ÉDITORIAL
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En 1994, lors du colloque de l’AEFM
au collège de Maynooth en
Irlande
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Même si Margaret Parry ne coordonne
plus la parution d’Intervoix, elle y
participe encore par l’écriture et sa présence attentive nous aide à poursuivre
l’aventure du précieux bulletin de liaison de notre Association européenne
mauriacienne. Certes, il serait souhaitable que la version papier demeure, car
quelle richesse que de pouvoir se référer à un objet élaboré, plus solide que des
pages virtuelles facilement envolées !
Qu’il s’agisse de notre
bulletin ou des actes de nos colloques, nous y rencontrons, venus des quatre
coins de l’Europe, des guides éclairés qui nous incitent et nous entraînent à
partager leurs joies de lecteurs, amateurs de « vie intérieure et de
spiritualité au sens large », un esprit qui nous rassemble, en lien avec
François Mauriac. Par cette activité sans frontières, nous abattons des murs,
nous construisons des ponts, bien au-delà de l’Europe, dans notre association.
Pour l’heure, ce trentième
Intervoix est dédié à l’Irlande, lieu de notre prochaine rencontre à Dublin du
3 au 7 juillet 2014, organisée par notre Présidente, Nina Nazarova, que nous
remercions pour son inlassable dévouement au service de tous et de chacun. Elle
nous avait donné un avant-goût de la richesse culturelle de l’Irlande dans sa
fiche de présentation : A la
découverte des terres celtes, reprise ici.
Plusieurs articles
témoignent de la fertilité littéraire de cette "île aux vertes prairies"
qui a enfanté quatre prix Nobel de littérature, Samuel Beckett étant pour nous
le plus emblématique des modernes. Le dernier en date qui reçut cette
distinction en 1995 et s’éteignit récemment en 2013, Seamus Heaney est un grand
poète, " barde de la terre celte", récompensé pour "la
beauté lyrique et la profondeur éthique de son œuvre", poète sur lequel
Nina attire notre attention.
C’est une autre facette
celtique, poétique et mythologique, parente de notre "matière de Bretagne"
du Moyen Age, qui nous hante à travers l’Irlande et que G. Dranenko évoque dans
son bel article La balade irlandaise de
Pierre Michon, auteur qui non sans humour y trouve son inspiration.
Margaret Parry, quant à elle,
en analysant Le Testament secret de
Sebastian Barry, nous convie à nous pencher sur un grand romancier dont l’œuvre
comporte ce que nous recherchons idéalement dans la littérature "une
dimension éthique, voire métaphysique".
Notons enfin la parution
prochaine d’un ouvrage historique de Sophie Ollivier: Les Fenians d’Irlande, mouvement révolutionnaire datant de la fin
du XVIIIe siècle, qui revendiquait l’indépendance de l’Irlande et dont
l’évolution n’est pas sans lien avec la création de l’IRA.
Nous ne pouvons terminer
cette page sans évoquer la situation alarmante de l’Ukraine qui nous avait
accueillis avec tant de générosité et d’enthousiasme, il y a trois ans en 2011,
à Kiev et à l’Université de Tchernivtsi, lors de notre colloque sur Le silence en littérature. Nous ne pouvons
nous empêcher de dire combien nous nous sentons meurtris dans nos membres
ukrainiens, si dynamiques dans notre Association.
Françoise Hanus
Avec Margaret !
Margaret souhaite mettre fin à sa responsabilité de
rédactrice en chef du bulletin Intervoix,
bulletin dont elle s’est occupée jusqu’à présent. Je viens de feuilleter des
numéros qui remontent aux années 2000-2001. Quelle richesse ! Quelle somme !
Quelle mémoire !
C’est
avant tout de la gratitude, de l’estime, de l’admiration que je tiens à
t’exprimer, Margaret.
Mais l’esprit que tu as introduit dans la série y
restera imprimé et tu resteras notre référence, notre recours, la garante de la
ligne droite. Ta route avec Intervoix
ne fait donc que commencer dans cette nouvelle fonction, légère et essentielle
comme une source.
« La musique de Mozart est une remontée
délicieuse mais exténuante vers les sources. » Cette phrase figure dans
les extraits tirés de l’œuvre de F. Mauriac que Margaret a proposés à notre
lecture ou relecture dans le précédent numéro. François Mauriac est une de nos
sources. Que veut dire : « remonter aux sources » ? Pour
Mauriac, c’était une recherche. C’était rechercher, en remontant le cours, les
sources de la Hure. C’est plus difficile qu’on ne pense de remonter une
rivière. Les berges peuvent être inextricables, impraticables, propriétés
privées. La source peut être cachée ou multiple. L’essentiel réside donc dans
la recherche et dans le mystère.
La musique de Mozart est une remontée délicieuse mais
exténuante vers les sources. Ces sources qui jaillissent au plus profond de
l’être et que les notes, la mélodie, le rythme et je ne sais quoi cherchent à
créer pour résonner chez l’autre. L’écriture poétique est aussi cette remontée
vers les sources. Et toute œuvre d’art l’est également.
En relisant ces extraits, je pense qu’en les
choisissant pour qu’ils figurent dans Intervoix,
Margaret nous convie à revenir aux sources de notre recherche. Mais trouve-t-on
jamais les sources ? En tout cas F. Mauriac n’a jamais trouvé les sources
de la Hure. Il les a toujours cherchées. Le délice ne consistait-il pas dans le
fait de savoir qu’elles existaient puisque la rivière coulait toujours, mais
que les sources demeureraient un inépuisable mystère. La musique pénètre au
plus profond de notre être, elle l’ébranle prouvant par là qu’il existe, mais
elle tourne autour de la source sans en livrer le secret. « Elle coule
mais c’est de nuit ». Même les mystiques ne font que s’en approcher.
A ton appel, Margaret, et avec toi, nous continuerons
notre chemin vers les sources.
Marie Louise Scheidhauer
INVITATION A LIRE
HUBERT HADDAD, Le Peintre d’éventail, Zulma,
Paris, 2013
Quel est le secret du bonheur, de la plénitude qui
prend le narrateur à chaque fois qu’il se trouve en présence du vieux Osaki,
jardinier et amateur de couleurs, peintre d’éventails ? C’est la question
que, au fil de la narration, le roman dénoue, en révélant les moments clés de
l’existence de Matabei qui, par les circonstances de la vie, se trouve habitant
une vieille auberge cachée dans une verdure luxuriante en face du mont Jimura,
îlot de calme et de sérénité d’âme, mais de jouissance du corps aussi.
L’auberge rassemble une poignée de personnes constituant un petit monde à part,
dont le centre d’intérêt pourtant est une trinité de personnes liées par un
attrait profond, mystérieux, qui n’est autre que l’attirance de l’art et de la
beauté, et le désir de transmission.
A lire ces pages émanant d’une sensibilité si fine,
plutôt une exhalaison de vie que le reflet d’un acte de vivre, on se croirait
dans le monde de François Cheng de L’Eternité
n’est pas de trop. Musique de la nature, du jardin, des confidences
intimes, exprimée dans un langage façonné de sonorités douces et liquides qui
coulent d’un chapitre à l’autre avec la transparence d’un ruisseau, trouvant
ses moments d’arrêt, de suspension dans un étang immobile frangé d’arbustes ou
de bambous, avant de poursuivre son sens dans les lieux magiques qui entourent
l’auberge.
Monde ou Eden qui contraste avec l’auberge qui est le
cadre de l’action, lieu singulier, fascinant par ses reflets de vie réelle,
mais pour les acteurs principaux plutôt l’ouverture vers un monastère de
silence et de devenir spirituel qui défie la mort, cela malgré une rivalité
amoureuse et, couronnant l’histoire, un séisme majeur suivi d’un tsunami qui
auraient pu tout détruire, n’était-ce l’élan créateur de Matabei qui le porte
vers l’ultime consommation de son désir.
Titre singulier que cet éventail au singulier, là où
l’on s’attendrait au pluriel ; mais l’œuvre, la véritable, l’ultime,
n’est-elle pas simple, unique, toujours à refaire, à recomposer de la gangue de
matière qui l’enferme, jusqu’à ce que soit dit l’essentiel, que soit saisie cette
symphonie interne qui taraudait un Proust, un Mauriac, pour nous porter, nous,
vers la plus haute connaissance de l’art.
Si, donc, vous voulez faire une retraite d’ascèse en
pleine nature ; si vous voulez aller de raffinement en raffinement, de
silence en silence dans la langue française jusqu’à percer la pureté et la
transparence d’une perle de rosée ; si vous voulez comprendre ce que c’est
qu’un jardin, un véritable ; si vous voulez savoir ce que c’est que poursuivre
un sens qui révélera au bout du chemin l’unique sens ; si vous vous
attachez à l’idée d’héritier comme modèle et inspiration… ouvrez ce livre,
laissez-vous porter par son charme jusqu’à ses derniers mots :
« La vie est un chemin de rosée dont la mémoire
se perd, comme un rêve de jardin. Mais le jardin renaîtra, un matin de
printemps, c’est bien la seule chose qui importe. Il s’épanouira dans une
palpitation insensée d’éventails. »
Margaret Parry
DU CÔTÉ DE L’IRLANDE
Notre rencontre culturelle en
Irlande approche, puisque le voyage à Dublin qui a été organisé par notre
dynamique présidente, Nina Nazarova, résidant dans cette ville, va se dérouler
du 3 au 7 juillet. Voici la notice d’introduction à l’Irlande qu’elle nous
avait transmise lorsque nous avions décidé du choix de ce lieu.
A la découverte des terres celtes…
L’Irlande est une terre de prédilection pour ceux qui
s’intéressent à la littérature en général ainsi qu’aux aux rapports entre
littérature et identité nationale. La production littéraire irlandaise, - prose, vers, romans, nouvelles, poésie,
théâtre -, a été particulièrement prolifique au cours du temps, notamment au 20e
siècle. Pour un pays relativement petit, l’Irlande a contribué de manière
disproportionnée au monde littéraire. La République d’Irlande est un des rares pays
au monde à compter quatre prix Nobel de littérature, dont le plus récent
remonte à 1995. Yeats a inauguré le bal en 1923, un an à peine après
l’Indépendance irlandaise. Deux ans plus tard, c’est George Bernard Shaw qui
lui emboîte le pas. Puis viendra Samuel Beckett en 1969, et enfin Seamus Heaney
en 1995.
Dublin, la capitale, est une ville pleine de charme.
Les transformations qu’elle a connues en seulement cinquante ans, en ont fait
une des plus belles capitales européennes. Dublin est la ville la plus peuplée
d’Irlande, et cela, depuis le Moyen Age, ce qui lui confère un statut de
véritable centre historique, économique industriel, politique, culturel et
artistique. L’atmosphère de cette ville trépidante séduit grâce à une
population jeune et cosmopolite et à la convivialité de ses habitants. Au sens
étymologique « Dublin » viendrait du gaélique « Dubh
Linn », ce qui signifie « l’étang noir » en référence à un
bassin de la Liffey, le fleuve qui traverse la ville.
Flâner dans cette ville à taille humaine est déjà un
plaisir. On peut y admirer des maisons géorgiennes aux portes colorées, visiter
Temple Bar (regroupant théâtres, cinémas, galeries d’art etc.), le château de
Dublin, Crist Church Cathédrale et plusieurs autres sites historiques.
Dublin concentre les musées les plus importants de
l’Irlande, « île aux verts pâturages ». Au centre ville, la Galerie Nationale possède une riche
collection de peintures européennes. Mais c’est à Trinity College qu’est déposé le fameux Livre de Kells, (Book of
Kells en anglais, Liabhar Cheanannais
en irlandais), également connu sous le nom de Grand Evangéliaire de Saint Colomban qui fut réalisé vers l’an 820 par des moines liés à
cette communauté de culture celtique.
Cet ouvrage est mondialement considéré comme le chef
d’œuvre du christianisme et de l’art irlandais. Il constitue malgré son
inachèvement l’un des plus somptueux manuscrits enluminés ayant pu survivre à
l’époque du Moyen Age, tant par sa beauté que par l’excellence technique de sa
finition. Rédigé en latin, le Livre de
Kells contient les Quatre Evangiles du
Nouveau Testament accompagnés des
notes liminaires et explicatives. L’ensemble du manuscrit est abondamment
illustré de superbes enluminures aux brillantes couleurs. Il fait aujourd’hui
l’objet d’une exposition permanente à la bibliothèque du Trinity College de Dublin.
A proximité, le Musée
National renferme une rare collection
de bijoux et objets en or datant de la Préhistoire et du Moyen Age.
Une visite au Musée
des écrivains (Dublin’s Writers Museum) s’impose également. On y trouve une
foule de renseignements sur les grandes figures de la littérature irlandaise,
tels Jonathan Swift, James Joyce, William Yeats, Oscar Wilde, Samuel Beckett.
Aux environs de Dublin, plusieurs sites historiques
célèbres attirent de nombreux touristes, un des plus importants étant Glendolough. Cette colonie
ecclésiastique du début de l’ère chrétienne a été fondée par Saint Kevin au VIe
siècle. Construit dans une vallée glaciaire comportant deux lacs, le monastère
en ruines conserve une superbe tour ronde, des églises de pierre et de
nombreuses croix. Le centre d’accueil propose une exposition intéressante et un
spectacle audiovisuel ainsi que des visites guidées.
Au nord de Dublin, un autre lieu mériterait le détour.
C’est le fameux site archéologique de Newgrange,
l’un des plus célèbres d’Irlande et d’Europe, une référence mondiale dans
le domaine de l’archéologie funéraire du passé. Un tumulus mégalithique de 85
mètres de diamètre donne accès à une chambre funéraire cruciforme par un long
passage couvert. A l’extérieur, les 97 pierres monumentales qui l’entourent
portent de nombreuses gravures circulaires. L’orientation du monument a été
calculée de telle façon que la lumière au lever du jour puisse éclairer
directement la chambre, chaque année, le 21 décembre, au solstice d’hiver.
Ce monument fait partie d’une trentaine d’autres tout
proches, moins bien conservés et l’ensemble date du Néolithique, il y a environ
cinq mille deux cents ans. Ils ont été édifiés près de 600 ans avant la grande Pyramide de Gizeh en Egypte et près de
1000 ans avant Stonehendge en
Angleterre.
Nina Nazarova
Un romancier pour notre association :
Sebastian Barry, chantre de l’Irlande
Cette réflexion en suit de près une autre que j’ai
écrite pour le 2e numéro d’Intervoix
en 1998, mais cette fois-ci sur l’écrivain irlandais Sebastian Barry, que je
tiens pour l’un des plus grands romanciers européens d’aujourd’hui ; il
lui a été déjà décerné plusieurs prix littéraires. Comme romancier, il entre
tout à fait dans notre champ d’investigation de l’AEFM, ses romans étant ancrés
dans la vie intérieure de ses personnages qui interrogent leur « fatalité »
et le sens de leur vie, fatalité inséparable de l’histoire si trouble de l’Irlande qui fournit le cadre historique et social, celle-ci présentée en petites
touches discrètes à travers les subjectivités différentes. Même si l’auteur
reste absent de sa création, donnant sa voix à ses personnages, résonne partout
la présence d’une âme compatissante, non seulement devant le sort de ses
personnages pris dans les nasses de l’Histoire et de la religion, mais devant
l’homme en général dont la destinée touche à toutes les autres dans cette
conception symphonique, complexe de la réalité humaine évoquée par François
Mauriac, que le romancier a pour objet d’éclairer (voir Le Romancier et ses personnages). Sebastian Barry pour sa part
demande : « Nos histoires ne sont-elles pas toutes entremêlées et
presque étrangères à nous-mêmes ? » (Le Testament secret)
Des cinq romans de Sebastian Barry, (il est dramaturge
et poète aussi), je vous conseille surtout Le
Testament secret. C’est l’histoire d’une vieille dame centenaire, Roseanne,
pensionnaire dans un asile, et de son médecin Dr Grene. Ce sont deux êtres
seuls au monde, - deux âmes qui se cherchent -, qui ont un attrait mystérieux
l’un pour l’autre. D’une réserve et discrétion sans faille, ils confient leurs
sentiments, entremêlés par le jeu de la mémoire à l’histoire de leur vie, dans
un journal secret, caché dans le cas de Roseanne sous une planche de sa
chambre, intégré dans le cas de Dr Grene dans son carnet de notes de tous les
jours. Comment ces deux confessions – il s’agit bien de cela – arrivent-elles à
s’ouvrir, à se toucher, à s’interpénétrer ? C’est ce qui fait le suspense
du roman qui nous porte, au fil des pensées et des souvenirs, à l’ultime
révélation, suspense lent, pourtant, orchestré à l’avance en profondeur dans
l’âme des personnages.
L’histoire de Roseanne est un peu l’histoire de Job, à
cette différence près, qu’à travers les épreuves elle montre une innocence et
une soumission totales. Enfermée dans sa cellule, dans l’attente journalière du
seul être qui lui reste, méditant sa vie en attendant, elle s’étonne de tous
les malheurs qui se sont abattus sur elle au cours d’une existence. Nous nous
en étonnons nous-mêmes. Car comment imaginer une âme restée aussi bonne en face
de tous ces maux ? D’où a-t-elle puisé la force pour survivre, à ce « minuscule,
obscur Hiroshima oublié » ?
C’est là, me semble-t-il, un premier aspect du talent
de Barry : qu’avec une vraisemblance parfaite, sans sentimentalité ni
religiosité aucune (son langage – images et métaphores – y est pour beaucoup),
il fait vivre son personnage tel qu’on pourrait l’imaginer sorti des mains du
Créateur ? C’est ce qui donne la musique secrète de Barry – la
transcendance du sentiment de "terreur et souffrance" dans "les
puits de douleur" -, qui sont sa vie dans une sérénité et paix d’âme qui
la dépassent, mais qui lui donnent sa note intime. Comme si, à travers la
souffrance, elle avait pénétré dans une autre dimension de vie qui n’est que
lumière. Mystère de l’être… Lente émergence d’une sainte… Et le romancier de
s’exclamer, comme étonné de sa propre création : "Elle devrait être
un lieu de pèlerinage et une icône nationale. Mais elle ne vit nulle part et
elle n’est rien."
Mais si, elle est philosophe, ou plutôt elle le
devient en écrivant pour notre illumination à nous, en fixant de son Bic
(précieux cadeau de son ami) les étincelles de bonheur qui, malgré tout, ont
éclairé sa destinée : "Il vaut la peine d’enregistrer nos moments de
bonheur, il y a tant de cette autre chose dans la vie", affirme-t-elle de
sa manière si simple à un interlocuteur inexistant, de nulle part comme elle.
Si un personnage fictif nous fait toucher à l’essentiel
des Béatitudes comme elles peuvent être incarnées dans un individu, c’est bien
Roseanne dans Le Testament secret.
Occasion de nous rappeler les réflexions de Mauriac sur ces lignes sublimes –
dans Ce que je crois, je pense. Comme
de nous rappeler la fameuse querelle entre Mauriac et Gide évoquée dans Dieu et Mammon, et la célèbre boutade de
Gide : "C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise
littérature. La vôtre est excellente, cher Mauriac."
A presque cent ans de distance nous pourrions
instaurer Barry dans ce débat sur la dimension éthique, voire métaphysique en
littérature, non seulement par rapport à Roseanne mais aussi au Dr Grene, dont
l’histoire nous illumine de cette autre vérité : "Nous sommes en
deuil de notre mère, même avant notre naissance." La vie du Dr Grene,
n’est-ce pas la recherche de la mère parfaite, sans imperfection aucune, que
l’on ne connaît, pourtant, qu’à travers l’imagination ? Dénouement
d’autant plus surprenant… Ne posons pas la question correspondante, à propos de
Roseanne et de cet homme qui pourrait être son fils. Ce serait trop
schématisant. Mais l’imagination créatrice de l’auteur ne le porte-t-elle pas
dans ce sens, à travers le désordre et l’anarchie et la cruauté de l’existence
réelle, vers la fugitive vision d’une pureté, d’une intégrité originelle ?
La véritable connaissance de l’autre, n’est-ce pas, si nous en croyons la
rumination de Roseanne à un certain moment, "dans le sens Biblique" ?
Il est vrai, pourtant, que nous vivons dans une autre
époque que Mauriac, qui nous ancre plus fermement dans le temps. Ne négligeons
donc pas cette autre dimension de Barry évoquée plus haut, c’est-à-dire la
dimension historique. Les romans de Barry, liés entre eux à travers le temps,
forment ensemble comme un roman-fleuve (ou "roman-ruisseau" pour
utiliser le terme de Mauriac dans son célèbre essai) qui suit les destinées
entremêlées de ses personnages à travers des décennies de troubles en Irlande.
Ils constituent, comme dit l’auteur du Testament
secret, "les étranges chapitres de l’histoire déroutante de ce pays",
histoire, pourtant, qui a ceci de particulier, qu’elle est vécue de l’intérieur
à travers ses personnages. Par la symbiose de l’écriture et de la lecture, ne
devient-elle par là une partie de notre temps, notre histoire à nous ?
Potentiellement au moins, car comme l’admet Mauriac, "la collaboration du
romancier et du lecteur" est un processus complexe, surtout quand un idéal
d’art ou le sens de l’écriture est en jeu. Tout dépend de la profondeur de la
vision chez celui-là, comme sans doute chez le lecteur, de l’effort
d’engagement ou de coïncidence interne avec le monde créé.
A travers Mauriac, dont les romans dans leur évolution
interne reflètent son aventure temporelle racontée dans le Journal, le Bloc-notes et
ailleurs…, à travers Barry,… à travers Makine chez qui aussi "l’histoire
déroutante" d’un pays, mais à l’autre extrémité de l’Europe, n’est
jamais absente…, à travers d’autres romanciers de notre élection qui nous
laissent pénétrer dans un espace jusque-là inconnu, donc inassimilable,
laissons-nous porter par l’esprit et l’imagination vers une "patrie"
plus large, un espace unique de compréhension, d’inspiration et de liberté.
Réfléchissons encore au sens profond de notre titre : "Association
européenne François Mauriac".
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