Le Franchissement
du Mur
dans la
littérature postsoviétique
Andreï
Makine et d’autres
La chute du Mur
et l’effondrement de l’URSS ont popularisé en Occident la littérature
postsoviétique. Ainsi, le romancier A. Makine met en scène, dans La Vie d’un homme inconnu et La Musique d’une vie, des personnages dont le
destin a été broyé par le système soviétique.
En effet,
comment survivre dans une société où la moindre insubordination équivalait à la
mort ? L’écriture s’est révélée être une arme de survie privilégiée
capable de déjouer la censure. C’est ce qui a permis, à de rares ouvrages,
d’ouvrir dans les murs des brèches par où a filtré l’horreur de l’inhumanité.
Nous connaissions Soljenitsyne ou
Grossman mais depuis l’éclatement soviétique, d’autres voix censurées, venues
du fond des peuples opprimés, nous parviennent, du détroit de Behring,
d’Estonie, de Hongrie, d’Ukraine ou d’Allemagne de l’Est, clamant, par
l’écriture, le droit humain fondamental et universel de choisir soi-même son destin.
SOMMAIRE
INTRODUCTION
Marie
Louise Scheidhauer, Strasbourg
LE FRANCHISSEMENT DU MUR PAR DES MOYENS ARTISTIQUES
Mort et résurrection :
Requiem des Vivants dans La
Vie d’un homme inconnu
Margaret
Parry Helm, Angleterre
Le
franchissement du Mur dans La Musique d'une vie et La Vie d’un homme inconnu d'Andreï Makine
Marie-Line
Jacquet, Paris
La Vie d’un homme inconnu de
Makine : le Franchissement de
la
douleur
Sabine
Badré, Paris
À LA RECHERCHE DE LA LIBERTÉ
Deux personnages de prisonniers franchissent le
mur : comment ? Dans Le
Monde selon Gabriel d’Andreï Makine et Philoctète
de Heiner Müller
Marie
Louise Scheidhauer, Strasbourg
Liberté
et travail de la femme en URSS dans la littérature postsoviétique
Claude
Hecham, Paris
Homo sovieticus ou un homme fâché
Nina
Nazarova, Irlande
RÉSISTANCE À L’OPPRESSION IDÉOLOGIQUE DANS
LA LITTÉRATURE DE L’EUROPE DE L’EST
La
schizophrénie, une échelle pour franchir le
Mur ?
Monique
Grandjean, Paris
Au Royaume des vertoukhaï de Mykhaïlo Ivassiouk : livre-témoignage
d’une résistance à l’oppression du régime
stalinien...
Taras
Ivassioutine, Ukraine
Manipuler
la censure par subtilité : Le Fou du tsar de
Jaan Kross et Le Septième printemps de la paix de Viivi
Luik
Rolf
Liiv, Estonie
Eurêka ! J’ai trouvé ! Certes,
mais quoi ?
L’écriture dans la vie d’Imre
Kertesz
Jeanne
Bernard, Paris
Introduction
L’expression « Franchissement du Mur » est bien entendu
métaphorique. Le champ sémantique du mot « mur » est analysé finement
par Monique Grandjean, au début de son article. Il en ressort qu’en écriture
c’est la fissure du mur qui importe, sa faille, sa brèche. En effet, qu’il
s’agisse de mur protecteur ou d’enfermement, d’un mur extérieur ou intérieur,
le défi de l’écriture littéraire consiste à le franchir. C’est en ce sens que
Margaret Parry a parlé du « défi de l’expérience soviétique tel qu’il a
retenti au plus profond de l’âme humaine soumise au béton massif du
régime ».
On sait la férocité et l’inconséquence de la censure sous les régimes
totalitaires. On peut cependant admettre que cette censure, à son insu,
reconnaît le pouvoir du mot. On sait par ailleurs que tout art est rebelle
parce qu’en quête d’autre chose. Aussi, la vigilance des censeurs ne se
relâche-t-elle pas. Il est donc pertinent de se demander comment une
littérature de qualité peut naître, se développer et se maintenir sous un
régime d’oppression.
Il est certes des écrivains qui choisissent l’exil pour écrire. Ce sont
les dissidents dont Makine ou Kundera. C’est par l’intermédiaire de leurs
œuvres qu’ils rendent compte des difficultés d’existence de la littérature et
des arts sous un régime totalitaire et surtout de l’ostracisme et des
condamnations qui frappent les écrivains et artistes qui résistent. A. Makine
écrit en français pour des lecteurs français, dans un premier temps, avant que
ses écrits ne soient traduits. Le personnage d’Alexeï dans La Musique d’une
vie est ainsi exemplaire. Il choisit d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un
pianiste génial et aussitôt il est envoyé au bagne. Le personnage de l’homme
inconnu est persécuté parce qu’il chante des chants réprouvés et parce qu’il
veut créer un musée du souvenir. C’est Volski dans La Vie d’un homme
inconnu. On trouve dans presque tous les livres du romancier un personnage
qui choisit la liberté et qui résiste grâce à une forme d’art ou de poésie
« pourvu qu’il y ait un bout de ciel au-dessus de (sa) tête ».
Certains romanciers subsistent à l’intérieur de l’URSS. Par quel hasard?
L’histoire de Lizka, personnage féminin du roman d’A. Ikonnikov, Lizka et
ses hommes, (il est vrai, publié au moment de la Perestroïka ) ne doit
sa fin heureuse qu’au courage de l’héroïne et à la solidarité des femmes qui
l’entourent, autre réalité de ce bout de ciel au-dessus de la tête.
Le ciel est une image de la beauté, de l’amitié, certes, mais aussi de
l’horizon infini qui échappe à tout barrage, à tout rideau de fer, qui ne se
laisse pas enfermer, pas maîtriser.
L’écriture littéraire, l’écriture poétique est faite de paroles ailées
ainsi que les nomme Homère et ces paroles franchissent les murs comme le font
les abeilles. Dans l’unique pièce de théâtre d’A. Makine, c’est le
prisonnier-écrivain qui franchit le mur pour aller vers l’infini de la mer.
Mais d’une façon plus générale la parole poétique, polysémique par essence,
échappant donc à toute interprétation univoque, embarrasse les censeurs. C’est
ainsi que Joan Kross, écrivain estonien, qui a connu la déportation, arrive
néanmoins à publier un livre Le Fou du tsar qui fonctionne comme une
parabole contre l’oppression mais qui n’est pas censuré parce que l’histoire
qu’il raconte se déroule dans une période révolue. C’est ainsi que Heiner
Müller, dramaturge en DDR, lui aussi interdit, publie Philoctète,
l’histoire de ce héros grec qui revendique le droit de choisir son destin au
détriment de l’intérêt collectif.
Et puis, il est des écrivains poètes pour qui l’écriture est tout
simplement libératrice et permet de surmonter un enfermement mental dans un
univers déshumanisé. L’expérience des camps de la mort aurait pu être
destructrice pour les survivants. Et elle l’a été pour plus d’un. Cependant
l’écriture a permis à quelques-uns dont Imre Kertesz de traverser cette
terrible épreuve sans être terrassé. Parce que l’écriture permet à celui qui
écrit de s’extraire de l’expérience où il n’est qu’objet de dérision pour
relire son histoire en tant qu’homme véritable. Dans le genre fictionnel,
Volski, le personnage central du roman déjà cité, considéré comme sourd-muet
par son entourage, retrouve la parole en face de Choutov qui l’écoute et le
traite avec humanité. Il retrouve son nom et son histoire. C’est
pourquoi « il n’a jamais encore vu, d’un seul regard, tant de
ciel ». Les murs tombent. Alors s’ouvre un espace infini, celui du
langage, ensemble fini pourtant, mais qui se prête, comme le dit J. Derrida, à
des substitutions infinies.
Et enfin il y a des écrivains qui perdent la vie dans leur tentative de
contrer la pensée unique, de s’affirmer comme homme libre, d’exister envers et
contre tout. La communication de Taras Ivassioutine qui évoque trois hommes
ayant vécu l’expérience du goulag et qui en ont parlé ultérieurement dans leurs
écrits a été bouleversante. Il faut citer ici le nom de Soljenitsyne, mais
aussi celui de Naïlam Chalamov, mort au bagne pour avoir raconté ce qui se
passait à Kolyma. Et on ne peut oublier le nom de Mikhaïlo Ivassiouk qui évoque
l’enfer du camp et de sa vie d’après.
Et pourtant! Leurs ouvrages ont franchi tous les murs. Aujourd’hui ils
nous parlent. Et par le pouvoir de leurs mots nous sont restituées leurs
histoires. De relais en relais, elles nous sont parvenues. A quel prix
cependant ! Les livres témoignages ont été censurés et leurs auteurs
condamnés avant que ne tombe le mur réel de Berlin.
Mais les différentes communications révèlent aussi les pouvoirs
troublants de l’écriture littéraire, thérapie, évasion, terre d’asile pour
l’écrivain et langage inquiétant et étrange pour les censeurs, incapables d’en
déceler le sens, incapables de mesurer l’interprétation à l’aune de leur
idéologie, incapables de fixer une signification puisque par essence les sens
sont pluriels et les paroles poétiques, ailées. Ainsi, d’une façon ou d’une
autre, les écrits littéraires franchiront les murs érigés, même si leurs
auteurs croupissent dans un goulag, ou dans un asile psychiatrique ou se
livrent au désespoir de leur monde intérieur. Les censeurs sont juste saisis de
cette étrange inquiétude devant un phénomène incontrôlable et, pris de panique,
n’y répondent, le plus souvent, que par la violence et parfois par une étrange
inertie qui permet à l’un ou l’autre de ces ouvrages de se glisser dans la
brèche. Ce sont ces écrits qui restent les témoins de l’âme et de l’esprit
humain dont aucun totalitarisme ne peut venir à bout.
Marie Louise Scheidhauer
Pour
commander le volume, cliquer
ici
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire