouver des images/ paroles, intégrant la part invisible des choses, créer des vides dans les images.
L’Invisible, c’est quoi ? La transcendance est invisible, si un tableau crée de l’espace, il suscite cette dimension. Il existe un dialogue entre le visible et l’invisible.
Pour l’écrivain qui veut témoigner, il se heurte à l’indicible. Quand Primo Lévi interroge G. Semprun sur son expérience des camps à Buchenwald, celui-ci répond seulement : « C’était invivable. » Un témoin n’est pas toujours capable d’exprimer lui-même ce qu’il a ressenti. Une fiction qui veut témoigner doit donc dire qu’elle est une fiction sinon son témoignage est problématique. Comme le note Celan : « Personne ne témoigne pour le témoin. »
Thierry Escaich applique à la musique ce problème de l’indicible et de la transcendance. La musique est privilégiée, car n’ayant pas de paroles, elle est un chemin vers l’invisible. C’est l’art auquel on échappe le moins, il est omniprésent. Il permet d’atteindre l’espace invisible directement. Bach représente un équilibre parfait. Cependant ce pouvoir de la musique peut être récupéré au profit de musiques purement décoratives, des « musiques d’ameublement », voir Poulenc dont l’engagement politique est moindre, et Bartok ? Verdi, lui, fait chanter des chœurs d’esclaves, un vecteur dont on a pu s’emparer pour exprimer des idées. La musique parle à l’intériorité.

2. L’œuvre d’art a un contenu politique

Certaines œuvres, ont volontairement, un contenu politique. On peut distinguer deux groupes : des œuvres de témoignage dont on a évoqué les limites. Qu’est-ce que témoigner, par exemple à propos de la souffrance ? Et d’autres œuvres, les œuvres de promesse qui annoncent un monde meilleur. Les œuvres d’art ne perdent-elles pas leur âme dans ces conditions ?
Selon Sylvie Germain le militantisme détruit une œuvre, par exemple Rothko, mais certaines œuvres ne sont pas politiques au sens militant, engagement. Elles peuvent représenter des témoignages de souffrance ou de joie, particulièrement en poésie ou en musique.
T. Escaich évoque le cahier des charges des compositeurs pour Octobre, un film d’Eisenstein sonorisé avec des œuvres alors récentes de Chostakovitch comme la symphonie n° 12, une œuvre imposée par le régime soviétique, ayant abouti à un ouvrage académique raté.
Son attitude personnelle consiste à prendre ses distances quand on lui impose une direction politique. Dans son opéra Claude Gueux (personnage ressemblant à Jean Valjean), qui traite du dernier jour d’un condamné, il s’insurge contre la peine de mort. Il faut, dit-il, partir du sensible afin que le témoignage politique soit moins présent, que le personnage de l’artiste n’apparaisse pas trop ; la propagande ne doit pas faire écran. On doit pouvoir circuler à l’intérieur d’une œuvre. Les œuvres ont une autonomie, il faut oublier ses convictions et s’investir complètement dans l’œuvre.
On objecte qu’il y a cependant de très grandes œuvres religieuses contrairement aux sectes qui ne produisent que « des images pieuses ». Même si la portée religieuse est oubliée, l’œuvre d’art reste présente. On s’interroge sur cette dernière affirmation en prenant l’exemple de la Pieta de Michel-Ange à Rome. Qu’est-ce qui resterait de cette œuvre pour quelqu’un qui ne connaîtrait rien de la religion catholique ? Le message religieux étant gommé, le sens est perdu. La déchristianisation est une déculturation.
Qu’est-ce qu’une œuvre qui fait passer un contenu politique en elle ? Aujourd’hui, l’idée de la modernité a remplacé les débats politiques. T. Escaich pense que l’œuvre d’art est un espace de lutte politique, moderne ou pas. On s’accorde finalement sur l’idée que ce qui constitue l’essence de l’œuvre d’art, c’est la beauté.
Sylvie Germain intervient sur l’origine et la création de l’œuvre d’art chez un artiste. D’où vient l’œuvre d’art ? Elle émane d’un « magma », résulte d’une polyphonie que nous portons en nous. Nos prédécesseurs qui ont laissé des œuvres ont nourri notre imaginaire. Cela vient du tréfonds de soi et de notre appartenance à l’humanité. Un emboîtement de données y concourt. On chine dans le réel, la culture, les sons de la rue, etc. ... Quand l’artiste se met en situation, il puise dans ce fonds, il recycle. Il crée à partir du fonds de la fabrique de l’imaginaire.
Pour Marion Lachaise, artiste plasticienne et vidéaste, créatrice de portraits vidéo de ses contemporains, il lui a fallu travailler sur sa sensibilité, en l’occurrence la vision. L’œuvre se construit au fil des années ; être engagé dans son art, c’est déjà politique. Comment représenter l’autre avec une certaine vérité ? La vérité est polymorphe. Il faut en tenir compte pour tenter de représenter ses contemporains dans leur vérité. M. Duras, à propos du film Wanda de Barbara Loden avait soutenu qu’en l’autre, il y a toujours quelque chose qu’on n’atteint pas. Chaque être au fond de lui-même est isolé, désincrusté de la réalité sociale.
De même en musique, le travail du musicien consiste à mettre en forme un surgissement pour le transmettre au public. Pour pouvoir le rendre perceptible, il lui faut en plus jouer le rôle de passeur. Ainsi en est-il par exemple pour les musiques du chant grégorien.

Les œuvres d’art sont aussi des biens marchands

L’essence de l’art, c’est la gratuité. Est-ce que le marché de l’art est compatible avec cette
caractéristique ? Quelles sont les conditions ?
On constate que la société actuelle mondialisée a fait de l’œuvre d’art un objet commercial et que le monde de la finance s’est emparé de l’art. La spéculation sur l’art que l’on déplore ouvertement, s’accompagne en réalité d’un consensus public généralisé.

Françoise Hanus
INFORMATIONS
Sur la canonisation de Jean-Paul II

Le 27 avril dernier, premier dimanche après Pâques, a eu lieu en mondovision la canonisation des papes Jean XXIII et Jean-Paul II, désormais inscrits au catalogue des Saints. Ce fut une belle cérémonie émouvante et recueillie, présidée par le pape François, concélébrée par Benoît XVI, resté à sa place, auprès de nombreux archevêques, évêques et de milliers de prêtres, en compagnie des représentants de quatre-vingt sept pays et d’un million de fidèles.
Les deux papes disparus qui ont marqué la chrétienté par leur personnalité et leur action étaient présents en image à travers leurs portraits : lumineux sourire de Jean XXIII et visage intense de Jean-Paul II jeune pape, bouleversant, - peut-être par la préfiguration des souffrances qu’il devait endurer -, ils étaient présents aussi corporellement à travers leurs reliquaires modernes créés pour la dévotion contemplative.
Pour nous, qui le 2 avril 2005 étions présents à Rome au Colloque de l’AEFM Art et Littérature, le soir de la mort de Jean-Paul II, et qui avions accouru sur la place Saint-Pierre avec la foule, cette cérémonie a ravivé des moments inoubliables. Quelles que soient les réserves que l’on puisse formuler sur la proclamation et le culte des saints, on ne peut nier leur influence bénéfique.
Dans un monde déboussolé, qui perd ses repères, il n’est pas inutile que la dimension spirituelle de ces personnalités hors du commun soit honorée.
Françoise Hanus

Des nouvelles de François Cheng

Récentes publications sur F. Cheng

La revue littéraire mensuelle Europe a consacré le numéro de mars (2014) à Max Jacob, François Cheng et des Voix d’Istanbul.
Les pages 168 à 259, consacrées à François Cheng, nous permettent d’approfondir notre propre étude de l’œuvre, ( d’ailleurs citée dans l’ouvrage), à travers une magnifique interview du poète par Nicolas Gilles, intitulée « faire signe», des pages contenant des poèmes de F. Cheng, des articles dont je ne citerai que les titres très évocateurs: « F. Cheng et la poésie de l’être, Poétique du paysage, Les leçons du rocher et de l’arbre, La voie du chant, Entre, Pèlerin de l’Occident, Une proximité imprévisible, Rencontres et retrouvailles, L’Œil éveillé du paysage, Stèles du grand exil »
« Aux horizons déployés hors des lignes de la main, tu as su accorder ta confiance et ton chant. Ce que tu as réuni ne saurait faire bloc, c’est avec un alliage d’eau et de cendre que le pinceau a signé l’errance où tu es, toi et ton âme à l’heure du soir. Voilà donc ce qu’il en était de la chance et de ses alarmes quand tu as choisi de vivre d’un exil à vie. » André Velter (p. 259)

Autre publication de 2014
Madeleine Bertaud et Cheng Pei (éd.), François Cheng A la croisée de la Chine et de l’Occident, Droz, Genève

Fruit d’un colloque franco-chinois qui s’est tenu à Paris et à l’Université de Fudan en Chine, en novembre 2011, cet ouvrage contient une quinzaine d’articles tous plus passionnants les uns que les autres dont l’intérêt essentiel semble être l’écoute ou la lecture à partir d’un autre bord. Un certain nombre d’entre eux abordent la question de la relation entre la poésie, la peinture et la calligraphie. D’autres soulèvent les problèmes de traduction. D’autres comparent les écrits de Claudel et de F. Cheng, D’autres encore étudient des questions très spécifiques comme « Le féminin selon F. Cheng » ou la rencontre singulière de deux cultures.
L’index des noms et les notes révèlent quelquefois une référence à notre ouvrage consacré aux actes du colloque de Strasbourg.
L’élargissement de notre thème à travers ces ouvrages est un encouragement à continuer notre exploration de la dimension spirituelle de la littérature d’aujourd’hui.

Marie Louise Scheidhauer

Laudatio François Cheng

François Cheng vient de recevoir le prix 2014 décerné par l’Association des Ecrivains Croyants dans la catégorie Essai, pour son ouvrage Cinq méditations sur la mort : autrement dit sur la vie. Le texte de l’éloge que Monique Grandjean a prononcé à cette occasion témoigne de l’admiration que nous portons à cet auteur auquel nous avions consacré notre colloque de Strasbourg en juillet 2009.

Maître, cher ami,
Tout homme porte en lui un monde intérieur qui lui est propre, et cependant en partie
composé de la chair de ceux qui l'ont précédé; mais il se dit héritier de ceux-là seuls
qui sont sa famille d'âme. Ces relations ne se déroulent pas nécessairement dans un
moment d'histoire précis de l'espace-temps, elles traversent les âges et se répondent
de fort loin.
Même si notre rencontre effective est récente, je vous ai entendu il y a des années déjà, à travers les voix de vos amis et de vos personnages de romans : Shitao ou Tianyi c'était vous. Mais ces liens n'étaient pas dus au hasard, ils venaient de plus loin. Mes lectures de Victor Segalen, de Rilke, de Etty Hillesum entretenaient des échos, une rumeur lointaine qui me préparaient à l'écoute de votre esprit et de votre âme à cet entre-deux : souffle de vie qui élève, relie et permet aujourd'hui nos échanges.
Nous sommes émus et honorés de vous recevoir ici, auréolé de prix littéraires et académicien depuis juin 2003 pour vous remettre le Prix 2014 Essais des Ecrivains Croyants pour vos cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie.
Au moment d'évoquer ce très beau texte, j'ai conscience que mes pauvres mots ne pourront jamais en recouvrir la richesse, ils évoqueront seulement un paysage; mais il faudrait le relais du poème, de la toile, de la sonate, mieux de la cantate pour compléter ma petite palette, et j'oserai dire comme votre cher Rilke : « Tout n'était en moi que résonance mais je ne vois pas de mots pour la trame de ces sons ».
Poète, romancier, essayiste, calligraphe, traducteur, vous êtes un créateur rare, mais ce n'est pas en tant que tel que vous prenez ici la parole : c'est très simplement à l'image de Socrate et ses amis, vous vous adressez à des compagnons réunis dans une salle de yoga et en même temps c'est à nous que vous parlez.
D'abord votre propos est résolument optimiste, dissonant par rapport à l'air du temps, au nihilisme ambiant. Je cite : « Je fais partie de ceux qui se situent résolument dans l'ordre de la vie » et ce n'est pas parce que la vie est adossée à la mort qu'elle n'est pas un bien absolu. Votre adage « la vie advient et devient » conduit à la notion même du temps et à cet ensemble, selon vous indissociable, vie-temps-mort ou mort-temps-vie. Outre cela, votre parole nous ressuscite en ce qu'elle nous conseille d'inverser notre regard au lieu d'attendre la mort comme une funeste fatalité. Il est préférable, selon vous, d'envisager la vie à partir de notre mort conçue, je cite : « comme un aimant qui nous tire vers une forme de réalisation, comme le fruit de notre être, un accomplissement et une renaissance ». C'est donc un double royaume que vous nous offrez, composé de ses deux pans complémentaires la vie et la mort.
Et au cœur de ce double royaume naît un espace où se noue le dialogue entre les vivants et les morts, résonances entre des êtres séparés par le temps et l'espace mais liés par les mêmes obsessions créatrices et la même sémantique, parce que reliés, je cite : « à une immense Promesse qui assure depuis l'origine la marche de la vie ».
Si nous sommes pétris de traces, traversés de reflets, si nous vivons possédés, vous, François Cheng, vous êtes frère de cœur de Rainer Maria Rilke, poète autrichien né en 1875, mort en 1926, qui se disait lui-même fils de la Sainte Russie et était devenu le jumeau du poète russe Boris Pasternak et l'âme sœur de Marina Tsvetaïeva. Rilke, ses vers pourraient être vôtres et vous, fils d'Orient, j'imagine qu'aujourd'hui vous complétez de votre œuvre la symphonie inachevée que fut sa courte vie de 50 années. Ecoutons ces vers prémonitoires des méditations sur la mort :
Seigneur donne à chacun sa propre mort
Qui soit vraiment issue de cette vie
Ou il trouva l'amour, un sens et sa détresse.
Et comme Rilke le chantait à sa muse Lou Andrea Salomé, vous pourriez lui dire :
Tu t'avançais vers moi longtemps
Avant que ta forme et ta voix
Ne m'atteignent.
Je ne peux qu'esquisser à grands traits les merveilles de votre Essai, mais si c'était possible j'aimerais relever toutes celles qui ont trait au couple Eros-Agape. Je citerai seulement cette perle : « Les amants de l'amour durable connaissent leur finitude tout en étant sûrs qu'au delà de leurs personnes leur amour même ne finira pas : aimer un être c'est dire « Toi tu ne mourras pas ». J'ai relevé l'expression « amour durable » évoquée par votre ami Jacques de Bourbon Busset au fauteuil duquel vous avez succédé à l'Académie Française; c'est aussi à lui que vous avez emprunté cette superbe définition de l'âme : « la basse continue de chaque être », musique qui l'accompagne sa vie durant sans interruption. C'est ainsi que pour l'artiste toute œuvre d'art est résonance d'âme à âme avec les autres êtres et avec l'Etre et que le poète vise, non la communication mais la communion.
Il me faudrait du temps pour effleurer seulement le mur de l'interrogation ultime : d'où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ? Mais il m'en faudrait beaucoup plus encore pour atteindre la vraie question de votre croyance en Dieu; d'ailleurs le profond respect que j'ai pour vous m'empêcherait d'en aborder même les prémices.
Je relèverai seulement cette belle prière d'Etty Hillesum prononcée peu avant sa mort et que vous avez citée dans la 4ème méditation : « Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance... », paroles qui font écho au célèbre poème de Rilke qu’Etty adorait et dont l'œuvre était le livre de chevet : « Que feras-tu Dieu si je meurs? Je suis ta cruche, si je me brise ? Moi absent tu perdrais tout sens ».
Je ne parlerai pas des poèmes qui composent la 5ème méditation et qui chantent les multiples liens tissés entre les hommes, la nature, les morts et Dieu.
Le poète vit non aujourd'hui mais toujours, non dans l'histoire mais dans le temps, non dans le monde contemporain mais dans l'éternité. Merci cher ami de nous offrir aujourd'hui dans votre œuvre l'Eternité.
Monique Grandjean
Postface

Cette réflexion par laquelle Margaret termine son analyse du roman de Sebastian Barry Le Testament secret reflète tellement l’esprit de notre association qu’elle mérite de figurer à part.

Laissons-nous porter par l’esprit et par l’imagination
vers une " patrie" plus large, un espace unique de compréhension
d’inspiration et de liberté.
Margaret Parry


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire