Éditorial
Berlin
ne peut laisser indifférent. Les pierres y parlent. Le mur y interpelle.
L’histoire y a laissé tant de traces. Le présent bulletin rend compte de
quelques rencontres singulières avec la ville.
Aucun
de nous n’a pu ignorer ni le mur, ni les croix blanches. Peu d’entre nous ont
vu « les pierres de la mémoire » comme les appelle Monique Mangold. Et
pourtant... Elles sont destinées à faire trébucher le passant. « Passant, qui
que tu sois, ne passe pas outre sans te demander ce qu’elles veulent dire ».
Le
présent numéro pourrait fonctionner comme pierre de mémoire, « Stolperstein »
en allemand, pierre d’achoppement. Il émerge de notre passage dans cette ville,
encore divisée il y a peu de temps, divisée dans un monde divisé, divisée en
deux par un mur comme le reste du monde était divisé en deux par un rideau de
fer.
Mais
il y eut ce geste pendant notre colloque. Ce geste de l’un d’entre nous,
sortant son stylo pour écrire sur le mur de la honte: liberté, amitié,
fraternité. Geste fort de notre association qui affirme notre désir de faire
une brèche, un passage pour se connaître dans une reconnaissance mutuelle ainsi
que le suggère Paul Ricœur dans un de ses derniers ouvrages qui porte le titre
éponyme. Car, ne nous leurrons pas, il ne suffit pas d’abattre des murs réels
pour partager une même humanité. Mais ceci nous mène droit au sujet de notre
colloque: Écriture et identité. Colloque qui comme tout colloque digne de ce nom s’ouvre
sur une question. « Qui suis-je? », question qui reste sans réponse sinon celle
provisoire formulée au cours de la table ronde: « je ne le sais, mais je puis
en lire quelque chose dans le regard de l’autre » ou encore: « j’en saurai
peut-être quelque chose au bout de ma quête ».
Et
puisque François Mauriac reste notre référence, disons tout de même, à la suite
de Claude Hecham, que l’écriture mène celui qui écrit comme celui qui la lit
sur le chemin de la rencontre avec soi-même et avec l’autre, comme elle a mené
Louis, le personnage principal du roman Le nœud de vipères vers la partie
intime de lui-même, celle que lui- même ignorait, le noyau de feu et d’amour
enfoui au plus profond de sa nuit.
Le
présent numéro se veut aussi une pierre de mémoire pour tous les membres de
l’association qui n’ont pas pu faire le voyage mais qui n’étaient pas tout à
fait absents.
Quelques-uns
laissent leur trace dans ce bulletin signalant des pages, des lectures, des
conférences qui contribuent à approfondir notre recherche de sens de notre
existence.
Et
sans doute est-il inutile de dire que notre écriture est portée à son plus haut
niveau, dans la dimension verticale de la poésie qui occupe la place centrale
du bulletin avec la révélation d’un poète qui a écrit derrière le rideau de
fer, dans des conditions extrêmes: Vassyl Stouss.
Enfin
il est plus que temps de dire notre gratitude à Nina Nazarova, notre
présidente, qui a organisé notre séjour et notre colloque dans la ville qui
laisse une si profonde impression.
Marie Louise Scheidhauer
Musique et La Source par François
Mauriac (Extraits)
«
Quand je retourne vers mon enfance, je m’aperçois qu’elle fut, a son insu,
baignée de musique – musique très médiocre au collège, meilleure à la maison où
ma mère chantait avec une belle voix de mezzo-soprano, du Schubert, du
Schumann, un peu de Wagner, et ces mélodies de Gounod dont quelques-unes ont
gardé pour moi leur puissance d’incantation et, aujourd’hui encore,
ressuscitent le paradis perdu.
Ma
mère disait : “C’est le seul de mes enfants qui ne soit pas musicien...” Je la
croyais sur parole. Il était entendu que je n’avais pas d’oreille. La place
immense qu’occupaient dans ma vie secrète les chants de la maison et du collège
ne m’éclairait pas sur mon goût profond...
Le
règne de la TSF commence la nuit...surtout si vous êtes seul dans le vieux salon
d’une campagne perdue, entouré d’un silence de fin du monde. Toutes les forces
mauvaises de la terre et de l’air sont enchaînées. Je suis à Malagar, et
j’entends respirer ce musicien à Stuttgart, je l’entends froisser une page de
la partition... et tout à coup, pour moi seul, un trio de Mozart, un Quatuor de
Beethoven s’épanouit au cœur de la nuit. »
«
[Aujourd’hui] si des tziganes, un jazz m’entraînent hors de moi-même, Mozart,
aussi léger, aussi gamin qu’il puisse être à ses heures, m’y ramène et m’y retient.
Cela
est si vrai qu’il n’existe pas de joie plus triste, si j’ose dire, que celle
que nous lui devons, presque insoutenable parfois. Car il s’agit toujours d’une
confrontation en nous avec ce qui est perdu, et qui ne pourra être sauvé que
grâce à un miracle de l’amour divin – confrontation de l’homme chargé d’une
longue vie coupable, criminelle peut- être, avec l’enfant qu’il fut ; de la
créature fourvoyée dans de basses souffrances avec la joie qui était sa
vocation, cette joie pour laquelle elle avait été créée et était venue en ce
monde.
La
musique de Mozart est une remontée délicieuse mais exténuante vers les sources.
Quand nous étions enfants, entre toutes nos promenades il en était une dont on
ne pouvait parler sans que je fusse inondé de bonheur et d’inquiétude : “Nous
allons aller aux sources de la Hure...”, c’était le ruisseau qui coulait au bas
de notre jardin. Nous partions fous d’espérance, bien que nous ne les eussions
jamais atteintes, ces sources. Mais il nous semblait impossible de ne pas les
découvrir enfin... et puis, une fois encore, nous nous perdions dans les
fourrés inextricables, nous nous enlisions dans le marécage des prairies, et
jamais nous ne pûmes, à genoux, toucher des lèvres et des mains, en écartant
les fougères, lorsqu’elle jaillit de la boue, l’eau glacée de notre enfance.
Mon
angoisse au retour de cette promenade, que de fois l’ai-je reconnue lorsque
j’écoutais Mozart...
Vivre,
pour presque tous, c’est s’éloigner de ce paradis dont Mozart rassemble les
voix... »
(Extraits choisis par Margaret Parry)
Berlin, aujourd’hui. Regards singuliers
Lettre à Margarita
Ma chère Mimi,
La
préparation des vacances m’ayant accaparée, je n’ai pas trouvé un seul moment
de liberté pour t’écrire; mais nous sommes de retour et comme promis je vais te
donner un aperçu du colloque de Berlin, qui s’est déroulé du 9 au 14 mai
dernier.
Tu
sais que j’avais une appréhension: comment allais-je trouver la capitale de
l’Allemagne en ce début du vingt-et-unième siècle, alors que ma mémoire est
remplie d’images affreuses de cette ville?
Ma
première démarche, au sortir de l’aéroport Tegel, a été une visite au musée des
Antiquités: je disposais de cinq heures avant le rendez-vous à l’hôtel Energie et je voulais prendre contact
avec Berlin sur un terrain qui m’est familier. Comme je ne parle pas
l’allemand, le terrain d’entente parfait avec les Allemands me paraît être
l’archéologie. En effet je me suis sentie immédiatement à l’aise, très bien
accueillie par le personnel du musée. Je peux dire que pendant tout le séjour
cette gentillesse ne s’est jamais démentie, que ce soit dans la rue ou dans le
métro. On peut même rencontrer des gens parlant français et l’anglais sert
aussi dans bien des circonstances. Mais tu veux savoir ce que j’ai vu au musée
de si intéressant? En entrant, le petit cheval de bronze de style archaïque a
tout de suite attiré mon regard, car il évoque l’Iliade d’Homère. Les bijoux et
le sarcophage d’ivoire trouvés dans une tombe étrusque, les vases peints d’une
grande beauté provenant de fouilles en Grèce, tout montre la richesse de cet
Altes Museum. La ville de Priène, en Asie Mineure, occupe toute une salle, car
le travail des archéologues allemands y a été particulièrement fructueux –tu te
souviens que nous avons visité ce site en Turquie. Enfin, j’ai passé trois
heures merveilleuses et je suis ressortie pleine d’énergie pour affronter la
ville moderne.
Le
métro aérien la traverse et permet d’apercevoir les constructions les plus
époustouflantes comme la gare centrale ou la tour de la télévision. Une visite
organisée en car m’a permis de découvrir le Sony Center de Potsdamer platz avec
notre groupe ainsi que les vastes avenues Unter Den Linden ou
Kurfürstenstrasse-les Champs- Elysées de Berlin. Mais c’est le dernier jour que
j’ai pu me rendre avec une amie à la Porte de Brandebourg et au Reichstag. Les
anciens bâtiments ont presque tous disparu et l’architecture extravagante des
nouvelles constructions m’a paru écrasante, menaçante parfois, comme cette
“machine à laver” de la chancellerie où Angela Merkel a ses bureaux.
Nous
avons bien travaillé pendant les deux journées du colloque dans une salle
aménagée au sous-sol de l’hôtel: les conférences se faisaient en français pour
une dizaine de nationalités et nous pouvions échanger quelques mots pendant les
pauses avec des amis venus de Paris ou du Liban. Un poète roumain avait voyagé
trente-six heures en autocar, pour venir au colloque; une poétesse allemande de
quatre-vingt- douze ans nous a étonnés par sa vitalité; très inspirée, elle a
lu le poème qu’elle venait d’écrire et tout le monde était bouleversé! Nos
auteurs favoris nous avaient fourni de la matière pour le thème Écriture et identité: Mauriac, Makine, Sylvie
Germain, Amin Maalouf, Emmanuel Carrère. Mais nous avons aussi découvert Wajdi
Mouawad ou Sebald. Il faut que tu lises Austerlitz, roman d’une profonde humanité.
Les
soirées étaient bien appréciées après ces journées chargées: ne pas oublier que
les intellectuels sont aussi des épicuriens! Les vins du Rhin ou d’Arménie ont
accompagné nos chansons! Le cadre de l’Orangerie au château de Charlottenburg
nous a fait rêver aux fastes de la monarchie prussienne: quatre-cent couverts
servis par des jeunes-gens en costume dix-huitième. Les musiciens du concert
baroque étaient costumés aussi. Mais le dîner-promenade en bateau sur le fleuve
nous a encore davantage fait apprécier le charme de Berlin au printemps, car la
Spree traverse la ville ancienne et les nombreux parcs où les berlinois vont se
détendre; sur les berges, les terrasses des bars à bière débordaient de
buveurs, chope en main! Pas de précipitation donc, pas de presse: en Allemagne,
on attend, on ne s’impatiente pas. On fait les choses en ordre, l’une après
l’autre, écrivait Brigitte Sauzay (1) à la fin de son Journal d’Allemagne 1997
publié chez Plon en 1998. Nous avons fait les choses en ordre, nous aussi,
travaillant dans la journée et sortant le soir comme des milliers de berlinois,
heureux de goûter à la douceur du printemps et de l’amitié.
Claude Hecham
Note 1- Brigitte
Sauzay, co-directrice de l’Institut Berlin-Brandebourg de Genshagen avait
publié son journal sous le titre Retour à Berlin. Elle avait reçu le prix De Gaulle-
Adenauer à l’occasion du 35e anniversaire du Traité de l’Elysée.
Berlin dans ma vie
Le
comité directeur de l’Association a eu une excellente idée de nous réunir en
mai 2013 à Berlin – ville mondiale culturelle et artistique de premier plan.
Grâce aux grands efforts de Nina Nazarova et d’autres membres du Comité de
direction notre séjour de presque une semaine à Berlin fut une pleine réussite
tant au point de vue scientifique que culturel. Moi, je voudrais relater
quelques raisons personnelles de ma participation à cette rencontre inoubliable
qui m’a permis, en premier lieu, d’avoir une nouvelle occasion de revoir mes
anciens amis de l’Association. Premièrement, ce fut, à coup sûr, ma
participation au colloque avec une communication consacrée cette fois-ci à
l’œuvre de Gregor von Rezzori, grand écrivain d’expression allemande (dont les
livres les plus importants ont vu le jour en version française), né en 1914 à
Czernowitz, en Bucovine, et puis amené successivement à Vienne, Bucarest,
Berlin, Hambourg puis dans ce coin de Toscane où il est mort en 1998. Comme il
avait passé à Berlin plusieurs années avant et pendant la guerre 1939-1945, ce
fut donc pour moi une belle occasion de marcher sur les traces de l’écrivain,
d’autant plus que, par pure coïncidence, notre colloque s’est tenu à l’hôtel
situé dans la Wielandstraße où en 1939, à la pension Haxthausen, avait logé
Gregor von Rezzori. Il en parle dans son livre autobiographique Sur mes traces
(p.188). Il y relate les années passées à Berlin, surtout sa première
impression de la ville, avec un sentiment de déception et de désillusion. Tout
ce qu’il avait
imaginé dans les années 20 sur cette ville de l’expressionnisme et du
futurisme, le légendaire Berlin, capitale de l’Europe, il n’en trouva nulle
trace. Il compare l’impression qu’il a gardée de cette ville avec celle « d’un
lieu où l’on travaille consciencieusement mais qui, comme dans les coulisses
d’une pièce de théâtre retirée de l’affiche, ne présente rien de dramatique. La
scène était vide et bien aérée, avec juste un reste de passé poussiéreux »
(p.163). Mais, comme nous le savons bien, c’était « l’accalmie avant une
tempête », et Rezzori, quelques années plus tard verra Berlin à ses pieds «
aplati par les bombes » (p.161). Ici l’écrivain fait allusion à Rastignac qui,
arrivé à Paris, contemplait depuis une colline la ville de lumière se jurant de
l’avoir un jour à ses pieds.
En
voyant Berlin aujourd’hui, je n’en croyais pas mes yeux : comment la ville,
détruite à presque 98% a-t-elle pu renaître, comme le Phénix, de ses cendres et
devenir si belle ?
Deuxièmement
– ce fut une opportunité de revoir « mon enfant de Berlin » - mon petit-fils
Stanislaw qui y étudie la psychologie. Je l’ai trouvé grandi, plus intelligent,
plus sûr de lui, ce qui m’a beaucoup réjoui.
Enfin,
me trouvant à Berlin, j’ai évoqué les souvenirs inoubliables de notre première
visite de cette ville avec Irène remontant à 1994, en particulier les
recherches du Mémorial soviétique du Treptower Parc, où dans une fosse commune
devaient reposer les restes de son père Anton, mort en 1944 lors des combats
acharnés sur le fleuve Oder. Son sort n’aurait pas pu être différent, car il y
avait été envoyé par les Soviétiques comme chair à canon à une mort certaine.
Je revois Irène saisie d’une grande émotion, avec des larmes aux yeux quand
elle a appris que le nom de son père se trouvait dans la liste parmi les morts
ensevelis dans cette fosse commune. Puis elle ouvre un petit sachet rempli de
terre ramassée dans sa ville natale et la répand au-dessus de cette fosse. De
tels moments se gravent pour toujours dans la mémoire.
Comme
je l’ai déjà souligné au début de l’article, Berlin était et reste toujours une
des capitales culturelles mondiales avec, entre autres, 165 musées, 146
bibliothèques et 60 théâtres. Parmi les grandes célébrités berlinoises, c’est
Marlène Dietrich qui me vient la première à l’esprit. Dans mon adolescence et
dans ma jeunesse, j’avais un faible pour le cinéma, je découpais des photos des
grandes stars et les gardais longtemps dans mes collections. Une place
d’honneur y appartenait à Marlène Dietrich – cette Berlinoise de souche, même
si la guerre et le nazisme l’ont obligée à l’expatriation et à la
naturalisation américaine. Elle a passé les douze dernières années de sa vie,
cloîtrée dans son appartement de l’avenue Montaigne à Paris, où elle est morte
en 1992. Sa tombe est visible au cimetière de Friedenau à Schöneberg, non loin
de celle de sa mère. Je parle d’elle avec tant de détails parce que j’ai eu le
grand bonheur et privilège d’entendre cette « Blonde Vénus du cinéma allemand”
chanter à un concert à Moscou en été 1964. En ce temps-là je m’y trouvais pour
régler mon transfert, hélas raté, à l’Institut des relations internationales. A
l’époque, j’étais trop jeune pour apprécier à sa juste valeur la grandeur de
cette star qui donnait au public ce qu’il voulait : du rêve, du glamour, de la
sensualité, de la poésie en fait. C’est avec une grande émotion que j’ai
découvert dans l’allée des stars de Berlin l’étoile de Marlène Dietrich qui fut
de son vivant l’incarnation de la femme fatale et demeure jusqu’à présent l’un
des grands mythes du cinéma mondial.
Taras Ivassioutine
Pierres de Mémoire
A
Berlin, de petits pavés dorés sont encastrés dans certains trottoirs,
devant
les maisons des victimes éliminées au long des années noires.
Attirant
l’attention des passants, et rappelant la tragique Histoire
ces
humbles et puissants témoignages honorent leur mémoire.
Hier wohnte, ici vivait Ana
Worms, née en 1930, Auschwitz 1943. Exterminée.
Ces
carrés de pierre sont recouverts d’une fine couche de laiton doré
où
sont gravés nom, dates, camps de concentration et d’exécution du déporté,
coupable
d’être juif, homosexuel, opposant. Tout individu “hors normalité.”
Stolpersteine, des pierres
sur lesquelles on trébuche, disent les Allemands.
Ces
pavés devraient inciter à s’arrêter, à s’interroger un instant
sur
l’enfer que vécurent ces hommes, ces femmes, ces enfants.
Nul
ne devrait oublier le passé, ou le nier pour construire le futur. Et le
présent.
Monique Mangold
Les Croix Blanches
Hors
des principaux lieux historiques très fréquentés,
elles
sont accrochées au grillage d’un parc en toute simplicité.
Sans
décorum aucun, sobres, modestes, épurées,
elles
suscitent intérêt, questionnement et attisent la curiosité.
Pour
franchir le mur de la honte, certains étaient d’une folle témérité.
Cachés
à l’intérieur de voitures, recroquevillés, pétrifiés,
dissimulés
dans des bateaux ou traversant à la nage la Spree,
creusant
des souterrains, tous voulaient atteindre « l’autre côté ».
Nombre
d’entre eux, jeunes pour la plupart, furent tués.
Sur
le sol où ils étaient tombés, des croix avaient été dressées.
Hommage
aux victimes mortes dans la solitude, la souffrance, l’obscurité,
ces
Croix Blanches rayonnent de puissance, de paix et de clarté.
Monique Mangold
Le Mur
Muraille
divisant la ville en secteurs d’occupation.
Frontière
entre deux mondes, Est et Ouest, interdisant toute circulation.
Barrage
dressé par un régime totalitaire et d’oppression.
Le
mur de Berlin criait la révolte, la souffrance des êtres déchirés par la
séparation.
Non
pas simple ligne de démarcation, il était dispositif militaire.
Systèmes
d’alarme, barbelés, clôtures électriques meurtrières,
miradors,
zones minées, no man’s land, univers concentrationnaire.
Impitoyables,
gardes et chiens surveillaient cet enfer suicidaire.
Malgré
les obstacles, il tentait de s’évader, l’Homme emmuré.
Audacieux,
courageux ou inconscient, il avait échappé à tous les dangers.
Soudain,
une balle mortelle l’atteignit. Il s’écroula... Foudroyé.
Seuls
quelques mètres le séparaient pourtant de la Liberté.
La
chute du mur survint, enfin, dans une liesse indescriptible.
Mais
dans les esprits demeurent des empreintes indélébiles.
La
mémoire des lieux survit, invisible, mais perceptible.
Cœurs
serrés, les angoisses, les émotions affluent. Indicibles.
Symbole
de tous ces hommes disparus en d’anonymes sépultures,
un
vestige du mur subsiste recouvert de messages, de peintures.
personnages,
Bruderkuss, graffitis
colorés, soleil, fleurs, verdure ...
témoignages
d’espoir de paix universelle pour des temps futurs.
Monique Mangold
Le franchissement du mur
Il est fait violence à votre
frère
Et vous, vous fermez les
yeux!
Le blessé pousse un
hurlement
Et vous vous taisez!
Le forcené se retourne et
choisit sa victime.
Et vous:
« Il nous épargne
car nous n’accomplissons pas de méfaits »
Quelle sorte de ville
êtes-vous?
Quelle espèce d’humains
êtes-vous?
B. Brecht
A
cet endroit de la capitale allemande il reste quelques centaines de mètres du
mur. Juste derrière coule paisiblement la Spree. De quoi ce mur a-t-il été
témoin? De quels franchissements? De quelles tentatives d’évasion? De quelles
morts?
Aujourd’hui il est rempli de peintures, de slogans, d’extraits de
poèmes, de graffitis, de signatures qui tous disent l’espoir en un monde non
divisé en deux, non marqué par une partition inhumaine.
Nous
nous sommes arrêtés pour regarder ce mur de l’expression, de la protestation,
du « jamais plus ».
Taras a sorti son stylo. Il a trouvé un coin de mur, vide
d’inscriptions. Il a écrit « Liberté », puis il a ajouté « amitié ». Je lui ai
dit « Fraternité » et il a écrit « Fraternité ».
J’avais
contemplé ce mur l’année précédente. L’idée ne m’était pas venue d’y inscrire
quoi que ce soit. Pour moi il appartenait à l’Histoire. Pour Taras c’était sa
réalité. Et soudain, j’ai mesuré l’extraordinaire chance de ce moment
exceptionnel qui réunissait dans la joie ceux que la stupidité humaine avait séparés.
Non seulement le mur était franchi, mais il avait disparu presque partout et
avec nous chantaient ceux que nous avions déjà rencontrés en littérature, les
dissidents de tout bord, qui en fin de compte vivaient dans leurs écrits. Je
pense plus particulièrement à Heiner Müller qui avait vécu et souffert au bord
de la Spree et dont le théâtre est joué à Paris, sur les bords de la Seine.
Maintenant
le mur s’enrichissait de ces trois mots « Liberté, amitié, fraternité » qui
fulguraient à côté de nombreux autres et qui pour moi avaient une résonance
particulière, au sein de notre association, petit monde que ne réunissait pas
seulement l’amour de la littérature, mais aussi un lien plus fort, l’espérance
d’écrire ne serait-ce qu’une page, une petite page d’une histoire sans ombre de
mur.
«
Le franchissement du mur dans la littérature soviétique » n’était-ce pas
l’intitulé du colloque qui avait réuni au Tertre, le château de Roger Martin du
Gard, les participants d’un colloque qui traitait de l’enfermement de l’homo sovieticus non seulement derrière
un mur, mais dans une pensée unique, dans un art officiel, dans une écriture
stéréotypée que seules pouvaient sauver les paroles ailées, ces envolées de la
poésie, chemins de la voix libre qui franchissaient en dépit de tous les
censeurs et de tous les geôliers, toutes les enceintes.
Marie Louise Scheidhauer
Le Nouveau Berlin
Tel le phœnix, Berlin renaît
de ses cendres
Tours,
immeubles, édifices rivalisent d’originalité, d’audace, d’élégance.
Formes,
lignes droites, courbes... se côtoient, se croisent avec extravagance.
Béton,
acier, pierre, bois, et le verre, jouant de la transparence.
Chaque
quartier affiche sa culture, son appartenance et sa différence.
Après
la chute du Mur, Berlin, endeuillée, appauvrie, blessée, mutilée,
panse
ses plaies mais assume le poids de son lourd et douloureux passé.
La
cité et les hommes font preuve de courage, de rigueur, de volonté
pour
restaurer, voire magnifier, les bâtiments anciens. Et surtout créer.
Une
élite mondiale de bâtisseurs contemporains visionnaires
a
contribué à la restauration et au renouveau par des projets téméraires.
La
mise en œuvre de chantiers géants dépasse l’imaginaire.
L’architecture
futuriste s’épanouit à l’aube du troisième millénaire.
Mosaïque
de populations et d’activités dans de nombreux secteurs,
éventail
d’institutions d’enseignement et de recherche, de valeur,
arc-en-ciel
de musiques, théâtre, spectacles hauts en couleurs,
la
ville dispose d’atouts intellectuels, culturels et artistiques majeurs.
Nouvelle
capitale de la République Fédérale d’Allemagne depuis la réunification,
Berlin
a reconquis ses terres, son esprit d’innovation et ses ambitions.
Entre
lieux intimistes, grandioses espaces surréalistes, oasis de végétation,
la
métropole européenne d’avant-garde s’offre aux jeunes générations.
Monique Mangold
Berlin, hier,
dans des
écrits journalistiques, épistolaires, romanesques
Ach wie gut schmeckt mir
Berlin
Französische Passanten im Berlin der zwanziger und frühen dreiziger
Jahre
Que Berlin est donc à mon
goût!
Des
Français de passage à Berlin, dans les années 20 et au début des années 30 (Im
Verlag Das Arsenal)
C’est
pendant l’une de nos pauses que Gilda Rodeck nous a apporté le livre dont
l’intitulé figure ci-dessus. Je lui ai promis d’en faire un compte rendu dans
notre bulletin. Ce livre nous avait été signalé par Véronique de Coppet et par
Margaret Parry. Et pour cause. Nous y découvrons une ville dont nous ignorons
aujourd’hui l’existence et ceci à travers des écrits émanant de Français
l’ayant visitée après la Première Guerre mondiale et jusqu’au début des années
trente. Parmi ces Français il en est un dont le château nous a hébergés au
Tertre: Roger Martin du Gard dont la petite-fille, Véronique de Coppet,
entretient la mémoire. Il a fréquenté Berlin à l’instigation de son ami, André
Gide, et il a été subjugué par cette capitale. Au cours de son séjour il écrit
des lettres à son ami qui lui répond. Ces lettres ainsi que des extraits de son
journal, rapportent ses activités, ses rencontres, ses découvertes. L’ensemble
se termine par les lignes que je reproduis:
« Journal
Bellême,
le 20 décembre 1932
Il existe une tristesse larvée partout. Ici je suis un
vieux garçon. Ailleurs sûrement aussi. Mais là-bas, je me sens un autre. La
différence est énorme. »
Roger
Martin du Gard est notre lien vivant avec la ville où s’est tenu notre dernier
colloque. Et c’est pourquoi nous réservons une place de choix au livre et à ses
auteurs: Margarete Zimmermann assistée de Gilda Rodeck.
Dans
l’avant-propos, Margarete Zimmermann présente les différentes catégories de
visiteurs et l’objectif de leur visite. Elle distingue trois périodes:
1921 à
1926,
1926- 1930 (marquée par les accords de Locarno),
Autour
de 1932,
Parmi
les premiers visiteurs elle signale Robert de Tratz, journaliste et éditeur,
qui découvre, à travers un regard non dénué de préjugés, la misère de Berlin au
sortir de la Première Guerre mondiale. Henri Béraud, témoin oculaire, écrit un
livre Ce que j’ai
vu à Berlin et
parle d’une ville qui a soif de vivre.
Nathalie
Sarraute (Natascha Tschuniak) étudie pendant un an à l’Université de Berlin. 15
Paul
Valéry est amené à y faire des conférences. Fernand Léger y voit un «bloc
lumineux. »
Berlin
est la ville des contrastes (et c’est encore le cas aujourd’hui) comme le
montre l’aquarelle de Jeanne Mammen intitulée Bei Aschinger qui figure sur la première de
couverture.
René
Crevel est admiratif du style de vie nouveau.
Le
Berlin dont R. Martin du Gard fait la connaissance dans les salons, les
cercles, les manifestations artistiques ne ressemble en rien au Berlin des
bas-fonds que Joseph Kessel peut infiltrer grâce à un ami journaliste.
Cependant, l’un comme l’autre reconnaissent une ville libérée, entre autres,
vis-à-vis du corps, du sexe, des préjugés.
Après
1930 et le crash de Wall Street, les visiteurs sont confrontés à une ville aux
prises avec le chômage, la pauvreté et la crise économique.
Pierre
Mac Orlan publie Photoband Berlin, en 1935. Raymond Aron s’inquiète de la montée de
l’antisémitisme.
Quelques écrivains, comme Ph. Soupault ou J. Kessel, nés aux
environs de 1900, ayant encore connu la Première Grande Guerre, fréquentent la
ville comme quelques anciens étudiants ayant étudié l’allemand entre 1970 et
1918 et une génération de Juifs inquiets de la montée de l’idéologie nazie.
Seules,
Madeleine Paz, journaliste, et S. Weil, philosophe, représentent les femmes.
Ce
livre est très intéressant parce qu’il présente une ville qui contient les
prémisses de l’Allemagne nazie, qui explose sous certains aspects, qui vit
dangereusement, qui explore des domaines inconnus, qui frémit d’une vie
souterraine, mais une ville inconsciente du fait qu’elle va disparaître sous
les décombres.
M L Scheidhauer
Roger Martin du Gard à
Berlin
Au
début des années 30 du 20e siècle, un écrivain français célèbre d'âge moyen se
promène seul dans les rues de Berlin. A quoi s'intéresse-t-il? Qu'est-ce qu'il
en transmet et comment? C'est en quelques mots que j'essayerai d'en donner une
idée.
En
mars 1932, ensuite en octobre et en novembre de la même année, Roger Martin du
Gard se rend à Berlin. Les deux séjours ont un caractère assez différent. C’est
d’abord la prise de contact avec la ville en flâneries incognito, plus tard, il
y a aussi des rencontres officielles: conférence à l'université de Berlin,
rencontres avec un éditeur allemand connu, dîners chez l'ambassadeur.
Enthousiasmé
par la première visite, spontanée, sorte d’échappée, RMG parle surtout de ses
rencontres avec les Berlinois, brèves entrevues avec des chômeurs de toutes
sortes auxquels il offre une bière ou un repas dans un petit restaurant. Il
comprend et parle assez bien l'allemand pour suivre les conversations, il
interroge ses interlocuteurs sur
leur situation et leurs vues politiques, et il trouve “l'Allemand moyen” (Corr.
p.378) aimable, social et capable de jugement, considérant Hitler “comme un
bourreur de crânes” (Corr. p. 379). La griserie de ces dix jours de liberté
l'emporte sur l'analyse politique; il se déclare “complètement conquis” (Corr.
p.383).
Son
deuxième séjour, plus long, se passe dans la situation politique tendue autour
des élections du 5 novembre. Le 24 octobre, il assiste à une manifestation
hitlérienne au vélodrome; dans son journal, il décrit la façon de parler de
Goebbels qui fait un discours violent, très théâtral, amenant le public à des
rires sans fin; le public lui paraît borné, cherchant uniquement la
confirmation de ses préjugés.
A
part cette impression de la vie politique, ce sont certains aspects de la vie
sociale qui attirent son attention: A l'institut de Magnus Hirschfeld, lieu de
recherche sur l'homosexualité, il a l'occasion de parler - “en psychiatre
français” – avec des patients qui lui expliquent leur situation; dans un bar
“littéraire”, il rencontre la faune nocturne des jeunes auteurs et acteurs; il
visite une école communiste qui lui rappelle une crèche; il fréquente un bar de
lesbiennes où il y a des femmes 'gigolos' employées et payées par
l'établissement; il s'amuse à observer, dans le “Wellenbad”, piscine couverte à
vagues artificielles, “une jeunesse déchaînée, à demi nue, sportive et gaie”
(Corr. p.484), qui, à son avis, peut inspirer l’optimisme. Parfaitement
conscient de son rôle, il dessine son autoportrait de vieux dans cette fontaine
de jouvence. Et c’est cette jeunesse allemande inventant ses libertés, qui lui
paraît contraster le plus fort avec la société française de son temps.
Dans
ses lettres à sa femme Hélène, à des amis comme Louis Jouvet, Jean Paulhan,
André Gide, Martin du Gard varie ses anecdotes; dans son journal, il
approfondit la réflexion.
Pour
terminer, citons l’auteur avec un jugement sommaire qu'il exprime dans une note
à Louis Jouvet: “Berlin est passionnant. Passionnément incompréhensible.
L'Allemand vit dans la contradiction, comme poisson dans l'eau de mare...
(Corr. p. 483)”. L'importance que Berlin gagne dans sa propre vie se reflète le
mieux dans une phrase en allemand qu'il écrit à son ami André Gide: “Ach wie
gût schmeckt mir Berlin!” - Comme je me régale de Berlin!
(Cette
phrase a donné le titre à une anthologie en traduction allemande qui rassemble
des textes d'auteurs français ou francophones en visite à Berlin dans les
années 20 et 30 du siècle dernier; j'ai eu le plaisir d'y travailler comme
traductrice et co-éditrice: Ach, wie gut schmeckt mir Berlin, Berlin 2010 Im Verlag Das Arsenal)
Gilda Rodeck 30.8.2013
Notes: Roger
Martin du Gard, Correspondance, t.V, Paris,
Gallimard, 1988.
La bataille de Berlin dans le roman d’Elmy Lang
Elmy
Lang a écrit un roman intitulé Bis der Adler stürtz qui raconte, comme le laisse présager le titre, la fin de
l’empire nazi. Sur la première de couverture on reconnaît la porte de
Brandebourg, emblématique de la ville de Berlin. Au cours de notre visite de
Berlin, Elmy a tenté de nous raconter, comment elle- même a vécu, en avril
1945, la bataille de Berlin, l’arrivée de l’armée soviétique et les dangers
encourus par la population civile. Elle ne cessait de dire: « J’ai eu beaucoup
de chance » et moi, son interlocutrice du moment, place de Postdam, j’étais
très surprise par cette expression. Ce n’est que par la suite que j’ai compris
qu’il fallait compléter celle-ci : « J’ai eu beaucoup de chance d’en réchapper
».
Suivent
les pages du roman qu’Elmy a choisies pour Intervoix.
En
quatrième de couverture figurent ces lignes: Je ne dis pas qu’il s’agit d’un ouvrage
autobiographique, je dis seulement que les événements rapportés sont réels et non exagérés
et même plutôt en deçà de la vérité.
Bertram
de Marckwardt et moi-même nous sommes saisis du strict nécessaire, nous avons
pris nos bicyclettes, contents de voir que personne n’osait nous retenir. Quand
la maison de celle qui nous avait dénoncés fut derrière nous, nous respirâmes
plus librement, malgré les dangers toujours présents de la guerre.
-
Où devons-nous aller? Criai-je.
- N’aie pas peur. Je m’y connais à Berlin et
j’ai déjà une idée. Il nous faut traverser le Kurfürstendamm.
- Tu es sûr?
-
Tout à fait sûr! Crois-moi!
Bertram
voulait me conduire le plus vite possible au Kurfürstendamm, mais des civils
venus en sens inverse, nous informèrent que les rues transversales étaient déjà
occupées par les soldats russes. Nous dûmes faire un détour pour y arriver.
Quand enfin nous arrivâmes au Kurfürstendamm, il y avait déjà beaucoup de gens,
qui attendaient avec des charrettes, des voitures d’enfants, pleines de sacs,
de coussins et de matelas; il y avait des jeunes, des vieux, des troufions
dispersés et des blessés, têtes et bras bandés, qui cherchaient un hôpital.
A
droite, à partir de la Gedächtniskirche (église du souvenir), les Russes
tiraient avec des «orgues de Staline», en face d’eux, à gauche, les Allemands
tiraient avec l’artillerie. Tout à coup ce fut le silence. Tout devint clair
pour moi. Le sentiment qu’un pas vers la gauche ou qu’un pas vers la droite,
signifiait la mort et qu’il fallait agir tout de suite en passant au milieu et
au bon moment. A l’instant même, pendant la courte trêve, je m’avançai avec ma
bicyclette et comme cela, plus ou moins consciemment, je donnai le signal.
Toute la petite caravane d’hommes, même Bertram, qui avait essayé de me
retenir, se mit en marche. Moi-même je ne pensai qu’à Jeanne d’Arc et ce fut
bizarrement la seule chose à laquelle je pensai. Pas une seule seconde ne me
vint à l’idée que mon action pouvait mettre en danger tout le groupe d’hommes
boiteux qui se dépêchaient. Quelque chose d’inconscient me poussait en avant et
me donnait une absolue sécurité. Quand les personnes de l’autre côté de la rue
remarquèrent ceux qui arrivaient, ils se mirent eux aussi en mouvement et
changèrent de côté.
............
A
peine avions-nous traversé la rue, large d’au moins cinquante mètres, que les
salves enragées recommencèrent à hurler et à siffler des deux côtés.
- Le pire est derrière nous! s’écria Bertram,
dans ce brouhaha, maintenant ce n’est plus loin jusqu’à la rue Sybel. Nous
n’avons plus qu’un petit bout de chemin à faire, puis nous aurons au moins un
toit sur la tête.
J’aurais
bien voulu savoir de quel genre de toit il pouvait bien s’agir, mais je ne le
demandai pas. Il était trop occupé par sa bicyclette endommagée de sorte qu’il
avait de la peine à la pousser avec les bagages.
- Le grand bâtiment devant
nous, c’est la « Fürstin von Bismarck Schule », dit-il. Il paraît qu’il sera
transformé provisoirement en hôpital. J’espère que nous pourrons y séjourner
quelque temps.
De
nombreuses charrettes faisaient la queue devant le bâtiment. Même la cour était
pleine de voitures de réfugiés. Ils étaient venus en convois. La plupart
d’entre eux venaient de l’autre côté de l’Oder. Ils avaient vécu des choses horribles,
avaient vu brûler leurs maisons et leurs fermes. Sous le vacarme des avions, au
milieu des tirs d’artillerie, beaucoup de personnes se trouvaient prises entre
les troupes allemandes et russes avec leurs véhicules et leurs chevaux, les
femmes, les vieillards et les enfants.
En
avant seulement! Vers l’Ouest! Beaucoup avaient espéré être en sécurité dans la
capitale du Reich. Personne n’aurait pensé que Berlin, avec ses millions
d’habitants, pourrait être défendu comme une forteresse. Maintenant ils se
trouvaient au milieu de tout cela comme nous.
Bertram
me pilota, à travers le corridor de l’école, encombré de bagages et de gens,
vers la cave.
- Vas-y déjà, je vais m’informer entre temps pour savoir si nous
pouvons rester ici. Plus tard je te rejoindrai. Sans doute pourront-ils avoir
besoin de mes services.
La
cave était un bivouac de masse. Des blessés étaient couchés là sur le sol, à
côté des réfugiés. Sac contre sac, baluchon contre baluchon, campement contre
campement. Les familles avec leurs enfants qui gémissaient. Des visages dont
l’indifférence terne était visible même dans la pénombre. Fatigués et brisés
par la fuite, ils ne pensaient pas à la patrie qu’ils avaient quittée. Ils
étaient seulement reconnaissants d’avoir trouvé un toit et de survivre.
Une
bouffée d’odeurs vint à moi. Je pensai ne pas être capable d’y résister plus de
cinq minutes. Cependant l’homme ne s’habitue à rien plus facilement qu’aux
odeurs.
La
vie de la population civile ne se déroulait pratiquement que sous terre, comme
ici, où certains avaient déjà enduré des semaines sans la moindre possibilité
de se laver ou sans conditions sanitaires. Dans la cave, beaucoup avaient
préféré la partie arrière et, à mon étonnement, je parvins à trouver un petit
coin près de l’entrée, où il y avait au moins un souffle d’air.
Je
posai la couverture verte que le sergent-chef de la Wehrmacht m’avait donnée à
l’entrée de la cave, comme à tous les autres, par terre. Elle était rugueuse
comme du papier émeri, mais merveilleusement chaude.
Après
quelque temps, Bertram apparut pour voir ce que je faisais.
-
Ici, c’est le seul lieu sûr, dit-il. Essaye de dormir! Ainsi tu oublieras le
mieux la puanteur et la misère autour de toi. Un étage plus haut il fait un peu
meilleur. On va y mettre des lits de camp pour les blessés.
- Je pourrais
aider, dis-je.
-
Est-ce que tu te sens capable de soigner les blessés? A la prochaine occasion
j’en parlerai aux responsables. Mais pour le moment, essaye de dormir un peu et
réserve à tout prix la place à côté de toi. Quand je descendrai j’aurai besoin
d’un peu de sommeil. Nous nous embrassâmes et je le vis disparaître d’une
démarche un peu pesante dans l’ouverture éclairée de la sortie.
Je
fis un coussin avec ce que j’avais et je m’endormis en un clin d’œil.
De temps
en temps une grenade éclatait derrière ou devant le bâtiment mais je
n’entendais plus rien. Quelques heures plus tard la voix de Bertram me
réveilla.
- Bouge un peu! Je m’accorde deux ou trois heures de sommeil, dit-il
à mi-voix. Le capitaine médecin, continua-t-il, m’a demandé de m’occuper de
l’organisation de l’hôpital dans la cave. Il me confia que les Russes avaient
détruit un hôpital dans un faubourg parce qu’ils y avaient trouvé des armes et
des munitions. Alors je suis allé voir, avec le médecin, le chef de l’unité du
« Volkssturm » qui se trouvait dans le bâtiment. Nous lui avons demandé de
quitter celui-ci avec ses gens pour que les blessés puissent profiter de la
protection de la Croix Rouge. Après avoir consulté des officiers de la «
Wehrmacht », le chef du Volkssturm, un fonctionnaire du parti, décida de
quitter le bâtiment et d’essayer d’atteindre le stade du Reich où les Russes
n’étaient pas encore. Dans les salles qu’ils avaient quittées, nous avons
trouvé des trésors: champagne, liqueurs, cigarettes. Ensuite nous avons éloigné
les armes et les munitions que les gens du Volkssturm avaient abandonnées dans
les salles. On aurait pu en équiper une compagnie. Avant tout j’ai fait
installer le symbole de la Croix Rouge sur le toit de l’école. Demain matin, tu
pourras commencer ton service à l’hôpital.
Quelques secondes après ces mots il
dormait profondément.
Le
sergent-chef, infirmier, me reçut le lendemain matin.
- C’est très bien de
vouloir nous aider, dit-il. Nous sommes reconnaissants pour toute aide car
presque tous courent à droite et à gauche et ne font qu’amplifier le chaos.
Maintenant, avec la croix rouge sur le toit, les Russes hésiteront peut-être à
nous attaquer et nous pourrons enfin quitter la cave et installer les blessés
dans les salles d’école.
Les
blessures et les mutilations que je vis à ce moment-là ont fait une impression
terrible sur moi et m’ont touchée au cœur. Mais, confrontée à cette misère, je
me sentis forte et j’aidais à soigner les blessés, à panser leurs plaies, à
apporter thé et soupe, à changer de lit.
Le
travail m’absorbait complètement de sorte que j’oubliai mon propre sort
incertain et celui de mes parents. Je n’avais même pas le temps de penser à
Bertram qui était en danger.
Elmy Lang, Bis der Adler stürzt, Monia Verlag
Pirmasens, p.215-219
(Elmy Lang a
introduit, dans la traduction, la première personne du singulier, là où le
texte original se rapporte au personnage principal du roman, Christine.)
Petit prélude aux actes
Je
suis revenue du colloque avec une extraordinaire impression de richesse. Et je
me suis mise aussitôt à lire quelques- uns des livres qui avaient servi de base
à la réflexion sur le thème de l’écriture et de l’identité. J’attends donc avec
impatience les actes, mais je sais que ce n’est pas pour demain.
J’ai lu entre
autres le roman de F. Mauriac Le nœud de vipères comme si je le
lisais pour la première fois. Et j’ai en effet constaté, comme Claude Hecham
nous l’avait fait remarquer, à quel point l’écriture avait permis au personnage
de Louis non seulement de se découvrir mais d’échapper à l’image désastreuse
que sa famille lui avait renvoyée. Et je me suis dit, comme s’il fallait me le
répéter, que F. Mauriac était un grand auteur. L’écriture lui a probablement
permis d’approcher de son être intime comme la calligraphie a permis à François
Cheng (autre François de notre Panthéon) d’approcher de sa pierre de jade.
En
passant j’ai relu la phrase de Proust qui clôt presque la Recherche:
Mais pour en revenir à moi-même, je pensai modestement
à mon livre, et ce serait même inexact de dire en pensant à ceux qui le
liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas selon moi, mes lecteurs, mais
les propres lecteurs d’eux-mêmes,
mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants
comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien
de Combray; mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en
eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me
dénigrer, mais seulement de me dire si c’est
bien cela, si les mots qu’ils
lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai
écrits ( les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste,
provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais seulement de ce que les
yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien
lire en eux-mêmes.)
Proust, A la recherche du temps
perdu, Le temps retrouvé,
p.1033, Pléiade,
T3, 1954
Cette
remarque de Proust n’était sans doute pas absente de l’analyse qui a été faite
par les uns et par les autres de la relation entre écriture et identité. Il m’a
semblé néanmoins intéressant de la citer pour élargir éventuellement cette
relation aux lecteurs que nous sommes.
Marie Louise Scheidhauer
Poésie sans frontière
Le fil des Saisons par Françoise Hanus
Novembre
Avez-vous vu
moutons
Plus
moutonnant
En troupeau sur
les routes
Du ciel
En rangs serrés
en lignes
En cercles
Paissant le
bleu lumineux
Des prés
célestes
Sans berger
Nuages de
novembre
Nuages
Vivement
dispersés
Par le souffle
des vents
Errants
Balayant
l’espace
De leurs ailes
déployées
Amples lents
Ou
tourbillonnants
Vents
Vents de
novembre
Enveloppant
Des longs plis
de leurs voiles
Les ramures
dorées
Des arbres
Qui pleuvent
sur le sol
Leur feuillage
En un tapis
bruissant
Feuilles
mortes
De l’automne
Toussaint splendide
Le fil des
saisons
Souvent
S’embrouille en
arrière
Dans
l’arrière-saison
Millefleurs des
gazons
Été indien
Été de la Saint
Martin
Douceur
automnale
Estivale
Mais soudain
Reviennent la
nuit et le froid
Reviennent le
gel et la neige
Au droit fil
des saisons
Sans illusion
4-11-11
Tentations
Non nous
n’irons pas fouler
La neige
immaculée
Nappe chape
linceul
Sacrés inviolés
Secrets de
l’hiver
Non nous ne
piétinerons pas
Le gazon
nouveau
Dans sa verdeur
innocente
Virginité vertu
vigueur
Printanière de
la terre
Non nous ne
cueillerons pas
La première
rose
Avant qu’elle
n’éclose
Dans son nid de
lumière
Sa robe de
splendeur
Ce sont choses
Que l’on ne
touche
Qu’avec les
yeux
De l’âme
Contemplation
15-11-11
Intermède
La lune flotte
abandonnée
Comme une épave
oubliée
Dans le ciel
d’opale
De l’automne
pâle
Entremetteuse
des nuages
Elle marie les
pastels sages
Aux fauves
violents
Du soleil
couchant
Mais quand
vient la nuit
Star splendide elle se rit
Des amours envolés
Qu’elle avait inspirés
25-10-2012
Afrique
La mer aux
boucles irisées
Coiffe sa
frange
Sur le sable
blond du rivage
Sur l’ombre des
cocotiers
Qui
déchiquettent l’air
De leurs longs
couteaux verts
Elle rebondit
en hautes vagues
Crachant leur
ressac
Sur la lourde
barre
De rochers roux
hérissés
De coquilles
incrustées
Aiguisées comme
des lames
Bruissements
sourds d’orage
Grondements
grognements
Rumeurs de
cataractes
Ruissellements
de cascades
Claques
sauvages des vagues
Fracassées
A plat ventre
sur leur planche
Au loin les
enfants crient
Saluant les
vagues déferlantes
Où ils
s’engouffrent triomphants
Dans le galop
effréné des rouleaux
Qui les
rejettent titubants
Sur le flanc
mouvant de la plage
06-06-2012
L’Âme n’a
pas de frontières par Georges Simon
A Nina et à
Pierre
A
l’heure de l’urgence !
On
a détruit le mur de Berlin
On
a franchi les murs du mesquin
On
a suivi les pas du pèlerin
Mais
tout d’un coup, chaque jour, chaque instant,
On
voit le mur transparent
Qui
pousse dans nos âmes à présent.
Et
nous sommes devenus la présence
De
Celui qui nous appelle incessamment
Et
qui se réveille soudain exilé dans l’oubli.
C’est
pas moi ! C’est pas moi à l’abri du mur transparent
C’est
pas moi ! C’est Lui le coupable, ni moi, ni toi
C’est
Lui qui passe sur l’impasse de la voie douloureuse
De
nos âmes douteuses.
Ni
Toi, ni Moi, c’est la foi
Et
c’est l’amour qu’on partage aux siècles des siècles
L’amour
de toujours à l’écoute
D’un
frémissement innocent du Verbe à présent
Où
personne n’est absent, ni moi ni toi,
Où
on entend seulement la Voix de Celui qui nous attend
Dans
l’absolu de Sa solitude !
Le 13 mai 2013,
à l’heure de... quitter Berlin.
Par Elmy Lang
Nur
Mut !
Wenn
zwischen Wollen und Vollbringen
Täler
und Berge liegen,
Greife
zu dem, was am nächsten ;
Tu
es als seies das Einzige,
Was
du zu tun hast.
Und
dann wie von selbst
Nur
habe den Mut zu beginnen.
Beginnen
ist halb schon Vollbringen
Und
fast von selbst
Führst
du das Werk dann zu Ende.
Folgt
alles Weitere nach !
Seulement
du courage
Quand
entre vouloir et accomplir
Il
y a des vallées et des montagnes
Saisis
le travail le plus proche
Fais-le
comme si c’était
La
seule chose que tu doives faire
Ensuite
comme de soi-même
Tout
le reste suivra.
I
l
faut seulement avoir le courage de commencer !
Commencer
c’est déjà presque accomplir
Et
comme de soi-même,
Tu
mèneras le travail jusqu’à la fin.
POÈMES de Vassyl Stouss
Traduit de l'ukrainien par
Galyna Dranenko
***
L’Homme se
fait remplacer par le désir,
le désir
passe.
C’est
pourquoi, après une chaîne de transformations,
l’homme se
mue peu à peu
en
gravillons,
en sable,
en cendre.
Ce qui reste de
l’homme
c’est l’unique signe
de
soustraction.
***
Échapper à
mon sort – je n’en ai pas eu l’occasion.
Le tonnerre
frappe – et d’un coup ma vie est
chamboulée.
Et toi, tu n’es que ce tu rêvais –
la mortexistence
et la viedisparition.
L
es aimés, les
proches, les amis et les enfants, a
lors,
metsles à l’épreuve, comme au titre l’or :
te
suivrontils à travers leurs mille morts ?
Saurontils
appréhender
ton image –
au moins vers la fin de ta destinée ?
Ou bien,
tremblotants, ressentirontils dans leurs cœurs un effroi
devant tous
les malheurs? Si l’on pouvait savoir...
Le chemin des
inconscients se fait bravement.
Tout
l’univers est exposé aux vents.
Oh mon sort,
Dieu merci, tu as tout surmonté
Au vent
féroce la peur vile va trépasser.
***
La sensation
de la grossesse est féminine.
Tu as certes
de la joie, mais mêlée à un peu de pudeur
(la
prétention juvénile ne t’est pas encore
étrangère),
quand tu te sens
enceint : pressent sur la gorge
les mots
fermes, lourds et rebondis,
même s’ils sont
encore aveugles.
Et dans ta
poitrine, comme dans un caveau,
tu entends un
roulement arrondi. Entre
tes côtes
rapetissées, le vers bat déjà
avec ses
palmes. De même, il fait sa mue.
Il sursaute
et veut atteindre ta gorge,
conscient de
sa proche sortie, comme du malheur,
de la
poitrine écroulée, du magma
de ta
vengeance montée,
sans suivre
ton but,
tente sa
crache, sur la feuille blanche.
L’instant de
l’accouchement se fige,
la terre
cesse de tourner,
et dans les
yeux, y a que les cercles
rouges et
l’âme bout.
Monte un
soulagement bienfaisant
non pas de la
vengeance – du regret. Non pas de la lame –
mais des mots
doux. L’âme doucemalade
de poètes et
de femmes.
UNE NUIT BLANCHE
Je ramasserai
mes pensées comme les grains,
comme les
épis, entre les chaumes du blé moissonné.
Les larmes
piquent. Les larmes piquantes.
Les piques –
dans les yeux.
La nuit se
glisse comme un ivrogne,
elle traîne
dans la chambre et sur les murs.
En silence,
en silence. Tel un esprit de maison,
elle rôde. En
silence.
Dehors
bourdonnent les avions,
comme les
sorcières – au sabbat.
Audessus des
toits,
audessus des
toits étouffés,
audessus de
Kyïv muet – ils bourdonnent.
Réfugié. Je
vous le jure. Le lit.
Sur ma
couverture – en reflet des fenêtres – les grilles.
Mon
oreiller est ébouriffé,
elle est ébouriffée, ma tête aussi.
Que
captezvous, les antennes
démentes de
télévision – les sanstoits ?
Que
captezvous – avec vos bouches béantes –
les
cheminées noircies ?
L’air vous
manque ? La fumée ?
Votre esprit
n’est pas aéré, il brûle comme de l’alcool ?
Deux, deux
nuits blanches de suite.
|
Les
lanternes jaunes à travers la fenêtre.
POUVOIR
Une tortue
monstrueuse,
parsemée de
galaxies,
traîne loin
derrière tout le monde.
Si elle
saute –
elle rajeunira
de toute une éternité.
Sa jeunesse
à elle suffira –
pour toute
une terre décrépite.
***
Je suis
écrit par la peine avec tant de douleur.
Je suis
écrit par la douleur avec tant de peine.
Toi – tu es
dans le gouffre. Audessus –
une fête de
folies joyeuses bat son plein.
Face à
l’univers, face
au ciel, à
la lune, aux étoiles
tu es
couché, plein de chagrin,
en veillant
au pas étrange du destin.
|
Caché, il a
poussé en toi
comme un
épi de seigle,
et tu ne
t’es pas manqué, le monde non plus
n’a pas
manqué ton frère. Le frère se manque
et a manqué
– les amis sont en trop.
***
Encore le
Dieu ne m’a pas mis en garde,
Encore une
route nouvelle est devant moi.
Alors – à
la prochaine – dans l’espace
Et – à la
prochaine dans le temps.
|
Publications de nos membres
Roger Bichelberger, Bérénice, Albin Michel,
2012
En
parcourant la longue chaîne qui relie entre elles les œuvres si variées de
Roger Bichelberger : romans, essais, poèmes et nouvelles, on a l’impression de
pénétrer dans un monde musical très ample qui nous offrirait à la fois des
opéras, à la fois des concertos, mais aussi des lieder et même un oratorio avec
Noël pour un
enfant perdu. Notre
ami, né dans une zone frontalière, est un grand Européen qui réunit en lui les
cultures franco-allemandes que l'on retrouve dans ses livrets et ses chants
tirés de Goethe, Kleist, Heine aussi bien que des évocations de Pascal,
Baudelaire, Rimbaud, Mauriac, Bernanos ou Eluard.
Cette
année, le dernier roman de Roger, Bérénice, nous fait plutôt penser à un opéra
anglais de Benjamin Britten, dont le livret pourrait s'apparenter à Shakespeare
avec des évocations de Hamlet. Le héros masculin est sujet britannique : le
Père Kenelm, prêtre catholique, religieux de la congrégation irlandaise, né à
Romsley, près de Birmingham. Pour avoir révélé à ses supérieurs certaines
fragilités de caractère, n'étant pas toujours maître de sa tendresse envers
autrui, il a été envoyé en France dans une maison religieuse de son ordre pour
y affirmer et son caractère et sa vocation. Et c'est dans un pensionnat de
jeunes filles où il prêche une recollection de fin d'année aux élèves du second
cycle qu'il reçoit, sous forme de missive glissée sous la porte de son bureau,
un appel au secours désespérée d'une jeune Bérénice de dix-huit ans.
Comme
échappée de moult œuvres précédentes de Roger, c'est la même mélodie qui
s’élève vers nous : cet appel à l'aide, ce cri désolé de mendiante d'amour,
cette supplication de toutes les victimes de la force, du pouvoir, de
l'injustice et en retour, en écho cette attention, cette tendresse à l'égard de
tous les cabossés de la vie. Et même si, ici l'héroïne éponyme est une femme,
on ressent, comme dans l'opéra Peter Grimes de Britten, l'atmosphère d'angoisse, de terreur, de soupçon
qui entoure les deux héros, on retrouve l'incompréhension de la société,
l'éclatement de l'innocence; en fait le déséquilibre mental de Bérénice est
voisin de celui de Grimes.
En
effet, celle-ci a subi tout enfant les violences extrêmes de par ses frères; de
plus pour ses parents elle n'existe pas, elle est « sans nom », la voilà donc
pour la vie avilie, brisée, détraquée. Elle va mendier auprès du Père Kenelm,
figure idéale d'un homme qu'elle admire, amitié et amour pour laver sa honte et
recouvrer le droit de vivre...Que de souvenirs ainsi évoqués ! Roger
Bichelberger dit lui-même dans sa Rencontre avec Mauriac que son œuvre
raconte toujours la même histoire avec les mêmes personnages. Dans son dernier
roman c'est au burin qu'il a gravé au meilleur de lui- même ses deux héros.
Dans son premier roman, A l'aube du premier jour, écrit en 1974? Jacqueline et le diacre Philippe sont des
voix aux tons « mineurs » à côté de celles de Bérénice et du Père Kenelm en «
tons majeurs ». Il faut noter que l'époque a changé et attribue un rôle
différent aux pasteurs de l'Eglise : autrefois les scrupules de Philippe Lobets
et la peur du scandale l'avaient rendu mutique et paralysé, aujourd'hui, même
les fragilités du Père sont un atout dans son dialogue avec la jeune fille qui
les ressent. Comme un état partagé. D'autre part, les interrogations du jeune
prêtre loin de l'affaiblir le confortent dans son désir de prière et
d'engagement à la fois.
Nous
imaginons parfaitement bien le Père à son bureau et les entrées intempestives
de la jeune fille de retour se ses fugues diverses. Même en son absence le
prêtre ne peut retrouver la paix et la sérénité car Bérénice jalonne ses
parcours de cartes postales représentant les chefs d'œuvre de l'humanité mais
comportant toujours des harmoniques
inquiétants et bouleversants, que ce soit L'adieu du pécheur ou Le Blue boy de Picasso, La Femme aux yeux bleus de Modigliani, Le Christ jaune de Gauguin, Le violon rouge musique et
peinture de
Dufy : ces bleu, jaune, rouge, tels des rayons de l'arc en ciel sont des planches
de salut : « elle s'accrochait au beau littéralement » dit le narrateur.
En
écrivant ce roman Roger Bichelberger dépasse largement les problèmes
psychologiques qui peuvent exister entre un religieux et sa pénitente; il peint
magistralement les relations généralement délicates entre deux personnes dont
l'une a besoin de l'autre pour survivre. Dans cette situation périlleuse, la
limite entre l'intérêt et l'indiscrétion est très mince; par ailleurs la
crainte de dépasser cette limite, d'être accusé de harcèlement peut paralyser
toute attention envers l'autre. Souci plus
fort
encore : comment aider une âme désespérée sans se brûler soi même au désespoir
rencontré et secourir autrui sans se mettre soi-même en danger, telle est la
question insoluble qui traverse tout le roman. Les liens entre l'amour et
l'Amour sont inextricables et je me suis souvent demandé si Roger n'espérait
pas qu'un hypothétique mariage des prêtres mettrait fin à maints problèmes. Je
ne sais pas si ce ne serait pas échanger un problème contre beaucoup d'autres
car les questions de la tentation et de la fidélité existent dans toutes les
relations humaines.
Malgré
le Requiem qui clôt le roman l'Espoir est aussi présent, tout ne finit pas dans
les larmes et les grincements de dents. Bérénice s'est sentie reconnue par le
prêtre, elle a recouvré sa dignité de Femme. Mieux encore, elle a eu
l'intuition d'avoir fait mûrir et grandir le Père ; « Je vous ai fait du bien»
dit-elle. Le Père Kenelm a entendu l'encouragement du Christ « Va, n'aie pas
peur » et senti Sa main sur son épaule. Il est dorénavant armé pour la vie, prêt à
sauver d’autres âmes
en pé.
Monique Grandjean
Jeanne-Marie Baude, Marie-Noël, Notes intimes, Ed
Du Cerf, 2012
La
poétesse Marie Noël (1883-1967) a représenté pour nous un idéal de perfection
dans l’écriture en même temps qu’une puissance unique d’évocation et d’émotion
à travers ses Contes. Mais comme
rien n’échappe à l’œil exercé de Jeanne-Marie Baude, nous pouvons désormais
surprendre une Marie Noël cachée, celle des Notes Intimes.
Il
ne s’agit pas d’un journal intime, ce sont des pensées que cette femme secrète
notait pour elle-même, pour s’aider à vivre alors qu’elle souffrait d’une
terrible solitude affective. Lorsque J.-M. Baude a eu en mains les cinq
bloc-notes à couverture rouge témoins de quarante années de méditations, elle a
dû être aussi émue que si elle avait touché les fragments des Pensées de Pascal.
Un
paradoxe apparent réside dans la publication de ces Notes Intimes en 1959, huit
ans avant sa mort. Jeanne-Marie souligne le goût du secret de cette poétesse
qui refusait de se livrer à ses lecteurs. Mais elle montre, citations à
l’appui, que le soin qu’elle apportait à l’écriture de ses poèmes, elle
l’apportait aussi à ses écrits les plus personnels, comme si le rythme du vers
était inséparable de l’expression la plus juste et la plus parfaite.
Il
a donc fallu un motif puissant pour que cette poétesse célèbre accepte de
livrer à l’éditeur le jaillissement intime de sa vie intérieure, quitte à ne
plus pouvoir par la suite écrire
une nouvelle série de notes. Elle semble en effet s’être détachée de ces textes
une fois qu’ils furent publiés. Son directeur spirituel, le célèbre abbé
Mugnier, l’avait persuadée que ces notes de voyage spirituel pouvaient aider des lecteurs en quête
de lumière.
Les
scrupules de l’auteure ne cessent pourtant pas de la tarauder : dans sa Note
préliminaire, elle déconseille la lecture de cette publication. Pour
Jeanne-Marie Baude, cette attitude se situe dans la tradition catholique
marquée par l’Index, tradition que Marie Noël aura intériorisée en autocensure.
Après
un commentaire inspiré, très éclairant, de cette Note, Jeanne-Marie nous invite
à la suivre dans les profondeurs de cet esprit divisé entre « moi sauvage et
moi soumis », entre « l’institution ecclésiale » et « l’amour du Christ », et
qui plonge dans l’enfer, comme Dante, avant de remonter vers la lumière. Nous
pouvons désormais, grâce au travail de Jeanne-Marie Baude, suivre cet
itinéraire d’une poétesse française qui écrivait : « Oser penser, jouir de
penser, parfois... »
En
conclusion, je voudrais citer la réaction enthousiaste d’une lectrice : «
L’auteur sait piquer la curiosité dès le premier chapitre. De page en page,
j’ai poursuivi ma lecture avec intérêt et même avec gourmandise ! Je ne sais ce
qui m’a le plus accrochée, de l’analyse limpide et riche de Jeanne-Marie Baude
ou du choix judicieux des extraits et de la pensée vigoureuse, subtile,
surprenante et délicate d’une Marie Noël dont le parcours spirituel mérite
d’être mieux connu. A l’automne prochain, ces NOTES INTIMES de Marie Noël
prendront place parmi mes livres de chevet pour meubler ces longues soirées que
la télévision ne sait pas enrichir. »
Claude Hecham
Marie-Line Jacquet, D’esprit de sang, Encres
vives, 2013
(Vient
de paraître: un compte rendu figurera dans le prochain numéro)
Autres publications
Philippe Le Guillou
Présentation de l’œuvre
de Philippe Le Guillou, Prix des Écrivains Croyants 2013 pour Le Pont des anges (Gallimard),
par Monique Grandjean, secrétaire générale de l’association, lors de la remise
du prix le 23 mai 2013 au musée Bourdelle, à Paris.
Monsieur
et cher ami,
Je peux vous nommer « ami », même si je ne vous ai rencontré que
récemment, car
j’ai
lu tous vos livres qui m’ont enchantée, en particulier Les sept Noms du peintre, couronné en
1997 par le Prix Médicis. De vos romans j’ai savouré l’âme, la musique, les
livrets, les décors : satisfaction de tous les sens portée à l’apogée dans
votre dernier roman Le Pont des Anges qui reçoit aujourd’hui le Prix Littérature 2013 des
Ecrivains croyants.
Vous
l’avez construit comme un oratorio à quatre voix sur fond d’orgue : Dieu,
l’Homme, la Mort, la Beauté. Ces dialogues où se mêlent profondeur et élévation
m’ont rappelé les romans d’André Malraux qui, semble-t-il, est pour vous comme
pour moi autrefois, un des héros de votre jeunesse : en effet, votre mémoire de
maîtrise porte en 1980/81 sur La Voie Royale d’André Malraux dont vous reparlez en 1996 dans votre roman L’inventeur des royaumes, que vous
publiez à l’occasion du transfert des cendres du grand écrivain au Panthéon; et
c’est aussi par attirance pour cette prose magistrale que, en 2010, étant
inspecteur général, vous désirez mettre au programme du baccalauréat les Mémoires du Général de
Gaulle. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire entendre quelques notes de
cette musique particulière dans une lettre du Général à Malraux : « Que le vent
souffle plus ou moins fort, que les vagues soient plus ou moins hautes, je vous
sais comme un compagnon à la fois merveilleux et fidèle à bord du navire où le
destin nous a embarqués tous les deux ». Et c’est bien ce ton de Légende des siècles que l’on
retrouve tout au long du Pont des Anges.
Nous
nous trouvons à Rome dans un présent légèrement décalé, en 2060, le pontificat
du premier pape africain Miltiade II – le dieu noir – s’achève dans le sang et
les attentats ; l’Eglise est déchirée, secouée de toutes parts, nombre de
prélats en prédisent la fin, du moins la fin de son pouvoir dans la vieille
Europe; Rome mourrait sous les dorures de ses traditions passées, soumise aux
églises africaines et d’Amérique du sud.
Dans
la Ville éternelle, envahie par des millions de pèlerins venus à la veille du
conclave, quatre personnages émergent de la foule, ce sont les vrais piliers
qui soutiennent le Pont des Anges. D’abord le cardinal Thomas Sullivan
bénédictin, venu d’Irlande pour l’élection d’un nouveau pape, puis Julius, un
dramaturge, immobilisé par la maladie dans ses appartements qui surplombent le
Vatican, et un peintre Simon Viarmes, attiré à la fois par les lumières, les
beautés, les noirceurs, les glaucités de la ville. A côté d’eux une femme, la
comtesse Francesca, de vieille souche aristocratique; elle reçoit tous les
mardis soirs dans son immense appartement la société la plus huppée, patriciens
et prélats confondus. Un compagnonnage singulier va se nouer entre les trois
hommes que des liens personnels relient entre eux : le cardinal amateur des
arts sous toutes leurs formes a autrefois goûté le théâtre de Julius et
celui-ci a apprécié les visites du peintre talentueux avec lequel il parle
création artistique, avec lequel aussi il se distrait des commérages
croustillants entendus chez la comtesse.
Philippe
Le Guillou, vous peignez en rouge et noir les coulisses du Vatican, vaste
théâtre qui abrite toute la comédie humaine : les clans, les coteries sont à
l’œuvre, tandis que,
jour après jour, la fumée sortie du poêle où brûlent les bulletins de vote
reste noire et puis c’est l’instant crucial où la fumée s’élève toute blanche,
où est révélé le nom de l’élu : contre toute attente apparaît le nom du
cardinal Sullivan qui devient Clément XV. Pour lui, retiré dans « la chambre
des larmes » après avoir prononcé « Accepto », j’accepte cette charge, c’est
l’angoisse extrême; je cite « une mue, un changement d’identité, la naissance
d’un nouvel homme... la conscience de mon indignité et de mon impréparation ne
m’abandonnait pas ». Lui, l’ancien bénédictin, intériorisé, poète à ses heures,
prédicateur vibrant, amoureux de sa terre, comment allait-il intégrer les
attentes de la planète et incarner pour tous, croyants et incroyants, la
solidité et l’amour ? Le nouveau pontife a perdu son identité, il a
l’impression d’être entré dans une nouvelle peau qui l’enserre et l’empêche de
respirer : sa première décision est de repousser les ors et les marbres, les
ornementations, en homme habitué au vide et aux grands espaces. « Je crois,
dit-il, que la Beauté est un rempart contre la barbarie et la misère ». Il va
s’entourer des beautés de la nature, des jardins et des bords du Tibre ; les
cérémonies liturgiques, et les œuvres d’art aux murs des églises romaines vont
remplir le vide de son cœur. Ayant publiquement fait part de son désir de faire
réparer à l’identique les églises détruites avant son élection, il reçoit comme
don d’un jeune peintre les restes calcinés d’un Christ repassé à l’or fin ; ce
symbole de renouveau après l’épreuve du feu le touche particulièrement. C’est
ainsi qu’il fait la connaissance de Simon Viarmes dont les dernières œuvres
l’émeuvent terriblement : il a dessiné une étonnante série de portraits du pape
Miltiade II sur son lit funéraire (Miltiade, son héros, dont les dernières
années tragiques et la fin l’ont traumatisé) et, comme pour une passation de
pouvoirs, Simon allait maintenant suivre le nouveau pape et peindre ses
angoisses et ses doutes. Peut-être, pensait-il, n’était-il pas fait pour cette
fonction, peut-être le Saint Esprit s’était-il fourvoyé en le faisant élire
pape.
Philippe
Le Guillou, vous avez tracé du pape irlandais un portrait follement attachant,
mystique, torturé, hanté par ses origines, mais aussi totalement exigeant quant
à sa mission. Ce faisant, vous avez extrapolé votre portrait et dessiné les
grands traits de tout homme, de toute femme à l’acmé de leurs responsabilités
au moment d’un choix difficile à assumer. Tout homme bardé de certitudes est
insupportable, même dangereux, mais celui qui murmure en lui-même « je ne suis
pas digne», « je ne suis peut-être pas à la hauteur », celui-là est déjà de la
famille spirituelle et intellectuelle de votre Clément XV.
J’ai
déjà trop parlé. Je n’évoquerai pas les mystères du gouvernement de l’Eglise,
ni les voyages du Pontife, ses amis, ses ennemis de par le monde. Je ne parlerai
pas non plus de ses désirs de réformer la constitution de l’Eglise et la vie
des prêtres. Je termine donc, cher ami, en vous remerciant de nous avoir
magistralement dépeint la grandeur du Prêtre qui, malgré ses problèmes,
retrouve son unité, son identité et sa joie au moment où il monte à l’autel
célébrer l’Eucharistie. Je cite : « Il ne s’appartenait plus lorsqu’il
célébrait le sacrifice. C’était pour lui le moment épiphanique du Fiat,
l’entrée dans la joie sans fin de la création renouvelée. Lorsqu’il entrait
dans le temps sacré de la messe, il ne craignait rien, ni les cataclysmes, ni
les coups, ni la mort ».
Monique Grandjean
Entre trois romans : Notes de lecture
Aujourd’hui,
nous avons appris la mort d’Henri Alleg, qui dénonça la torture en Algérie en
1959 dans un petit livre intitulé La Question. Or depuis quelques années de jeunes romanciers mettent des
mots sur ce non-dit de l’histoire des cinquante dernières années.
Jérôme
Ferrari, l’auteur du roman Où j’ai laissé mon âme, a choisi de faire parler un ancien
officier français ; celui-ci écrit une lettre à son ancien supérieur, le
capitaine Degorce, après un court séjour en Algérie vers 1991. Obsédé par les
images de cette guerre sans nom, il interroge son ancien chef dont il ne
comprend pas l’attitude : en 1957, lorsqu’un des chefs de l’armée de libération
nationale (ALN) a quitté sa cellule pour aller vers une mort certaine, il lui a
rendu les honneurs militaires ! Et plus tard, au procès des membres de
l’organisation armée secrète (OAS), il n’a pas témoigné en faveur de son ancien
compagnon d’Indochine pour lui éviter la peine de mort. Les phrases sont
longues, le rythme haletant, comme si le narrateur avait peur de ne pas
parvenir au but tout en craignant d’y arriver : il doit avouer, trente quatre
ans après les faits, qu’il a menti à son capitaine sur la mort de Tahar, le
colonel de l’ALN. Veut-il se venger de son amour déçu en accusant son ancien
compagnon d’armes de s’être comporté comme Pilate qui s’était lavé les mains du
sang de Jésus ? C’est ce que laisse entendre la citation placée en exergue,
tirée du roman Le
Maître et Marguerite de Mikhail Boulgakov : Il dit que même en présence de la lune il ne
connaît pas de repos, et qu’il fait un vilain métier.
Ce
court roman très dense, paru chez Actes Sud en 2012, n’a pas eu le
retentissement du premier roman d’Alexis Jenni, L’art français de la guerre. Pourtant ce
dernier, doté du prix Goncourt, n’a pas les qualités littéraires du premier et
décourage le lecteur exigeant qui ne supporte pas qu’on ignore l’orthographe et
la grammaire... Après l’avoir lu malgré tout, j’ai cru comprendre quelle était
l’ambition de l’auteur : brosser une fresque de la guerre de 20 ans que la
France a menée dans le monde et en montrer les séquelles. Elle commence en 1942,
avec la Résistance et se termine en 1962 avec l’indépendance de l’Algérie. Mais
ce découpage artificiel révèle les véritables intentions de l’auteur: montrer
que la France a imité dans ses guerres les techniques de ses ennemis, vietminh
ou nazis étant les plus inventifs dans ce domaine ; dénoncer la «
militarisation » de la police lors des émeutes en banlieue ; décrire le
désespoir des jeunes dans une France qui les prive d’avenir.
Aucun
de ces deux romans n’égale cependant à mes yeux celui de Boualem Sansal, Le village de
l’Allemand, journal des frères Schiller, paru également chez Gallimard, en
2008. Cette lecture fut un choc pour moi, sans doute grâce à la puissance du
texte appuyé sur des faits vérifiables. Les deux frères sont en effet issus
d’une union peu commune : un ancien nazi, qui s’est enfui d’Allemagne vers
l’Algérie via l’Egypte, forme des soldats algériens de l’armée de libération et
se fixe dans ce pays en épousant une femme kabyle; dans son village , il est
devenu un héros de la guerre d’indépendance sous un nom arabisé ; mais en 1994
les islamistes massacrent les habitants : les deux garçons, qui vivent en
France chez un oncle, dans une cité, apprennent la mort de leurs parents malgré
une modification de leur nom par les autorités. C’est l’histoire de la quête,
ou plutôt de l’enquête menée par l’aîné des frères, qui constitue son journal.
Cependant, c’est le second qui va le lire après la mort de son frère et se
lancer à son tour dans le même voyage initiatique à travers l’Europe.
Comme
le feront plus tard Alexis Jenni et Jérôme Ferrari, Boualem Sansal met en
rapport la guerre d’Algérie avec la Seconde Guerre mondiale, mais il n’en reste
pas aux considérations générales sur la guerre et la torture, et cherche ce qui
désespère, par son caractère répétitif, les jeunes les plus conscients de la
difficulté actuelle de trouver une raison de vivre. Certains se laissent
séduire par les prêches enflammés des imams de banlieue et partent en
Afghanistan ou en Syrie ; d’autres tombent dans le trafic de drogue ; tous
ignorent le passé de leur pays. Lorsqu’il découvre l’holocauste, le jeune héros
met un nouveau nom sur sa cité de banlieue : lage. Il tente d’expliquer à ses amis comment
Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne et comment une forme de fascisme
règne dans les cités sous l’emprise des islamistes.
Bien
sûr, comparaison n’est pas raison, et il aurait fallu vivre les années
quatre-vingt- dix dans une cité comme les Minguettes pour ressentir un tel état
de faits. Il n’en reste pas moins que ce roman, sans tomber dans le pathos,
fait vivre au lecteur la tragédie d’un homme qui voulut expier les crimes de
son père.
Claude Hecham
Les relations franco-lituaniennes
Une
journée d’études sur les relations franco-lituaniennes aux XXe et XXIe siècles
était organisée le 21 juin dernier à l’Ambassade de Lituanie à Paris. Thierry
Laurent, Dr de l’université de Paris IV Sorbonne, était responsable de cette
manifestation en France, tandis que le Pr Nijolé Kaselioniené, de l’université
des Sciences de l’éducation de Vilnius, représentait la Lituanie. La journée se
divisait en deux parties, le matin étant consacré aux regards croisés des deux
pays à travers leurs écrivains et l’après-midi à l’histoire de la Lituanie.
Naturellement, l’ambassadrice, son excellence Jolanta Balciuniené, ouvrit la
journée en rappelant que la Lituanie serait présidente de l’UE du début de
juillet jusqu’en novembre. Elle présenta le programme Gilibert qui découle de
l’accord Curien signé à Vilnius en 2003.
Avec
érudition et talent, les intervenants ont apporté à un public nombreux un
éclairage nouveau sur la présence de ce pays balte dans notre littérature: son
image a évolué depuis l’époque médiévale, de celle d’un pays de forêts glacées
peuplé de barbares à celle d’une utopie riche en mythes et traditions. A
l’époque du Romantisme, la fascination des légendes nordiques s’exerce sur
Prosper Mérimée qui apprend le Lituanien et compose une nouvelle intitulée Lokis. La Lituanie
serait même le paradis des philologues, car on y parle une des plus anciennes
langues indo-européennes, proche du Sanskrit. Le professeur Jean-Pierre Levet a
créé à Limoges l’Institut d’études lituaniennes et une revue de linguistique
comparée qui tend à considérer comme des langues-sœurs le lituanien et le
français.
L’histoire
récente de la Lituanie a été étudiée par Philippe Edel, directeur de la revue Cahiers Lituaniens; la période de
l’entre-deux-guerres a vu un rapprochement de nos deux pays, le français
remplaçant l’allemand comme première langue dans l’Enseignement en 1936. Mais
l’élan qui portait ce petit pays balte vers l’Europe fut brisé en 1940.
L’annexion par l’URSS suscita peu de réactions dans l’opinion. Pourtant, les
états baltes existaient encore, comme le montre l’histoire de l’or lituanien et
letton à la banque de France de 1940 à 1991, exposée par Una Bergmane de
Sciences-Po Paris. Les tragiques événements de janvier 1991 à Vilnius et
l’indépendance acquise de haute lutte nous enseignent que le peuple lituanien
est le plus obstiné du monde!
Je
remercie Thierry Laurent pour son invitation et son accueil et j’espère
découvrir prochainement Vilnius et son université, créée en 1579, la plus
ancienne et la plus connue des universités d’Europe de l’Est.
Claude Hecham
Post face
Margaret Parry
« N'est-ce pas l'intuition, obscure le plus souvent, d'une
proximité divine, qui donne aux artistes et aux savants le sentiment du sacré,
en revêtant l'objet de leur recherche d'un prestige religieux : comme s'ils
étaient admis dans une confidence, comme si leur mission était de restituer à
l'Esprit tout ce qui dans l'univers porte son empreinte? »
Maurice Zundel
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