Publié en 2013


LE SILENCE EN LITTÉRATURE

S’intéresser au silence en littérature, lieu privilégié de la Parole, semble paradoxal. Cependant, comme en musique, le silence joue sa partition dans l’ombre. Rien de plus protéiforme que le silence ! Il peut constituer la matière mais aussi la manière d’un ouvrage.
Ce recueil utilise comme guide la polyphonie du silence dans l’œuvre de Mauriac à qui cette réflexion touchant la spiritualité est particulièrement dédiée. Diverses gammes de silences sont alors explorées : d’abord le silence comme élément fondamental de la création artistique, ascèse exigeante pour Makine, Modiano, Le Clézio…
Puis, le silence apparaît sous son aspect mystique, sa transcendance, en relation avec le Mal, la Souffrance et la Mort chez Sylvie Germain et Philippe Claudel. Ensuite, il est évoqué dans sa fonction poétique de déchiffrement des choses et des êtres, à la recherche de l’essence du monde, avec des poètes comme Leopardi, Anne Perrier, Paul Celan. Plus près de nous, résonnent les voix assourdissantes du silence des opprimés et des morts des dictatures modernes, à travers les œuvres de Vercors, Cheng ou de l’Ukrainien Khvylovyi.
Enfin, en contrepoint de cette diversité et en accord avec l’art de Mauriac, soucieux de l’essentiel, on note que les écrivains ici rassemblés cultivent l’art de la litote. Et parfois, comme Makine ou Houellebecq, ils considèrent que le silence ou la page blanche sont plus proches de la perfection que toute écriture.

TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION      
Nina Nazarova

POLYPHONIE DU SILENCE DANS L’ŒUVRE DE FRANÇOIS MAURIAC

Le leitmotiv du silence dans Thérèse Desqueyroux
Michael O’Dwyer (IRL)

Le silence et la littérature dans les œuvres autobiographiques de François Mauriac
Claude Hecham (F)

Le phénomène du silence dans le roman de François Maurias Préséances
Yaryna Tarasyuk (UKR)

LE SILENCE COMME ÉLÉMENT FONDAMENTAL DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

Le monastère du silence ou la recherche du Verbe : A. Makine à la lumière de Charles Du Bos et de Maurice Zundel
Margaret Parry (GB)

Le silence dans l'œuvre de Patrick Modiano
Thierry Laurent (F)

La famille, lieu de l’histoire et du silence chez J. M.G. Le Clézio et A. Wiazemsky
Taras Ivassioutine (UKR)

LA TRANSCENDANCE DU SILENCE

Les mots du silence, ultime amour dans Derniers fragments d’un long voyage
Sabine Badré (F)

Les « voix » du silence dans Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel
Daniela Fabiani (I)

La transcendance du silence chez Sylvie Germain
Georges Simon (ROUM)

SILENCE ET POÉSIE

Le silence, voix de l’âme
Giulia Latini Mastrangelo (I)

La poésie d'Anne Perrier: Cet air de flûte qui chancelle d'un silence/ A l'Autre
Jeanne-Marie Baude (F)

Thématique de la minéralité, silence et parole dans deux recueils de Paul Celan
Marie-Line Jacquet (F)

La déchirure du silence dans Renverse du souffle de Paul Celan
Marie Louise Scheidhauer (F)

LA RÉBELLION DU SILENCE

La rébellion du silence dans la littérature algérienne contemporaine: cri et désert
Marta Montesarchio (I)

Le silence en réponse à la violence et à la tyrannie
Claude Herly (FR)

Le silence ou la négation de la liberté dans les pièces de Federico García Lorca
Taïs Fernandez (I)

L'univers concentrationnaire chinois chez François Cheng
Sophie Ollivier (F)

A LA RECHERCHE DE SA VOIX

A la recherche de ce qu’on a perdu dans La leçon de musique et Tous les matins du monde de Pascal Quignard
Nadia Jammal (LIB)

Silence créateur et silence oppressant
Mariafrancesca Gammella (I)

Mykola Khvylovyi : la voie / voix à travers le silence
Galyna Dranenko (UKR)

Le silence du hérisson (d’après Muriel Barbery)
Nina Nazarova (IRL-RUS)

Introduction
Etudier le silence dans la littérature relève a priori du paradoxe. Dans ce tas de mots, dans cette diversité de sens, le lecteur ne s’attend pas à trouver l’espace vide qu’offre pourtant l’auteur. On perçoit souvent la littérature comme un art qui rompt radicalement avec le silence. C'est oublier que la langue et la conscience sont étroitement liées et que l'écrivain, toujours pleinement confronté au silence qui inaugure et accompagne le moindre de ses mots, compose avec lui et se compose à travers lui. "[Le langage] ne vit que du silence ; tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas[1] ».
C'est au vingtième siècle que les réflexions appliquées au langage et au discours totalisant ont atteint leur apogée, et qu'on s'est tourné vers une rhétorique de l'indicible, ou bien vers une écriture de silence. Certains écrivains font de la recherche du silence, l'objet même de leurs projets littéraires, en voulant explorer l'expérience de l'indicible à travers le silence, le monde d’au-delà du langage, le pouvoir du vide et de l'absent. Indéniablement, il y a un courage créateur dans le choix de se taire, une prise de conscience salutaire, digne: « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit[2] ».

Le silence peut s’entrevoir par différent biais, comme une dialectique entre la parole et le vide, qui met en cause le rapport écrivain et lecteur, mais aussi comme un acte énonciatif où le silence est pris en charge par le récit. Or, le silence est aussi et surtout en lien avec la rhétorique du sublime. Le silence porte à la méditation : il faut l’écouter pour en saisir toutes les gammes.
En décrivant le silence, les romanciers convoquent inévitablement tout ce que cette notion englobe. Dans un premier temps, le silence se définit par la négative : absence de bruit, de son, quelque chose de vide. En même temps, la description du silence peut prendre des pages entières d’une œuvre littéraire. D'un autre côté, le silence, c’est aussi un prolongement de la parole, une source d’inspiration et un moment d’écoute. Le silence, ce n’est donc pas le contraire du langage mais un langage intérieur, solitaire ou personnel. Par la quiétude contemplatrice qu’il génère, le silence peut alors provoquer l’union d’individus, le partage de sensations. D'un point de vue discursif, le silence se lit dans l'écriture. Son importance est trop souvent sous-estimée, et cela même parce qu'il dit plus qu'on ne le voudrait. Le silence est donc un espace ouvert dans lequel s'inscrit un acte énonciatif. Non seulement ces vides accordent une nouvelle valeur aux mots environnants, à ces quelques paroles qui restent, mais ils exercent aussi une fonction capitale dans la communication littéraire puisqu’ils appellent l’instance interlocutrice à la collaboration.
La dimension discursive du silence tient une place particulière chez l’homme puisque le silence nécessite la fonction imaginative. En l’absence de mots, c’est la pensée qui prend la place, la réflexion ; d’où la seconde sorte de silence : le silence incarne ce qui est irreprésentable.

Le silence est aussi une technique de la rhétorique connue depuis l'Antiquité et théorisée par Aristote et Cicéron. Il est le paradigme de l’orateur. Le silence est le meilleur moyen pour convaincre : que l’audience soit d’accord ou à court d’argument, elle se tait. Et la pensée de chacun s’unit alors dans le silence. D’ailleurs, le silence est une parole ou, plutôt, une parole non proférée. L’ambivalence du silence concorde parfaitement avec l’ambivalence de la rhétorique. Les reproches faits à cette dernière - manipulation, sophisme- peuvent s’appliquer aussi au silence.
Or, outre son lien avec le langage, le silence entretient aussi un rapport étroit avec l’extériorité. Pour considérer le silence, il faut déjouer les paradoxes initiaux : les mots prennent appui sur le silence pour donner à penser. Le silence accorde une place privilégiée aux récepteurs du texte par les lecteurs. Le roman est placé sous l’ultime autorité qu’est le lecteur qui tient le livre entre ses mains et peut à loisir poursuivre sa lecture, la suspendre, l’approfondir. Le vide peut être (ou non) reçu, rempli. La possibilité d’évasion, de vagabondage de la pensée est laissée ouverte. La question de l'écrivain n'est plus comment dire, mais comment taire. Le lecteur est censé combler les trous du texte, et prolonger la pensée que l'auteur a initiée. Le lecteur obtient une marge de manœuvre assez large qui lui permet de dialoguer avec l'auteur. Cependant, cette liberté interprétative est aussi la porte ouverte à l'ambivalence et à l'incompréhension qui en découle. L'implicite, le sous-entendu et l'insinuation sont autant de formes possibles pour conceptualiser le silence.

Dans le recueil que nous proposons à votre attention, les auteurs tentent de définir les traits essentiels d'une esthétique du silence, en particulier dans la littérature de notre temps. Comme notre association porte le nom de François Mauriac, les trois premiers articles du recueil sont consacrés au problème de la polyphonie du silence dans les œuvres de François Mauriac. Yarina Tarassyuk affirme que malgré l’éloquence de François Mauriac, écrivain et publiciste, le silence reste une caractéristique fondamentale de son œuvre. Claude Hecham examine les réflexions de François Mauriac sur le silence à travers le prisme de ses textes biographiques - sur Proust, Flaubert, Barrès - et ses écrits autobiographiques. Michael O’Dwyer, à son tour, relève dix catégories de silence dans le roman de François Mauriac Thérèse Desqueyroux : l’étouffement de ceux qui ne respectent pas les conventions de la famille bourgeoise, le silence du couple ou l’incommunicabilité, le récit elliptique du narrateur et d'autres. Plusieurs auteurs du recueil ont pour objectif de prouver que le silence et la créativité artistique sont inséparables. Margaret Parry se propose d’analyser le processus créatif chez Andreï Makine à la lumière de Charles du Bos et de Maurice Zundel. Elle croit que pour Andreï Makine, la recherche du verbe et la narration servent à nous échapper de la temporalité de notre vie dans un "monastère du silence" pour atteindre notre âme. Thierry Laurent entreprend une analyse détaillée des techniques narratives liées au phénomène du silence chez Patrick Modiano : mutisme et passivité verbale des personnages, pauses, narration en suspens, etc.
Le silence est un discours, un langage, un art de parler. Entre les silences suggestifs qui disent l’indicible et les silences de réflexion, qui rendent compte de la difficulté de la verbalisation, s’étend une partition de sons dont la polysémie n’est plus à prouver. Il ne faut plus se placer du point de vue du langage mais de l’écoute. La rhétorique du silence se prolonge ainsi par une poétique. Le silence lie la littérature à la musique et à la peinture, il joue un rôle fondamental dans la création artistique, élément commun aux peintres, aux mystiques, aux poètes. Afin de le prouver, Taras Ivassioutine établit des parallèles entre les pauses musicales et le silence en littérature. Pour lui, l`écriture d’Anne Wiasemsky et de Jean Marie Le Clézio est fuite et ritournelle à la fois, avec des métaphores qui connotent la mobilité, la lutte avec la fixité de la mort.
Giulia Latini Mastrangelo entreprend une analyse détaillée des tableaux de Salvador Dali en créant des parallèles avec la poésie de García Lorca, Ruben Dario et Gabriele D’Annunzio. Elle souligne que le silence favorise le contact avec la nature, inspire les artistes et envahit leur monde au point de devenir protagoniste de leurs œuvres, qu’il s’agisse de peinture ou de poésie. De même, Nadia Jammal jette des ponts entre le monde de la peinture, de la musique et de la littérature dans son analyse de la narration de Pascal Quignard.
Dans deux articles du recueil, les auteurs entreprennent l'analyse du silence et de la parole dans la poésie de Paul Celan. En parlant des recueils de Paul Celan intitulés La Rose de Personne  et Grille de Parole, Marie-Line Jacquet arrive à la conclusion que la parole y paraît très souvent cassée, brisée, massacrée. Celan se moque de la langue de l'ennemi, la langue allemande, liée à l'épreuve de l'Holocauste subi par son peuple, puisque le poète a décidé d'utiliser l'allemand pour subvertir cette langue chargée d'angoisse. Une telle déconstruction, bien sûr, ne peut manquer d'amener au silence. Marie Louise Scheidhauer essaie de pénétrer le monde poétique de Paul Celan en analysant son recueil Renverse du Souffle. Elle y dégage le langage elliptique, envahi de blancs, de silences, haché, morcelé et répétitif, en allemand surtout, les sons étant impossibles à reproduire dans la traduction française.
Le côté créateur et le côté oppressant du silence sont explorés dans l'article de Mariafrancesca Gammella à travers l'exemple de la poésie de Giacomo Leopardi et du livre d'Ingrid Betancourt rédigé pour effacer le cauchemar de ses 2321 jours de détention. Et si dans le cas de Leopardi, le silence créateur devient son fidèle compagnon et une arme infaillible, grâce à laquelle il peut construire son œuvre, pour Ingrid Betancourt le silence devient un piège qui la pousse aux affres du désespoir.
Un grand nombre d’articles du recueil est consacré au côté spirituel du silence. Le silence est indispensable à l’élévation spirituelle. Le silence permet à l’homme de se concentrer, de méditer, d’abandonner les scories humaines qui alourdissent sa part spirituelle, sa capacité créatrice. Le silence, c’est le langage avant le langage, c’est une méditation sur le monde qui plonge les lecteurs et l'auteur du roman dans un même mouvement d’union. Pour Sabine Badré, le silence et la parole ne font qu’un, le premier est le prolongement du second et vice versa. En analysant le livre de Christiane Singer  Derniers fragments d’un long voyage, écrit pendant les derniers mois d’une maladie fatale, Sabine Badré arrive à la conclusion que la mort proche et inévitable a ouvert "des brèches vers l'infini" dans l'âme de l'écrivain, la comblant de la richesse divine du silence.
Daniela Fabiani explore le thème du silence par rapport à la description du Mal en littérature chez Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck et Jonathan Littell, Les Bienveillantes. D'après elle, ces deux auteurs visent à représenter l’indicible non en témoins directs mais en tant que romanciers, donc en se plaçant d’emblée dans une dimension imaginaire qui oblige le lecteur à s’interroger sur le rapport de l’homme au Mal et par là à réfléchir sur la relation qu’on peut instaurer entre l’imaginaire littéraire et les valeurs qui fondent la vie personnelle et sociale.
Dans son article, Georges Simon affirme que la création relève de la complicité entre l'auteur et le lecteur. En s’appuyant sur Le livre des nuits de Sylvie Germain, il affirme que la séparation entre la vie et la pensée devient, chez Sylvie Germain, "une blessure entre le silence de Dieu et l’insolence de l’homme." De même, pour Jeanne-Marie Baude, qui analyse la poésie de la Suissesse Anne Perrier, le choix du silence ne correspond pas à un refus de communication, mais bien au désir de retrouver une communication originelle avec le Créateur.

Afin d'étendre le domaine de la recherche, certains auteurs ont analysé des exemples empruntés à la littérature mondiale. Ainsi, Marta Montesarchio cite l'œuvre des romancières algériennes Malika Mokeddem et de Maïssa Bey pour arriver à la conclusion que le silence y devient la plus sûre des armes que les femmes peuvent utiliser pour commencer leur tacite et inéluctable rébellion. Sur ce thème de la rébellion des femmes, Thaïs Fernandez dégage plusieurs types de silences dans la trilogie rurale de García Lorca : silence imposé, silence autoritaire, silence refusé, silence intimé et silence vaincu.
Plusieurs auteurs voient le silence comme instrument de la préservation de l’ethos. Dans l’analyse des romans de guerre de Vercors Le Silence de la mer et de Yasmina Khadra Les Hirondelles de Kaboul, Claude Herly affirme que le silence y prend la forme de la rébellion, le seul moyen de sauver sa voix, son identité. Le silence comme protestation, est aussi traité dans les pages de l'article de Sophie Ollivier sur les œuvres de Francois Cheng et Alexandre Soljenitsine. Dans le même contexte, Galyna Dranenko nous parle d'un écrivain ukrainien peu connu à l'étranger, Mykola Khvylovyi, dont la voix fut étouffée par la dictature soviétique. L’écriture est pour lui salvatrice dans la mesure où elle s’oppose au silence et tâche de le rompre. Il n’en demeure pas moins que sa vie a eu une fin tragique et qu'il a été réduit au silence et à l'oubli.
Et enfin, le silence peut être un choix conscient contribuant à la créativité comme l’affirme Nina Nazarova dans son article portant sur les personnages des romans La carte et le territoire et L’élégance du hérisson, et sur leurs créateurs, Michel Houellebecq et Muriel Barbery. Le silence n’est pas seulement lié à la souffrance et à l’isolement, mais apparaît comme un choix conscient et heureux, une nécessité primordiale pour une âme d’artiste qui a besoin de son territoire pour survivre. Se taire au lieu de parler, c’est sauvegarder son individualité.

En guise de conclusion, on pourrait constater que le silence ne s’oppose pas au langage, ils sont intimement liés. Parole et silence ne font qu’un. Comme l’écrit Picard, « la parole est le verso du silence et le silence le verso de la parole[3] ». Chacun s’inscrit au revers de l’autre. Le silence est comme une « méditation sur la parole absolue[4] ». La suspension de parole ne dit rien, à proprement parler, mais suggère beaucoup. Ainsi, les fleurs de rhétorique, ces figures qui ornent le texte, sont autant de techniques pour inscrire le silence dans le roman. C’est une entité supérieure et inaccessible qui tend à rendre compte d’un point crucial, capital, que les écrivains désirent faire jaillir dans leurs œuvres.

Nina Nazarova

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[1] Merleau-Ponty M., Signes. Paris, Gallimard, 1960, p. 167.
[2] Duras M., Écrire. Paris, Gallimard, 1993, p. 34.
[3] Picard Max, Le monde du silence, Paris, Presses Universitaires de France, 1954, p. 10.
[4] Ibid., p. 25.

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