Publié en 2012

Le Franchissement du Mur
dans la littérature postsoviétique
Andreï Makine et d’autres
La chute du Mur et l’effondrement de l’URSS ont popularisé en Occident la littérature postsoviétique. Ainsi, le romancier A. Makine met en scène, dans La Vie d’un homme inconnu et La Musique d’une vie, des personnages dont le destin a été broyé par le système soviétique.
En effet, comment survivre dans une société où la moindre insubordination équivalait à la mort ? L’écriture s’est révélée être une arme de survie privilégiée capable de déjouer la censure. C’est ce qui a permis, à de rares ouvrages, d’ouvrir dans les murs des brèches par où a filtré l’horreur de l’inhumanité.
       Nous connaissions Soljenitsyne ou Grossman mais depuis l’éclatement soviétique, d’autres voix censurées, venues du fond des peuples opprimés, nous parviennent, du détroit de Behring, d’Estonie, de Hongrie, d’Ukraine ou d’Allemagne de l’Est, clamant, par l’écriture, le droit humain fondamental et universel de choisir soi-même son destin.



SOMMAIRE
INTRODUCTION
Marie Louise Scheidhauer, Strasbourg.

LE FRANCHISSEMENT DU MUR PAR DES MOYENS ARTISTIQUES

Mort et résurrection : Requiem des Vivants dans La Vie d’un homme inconnu
Margaret Parry Helm, Angleterre

Le franchissement du Mur dans La Musique d'une vie et La Vie d’un homme inconnu d'Andreï Makine
Marie-Line Jacquet, Paris

La Vie d’un homme inconnu  de Makine : le Franchissement de
la douleur
Sabine Badré, Paris

À LA RECHERCHE DE LA LIBERTÉ

Deux personnages de prisonniers franchissent le mur : comment ? Dans Le Monde selon Gabriel d’Andreï Makine et Philoctète de Heiner Müller
Marie Louise Scheidhauer, Strasbourg

Liberté et travail de la femme en URSS dans la littérature postsoviétique
Claude Hecham, Paris

Homo sovieticus ou un homme fâché
Nina Nazarova, Irlande

RÉSISTANCE À L’OPPRESSION IDÉOLOGIQUE DANS
LA LITTÉRATURE DE L’EUROPE DE L’EST

La schizophrénie, une échelle pour franchir le Mur ?
Monique Grandjean, Paris

Au Royaume des vertoukhaï de Mykhaïlo Ivassiouk : livre-témoignage d’une résistance à l’oppression du régime stalinien...
Taras Ivassioutine, Ukraine

Manipuler la censure par subtilité : Le Fou du tsar de Jaan Kross  et Le Septième printemps de la paix de Viivi Luik
Rolf Liiv, Estonie

Eurêka ! J’ai trouvé ! Certes, mais quoi ? L’écriture dans la vie d’Imre Kertesz
Jeanne Bernard, Paris

 

Introduction

L’expression « Franchissement du Mur » est bien entendu métaphorique. Le champ sémantique du mot « mur » est analysé finement par Monique Grandjean, au début de son article. Il en ressort qu’en écriture c’est la fissure du mur qui importe, sa faille, sa brèche. En effet, qu’il s’agisse de mur protecteur ou d’enfermement, d’un mur extérieur ou intérieur, le défi de l’écriture littéraire consiste à le franchir. C’est en ce sens que Margaret Parry a parlé du « défi de l’expérience soviétique tel qu’il a retenti au plus profond de l’âme humaine soumise au béton massif du régime ».
On sait la férocité et l’inconséquence de la censure sous les régimes totalitaires. On peut cependant admettre que cette censure, à son insu, reconnaît le pouvoir du mot. On sait par ailleurs que tout art est rebelle parce qu’en quête d’autre chose. Aussi, la vigilance des censeurs ne se relâche-t-elle pas. Il est donc pertinent de se demander comment une littérature de qualité peut naître, se développer et se maintenir sous un régime d’oppression.


Il est certes des écrivains qui choisissent l’exil pour écrire. Ce sont les dissidents dont Makine ou Kundera. C’est par l’intermédiaire de leurs œuvres qu’ils rendent compte des difficultés d’existence de la littérature et des arts sous un régime totalitaire et surtout de l’ostracisme et des condamnations qui frappent les écrivains et artistes qui résistent. A. Makine écrit en français pour des lecteurs français, dans un premier temps, avant que ses écrits ne soient traduits. Le personnage d’Alexeï dans La Musique d’une vie est ainsi exemplaire. Il choisit d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un pianiste génial et aussitôt il est envoyé au bagne. Le personnage de l’homme inconnu est persécuté parce qu’il chante des chants réprouvés et parce qu’il veut créer un musée du souvenir. C’est Volski dans  La Vie d’un homme inconnu. On trouve dans presque tous les livres du romancier un personnage qui choisit la liberté et qui résiste grâce à une forme d’art ou de poésie « pourvu qu’il y ait un bout de ciel au-dessus de (sa) tête ». Certains romanciers subsistent à l’intérieur de l’URSS. Par quel hasard? L’histoire de Lizka, personnage féminin du roman d’A. Ikonnikov, Lizka et ses hommes, (il est vrai, publié au moment de la Perestroïka) ne doit sa fin heureuse qu’au courage de l’héroïne et à la solidarité des femmes qui l’entourent, autre réalité de ce bout de ciel au-dessus de la tête.
Le ciel est une image de la beauté, de l’amitié, certes, mais aussi de l’horizon infini qui échappe à tout barrage, à tout rideau de fer, qui ne se laisse pas enfermer, pas maîtriser.

L’écriture littéraire, l’écriture poétique est faite de paroles ailées ainsi que les nomme Homère et ces paroles franchissent les murs comme le font les abeilles. Dans l’unique pièce de théâtre d’A. Makine, c’est le prisonnier-écrivain qui franchit le mur pour aller vers l’infini de la mer. Mais d’une façon plus générale la parole poétique, polysémique par essence, échappant donc à toute interprétation univoque, embarrasse les censeurs. C’est ainsi que Joan Kross, écrivain estonien, qui a connu la déportation, arrive néanmoins à publier un livre Le Fou du tsar qui fonctionne comme une parabole contre l’oppression mais qui n’est pas censuré parce que l’histoire qu’il raconte se déroule dans une période révolue. C’est ainsi que Heiner Müller, dramaturge en DDR, lui aussi interdit, publie Philoctète, l’histoire de ce héros grec qui revendique le droit de choisir son destin au détriment de l’intérêt collectif.

Et puis, il est des écrivains poètes pour qui l’écriture est tout simplement libératrice et permet de surmonter un enfermement mental dans un univers déshumanisé. L’expérience des camps de la mort aurait pu être destructrice pour les survivants. Et elle l’a été pour plus d’un. Cependant l’écriture a permis à quelques-uns dont Imre Kertesz de traverser cette terrible épreuve sans être terrassé. Parce que l’écriture permet à celui qui écrit de s’extraire de l’expérience où il n’est qu’objet de dérision pour relire son histoire en tant qu’homme véritable. Dans le genre fictionnel, Volski, le personnage central du roman déjà cité, considéré comme sourd-muet par son entourage, retrouve la parole en face de Choutov qui l’écoute et le traite avec humanité. Il retrouve son nom et son histoire. C’est pourquoi « il n’a jamais encore vu, d’un seul regard, tant de ciel ». Les murs tombent. Alors s’ouvre un espace infini, celui du langage, ensemble fini pourtant, mais qui se prête, comme le dit J. Derrida, à des substitutions infinies.

Et enfin il y a des écrivains qui perdent la vie dans leur tentative de contrer la pensée unique, de s’affirmer comme homme libre, d’exister envers et contre tout. La communication de Taras Ivassioutine qui évoque trois hommes ayant vécu l’expérience du goulag et qui en ont parlé ultérieurement dans leurs écrits a été bouleversante. Il faut citer ici le nom de Soljenitsyne, mais aussi celui de Naïlam Chalamov, mort au bagne pour avoir raconté ce qui se passait à Kolyma. Et on ne peut oublier le nom de Mikhaïlo Ivassiouk qui évoque l’enfer du camp et de sa vie d’après.
Et pourtant! Leurs ouvrages ont franchi tous les murs. Aujourd’hui ils nous parlent. Et par le pouvoir de leurs mots nous sont restituées leurs histoires. De relais en relais, elles nous sont parvenues. A quel prix cependant ! Les livres témoignages ont été censurés et leurs auteurs condamnés avant que ne tombe le mur réel de Berlin.


Mais les différentes communications révèlent aussi les pouvoirs troublants de l’écriture littéraire, thérapie, évasion, terre d’asile pour l’écrivain et langage inquiétant et étrange pour les censeurs, incapables d’en déceler le sens, incapables de mesurer l’interprétation à l’aune de leur idéologie, incapables de fixer une signification puisque par essence les sens sont pluriels et les paroles poétiques, ailées. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, les écrits littéraires franchiront les murs érigés, même si leurs auteurs croupissent dans un goulag, ou dans un asile psychiatrique ou se livrent au désespoir de leur monde intérieur. Les censeurs sont juste saisis de cette étrange inquiétude devant un phénomène incontrôlable et, pris de panique, n’y répondent, le plus souvent, que par la violence et parfois par une étrange inertie qui permet à l’un ou l’autre de ces ouvrages de se glisser dans la brèche. Ce sont ces écrits qui restent les témoins de l’âme et de l’esprit humain dont aucun totalitarisme ne peut venir à bout.

Marie Louise Scheidhauer


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