Éditorial
L’Irlande.
Un certain nombre d’entre nous y revenaient. D’autres y abordaient pour la
première fois. Pour tous ce fut une découverte. Et nous la devons à notre
présidente, Nina Nazarova. Qu’elle soit ici remerciée mille fois ainsi que son
époux qui nous a accueillis dans leur belle demeure.
L’Irlande,
ce pays des confins, a irrigué l’Europe de sa littérature, de sa culture. Ses
trésors sont des livres, objets de toute beauté, objets précieux qu’elle a su
mettre à l’abri dans ces tours singulières qu’on voit encore émerger de loin.
Ses trésors sont aussi des manuscrits qu’elle a collectionnés dans le monde
entier et qu’elle expose dans des lieux uniques comme la Library de Chester.
Ses trésors encore sont des modèles, objets d’art d’une richesse symbolique
unique, comme le Livre de Kells que nous avons pu contempler à
Trinity Collège.
L’Irlande
est ce pays dont les moines sont venus évangéliser l’Europe. Dublin est cette
capitale où, au détour d’une rue, nous avons rencontré James Joyce, statue en
bronze, très vivante, très ressemblante, qui fait halte là, au cours de son
Odyssée. Dublin abrite, dans l’un de ses parcs, Oscar Wilde, négligemment
étendu sur une roche, face à sa maison paternelle. Des citations inscrites sur
une stèle voisine interpellent le passant. L’Irlande est ce pays d’écrivains
exceptionnels qui ont stimulé la littérature européenne et au-delà. Quatre prix
Nobel en sont issus.
C’est
une île. Mais très tôt ses habitants l’ont quittée pour propager leur culture
au-delà des mers. Par ailleurs, de tout temps, elle a accueilli des immigrés,
comme ces Protestants qui, chassés de chez eux, sont venus apporter leur
savoir-faire au pays d’accueil comme le montre l’article de Nina Nazarova, qui
leur est consacré dans ce numéro.
L’Irlande,
pays de haute culture que nous aimerions mieux connaître. Pour cela il est un
chemin que Margaret Parry développe. En effet, si notre but est d’interroger
les écrits pour y découvrir une recherche du sens de l’existence, il ne faut
pas nous arrêter en route. Il nous faut oser prendre des chemins nouveaux, des
chemins naturellement ouverts par le sigle de notre association: les chemins de
la traduction. L’Irlande, terre d’échange, sol et « soul » de tant
d’écrivains, nous invite à cela comme le fait l’article de Margaret qui clôt le
bulletin pour l’ouvrir à une nouvelle dimension.
Il
y aurait encore tant à dire des apports de ce voyage, mais allons de l’avant
vers le colloque de Metz qui se profile déjà avec un appel à communications qui
s’inscrit absolument dans notre avancée. Il est tant d’écrivains qui
franchissant les frontières des langues, découvrent des terres familières et inconnues.
Enfin
on ne peut passer sous silence les pays en souffrance, l’Ukraine, le Liban et
d’autres, sachant bien que l’Irlande est aussi divisée et qu’il existe une
Irlande du Nord à peine apaisée.
Marie Louise Scheidhauer
Des hommes et des livres
Rencontres en terres celtes
C`est
avec une grande émotion que sur l`invitation de notre Présidente Nina Nazarova
je me rendais à Dublin – capitale de l`Irlande, pays où l`on adore la
fabulation, les mythes, l’embellissement de la vérité. Bien que vieille de plus
de mille ans (c’est en fait très peu, comparé à d’autres capitales
européennes), la ville de Dublin change constamment et paraît toujours en
travaux. Son histoire troublée alliant la pesanteur du colonialisme britannique
à la simplicité des faubourgs irlandais, mariant le riche héritage celte aux bouillonnants
éclats des révolutionnaires, en a fait une ville complexe aux facettes
multiples. De ce passé lointain, ambigu, traversé de fables excentriques et de
légendes lyriques, celles dont la poésie d’Ossian (réinventée par James
Macpherson) prétendit se faire l`écho, Dublin conserve peu de monuments. Les
plus prestigieux ne remontent guère au-delà du XVIIIe siècle et
ressemblent à tous les fleurons de l`architecture anglaise.
Ville
de dramaturges, de poètes et d`écrivains, elle se dévoile au fil des promenades
littéraires, en marchant sur les pas des grands auteurs disparus: Joyce, Wilde,
Yeats, Kavanagh… Le charme de la ville, qui vous ensorcelle peu à peu et vous
fait oublier les rues bruyantes et le temps maussade, tient encore à la musique
qui est partout. Elle est dans la rue d’abord, car elle fournit un moyen de
survie aux artistes ambulants qui s’en remettent aux passants et font flotter
un indiscutable air de fête. Elle est dans les pubs toujours, où il ne saurait
être question de passer la journée sans entendre le son de la flûte, du violon
ou du banjo.
Parmi
les particularités de l’Irlande et de sa capitale, on nomme souvent
l’incroyable proportion de musiciens célèbres, comme si une si petite île, si
peu peuplée, se rattrapait en inondant le monde de sa musique et en faisant
danser les générations au rythme de la gigue ou du hard rock.
Ce
qui m’a surtout impressionné à Dublin c’est l`absence de grands immeubles, ses
rues arborées, ses grands parcs qui évoquent la campagne, et son centre-ville
regroupé autour de quelques rues. Pourtant, elle est un foyer vivant,
foisonnant de créations littéraires et théâtrales, elle attire musiciens et
poètes, et semble résumer à elle seule tout un art de vivre fait de
convivialité. Il pleut souvent, il fait gris, mais on se sent tout de suite
chez soi, sans doute grâce aux Dublinois qui vous accueillent toujours
chaleureusement.
En
revenant à la vie littéraire de Dublin on pourrait se poser une question:
comment une île perdue à l’ouest de l`Europe, longtemps privée de sa langue,
a-t-elle pu devenir l’une des premières nations littéraires du monde? Bien que
condamnés à délaisser leur langue, le gaélique, les Irlandais ont relevé le défi
et ont offert au monde les plus grands auteurs de langue anglaise, dont quatre
prix Nobel: William Butler Yeats (1923), George Bernard Shaw (1925), Samuel
Beckett (1969) et Seamus Heaney (1995). Ils ont surtout considérablement
rajeuni et vivifié la littérature anglo-saxonne en lui apportant fantaisie,
imagination et virtuosité.
En
guise de conclusion je voudrais souligner quelques subtils parallèles dans le
développement historique de l’Irlande et de l’Ukraine qui tout au long des
siècles luttèrent contre le joug de leurs austères “sœurs aînées”
Grande-Bretagne et Russie. Pourtant, l’Irlande ayant obtenu l’indépendance
définitive en 1937 se transforma peu à peu en un des pays les plus développés
du monde, à l’économie moderne, orientée vers les services et les hautes
technologies. La population y augmente le plus rapidement en Europe – de 2,5%
par an. Or, l’Ukraine, bien que son territoire et sa population soient dix fois
plus grands que ceux de l’Irlande, y trouve un bon exemple à suivre. Malheureusement,
notre développement est ralenti en raison des actions agressives bien connues
de la part de notre puissante voisine. Les Ukrainiens doivent payer cher pour
leur liberté et leur indépendance. J’ai été très touché par les paroles de
solidarité et de soutien exprimés par mes collègues de l`Association. Mes
remerciements particuliers sont adressés à Nina Nazarova grâce à qui ce voyage
est devenu en général possible et s’est avéré si riche en découvertes.
Taras Ivassioutine
Le symbole de l’arbre chez F. Mauriac et chez W.
B. Yeats
Qu’est-ce qui peut lier un Irlandais, plutôt poète et dramaturge
et un Français, plutôt romancier? Un Irlandais adonné à différentes idées
ésotériques répandues au commencement du 20ème siècle et un Français absolument
fidèle au catholicisme? Par-dessus toutes les différences nationales, les
différences de genres, et même la manière artistique de procéder, il y a
toujours le sens du poétique qui réunit tous ceux qui s’engagent dans l’art du
mot. Et c’est pourquoi l’étude comparative des textes des différents écrivains
semble assez efficace pour comprendre l’œuvre de chacun d’eux, mais aussi pour
comprendre la nature et l’origine même de la poésie, mise en jeu dans cette
étude à travers l’image de l’arbre et sa présentation poétique dans leur
écriture.
Il y a au moins deux traits communs entre Yeats et Mauriac :
la fascination pour le symbolisme et pour la nature.
William Butler Yeats (1865–1939) – célèbre poète et dramaturge
irlandais, est aussi un des instigateurs du renouveau de la littérature
irlandaise et cofondateur, avec Lady Gregory, de l'Abbey Theatre
et lauréat du prix Nobel de littérature de 1923. Il fut aussi membre de
la Société théosophique et Grand Maître de 1901
à 1903 de l'Hermetic
Golden Dawn, la plus grande organisation initiatique du xixe siècle. C’est
pourquoi on le dénomme très souvent alchimiste. Son écriture se caractérise par
la renaissance de la mythologie irlandaise et sa transformation à travers les
idées modernes, et surtout par les principes du symbolisme européen et les
nouvelles techniques de l’avant-garde théâtrale du commencement du 20ème siècle.
Parmi tous les courants littéraires, Yeats ne
reconnaît que le symbolisme. Il a écrit plusieurs articles sur le symbolisme pendant les années 1893–1903. Le poète considère que tous les symboles proviennent
d’une source et qu’«il n’existe qu’un seul symbole, même si les miroirs qui le
reflètent donnent l’impression qu’il y en a plusieurs et qu’ils sont tous
différents» (Yeats, p. 527). Tous les symboles, d’après Yeats, se réunissent
dans la Grande Mémoire, la mémoire de la Nature qui ouvre les événements et les
symboles d’autrefois. Il pense que chaque personne possède une partie de
cette Grande Mémoire et que c’est le devoir de la poésie symbolique de la
réveiller.
Les
études scientifiques sur l’œuvre de Yeats montrent
que le symbole est un élément-clé de ces textes et on peut y observer tout le
système des symboles, fondé sur une conception compliquée du monde.
En ce qui concerne l’œuvre de François Mauriac, on sait très bien
que son écriture et surtout ses premiers romans, ont été très influencés par le
symbolisme et les poètes-symbolistes (ce qui ressort clairement du livre de
Bernard C. Swift, Mauriac et le Symbolisme). Donc le symbole joue un
grand rôle dans ces textes. Et parmi les symboles-clés on trouve aussi le
symbole de l’arbre.
La réception et la représentation du symbole de l’arbre sont
étroitement liées à la conception de la Nature. Dans son article L’élément
celtique dans la littérature, Yeats décrivait les relations spécifiques des
Celtes avec la Nature : les Celtes montrent de l’amour pour la Nature,
pour la Nature elle-même, un vif sentiment de la magie naturelle, mêlé à la
mélancolie qui saisit l’homme au moment où il se trouve seul face à la nature
et où il lui semble qu’il entend la voix qui ouvre le mystère d’où il vient et
quelle est sa prédestination dans ce monde.
Donc la Nature, dans l’œuvre de Yeats lui-même, possède les traits
cosmologiques et par cette conception mythologique irlandaise de la nature et
ses aspects, il entraîne l’homme moderne dans le jeu mystérieux de l’Univers.
En ce qui concerne le rôle de la nature dans l’œuvre de François
Mauriac, presque tous les critiques mentionnent le caractère autobiographique
de cet élément : la maison qui paraît dans presque tous les romans, les
paysages bordelais qui l’entourent, pourchassent ses personnages. Mais malgré
le caractère autobiographique et topographique de son œuvre, il faut retenir
que Mauriac lui-même a écrit qu’«il n’avait pas eu l’intention de comparer
Malagar qui vivait en lui avec le vignoble qui se trouve à trois kilomètres de
Langon» (Mauriac, p. 193). Donc on trouve dans ses romans, un type de
«paysage gnostique», comme l’appelle le savant polonais E. Bonietzki, qui
considère que « le paysage visualisé par un artiste, a comme base
« la connaissance secrète», c’est-à-dire l’expérience émotionnelle de
l’enfance quand les images de l’entourage sont interprétées à l’aide de
sentiments et non pas rationnellement, et qu’il peut être considéré comme
paysage gnostique» (Petrouhina). C’est-à-dire que la nature dans l’écriture
mauriacienne joue un rôle non seulement de paysage autobiographique, mais elle
possède une force symbolique, et parfois mythologique. Et on peut considérer
que sa conception de la nature, avec l’intention d’entraîner l’homme moderne
dans le jeu mystérieux de l’univers, est pareille à celle de Yeats.
Donc le symbole de l’arbre devient le point de départ et la pierre
d’achoppement de l’étude comparative de l’œuvre de ces deux artistes. Et
quelques poésies parmi les plus représentatives du poète irlandais et le roman
de Mauriac La Chair et le Sang deviennent le champ d’application de
l’analyse.
Parmi les symboles les plus graves et les
plus répandus chez Yeats on trouve celui de l’arbre avec son réseau de liens,
d’associations et de significations. Ce symbole apparaît dans les
premiers recueils du poète et est lié à ses intérêts occultes. Le symbolisme de
l’arbre emprunte tout d’abord à la mythologie irlandaise en utilisant sept
arbres sacrés de l’Irlande : le bouleau, le saule, le houx, le noyer, le
chêne, le pommier et l’aune. En outre le poète emprunte quelque chose à
l’Orient, car dès sa jeunesse Yeats s’intéresse beaucoup à la culture indienne
et étudie ses livres philosophiques et mystiques. Ça lui permet d’interpréter
l’arbre comme une créature éternelle, comme un axe du monde avec ses racines au
ciel et ses branches dans la terre (Les Upanichad).
L’arbre,
à la fois biblique, païen et cabalistique se trouve au cœur de Les deux
arbres– l’œuvre la plus ésotérique du cycle La rose. Un savant
ukrainien Inna Mokrovolska considère que Yeats a beaucoup emprunté, pour
l’interprétation de ce symbole, à Blake et à la Kabale qui en proposait une
conception ambiguë séphirotique :
Ô mon Amour, regarde dans
ton cœur
Le saint arbre qui croît...
Le saint arbre qui croît...
Et il prie de ne pas regarder «à travers la vitre amère» qui
reflète l’autre côté de cet arbre.
La poésie décrit d’abord l’Arbre de la Vie, «l’arbre sacré», qui
pousse dans ce jardin divin du cœur de l’être aimé. Cet arbre est un symbole de
l’Esprit, de la Vérité intérieure, de la Paix du cœur. Ses mythes sacrés
«poussent de la joie » :
Dans le bonheur poussent ses saintes branches.
Yeats
joue le rôle du poète-pontife. Et on y discerne la vision traditionnelle
symboliste du rôle du poète dont l’écriture est une grande cérémonie. Et sur
l’arbre vivent les amours :
C’est là que les Jupiter
suivent le cercle
Enflammé de nos jours.
Enflammé de nos jours.
Ce
cercle est inspiré par l’image de l’arbre des Sephiroths qui ressemblent aux
cercles. La structure de chaque strophe est circulaire en renvoyant le lecteur
au commencement à l’aide de la répétition de la première strophe. C’est aussi
l’arbre anti-intellectuel, qui ne sait ni le Bien, ni le mal, c’est l’arbre de
l’Innocence.
La
deuxième strophe est une version raccourcie du même thème – «les démons» de la
raison qui s’opposent à l’innocence de la première strophe. Après l’atmosphère
de chaleur et de couleurs viennent le froid et la noirceur :
la nuit tempétueuse,
Des toits à moitié ensevelis sous la neige,
Des ramures brisées et des feuilles toutes noires.
Toutes choses deviennent infécondes.
Des toits à moitié ensevelis sous la neige,
Des ramures brisées et des feuilles toutes noires.
Toutes choses deviennent infécondes.
La
Beauté est détruite. Même les yeux de la bien-aimée perdent leur tendresse.
Tes yeux tendres
s’emplissent d’une méchante indifférence.
Elle
doit chérir à l’intérieur l’Arbre de la vie, l’Arbre de l’Imagination où habite
l’Amour. Et au contraire, si elle se voue aux discussions intellectuelles
absurdes, si elle s’adonne aux abstractions, elle détruit toute sa beauté –
voilà la conclusion du poète.
Le
symbole de l’arbre est représenté aussi comme l’axe du ciel (Le vent dans
les roseaux). L’arbre est enraciné. Donc il présente quelque chose de
stable, la tradition opposée au vent de la destruction. L’arbre représente
l’élément de la stabilité et de l’ordre dans le chaos du monde entier.
A mon avis le roman le plus représentatif du point de vue de la
conception de la Nature et plus spécialement du symbole de l’arbre est le roman
de Mauriac La Chair et le Sang. Dans ce roman, le paysage obtient
son autonomie de sujet et de perception. Au commencement de la narration il
crée le décor préparant l’espace particulier, en accord avec l’atmosphère
spéciale pour réaliser l’événement-clé et ensuite, le paysage acquiert un sens
symbolique, faisant écho aux émotions des personnages, en symbiose avec leur
intérieur.
Dans ce roman la nature
est liée tout d’abord au personnage de Claude Favreau. Il n’a pas trouvé Dieu
dans les livres théologiques et il le cherche dans la nature. A travers la
nature il découvre sa partie animale («Un plaisir animal le possède» (Mauriac,
p. 214), son corps, il a remarqué que le sang ruisselle et pulse dans ce corps.
La nature lui a donné la sensation réelle de la vie.
Un des images-clés de ce
roman est l’image de l’arbre. Claude appelle les arbres « mes frères
immobiles » : «voici une propriété où trois marronniers ne
forment qu’une sphère dense de feuilles ; à chaque trajet, il reconnaît et
salue ces frères immobiles en songeant que jamais ses mains ne se rafraîchiront
contre leur écorce lisse» (Mauriac, p. 196). Claude non seulement sent la
fraternité des arbres, mais il lui semble que les arbres le reconnaissent aussi
et le prennent pour son proche : «Claude irait les yeux fermés dans ces
allées ; il semble que les arbres le reconnaissent et s’écartent, pour ne
pas heurter ce front si souvent appuyé naguère contre leur écorce. Claude, au
milieu de ses frères immobiles, demeure attaché au sol, face aux longs pays
muets» (Mauriac, p. 203).Claude se transforme en arbre lui-même en
imaginant que ses jambes poussent des racines dans la terre. Lorsqu’un autre
personnage Mey le rencontre, elle le voit comme un «bel arbre embrasé»
et il lui semble que sa flamme pourra enflammer son âme. Dans la solitude même
Claude imagine qu’il appuie son front et ses mains sur l’arbre, et que l’arbre
lui donne le sentiment de la présence de la grande vie qu’aucune créature
humaine ne lui donne. Claude sent qu’il est isomorphe à l’arbre comme le
microcosme (l’homme) est isomorphe au macrocosme (la nature), d’après G.
Bachelard, J. Petit a supposé que dans cette transformation de Claude en arbre
et inversement, on peut voir l’image prochaine d’Atis transformé en arbre par
Cybèle dans le poème Le Sang d’Atis (1940).
La scène-clé pour
l’évolution de Claude et de Mey est la scène près du prunier, l’épisode du
premier et du dernier baiser. La scène elle-même donne l’impression de la
théâtralité : «on est là comme au théâtre» (Mauriac, p. 252). On
éprouve cette impression non seulement grâce à la présence du Cerbère familial
– madame Gonsalès, mais aussi par la ressemblance de cet épisode avec la
parabole biblique de l’arbre d’Eden de la connaissance du bien et du mal. Les
personnages du roman se transforment en héros mythologiques, et ce qui se passe
avec eux est très grave non seulement pour eux, mais aussi pour le monde
entier. Cette scène témoigne du passage de l’ignorance à la connaissance, quand
les sentiments incompréhensibles trouvent leurs mots. Les enfants purs et
innocents devant Dieu obtiennent leurs chairs : la chair d’une femme et la
chair d’un homme, le signe de l’identité humaine : «May se
reconnaissait la sœur misérable, la sœur charnelle des filles d’Ève, esclave de
la chair et du sang, sujette au même instinct, au même appétit que les bêtes :
une femelle !» (Mauriac, p. 255).
Claude éprouve un grand
amour pour la terre et l’amour de la terre pour lui : «Il (Claude) va
savourer chaque minute, couché sur le domaine argileux, sur la terre grasse que
les quatre bœufs péniblement défoncent» (Mauriac, p. 204). A ce moment-là
il revient vers son enfance, quand «Il
resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis l’enfance il déchiffre
sans lassitude» (Mauriac, p. 204). Il ressent que son âme et son corps, sa
vie se dissolvent dans la Vie, la nature lui donne la possibilité de s’unir à
Dieu, de se fondre en Dieu : «Il ne veut pas dormir, mais
s’abandonner âme et corps à cette chaleur qui perd sa vie dans la Vie. Il rêve
que ses pieds s’enracinent, que ses mains étendues se tordent et que sous la
poussée de la sève, sa tête, dans les nuées, agite une chevelure de feuillages
sombres» (Mauriac, p. 224).
La
nature dans le roman La Chair et le Sang devient le reflet, l’image du
monde intérieur des personnages, elle devient si humaine qu’elle semble une
création de l’imagination (dans la création de l’imagination) ou un texte qui
donne la possibilité d’observer ce qu’il se passe. La nature déplie et cache et
retient en même temps le personnage. La nature devient l’idée. Elle est créée
et ne se retient que par la conscience de l’auteur. Il ne décrit pas, il
n’analyse pas la nature réelle, il détient l’idée de la nature. Si l’on
prend en considération le fait que les paysages de Mauriac sont
autobiographiques, c’est évident qu’ils sont réfractés à travers la conscience
de l’auteur. Ce ne sont pas des paysages réels, ce sont des paysages-souvenirs
dont la tonalité, la teinte, le remplissage émotionnel dépendent de leur
porteur car ils ne possèdent pas l’émotion en eux-mêmes.
L’analyse
des ouvrages de deux grands écrivains du XXe siècle a montré un
ancrage très significatif dans la littérature et la culture de cette époque,
une référence à la mythologie comme à la source des symboles et des sens
existentiels fondamentaux et la tentative de réhabilitation et d’introduction
de la mythologie dans la vie et la culture contemporaines. Même si le but et les
moyens des deux écrivains sont assez différents, on peut observer une chose
très intéressante et importante pour la compréhension du processus du
développement culturel au XXe siècle: plus la culture est
développée, plus ces artistes sont libres et sophistiqués dans l’utilisation
des symboles mythologiques se permettant de distordre le plus possible la forme
et la signification initiales de la source mythologique.
Yaryna Tarassyuk
Références :
Mauriac F., 1984, Ne pas se
soumettre à la nuit, Moscou, 432 p (en russe).
Mauriac F., 1978, La
Chair et le Sang, Œuvres romanesques
et théâtrales complètes, Paris, p. 195-326.
Petrouhina L., 2002, Le
Paysage dans le contexte de la théorie littéraire, Les problèmes de la théorie littéraire, Lviv, p. 125-134 (en ukrainien).
Yeats W. B., 2004, Œuvres choisies, Kyïv, 640 p (en ukrainien).
Sous le signe de l’échange:
émigration-immigration
Moines et
ermites d’Irlande
Alors que Rome n’encourageait en rien le développement de la vie
monastique, le monachisme fleurissait loin d’elle. En Irlande, à Iona, à
Lindisfarn… et ailleurs.
Même si les petites communautés y menaient une vie régie par des
règles particulières, elles ne pratiquaient nullement le repli sur elles-mêmes,
mais se souciaient bien au contraire d’évangéliser le monde. Et d’abord de
diffuser « la bonne nouvelle » à travers des livres. Et quels livres!
Les Evangéliaires. « The gospels ».
Celui que nous avons admiré à Trinity Collège, un des tout
premiers, datant du IXe siècle, connu sous le nom de Livre de Kells, qui rassemble les quatre
évangiles dans la traduction de la Vulgate, est d’une beauté renversante.
Très largement illustré, en pages lumineuses, chaudes et finement
ornées, il contient une série impressionnante de lettres enluminées. Les
scribes et enlumineurs ont inventé, à partir de motifs chrétiens et celtes, des
écrins spécifiques qui élargissaient dès la première lettre la signification du
texte, l’orientant et le déployant vers un sens symbolique, vers une coloration
céleste, divine, transcendantale. Ces manuscrits ont servi de modèles à bien
des livres sacrés qui sont apparus plus tard sur le continent.
Les moines ne se sont pas contentés de diffuser l’évangile par les
livres, ils ont payé de leur personne, quittant leur refuge et abordant sur le
continent. St Kilian a sa statue sur le vieux pont de Würzburg en Allemagne où
il a prêché, où il a été martyrisé. St Colombus est allé en Bourgogne, puis en
Suisse, puis en Italie. St Gallus a même donné son nom à St Gall. L’Irlande a
irrigué l’Europe de la bonne nouvelle.
Des ermites ont cependant choisi de se retirer dans des lieux de
silence et de méditation. Ainsi St Kevin, au VIe siècle.
Nous avons découvert Glendalough par un matin ensoleillé.
Aujourd’hui, il n’y a plus que des ruines dans cette verte vallée. Mais ces
ruines sont habitées. Vous y arrivez à pied, en empruntant un chemin qui
traverse une petite rivière dont l’eau est transparente, claire comme du
cristal. Tout à coup vous apercevez au loin une tour. Quel besoin, l’ermite
avait-il de construire une tour? Vous le saurez plus tard. Puis vous apercevez
une première maison à l’entrée de l’ermitage, un peu plus loin, les ruines
d’une église. Vous y entrez par la porte Ouest pour vous trouver face au mur
Est, percé d’une large ouverture vers le levant, vers le soleil levant. Vous y
foulez des pierres tombales. Toute une symbolique orientée vers la croyance en
la résurrection. Lieu habité.
Tout autour de l’église: un cimetière avec des croix celtes. La
croix s’inscrit dans un cercle, symbole de l’éternité, même si la plupart des
tombes sont de guingois et envahies de fougères, de digitales, de fleurs
sauvages, dans le cadre grandiose de la vallée et des monts. Il y a quelques
tombes plus récentes où s’inscrivent les noms de toute une famille comme une
généalogie.
Et la tour? La tour est aujourd’hui vide. Autrefois on y cachait
les trésors des ermites. Les trésors? Encore des livres. Des livres précieux.
Des livres sacrés. Des livres de vie.
« On dit qu’ils sont morts,
Mais leur jour est plus intense
Que cette pauvre clarté
Dont nous faisons un soleil » Sylvie Reff (poète alsacienne)
Marie Louise
Scheidhauer
DUBLIN FRANÇAIS
Le cimetière huguenot est situé au centre
de Dublin à proximité de Saint Stephen’s Green. Il fut fondé
en 1693 et rassemble les tombes des huguenots français émigrés
en Irlande. Jean-Paul
Pittion, auteur de The Huguenots in Ireland, an Anatomy of an Emigration, a
sauvé de l’oubli le cimetière, où on peut retrouver par leurs noms les 239
huguenots de Dublin, enterrés dans une sépulture collective, qui a survécu
dans une petite rue près d’un parc, Mansion Row.
Une partie de ces huguenots servaient dans l’armée
franco-néerlandaise. Cette armée, dirigée par le protestant Guillaume d’Orange, a
remporté la victoire en 1690 sur les troupes Jacobites irlandaises,
alliées aux troupes de Louis XIV, à la bataille de la Boyne, dans le sud
de l’Irlande. Au cours de la bataille,
les 36 000 soldats de Guillaume d’Orange, commandés par
le maréchal Schomberg, qui n’est autre
que le réfugié huguenot Armand-Frédéric de Schomberg, écrasent
les 23 000 soldats de l’armée franco-jacobite.
Lorsque
les Huguenots français s’installent dans la capitale irlandaise, ils se
groupent surtout au centre, dans le quartier de Temple Bar, un quartier
latin dublinois.
La
communauté huguenote dope la croissance économique et démographique de Dublin
au point d’en faire, dès 1700, la deuxième ville de l’empire britannique.
Ainsi,
les huguenots introduisirent à Dublin le tissage de la soie et de la popeline,
mélange de laine et de soie. Louis Crommelin, venu de Picardie, via
la Hollande, fut chargé de développer l’industrie du lin en Irlande. Il
s’installa en 1698 à Lisburn, qui comptait déjà de nombreux huguenots,
perfectionna les méthodes de culture et introduisit l’usage de l’énergie
hydraulique pour actionner les métiers à tisser.
D’autres Français éminents, installés en Irlande, sont
Sir Francis Beaufort qui est à l’origine de l’échelle anémométrique de
Beaufort utilisée pour mesurer la vitesse du vent et William Dargan qui a
construit la plus grande partie du réseau ferroviaire irlandais. Ils étaient
d’origine huguenote, tout comme Richard Castle, qui a conçu quelques-uns
des plus beaux édifices de l’Irlande. Mais celui qui a laissé le plus de traces
tangibles de sa présence à Dublin fut l’architecte James Gandon (1743-1843).
Gandon a construit les Four Courts, Custom House, Kings Inns et a participé à
d’autres projets architecturaux impressionnants de la ville. Un petit-fils d’un
Huguenot refugié, Gandon est né à New Bond Street à Londres mais il est enterré
à Drumcondra, en Irlande.
Parmi
la communauté huguenote d’Irlande on trouve aussi le graveur Daniel Pomarede
(actif entre 1742-1765), spécialiste des gravures cartographiques, issu d’une
famille protestante bordelaise.
Plusieurs émigrés français étaient des artistes de talent, tels James
Tabary, concepteur et dessinateur du bois, travaillant avec ses frères à
l’hôpital de Kilmainham, George Du Noyer, miniaturiste qui
travaillait pour le Service cartographique de l’État et qui faisait le relevé
des sites archéologiques, ou encore Gabriel Béranger, qui a créé pour
l’Académie royale des Antiquités des croquis de vestiges historiques.
Beaucoup
se sont fait un nom dans le monde de la littérature, du théâtre et de la
musique de concert en tant qu’écrivains, compositeurs, organistes, violonistes
et luthiers, chanteurs et danseurs.
L’un
des ponts les plus connus à Dublin, Beckett Bridge, est ainsi nommé en
l’honneur de l’écrivain célèbre Samuel Beckett, un descendant des commerçants
huguenots français. Son ancêtre Beckett est enterré au cimetière Huguenot.
Un
autre écrivain connu, d’origine française, est Joseph Sheridan Le Fanu, auteur
de récits et de contes gothiques mystiques. Le Fanu est né à Dublin en 1814.
Son père a servi comme prêtre à l’Eglise d’Irlande et est devenu chapelain à l’école
royale militaire à Phoenix Park. Plus tard, Phoenix Park et Chapelizod seront
décrits par Le Fanu dans ses livres. De même,
un parc et une route à Ballyfermot portent le nom de l’écrivain: Le Fanu
Road et Le Fanu Park.
Il
est intéressant que parmi les fondateurs du système bancaire en Irlande on
trouve quelques Français. Les descendants de la famille D’Oliers ont excellé
d’abord dans les métiers de l’orfèvrerie, et puis ont évolué vers ceux de la
banque. Ainsi, la chaîne ouvragée du Premier magistrat de Dublin fut réalisée
par Jeremiah D’Olier en 1796. Ses fils et petits-fils furent gouverneurs de
la Banque d’Irlande. Jeremiah D’Olier a aussi contribué à l’embellissement
de Dublin en travaillant à l’élargissement des rues. Grâce à son apport au développement
de la ville, une des rues du centre historique porte son nom: D’Olier Street.
Il est à noter que cette rue a été nommée ainsi en son honneur en 1800, 17 ans
avant sa mort.
Parmi
les Français qui ont donné leur nom aux rues irlandaises, une place spéciale
est attribuée à John de Blaquière, homme politique et diplomate éminent qui a
servi comme secrétaire d’État de 1772 à 1777. On a nommé un pont en son
honneur: Blaquière Bridge.
Digges
Lane est un autre nom de rue remontant à la tradition huguenote. Cette rue
est liée à une famille française d’une influence considérable, la famille La
Touche. David Digues la Touche de Rompières, né à Blois sur la Loire était
arrivé en Irlande avec Guillaume d’Orange en 1690. Son petit-fils,
David Digues La Touche, le troisième, est devenu marchand, banquier et membre
fondateur de la Banque La Touche et puis de la Banque d’Irlande.
En
guise de conclusion, je voudrais citer Victor Hugo qui a dit que “la rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à la
société.” De même, un nom de rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à
son histoire et à toutes les générations passées.
Nina
Nazarova
Regards sur l’Irlande
Au-delà de Dublin, plus loin que le comté de
Wicklow même, l’Irlande déploie des sites dont seul le langage poétique peut
rendre compte.
Dublin
Façades
vidées par les vents et les cris des mouettes. Toits coupés net, rouille lissée
des briques, nocturnes et brillantes comme dans un Magritte. L'étrange Gardiner
Street, ses maisons si pareilles, dont certaines abandonnées donnent lieu à des
squats, crachent des poubelles au milieu des fleurs et des nains de jardin. Où
est-on ? Au pied d'anciens palais herbus ou dans un populeux méandre ?
Les
jardins de Powerscourt
Nous
descendrons
Dans
le tréfonds des combes
Dans
le plus cœur
Là
où les vallées se reposent
Et
moulent les montagnes
Dans
le miroir des nénuphars
Et
les jardins projettent
Leurs
fins frissons de roses
Leurs
réseaux leurs bocages
Sur
les hauteurs sèches ailées
Qui
filtrent doucement le ciel.
Péninsule
de Dingle
Ici,
il faut monter pour atteindre la mer, de sorte que les plages se parent d'une
altitude surnaturelle, les villages côtiers d'âpre sauvagerie. Un désordre
d'alpage règne en bordure des vagues. L'intimité des criques est toujours
parcourue de fulgurants espaces. Des brouillards pluvieux volent. Étrange
alliance du sec et de l'humide : des tourbières surgissent des
broussailles décharnées, battues des vents ; des haies entrelacées,
épineuses et fleuries. L'air pur est tout croquant d'odeurs.
Dans
la plaine, sous le poids lacté de la brume, s'enflamment des couleurs florales.
Les fuchsias longues gouttes ; les montbretias, iridacés gerbes de
feu ; les cierges violets des salicaires. Les liserons débordent de crèmes
roses et blanches. Même quelques palmiers s'accrochent aux nuages, entre des
ruines très vieilles tout embaumées d'isolement, de sucs séchés, de brouillards
et de tourbe.
Les
lacs de Killarney
Les
lacs
Glacés
dans la touffeur
D'un
vert sombre mousseux
Drainés
vers l'altitude
Des
clartés de lichen
De
celui de la plaine
À
l'âpreté du haut
Insensible
ascension, mystérieux passages
De
forêts charnues de murs de rhodos
Des
arbres parasols sur des graminées roses.
Péninsule
de Dingle, côte nord
C'est
un village bout de route (quelques voitures à peine), avec partout des herbes
folles. Le soleil perce la brume, et la montagne Brandon tire la baie vers
l'altitude, avec sa plage gréseuse de sable rouge. Une aura de tiédeur
s'installe alors autour du minuscule pub au plafond bas, la terrasse vacille,
quelques familles jubilent doucement tandis que des plongeurs en combinaison
noire explorent les abords marins, et la plage s'incurve sublimement déserte.
Connor
Pass
La
mer a glissé sous les monts
Perforant
les collines Aux
angoissants lacs noirs tourbeux.
Les
falaises de Moher
Ces
remparts d'immensité n'en finissent pas de se dérouler, au large, comme s'ils
ceignaient tout entier un grand pays magique, inexpugnable, n'existant presque
que par cette bande rugueuse
Vertigineusement
battue
De
vents et de vibrantes vagues.
Péninsule
de Renvyle
On
se perd dans un dédale de presqu'îles, de falaises, de tombolos, de champs. Les
eaux et les brouillards miroitent. Parfois, la mer comme un grand fleuve longé
de coteaux (Oh les vignes fantômes !) La rampe accidentée d'une colline
rocailleuse où la route ondule parmi des champs inclinés vers la mer, et les
surplombe parfois dangereusement : un pur pays de limbes...
Renvyle
le soir
Les
vaches paissent tranquilles jusqu'aux bords des plages, où les prés s'usent
dans la pierraille. Lancinamment les troupeaux bêlent, sous les écumes des
nuages. Et puis le soir, les champs ondoient. Entre les murets, fils d'argent,
sous les fuchsias en grappe, les ruisselets se font plus gras. Dans les arceaux
des baies, virent de lointaines montagnes, et des nuées perdues, dorées,
vibrent le long des pentes. Le soleil a sombré, et les couleurs jouent
librement dans le ciel brusquement vacant, où tournent d'immenses châteaux
brûlés, d'un rose volatil. Sous le poids de la nuit qui vient, les teintes
densifiées s'enflamment. Des gouffres célestes s'écoule un argent livide, dont
on ne sait s'il provient de la lune ou bien d'un reste de soleil. Sur les eaux
toujours roses, le cap en falaise, un trait sombre et puis, vision hugolienne,
la tour en ruine de Renvyle, aux créneaux crochets décharnés, noire et soudain
très plate sur grand font murmurant.
Lac
dans le domaine de l'abbaye de Kylemore
Roselières
vert pâle
Nénuphars
bulles d'aube
Et
tout près ces lourds chênes
Vert
jungle
Vainement
fixes
Mares
dérivant à jamais
Sous
les grands monts givrés de rocs.
Les
jardins victoriens du domaine de l'abbaye de Kylemore
Ici,
pas de débordements de fleurs ni d'ombres. La sauvagerie des montagnes, humides
et pourtant rases, enserre les parterres, augmente son emprise en butant sur
des murs de brique. Lorsque le regard file à travers les portiques, un vert
amer de rêve l'emporte vers les hauteurs.
Péninsule
de Renvyle
Extrêmes
de haute montagne. Le ciel rapidement se couvre et la moindre trouée se ferme.
Parallèle à la course des nuages, un vent glacé se met à raser les collines,
entraînant à sa suite des voiles de brouillard et nous voici reclus dans une
ouate tempétueuse, une pluie si violente qu'elle en casse à jamais tout espoir
de beau temps.
La
mer à Mulranny
La
mer. Il faut marcher longtemps dans des sables vaseux, malodorants et puis, la
voici tel un mur, lestée de mille vents glacés, cinglante, déferlante et
sauvage.
Achill
Island
D'abord,
de frais gros rochers roses dévalent le long des landes, s'immobilisent sur les
dalles, les toboggans du front de mer. Et puis, faisant fi de la route, une
Alpe immense déferle vers les abysses, avec ses pics, ses criques, ses prairies
vainement tendues, à l'assaut des hauteurs, par des crêtes rocailleuses. L'on
voudrait à la fois se perdre dans les flots et voler sur les cimes. Alors, dans
ce déchirement, on désespère d'atteindre jamais la grandeur dont on rêve.
Clare
island
Silencieuse
traversée, de matinée très fraîche, humide. Chaque vague se fait intensément
visible, et chaque soubresaut des montagnes de l'île, qui ressemblent à des
pointes d'Alpes émergées (comme issues de forêts et de vallées profondes, au
fond de l'océan, et nous sommes sur l'eau comme sur des nuages enrubannant les
cimes.)
Précédé
d'une longue combe, un pic se dresse comme une fine feuille étrangement
cambrée, puis recourbée vers l'eau, prête à se déliter. Nous en voilà tout près
sur les hauteurs du phare, dans une verdure éperdue, sans nul point de repère,
et s'accroît le vertige au bord de la falaise, aux murs profonds et noirs, aux
tournoyants oiseaux.
Nord
Mayo
Collines
vastes et tourbeuses
Âpres
et molles
Fondantes
hérissées
De
raides bruyères, des fleurs brunes
Laides,
séchées des joncs
Plumes
neigeuses des linaigrettes et puis
Étrangement
charnues
Des
haies de rhododendrons crues.
Ruines
de l'abbaye de Burrishoole
Les
ogives dressées tels cristaux vers le ciel
Et
le doux cimetière
Dans
l'estuaire
Des
barques vides, abandonnées
Attendent
un passage d'âme.
Nephin
mountains
Vastes
montagnes ondulantes
Vibrantes
dans les ombres
Vaseuses
des grands nuages
Vertes
et transparentes
Toutes
gonflées de vagues
Et
du vent d'or des lacs.
Dublin
Dublin
façades rases
Cassées
de ciel
Briques
de feu d'orange
Fenêtres
nues
Décors
comme posés
Sur
un soir de bleu tendre
Les
mouettes sonores
Circonscrivent
le vide
Infiniment
venteux
Le
fleuve aspire à lui
Les
rejets les poubelles
Tranquille mue des fleurs
Petits bijoux d'échoppes
Aux couleurs de refuge.
La péninsule de Howth
Entre les ponts, des dépôts, les usines, comme dans un cœur
d'automne gris et roux, on prend un train de banlieue le long de côtes plates,
habitées, mornes. À l'arrivée, une fois franchi le port de pêche, quelques
minutes de marche et c'est un éblouissement de falaises vertigineuses, mangées
de bleu violent, avec des combes en entonnoirs tronqués. La bruyère frémit, les
ajoncs prolifèrent, des pins parasols embaumés se mêlent aux rhodos géants, aux
saules des petits torrents et puis, après deux heures ainsi d'enchantement, on
passe des collines aux forêts de bouleaux, la tourbière des grenouilles
(« frog bog ».) En haut sur
les rochers, la vue se perd au fond des baies, dans un dessin de carte. On se
fatigue. La descente s'allonge et puis ça y est, on a bouclé le tour, et l'on
revient au port, près de la gare. Entre les rails et les locaux puants d'une
conserverie, la plage est déjà grise, on a rêvé croit-on, l'on rêve encore
d'ailleurs entre les façades rosâtres et comme cartonnées de l'étrange Gardiner
Street.
Marie-Line Jacquet
Musique
FESTIVAL aux CHANDELLES
Église Saint- Pierre- sur- l’Hâte*
Poème publié dans le journal régional, DNA, le 28 -14-2014
Sur la terre
minière et culturelle du Val d’argent,
l’église aux
vestiges de styles Renaissance, Gothique et Roman,
entourée
d'un vieux cimetière et du halo de légendes d’antan,
résonne,
chaque été, à la nuit tombée, d’accords vibrants.
Une
symphonie de feuillages et de tournesols dorés
décore le sanctuaire métamorphosé
où se
déploie l’évanescente luminosité
de deux
cents chandelles d'un blanc immaculé.
Sonates,
concertos,… œuvres de compositeurs prodigieux,
violon,
piano, saxo, … des interprètes prestigieux,
un auditoire
attentif, subjugué ou recueilli, écoute silencieux,
la musique
sacrée ou profane s’élevant vers les cieux.
Loin des
bruits des villes, ce lieu de concert magique,
intimiste,
magnifié par des sonorités oniriques,
où règne une
simplicité authentique,
unit dans une divine
harmonie, Art et Musique.
LA
PARESSE
L’art presque perdu de ne rien faire, Dany Laferrière,
Grasset, 2014
Dans un
monde, où seuls règnent vitesse,
activités, performances, compétitions, business,
où, dans tous les domaines, il faut faire des prouesses,
je voudrais faire l’éloge… de la paresse.
activités, performances, compétitions, business,
où, dans tous les domaines, il faut faire des prouesses,
je voudrais faire l’éloge… de la paresse.
Non pas le
désœuvrement, l’ennui,
l’impression
de vide, la sensation d’inertie,
quand, amorphes, atones, figés dans l’apathie,
les jours, sans fin, s’écoulent dans la monotonie.
quand, amorphes, atones, figés dans l’apathie,
les jours, sans fin, s’écoulent dans la monotonie.
Mais un état
de grâce, de vacance,
de langueur, abandon, indolence,
où je savoure avec délices, en toute conscience,
les raffinements de la lenteur, de la nonchalance.
de langueur, abandon, indolence,
où je savoure avec délices, en toute conscience,
les raffinements de la lenteur, de la nonchalance.
L’oisiveté,
source infinie d’inspiration,
éveille nos désirs profonds, notre réflexion,
éveille nos désirs profonds, notre réflexion,
développe
sensibilité, intuition,
exalte rêves, chimères, imagination.
exalte rêves, chimères, imagination.
Le farniente
a des lettres de noblesse.
Dans
l’immobilité se trouvent des richesses.
Cet art
subtil, distillé dans l’allégresse,
voie d’accès à la sagesse, a pour nom : la Paresse.
voie d’accès à la sagesse, a pour nom : la Paresse.
Monique Mangold
Paysage avec chats
Notre
déjeuner terminé, je m'étendis sur le banc, sans formalités, car le sommeil me
gagnait.
Immobile,
un petit nuage blanc me servit d'édredon. Entre mes cils le lac s'amincissait
et je fermais tout de bon mes yeux sur les montagnes.
Quand
le bruit d'une course effrénée suivie d'un cri rauque me ramena sur la terrasse
du château où le banc me servait de hamac.
Ma
chatte, oreilles dressées, la truffe perlée de sueur, me dévisageait entre deux
balustres du perron.
"Alors?"
fis-je.
Elle
ne broncha pas, ses yeux plantés dans les miens, la posture guerrière.
Un
coup de griffes me blessa le talon.
"Miaou!"
fit un matou au pied du banc qui me dévisageait lui aussi de ses yeux d'or
pailleté.
"Miaou
quoi?" fis-je encore toute somnolente.
"Miaouamoua?"
Miaou
a moua!... C'est çà. Il me demandait tout simplement la patte de ma chatte.
Courtois, non?
Je
renversai la tête dans la direction du perron où la chatte, pas chatte pour
deux sous, faisait Naon Naon en balançant négativement la queue que personne ne
pouvait s'y méprendre.
A
l'exception du matou qu'il me fallut, femelle oblige, chasser d'une indélicate
façon.
Marie-José Piguet
Château
de Valmont Été l993
Parutions de nos membres
Sabine
Badré, Vagabondages, Bruno Durocher éd.
Compte rendu
de Michael O’Dwyer
Vagabondages est le titre du dixième
volume de poèmes de Sabine Badré. Comme nous le verrons dans ces réflexions
thématiques, ce nouveau volume contient des liens avec quelques-uns des volumes
précédents. Etant donné le titre du volume, le thème du voyage et de l’évasion
est évidemment significatif. On trouve des poèmes consacrés à des souvenirs de
voyages en Bretagne, en Sicile et en Inde. Là, il y a un lien avec les volumes Ailleurs (2005) et De l’autre côté (2009). D’autres poèmes évoquent le passage du
temps, la nostalgie du passé et l’absence des amis d’autrefois. Ces poèmes nous
rappellent ceux de Fleurs de mémoire
(1993) et d’Heures fugitives (1996).
Il faut aussi tenir compte du sens figuré du mot “vagabondages”, c’est-à-dire
l’état de l’imagination entraînée d’objet en objet par association d’idées.
Dans ce volume, l’association entre la nature, l’amour et la religion est
frappante. A cet égard, le premier poème, Aurore,
dont le titre rappelle Paroles d’aube
(1991), mérite d’être cité en entier.
Aurore
Le soleil surgit
De la mer assagie,
Arc rouge
Irradiant de lumière
Dans le ciel bleuté
Encore enamouré.
La terre est en suspens
En son adoration
O ce rouge solaire
Qu’a préparé l’aurore
Dans le cri des mouettes
Aux ailes éployées
Dont le rire devient
hymne
Au jour encore à naître
Nous remarquons d’abord
l’animation et les couleurs de la nature, « arc rouge », « ciel
bleuté », détails qui font écho au volume, Couleurs du monde (2011). Le soleil est énamouré. Notons aussi le
champ lexical de la religion. La terre est en état d’adoration et le cri des
mouettes devient hymne. Ce poème illustre bien l’association entre la nature,
l’amour et la religion.
En
ce qui concerne le thème de la religion, on note des poèmes marqués par la foi
et l’espoir de la vie éternelle. Dans “Eternité”, c’est « l’indicible
foi » qui bat dans le cœur du mourant, tandis que dans le poème “Espérer”,
Il
faut croire aux départs
Aux
rivages d’un jour
Baignés
d’éternité.
Les poèmes consacrés au
passage du temps sont évidemment mélancoliques, mais il y a toujours une lueur
d’espoir. D’autres poèmes sont marqués par le sens de la présence de Dieu. Dans
“Interrogation”, Dieu est présent dans « la banalité tissée des
jours » et dans « La Lampe Allumée », la lampe rouge au bout de
la nef d’une église rappelle au visiteur la présence divine. Dans ce poème, il
y a un beau tableau du clocher roman du village et de l’enclos paroissial.
L’ambiance est imprégnée de silence et le visiteur ouvre la porte « le
cœur battant ». Le Dieu qui figure dans les poèmes de ce volume est Celui
d’amour et de pardon. Dans “Pardon”, Dieu nous pardonne notre passé. Dans
“Inversion”, le poète regrette la perte de sens des signes de la foi dans la
société contemporaine : l’enfant de la crèche, la lumière pascale, les
croix aux carrefours, tous ces signes de foi se sont engloutis « dans un
désert immense ».
Le thème du voyage est un autre leitmotiv important. Le
poème “Segeste” chante la joie de l’évasion, la joie de se trouver en Sicile où
tout est « si simple, si pur » dans les prairies aux mille fleurs, ce
qui fait un contraste avec « les frimas parisiens ». En guise
d’antithèse, le poème “Etouffement” évoque ce dont le poète s’évade en Sicile,
c’est-à-dire des « silences assassins » des transports dans la
banlieue parisienne. Les poèmes qui portent sur le voyage en Inde communiquent
la joie de la découverte d’une autre civilisation
Où l’homme européen
Perdu dans ses problèmes
Et son niveau de vie
Se sent irrémédiablement
Infiniment petit.
D’autres poèmes chantent
la nostalgie de l’enfance et le poème “Vieillir” exprime le désir de vieillir
avec « un cœur d’enfant » sans agressivité, sans envie et sans
« la stérilité des regrets inutiles ».
Ce beau volume qui mérite d’être lu et relu, est publié à
l’Imprimerie Renon avec une couverture ornée d’une image de flammes qui
symbolisent le souffle, la force et la lumière.
Michael O’Dwyer
Roger Bichelberger
nous
informe de la parution de son dernier recueil de nouvelles :
Noël est venu sans rien
dire à personne
L’AEFM et le défi de la traduction : le cas de
l’écrivain irlandais, Sebastian Barry
Une question qui a été soulevée plusieurs
fois dans le comité de direction, et sans doute plus largement dans
l’association, est de savoir si nous devrions, pour nos colloques, étudier des
auteurs en traduction. La question est d’autant plus importante dans une
association européenne, voire internationale, fondée sur l’idée que la
littérature est une des principales voies d’accès à la culture d’un pays, à son
histoire, à sa mentalité, à ses façons de penser et de dire. Bref, elle est un
instrument de compréhension et de communication avec les membres de cette
culture. Si donc nous organisons un colloque en Lettonie, en Ukraine, en
Irlande, dans n’importe quel autre pays membre, nous tenons à avoir un certain
nombre de communications sur des écrivains de ce pays, faites non seulement par
des ressortissants du pays en question qui parlent la langue de l’écrivain
présenté, mais par d’autres aussi venus de pays différents. Quelle richesse
pour ceux-ci d’entrer ainsi dans l’âme d’un autre pays ! Mais quel apport
aussi pour les membres du pays lui-même d’avoir un regard sur eux venu de
l’extérieur et influencé par une autre manière de voir, regard propre à
relativiser ce que l’on a toujours considéré comme allant de soi, à changer le
noir et le blanc en teintes de gris qui estompent les différences, remettent en
question, ouvrent à un autre point de vue, à une autre perception de la vie, à
d’autres désirs, à d’autres motivations ! Bref, la vie devient ouverture
de l’esprit, franchissement des barrières personnelles, interrelations.
Nous avons tous connu ce sentiment d’envol
et d’élargissement personnel à travers nos colloques sur François Cheng et
Andreï Makine. Mais le point à retenir ici est que nous n’avons pas eu besoin
de traductions pour entrer dans leur œuvre. Grâce à leur éducation et aux
contingences de leur vie, ils écrivent directement en français. Certes le fait
d’être ‘entre deux langues’ et de choisir de s’exprimer plutôt en celle-ci
qu’en celle-là pose toute une gamme d’autres questions. Oublions d’ailleurs que
nous apportons tous une couleur différente à notre lecture selon notre langue
et notre culture d’origine (même française). Ce serait trop compliquer le débat
en faisant de nous tous des traducteurs. Poursuivons notre ligne centrale et
admettons que grâce à notre lecture de Cheng et de Makine, nous entrons plus
facilement dans les cultures chinoise et russe, pour mieux nous situer dans le
monde et son histoire.
Qu’en est-il pour d’autres auteurs que, sauf
pour un petit nombre, nous ne pouvons pas lire dans l’original ? Prenons
un autre auteur proche de mon cœur, Sebastian Barry, que j’ai décrit dans un
article précédent d’Intervoix (peut-être rayé dans l’intervalle de votre
ordinateur) comme un auteur digne d’être étudié par notre association.
Justement parce qu’il apporterait d’autres perspectives sur la spiritualité en
littérature dans le monde d’aujourd’hui, par rapport surtout au contexte
irlandais et, entre autres questions, à l’histoire religieuse qui a déchiré le
pays, tout en nous faisant apprécier tout le ‘charme’ de l’esprit irlandais qui
n’a son pareil nulle part. Voulant partager mon enthousiasme, j’ai proposé
Barry comme sujet pour le colloque de Metz (2015). Ce qui m’a intriguée dans le
refus opposé (admettons qu’il y avait une bonne douzaine de propositions) était
la raison de ce refus. Les membres, sauf quelques-uns, ne pourraient pas lire
Barry dans l’original, c’est-à-dire en ‘anglais’ (nous y reviendrons). Ils
auraient recours à des traductions.
Quel
esprit puriste ! Ai-je pensé dans un premier temps, cédant à ma déception
et tenant au principe adopté depuis le début, dans notre association, qu’un
colloque sur deux serait consacré à un écrivain individuel. Le nom de Barry
venait le plus naturellement du monde à l’esprit, étant donné notre périple à
Dublin en juillet 2014, sans parler des liens de l’auteur avec ce merveilleux
comté de Wicklow que nous avons découvert grâce à notre présidente (la
couverture de la traduction du Testament caché est illuminée par la
photo d’une de ces magnifiques tours du site monastique de Glendalough que nous
avons visité), qui pourrait sans doute, habitant tout près, (je parle de notre
présidente) intéresser l’auteur à se rendre à la rencontre proposée. (Combien
de nos colloques ont été enrichis par la présence à nos débats de l’auteur
étudié !)
La
raison me venant petit à petit en aide pour modérer ma première réaction, je me
suis dit : ‘Mais comment, en effet, traduire l’essentiel de Barry dont on
sent, plus on avance dans l’œuvre, que la langue foncière n’est pas l’anglais,
même si vocables et expressions correspondent à tout ce que l’on trouve dans un
dictionnaire anglais, mais une langue plus ancienne qui contient sa propre
vision des choses. Ne pourrions-nous pas dire, pour faire un rapprochement avec
Mauriac et oser même parler de ‘filiation’, que l’essentiel de Barry réside,
dans les mots de celui-là, dans cette ‘nappe profonde’ ou ‘source’ qui ne
commence nulle part, comme ce petit ruisseau de la Hure qui fascinait tellement
l’enfant Mauriac, symbole pour l’écrivain à venir du mystère des origines et
première impulsion à la quête par l’écriture de l’unité originaire de
l’être ? La parole poétique de Barry – il s’agit bien de cela – toute
différente de celle de Mauriac, imprégnée de ces restes gaéliques, celtes, qui,
selon un commentateur, cherchent à forcer un passage dans toute âme littéraire
irlandaise, touche, il me semble, à quelque chose de primitif, de cosmique, qui
suggère presque l’anté-Babel. Il émane de Barry un sentiment d’innocence
foncière qui est intraduisible. Mais n’est-ce pas là l’ineffable du texte qui
affleure dans toute œuvre littéraire digne de ce nom ?
Où
donc ces considérations nous laissent-elles dans le débat qui nous
occupe ? Pour essayer d’y voir plus clair, j’ai fait un travail
expérimental – peut-être un peu artificiel aussi – sur la traduction française
du Testament caché de Sebastian Barry (par Florence Lévy Paolini) que
j’ai confronté chapitre par chapitre avec la version anglaise. J’ai relevé
maints exemples de non-équivalences ou omissions / substitutions (de petits
détails dans le texte, il est vrai) déterminées par le fait que ou le mot
équivalent n’existait pas dans la langue traduite ou qu’une métaphore traduite
plus ou moins littéralement sonnait faux (du moins à mon oreille). La
métaphore, arme du poète, est un élément complexe pour dire souvent une vérité
profonde et il me semble de temps en temps que le traducteur ne va pas jusqu’au
fond du personnage pour saisir la richesse syntaxique ou phonétique d’une
expression employée par l’auteur pour dire la réalité intime du personnage, et
pour trouver un mot aussi suggestif, (par exemple le verbe ‘to scrape about’,
traduit par ‘fouiller’, plus neutre, moins coloré) qui situe le personnage dans
sa réalité sociale.
Il en va de même pour la manière de dire des
personnages (surtout de Roseanne, le personnage central) : les tournures
vieillottes, l’ordre des mots dans les échanges qui n’est plus d’aujourd’hui,
des formules de répétition et le renversement d’éléments grammaticaux. Tout
cela rend presque transparente l’activité mentale de la protagoniste dans son
effort de saisir plus concrètement les choses et dans sa recherche du vrai,
aspect fondamental de la narration qui est de l’ordre de la confession devant
son créateur (un peu comme la confession de Thérèse Desqueyroux). Ces
éléments-là, mais bien d’autres aussi qui appartiennent sans doute à la
grammaire intime de l’auteur en symbiose avec son personnage, créent ce que
j’appellerais la musique intérieure du texte, que le meilleur traducteur du
monde aurait du mal à traduire, car, comme dit le vieil adage, ‘le style c’est
l’homme’ et l’homme finalement reste ancré dans son mystère pour ce qui est de
l’essentiel.
Mais cet ‘essentiel’, si important qu’il
soit pour notre appréciation esthétique – et nous en glanons certes quelque
chose - est un aspect relatif, il me semble, par rapport à la traduction
dans son ensemble et notre désir d’entrer par le texte dans une autre
expérience culturelle. La traduction, d’une clarté, d’une précision, d’une
élégance classiques reste très fidèle au texte original et transmet toujours
l’atmosphère et la réalité de l’Irlande, d’une Irlande d’autrefois, oui, mais
qui laisse ses traces dans l’aujourd’hui et l’Histoire en train de se faire
dont nous faisons tous partie… Qui nous touche, qui nous emporte, qui nous
prend à la gorge, cette histoire publique de la guerre civile, des conflits
religieux, des crimes de l’église catholique parce qu’elle est inséparable de
l’histoire privée des personnes et qu’elle est racontée non par la voix neutre,
impersonnelle d’un narrateur omniscient mais par la voix humble des personnages
eux-mêmes participant à l’histoire en train de se faire – de ce ‘ratcatcher’
père de Roseanne, réduit au statut le plus abject de la hiérarchie sociale,
ensuite de sa fille, personnages rayonnants d’humanité qui voient avec l’œil
d’innocence de ceux qui sont dépouillés jusqu’à la nudité et à la transparence
de leur être et ne savent pas ce que le mot ‘discours’ veut dire.
Les personnages de Barry, d’ailleurs, ne
sont-ils pas tous des raconteurs, pour tenir éveillée la flamme originale en
littérature de ‘story teller’ (mot qui, soit dit en passant, a un double sens
en anglais de ‘conteur’ et de ‘menteur’ !), art viscéral de l’âme
irlandaise, celte, qui vise un ordre de vérité allant au-delà de, mais parfois
pour donner son sens à la vérité historique.
Ne boudons donc pas la traduction. Allons
même plus loin en en relevant le défi, que ce soit par des articles critiques
visant à séparer le bon grain du mauvais grain et à promouvoir nos littératures
individuelles comme elles méritent de l’être, ou en nous aventurant nous-mêmes
dans le domaine de la traduction pour présenter des œuvres (ou extraits
d’œuvres) de nos pays individuels – comme l’a fait tout récemment dans les
pages d’Intervoix (no.29) Galyna Dranenko pour nous faire apprécier un
poète ukrainien (Vassyl Stouss) qui autrement serait resté inconnu à la plupart
d’entre nous. Pour ce travail créatif, passionnant même (pour qui en a fait
l’essai), n’avons-nous pas un atout spécial qui est justement de partir d’une
certaine conception de la littérature qui ne se contente pas de la surface des
choses mais vise le courant profond, là où tout se relie. Où serait la culture
de l’Europe et notre recherche du sens de l’homme sans les traductions d’un
Tolstoï, d’un Proust, de bien d’autres encore ? Et pour revenir à notre
esprit fondateur, François Mauriac, quels auraient été sa pensée et son devenir
spirituel tels qu’ils se manifestent dans ses écrits ultérieurs sans les
traductions d’un Belenson (nom sans doute inconnu aujourd’hui), qui lui ont
ouvert l’esprit des penseurs russes de l’immigration. Ainsi, à travers les
frontières se fait progressivement sentir cette grande chaîne de continuité qui
dit ‘sens’, dans le triple emploi du mot défini par Cheng… François Cheng, un
autre auteur inspirateur de ‘chez nous’, lui, plus que tous, traducteur de
cultures. Soyons des émules… !
Margaret Parry
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