Colloque MADRID 2019 : résumés de communications


ERRANCE ET SENS DE L’ÊTRE ET DE LA LETTRE DANS LA LITTÉRATURE

Aja José Luis 
Mythe et symbole comme formes d’errance poétique : 
Pavese, Saba, Machado, Rilke

L’errance de l’être dans la littérature poétique prend souvent la forme d’un voyage intérieur, qui devient un miroir du parcours vital de l’auteur. La description de ce voyage se bâtît sur plusieurs formes d’expression traversées par deux axes : les mythes et la dimension symbolique du langage. La réinterprétation du mythe en clé autobiographique requiert une méthode d’analyse au-delà de l’expression linguistique (Lévi-Strauss, 1987 [1954]: 229). L’errance des personnages mythiques que l’on trouve dans les Dialogues avec Leucò(1947), de l’auteur italien Cesare Pavese (1908-1950), en sont une preuve évidente. Oedipe, Orphée et Circé sont réinterprétés pour exprimer ce voyage intérieur qui reflète la vie de l’auteur. Oedipe et ses déplacements entre Corinthe et Thèbes ne sont qu’un retour aux origines: «errance et retour, on revient toujours sur les montagnes de l’enfance» («Le chemin»); Orphée descend aux enfers à la recherche d’une destiné, voir la recherche de lui-même («L’inconsolable Orphée»); Circé vit dans une vaine nostalgie en sachant que «l’homme est comme le souvenir qu’il porte avec soi, et comme le souvenir qu’il laisse en partant» («Les sorcières»).
On pourrait interpréter l’œuvre du poète italien Umberto Saba (1883-1957) comme un long voyage en Méditerranée, qui se réitère tout au long de son oeuvre. Le poète part à la recherche d’une enfance perdue et d’un passé irrécupérable. Le mythe d’Ulysse c’est le porte-parole du poète, qui nous conduit dans une sorte d’Arcadie où se succède une série d’événements qui laisseront des traces indélébiles dans sa vie. La réitération et le récit d’un passé lointain nous rapprochent de la vision du mythe proposée par Eliade (Eliade, 1963), qui se fond sur la récurrence et sur les événements primordiaux. En l’absence du mythe, l’expérience du périple est saisie par la portée symbolique du langage poétique. On a choisi ici une analyse linguistique, voir sémantique, ordonnée autour des isotopies (Greimas, 1964) qui font souvent appel au sentiment de l’errance et du voyage. Dans l’oeuvre du poète espagnol Antonio Machado (1875-1939), les symboles créent une constellation (Durand, 1982), une sorte de réseau de significations qui nous amène l’écho (Durand, 1982) d’un parcours vital, du temps qui passe, du chemin, de la mer et de la mort: «Et quand viendra le jour du dernier voyage / quand partira la nef qui jamais ne revient / vous me verrez à bord, / […] quasiment nu / comme les enfants de la mer»; «Mourir... Tomber comme une goutte / de la mer dans la mer immense? / Ou être ce que jamais je n’ai été: / Un solitaire qui s’avance / sans chemin et sans miroir» (Antonio Machado, Champs de Castille,1912). 
Les vagabondages de Rainer Maria Rilke pendant son séjour à Paris en 1902 déclenchent en lui un changement («J’ai succombé [aux tentations de Paris] et il en est résulté certaines transformations, sinon de mon caractère, du moins de ma conception générale de la vie», Les cahiers de Malte Lauridgs Brigge,1910: 54), ainsi qu’un souvenir doux-amer du passé. Conscient de la futilité de son passage par Paris, son voyage comporte aussi une nostalgie de la mer («Ne pourrais-je, une fois, voir la mer?», Les cahiers de Malte Lauridgs Brigge,1910: 54). Le voyage, mythique ou symbolique qu’il soit, représente aussi, pour les poètes ici analysés, le récit d’une expérience biographique: la vie de Pavese était une scission permanente entre Santo Stefano Belbo, son village natal, et le va-et-vient de sa vie à Turin. Umberto Saba, écarté du monde à cause de sa névrose, connut la peur et l’exil en tant que juif et dut fuir de sa ville pendant l’occupation allemande; Antonio Machado, bouleversé par la mort de sa jeune épouse, s’éloigna de Castille et son voyage vital l’amena à un autre exil, politique cette fois-ci, d’après le triomphe de Franco à la guerre civile espagnole; enfin, le séjour de Rilke à Paris c’est l’expérience du dépaysement et, bref, de la solitude : «Je suis un débutant dans mes propres conditions de vie» (1910: 54).
Bibliographie
Greimas, A. (1964). Sémantique structurale, Paris: Larousse.
Durand, G. (1969). Les structures anthropologiques de l’imaginaire.Paris : Bordas.
Eliade, M. (1963). Aspects du mythe.Paris : Gallimard
Levi-Strauss. C. (1958) : Anthropologie structurale.Paris : Plon.
Machado, A. (1973) : Champs de Castille,traduction de Sylvie Léger et Bernard Sésé. Paris : Gallimard Poésie.
Pavese, C. (1997) [1947] : Dialoghi con Leucò.Torino : Einaudi
Rilke, R. M. (1910) : Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction de Maurice Betz. Paris : Éditions du Seuil.
Saba. U. (1961) : Il canzoniere.Torino : Einaudi.

Belgaid Islam
De la poésie au poème, 
l’errance entre existence et demeure selon Yves Bonnefoy

« Au désert de l’écume »(1), suivant la bonne étoile de sa « figure de proue »(2), Yves Bonnefoy dresse dans ses poèmes l’image du poète vaguant. Carrefours, chemins, rues traversières, autant de voies s’offrent aux mouvements hasardeux du poète. La Vie errante(3) fut le titre de l’un de ses recueils où une pensée de l’existence s’inscrit sous le signe du voyage, voire de l’errance mais aussi du hasard. Ces « anges d’une promesse »(4) tels qu’Yves Bonnefoy pourrait les nommer, articulent son projet poétique et donnent à voir la figure du poète en quête d’une demeure hospitalière. Dès lors, une liaison se crée entre l’acte de « partir », de « se déplacer vers », et l’acte de dire dans la mesure où rien ne se crée dans l’enfermement et l’immobilité. Un espace de création voire un séjour accueillant s’avère être l’itinérance pour le poète et comme dirait Heidegger il faut apprendre à habiter le monde ! 
Sur ces entrefaites, l’errance se présente à la fois comme demeure pour celui qui crée et comme demande d’hospitalité pour celui « qui approche », ce « personnage ayant froid et privé de maison (5)D’autant plus que « rien n’est plus vrai, et plus raisonnable que l’errance »(6) car « qu’est-ce que la beauté quand on sait que l’on va partir ? » (7) se le demande Bonnefoy. Et qu’est-ce que la poésie« parmi ceux qui errent aujourd’hui dans les ruines de la parole » (8) ? La poésie serait alors une itinérance car c’est de la rencontre qui s’engage dans un mouvement vers que se crée le poème. Celui-ci acquiert une valeur morale et enjoint au créateur d’offrir hospitalité à ceux qui errent, à ceux qui désirent boire et à l’arrivant qui crie « pardonne-moi d’avoir erré sur la terre » (9). Désormais, l’acte d’errer est une survivance de la poésie à l’ère contemporaine laquelle se réinvente à la rencontre de la terre. Édouard Glissant caractérise l’errance par sa faculté demigrer des absolus de l’Être aux variations de la Relation (10)Naguère associée à l’absence, au non-sens et à l’exil, l’errance se redéfinit selon Yves Bonnefoy par le don de la présence, du sens et de l’hospitalité. 
Notre communication va ainsi s’articuler autour de la question de l’errance non en tant que « faire »du poète mais en tant qu’un « état », une façon d’être au monde. Comment pouvons-nous alors envisager un tel renversement ? Pour ce poète qui a fait de la parole l’acte de « sauver »l’être et de « créer le monde »(11)l’errance est « de toutes les actions qui sont possibles à l’homme, les seules peut-être utiles, les seules qui ont un but »(12). De cette manière d’habiter le monde à la recherche d’un lieu de recueillement, l’errance prendra lors de notre communication deux significations : exister et demeurer. D’une part, l’errance comme « être » au monde est constitutive à la création de la poésie. D’autre part, errer comme demeurer, c’est-à-dire en tant que « recueillement, une venue vers soi, une retraite chez soi comme dans une terre d'asile, qui répond à une hospitalité, à une attente, à un accueil humain » (13) comme le définit Emmanuel Levinas ; l’errance appréhendée sous ce prisme est caractéristique du poème selon Yves Bonnefoy. Ainsi, de la poésie au poème, nous essayerons de montrer l’importance de cet enchâssement de la demeure à l’itinérance.
Bibliographie
1- Yves BONNEFOY, Poèmes, Paris : Ed. Gallimard, Coll. « Poésie », 1982, p. 186.
2- Ibid.p. 187.
3- Yves BONNEFOY, La Vie errante suivi de Remarques sur le dessin. Paris : Ed. Gallimard, Coll. « Poésie », 2009.
4- Yves BONNEFOY, L’Improbable. Paris : Mercure de France, 1992, p. 128.
5- Yves BONNEFOY, Poèmes. Ibidem. p. 107.
6- Yves BONNEFOY, L’Improbable. Ibidem.
7-Yves BONNEFOY, La Vie errante suivi de Remarques sur le dessinIbidem. p. 26.
8- Yves BONNEFOY, Les Planches courbes. Paris : Mercure de France, 2001, p. 78.
9- Yves BONNEFOY, La Vie errante suivi de Remarques sur le dessinIbidem. p. 16.
10- Édouard GLISSANT, Philosophie de la Relation, La poésie en étendue. Paris : Gallimard, 2009, p. 61.
11- Yves BONNEFOY, La Vie errante suivi de Remarques sur le dessinIbidem.p. 17.
12- Yves BONNEFOY, L’ImprobableIbid. p. 20.
13- Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Paris : Éditions KLUWER ACADEMIC, 1971, p. 166.

Capitanucci Bruno
Errance et sens dans les dialogues entre Primo Levi et un ouvrier dans le livre La chiave a stella (La clé a molette)

Primo Levi, dont le centenaire de la naissance sera célébré cette année, est l’auteur d'œuvres connues dans le monde entier, telles que : Si c’est un homme, La trêve, etc. Écrit en 1978, La chiave a stella (La clé à molette) a pour thème déclaré le travail. Ce thème de départ lui sert de prétexte pour aborder des questions concernant le sens de la vie et la recherche d'expériences différentes. Au fil de leurs conversations, qui se déroulent quelque part en Russie, sur un chantier de Basse-Volga, Primo Levi, chimiste-écrivain et Libertino Faussone, ouvrier mécanicien monteur spécialisé, parcourent un itinéraire intellectuel qui, à travers une série de considérations, les conduit à admettre que le travail, qu'il soit manuel ou intellectuel, peut représenter l'un des principaux instruments permettant à l’homme de percevoir que sa vie a un sens et d’éprouver de véritables satisfactions. Effectué dans les endroits les plus disparates, dans les situations matérielles et spirituelles les plus diverses, le travail, devient la métaphore d'une errance conduisant à la connaissance de soi.
A la recherche d’histoires à publier, Levi donne avant tout la parole à l'ouvrier. Mais de fait, il ne peut s'empêcher d'inclure ses propres réflexions sur le métier d'écrivain, sur les difficultés de l'écriture et sur le sens que cela a pour lui. À première vue, il peut sembler risqué d'aborder les thèmes de l'« errance » et de la recherche du « sens de l'être de la lettre », à travers une œuvre basée avant tout sur les récits de l'ouvrier Faussone. Mais si ce dernier a choisi le métier de mécanicien monteur, c’est justement parce que cette activité lui aurait permis de parcourir le monde, ce qui, autrement n’aurait pas été possible, compte tenu de sa condition sociale. Et cela dénote la soif de connaissances de ce personnage peu banal, dont les récits font ressortir à la fois une sorte d’Odyssée physique et la recherche du sens de la vie.D’une part, l’idée que le travail, ainsi que le désir de connaître des lieux, des milieux et des personnes différentes, sont des éléments fondamentaux dans la vie de l’homme et, d’autre part, les réflexions sur l’écriture et l’existence, font de La clé à molette (La chiave a stella) un livre spécial. Pour une fois optimiste, comme l’ont observé les critiques, Levi semble toutefois y chercher une réponse à l’angoisse, toujours vivante et obsédante, liée à son expérience à Auschwitz.

Debroin Nicole
Errance de la folie et du bannissement

Parmi toute les errances possibles, je propose d'en examiner deux formes: l'errance de la folie et celle due au bannissement.
1) L'errance de la foliea) Celle d'Andrès dans "La pluie jaune" de Julio Llamazares, est due à la désertification de son village aragonais.En 1950, il ne restait, à part lui et sa femme, que 2 habitants. Julio et Gavin partis, Sabrina, la femme d'Andrès, erre dans le village et finit par se suicider.En 1961, Andrès devient le seul habitant du village. Sans interlocuteur, il devient victime d'hallucinations, entend des voix, des respirations. Une errance qui n'a pas d'autre sens que sa propre mort" Mon ombre est peut-être assise devant le feu avec celle des morts"b) Celle de José, dans la 1ère partie du livre de Carole Martinez " Le cœur cousu" est due à un dysfonctionnement du désir. Sa mère, une femme castratrice, a tué en lui tout désir. Quand il s'aperçoit qu'elle est morte et n'est plus là "pour lui donner des ordres", abandonnant famille et métier, il se met à habiter le poulailler, devient un "homme-coq", entraînant un poussin rouge à devenir un coq de combat. Pour le cadet des Hérédia, propriétaire des oliveraies, " une mauvaise fée a coupé le lien qui unit le désir à la volonté", d'où des comportements étranges, comme compter indéfiniment les oliviers, voire les olives. Mais Frasquita, la femme de José " mit bord à bord désir et volonté et recousit le tout". 
2) L'errance du bannissementa) Ayant cédé au regard de "l'homme à l'oliveraie", Frasquita ne peut rester dans son village, alors "elle mit sa robe de noces, se coiffa et partit". Commence pour elle et ses 5 enfants qu'elle a entassés sur une charrette à bras qu'elle tire elle-méme, une longue errance qui va les mener de l'Andalousie au Maroc: 2e partie du livre. En chemin, elle rencontre un groupe d'anarchistes révolutionnaires, tombe amoureuse de leur chef, Salvador, un catalan, comme elle, "un banni et un exilé". Salvador meurt dans un guet-apens.Folle de douleur, Frasquita repart vers le Sud. Arrivée au Maroc (3ème partie du livre), elle est recueillie avec ses enfants, par une "vieille Mauresque", qui sait la soigner et lui faire retrouver la raison.Une errance qui a permis à Frasquita d'accéder à son désir, de goûter à la liberté, et de savoir quel en est le prix. Tel est, me semble-t-il, le sens de son errance. b) Banni parce que différent, et donc condamné à l'errance de l'exil, tel est le sort du peuple juin. La famille de Robert Badinter n'a pas échappé à ce sort.Si Avroum et Naftoul, les fils de ses grands-parents maternels, ont quitté la Bessarabie, ce n'est pas à cause de la misère de leur shtetl, mais à cause des pogroms de 1903 et 1905 à Kichinev. Où aller? L'Amérique leur semble loin, Paris, Berlin ou Vienne, plus proches. Certes à Paris, l'affaire Dreyfus témoigne d'un antisémitisme tenace et virulent, mais finalement la République a gagné, les lois républicaines les protègeront: l'exil, ce sera Paris.Bientôt, l'Europe connaît l'irrésistible ascension du nazisme et d'Hitler. Faut-il à nouveau partir, s'exiler?En demandant sa naturalisation en 1927, en l'obtenant en 1928, Simon, le père de Robert, a choisi la France, ou plutôt la République. Quand dès Juillet 1940, Vichy et Pétain rédigent des lois contre les naturalisés, les immigrés et les Juifs, l'univers de Simon s'écroule. Sur dénonciation, il sera arrêté le 9 Février 1943, à Lyon, déporté à Sobibor, d'où il ne reviendra pas.Fin tragique de l'errance pour des millions de juifs, dont l'histoire de Simon témoigne.

Dranenko Galyna
Le rêve et l’errance : 
un dialogue imaginaire entre Aharon Appelfeld et Pascal Quignard

Vivre est sans chemin. 
Vivre va sans chemin. 
Vagari : errer. 
Pascal Quignard,La Vie n’est pas une biographie

L’errance est, sans aucun doute, un thème de prédilection dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld, romancier et poète israélien disparu en 2018. L’itinéraire de l’existence vagabonde de cet écrivain, originaire de Czernowitz et rescapé de la Shoah, est parfaitement décrit dans Histoire d’une vie (1999), roman qui a obtenu en France le prix Médicis étranger en 2004. Aharon Appelfeld est aussi l’auteur d’une quarantaine de romans et de recueils de nouvelles qui sont inextricablement re-liés à sa propre expérience de la guerre, une expérience vécue –, Erlebnis– et incorporée dans le sensoriumde l’enfant qu’il était alors. Dans son œuvre, l’anamnèse de ce qui a été vécu, nimbé d’une aura archaïque et onirique, « tente de donner aux événements une signification » (préface de Histoire d’une vie), effort que le mot allemand, Erfahrung, traduit bien. En effet, issu d’une famille cultivée de Juifs bucoviniens assimilés, au sortir d’une petite enfance heureuse, il est confronté à l’Histoire avec sa grande hache : assassinat de sa mère en 1940, relégation dans un ghetto, séparation d’avec son père, déportation dans un camp, évasion et errance dans les forêts d’Ukraine. Il est, dès lors, obligé de survivre dans des conditions d’existence presque animale. Aussi, pour ce garçon esseulé, ensauvagé et enfermé dans un mutisme absolu, le rêve devient-il une réalité parallèle qui lui permet de survivre physiquement, de renaître spirituellement dans une nouvelle langue-culture et, enfin, de devenir un homme de lettres. L’errance, comme recherche d’un sens-signification et d’un sens-direction, du futur écrivain se métamorphose en une quête d’identité qui se révèle être également un retour à la foi de ses ancêtres. Mais chez Appelfeld, la création littéraire, salvatrice et salutaire, s’incarne aussi dans une errance conçue comme une exploration, infinie et toujours à recommencer, des mots et des formes. Quête non seulement pour relater une expérience traumatisante dans une langue nouvellement apprise et continuellement apprivoisée (l’hébreu), mais surtout pour exprimer le sens de l’être et le devenir de l’écrivain, son être-au-monde
Dans notre communication, nous voudrions proposer une lecture de son roman, Le Garçon qui voulait dormir (2009, traduction française par V. Zenatti en 2011), à travers le prisme des réflexions et des méditations, qui se situent à la frontière du littéraire et du philosophique, qu’entreprend Pascal Quignard. Notamment quand il s’interroge sur les liens qui se nouent entre l’errance, le rêve et l’écriture. Car l’errance nous paraît être un des points de rencontre important entre ces deux écrivains, même si leurs parcours existentiels et artistiques sont très différents. Chez Quignard, l’errance se décline sous deux modalités spéculaires essentielles : celle de la destinerrancedes personnages qui manquent leur destination (dans ses récits de fiction), et celle la destinerrancedu lecteur (dans ses essais). Car, pour lui, la lecture est une expérience nomade, une errance spatio-temporelle, mais surtout linguistique et spirituelle : une errance à travers les lettres, les mots et les âmes de l’homme. Nous pensons que leur dialogue imaginaire pourrait porter essentiellement sur ce qu’il en est de l’origine de la création littéraire, dans ses liens avec le trauma de l’expulsion, du déplacement, de la séparation du corps maternel. Thématique et motifs que Pascal Quignard développe notamment dans un livre, La Vie n’est pas une biographie(2019), titre qui aurait certainement eu une résonance pour Appelfeld. 
Un autre point de rencontre entre nos deux auteurs a un nom, celui de Paul Celan. Les deux auteurs croisent le poète sur le chemin de leur vie, peu de temps avant son suicide, en 1970. Aharon Appelfeld s’entretient avec son compatriote, lorsque celui-ci se rend en Israël. Les deux écrivains, de langue et de culture germanophones dans leur prime enfance, abordent la question de l’héritage spirituel qui les lie à leurs ancêtres, et, en particulier, à l’hébreu, cette langue abandonnée par les Juifs assimilés. Le plurilinguisme constitue, aussi, un point de convergence entre Pascal Quignard et le grand poète de Czernowitz. En effet, c’est Paul Celan qui encourage le jeune Quignard à traduire des textes anciens et à publier ses traductions dans la revue L’Éphémère qu’il dirige à l’époque. Nous verrons donc comment nos deux auteurs – Appelfeld et Quignard – ont pour projet d’explorer et de dire le rêve (une essence éphémère !) égrenant ces « lambeaux de la vie » tracés à même le corps d’un moi-peau (D. Anzieu). Le corps dont il s’agit, ici, est donc un « corps abiographique » (« le corps qui erre-hors, s’ex-vague »), celui qui a à voir avec « le saut du corps dans le vide » (P. Quignard). Comment ne pas penser, à ce propos, à Paul Celan qui se jette du pont Mirabeau dans les eaux tumultueuses, les vaguesde la Seine pour en finir avec l’éphémère ? Avec l’effet-mère ?

Oxana Dubnyakova
Dostoïevski et Mauriac : croisement des chemins aux cours des siècles

«Le dernier sujet que devrait aborder ce soir l’homme de lettres que vous glorifiez, c’est lui-même, il me semble et c’est son œuvre». - Par de tels mots, l'écrivain catholique François Mauriac commence son discours lors de la remise du prix Nobel le 10 décembre 1952, et il continue: «Nous nous croyons toujours très singuliers; nous oublions que les livres qui nous ont enchantés nous-mêmes, ceux de George Eliot ou de Dickens, de Tolstoï ou de Dostoïevski, ou de Selma Lagerlöf, décrivent des pays très différents du nôtre, des êtres d’une autre race et d’une autre religion; et pourtant nous ne les avons aimés que parce que nous nous y sommes reconnus ». Par ces mots simples et sincères le grand écrivain français a honoré ses prédécesseurs en montrant les compagnes les plus proches dans son errance d’écrivain. Nous voudrions éclairer son rapport avec l’œuvre de Dostoïevski qui l’a troublé par ses personnages en quête (parfois les personnages russes devenaient de la famille de ce bourgeois français: « Aliocha Karamazov, quand j’avais vingt ans, était mon frère bien-aimé »). L’écrivain russe l’a enrichi dans ses recherches spirituelles (quelques extraits du Journalen sont révélateurs) et ceux littéraires (il est intéressant de comparer Thérèse Desqueyroux et Crime et Châtiment). Les croisements des écrivains ont lieu dans les époques différentes, mais ils sont fidèles au même élan de donner la parole à leurs troubles et à l’espérance d’arriver au sens salvateur.

Hecham Claude
Errements et errances dans Maria Chapdelaine, récit du Canada français

Dans les forêts immenses du Canada, au début du XXe siècle, des défricheurs continuaient à étendre vers le Nord leur recherche des meilleures terres à cultiver. C’est le thème du roman de Louis Hémon, publié en 1913. Pour « faire de la terre », selon l’expression de ces descendants de français, et gagner du terrain sur les Anglais, certains erraient avec femme et enfants loin de la civilisation. Le père Chapdelaine avait vendu 5 fois tout ce qu’il avait construit, dédaignant les avis de ses compatriotes installés dans les paroisses et de sa femme qui regrettait la vie sociale des villages. L’émouvante histoire de leur fille Maria la place au croisement de trois chemins de vie : trois hommes la courtisent qui représentent trois voies très différentes. Le premier, François Paradis, a repris le métier de son père : le commerce des peaux avec les « sauvages » ou avec les trappeurs. Il meurt dans la forêt, car « il s’est écarté », perdu dans une tempête de neige. Les « errements » de la passion, de l’orgueil, de l’ignorance l’ont poussé à commettre l’erreur de partir seul. Le second, Lorenzo Surprenant, travaille aux États Unis et promet à Maria une vie facile. Le troisième, Eutrope Gagnon, est le préféré de ses parents, car il représente la continuité : avec lui, Maria aura le même « règne » que sa mère. Mais celle-ci meurt brutalement, ce qui ébranle la confiance insensée du père dans leur résistance aux duretés de la nature. Maria s’interroge : Tout de même, c’est un pays dur, icitte. Pourquoi rester ? Le débat intérieur de l’héroïne prendra fin au terme d’une longue méditation où trois « voix » symbolisent, pour Louis Hémon, une façon poétique d’appréhender l’errance.
Bibiographie
Louis Hémon, Maria Chapdelaine, le livre de poche, 2018.
Littérature francophone, volume 1, Le roman, pages 62 à 89, Hatier, 1997.

Fabiani Daniela
D’une errance à l’autre : la quête de sens dans l’œuvre de Roger Bichelberger

La première partie de la production littéraire de Roger Bichelberger, jusqu’à 1994, présente des caractères assez singuliers : dans ces romans l’auteur emploie des stratégies narratives différentes et surtout il crée des personnages qui reviennent de roman en roman de façon telle qu’on saisit l’évolution de leur personnalité seulement à travers une lecture progressive des textes concernés ; en outre, parmi eux, il y a le personnage nommé le ‘fol en Dieu’, dont la présence semble s’imposer progressivement sous la plume de l’écrivain jusqu’ à devenir une figure christique. Si les personnages sont, comme disait Paul Gadenne, le lieu où la pensée de l’auteur rencontre le monde (Cf. Paul Gadenne, « Efficacité du roman », in A propos du roman, Arles, Actes Sud, 1983, p. 25), cette errance littéraire d’une figure « de papier » est le témoignage du dialogue continuel que l’auteur a entretenu avec sa réalité quotidienne et donc du parcours humain et artistique de R. Bichelberger , un parcours où ce qui a été dit n’est jamais une donnée définitivement acquise, mais toujours in fieri, constamment remodelée et approfondie selon l’évolution de la pensée et de l’itinéraire narratif que l’auteur voit se développer dans ses textes. L’écriture littéraire devient ainsi un parcours que l’auteur et le personnage accomplissent ensemble, en s’offrant réciproquement expériences et connaissances ; l’errance du romancier et de ses personnages nous fait comprendre alors la valeur que l’écrivain assignait à son écriture : chaque rédaction des textes est l’étape d’un itinéraire de réflexion qui le mène à une meilleure connaissance de soi et en même temps du rôle de l’écriture littéraire dans la société contemporaine. 

Fernandez Thais A.
L’errance dans le silence et la force de la lettre

À l’article « Juif errant », l’encyclopédie italienne Treccani nous donne la définition suivante : « l’une des légendes les plus connues du moyen-âge, souvent reprise dans toutes les littératures européennes : elle parle d’un juif qui insulta Jésus sur le chemin du Calvaire et reçut pour châtiment d’être condamné à errer sans trêve jusqu’à la fin du monde, avec seulement un peu d’argent pour vivre ». Mauricio Rosencof appartient à une famille de Juifs polonais qui, en 1930, pendant les persécutions des pogroms russes, s’échappe de Pologne et se réfugie à Montevideo, en Uruguay, en quête d’une vie plus sûre et plus sereine. Lui est tailleur, elle est femme au foyer. Cette nouvelle odyssée est celle que raconte Rosencof dans le roman Les lettres jamais arrivées. Une recherche de soi et d’un monde meilleur vue à travers le regard de leur fils, d’abord enfant, puis adulte emprisonné pour terrorisme. Une errance qui, au fond, sera inutile, car le passé frappera de nouveau à la porte. La sérénité tant souhaitée sera impossible ; à cause des problèmes politiques de leur fils, les parents, déjà âgés, seront arrachés à la maison où ils ont toujours vécu et finiront leurs jours dans un hospice. Dans ces Lettres jamais arrivées, Rosencof raconte son enfance, son quartier, sa famille, mais aussi Varsovie et la déportation de tous les membres de sa famille, dans un dialogue silencieux avec son père. Deux cultures lointaines s’y croisent : la première est celle qui a vu commencer l’errance, la seconde est à la fois le point d’arrivée et celui d’un nouveau départ, pour connaître la nouvelle culture et s’y intégrer. Ce parcours difficile, hérissé de difficultés, révèle les problématiques liées à l’errance, à la fois dans le quotidien et dans le cadre plus vaste d’une spiritualité qui peine à s’affirmer.

Garfitt Toby
Errance et sens dans l’œuvre de Michael Edwards

L’œuvre de Michael Edwards, premier Britannique à siéger parmi les Immortels de l’Académie Française, ne cesse de manifester et d’interroger l’idée d’errance. Cette interrogation se poursuit en trois temps. D’abord, la poésie d’Edwards, sa critique littéraire, ses dialogues à caractère autobiographique, tout peut se comprendre en fonction d’une trajectoire personnelle et professionnelle qui voit ce Britannique quitter son pays maternel et sa langue d’origine pour s’installer dans une terre et une culture d’élection. Il ne s’agit pas d’un simple changement d’allégeance, mais de l’acceptation plénière d’un nouveau statut qui ouvre des perspectives inhabituelles sur les deux cultures en jeu. Dans un deuxième temps, la langue elle-même, sous quelque forme culturelle qu’elle se manifeste, est caractérisée par une errance qui désorganise notre désir de frontières stables et rassurantes. Et dans un troisième temps, l’errance tant personnelle que linguistique se prête, selon Michael Edwards, à une analyse théologique qui interprète notre vie sur terre comme un exil par rapport à la vraie vie.

Giri Loussier Hemlata
L’aventure d’un cycliste et sa quête existentielle 
dans Cyclewallahde Vijay Tendulkar

The Cyclist(1991) est l’une des pièces de théâtre connues de l’auteur dramatique indien Vijay Tendulkar. Elle était censée être sa dernière pièce et probablement son dernier commentaire sur lui-même et sur la réalité qui l'entoure. The Cyclistne consiste pas à un seul, mais à trois voyages simultanés: géographique, historique et exploration psychologique. Un jeune homme est sur le point de commencer un "tour du monde" sur son vélo. Il n'y a pas de lieu géographique spécifique dans lequel la pièce se déroule, mais un lieu d'où il essaie de s'éloigner. Il rêve de contrées lointaines, d'océans et de montagnes, et de rencontrer des personnes intéressantes. Le désir d'écrire une pièce allégorique illustrant le parcours de la vie devait être plaisant pour Tendulkar. En dépit de ses nombreuses productions, The Cyclista continué à confondre ses metteurs en scène et son public. Les critiques ne savent pas si la pièce est une métaphore de la réalité indienne contemporaine ou une histoire sur le voyage de la vie. The cyclistest différent des autres grandes pièces de Tendulkar. Cette pièce a été écrite dans un état d'esprit optimiste car malgré tous les efforts et les ennuis que le voyage apporte, le cycliste n'abandonne pas et il a la capacité de surmonter les obstacles. Comme l’auteur le remarque: « Un voyage est un voyage. Il est censé se terminer. Le mien ne subira ni perte ni souffrance. » C’est un morceau ininterrompu et adroitement conçu de l’aventure de la vie. L’objectif de cette communication sera d’analyser cette pièce de théâtre par le biais de sa forme et sa structure complexes et d’étudier les différents sens qui entourent l’errance de ce cycliste. 

Ivasiutyn Taras
Boussolede Mathias Énard comme errance entre l’Occident et l’Orient

L’une des principales caractéristiques de la « littérature d’errance » est sans nul doute l’idée de déplacement. On passe d‘un voyage vertical (la littérature de la terre perdue peut se lire comme une plongée orphique à la recherche d’un reste de transcendance) à une errance horizontale (l’écrivain en nouvel Ulysse arpentant des lieux abandonnés). C’est dans ce cadre que s’inscrit le livre de Mathias Énard Boussole, un roman de voyages, d’errance intérieure de son personnage principal Franz Ritter, musicologue autrichien. A vrai dire, c’est une triple errance embrassant temps, espace et personnages. Franz Ritter vit à Vienne, et est passionné, entre autres, par l'Orient musical. Se sachant atteint d'une maladie grave et en proie à l'angoisse, il va passer une nuit d'insomnie dans sa chambre. La pensée du narrateur, instable et fuyante, foisonnante autant qu'intarissable, se livre aux déplacements prolixes, à une passionnante plongée dans le temps et dans l'espace, sur les traces de son propre passé, et sur celles des grands orientalistes qui l'ont précédé. C'est une magnifique digression historique, esthétique tournant et retournant le concept d'Orient, prisme à travers lequel son amour Sarah, éprise elle aussi d'Orient, compagne érudite de ses voyages, de ses rêves, se définit par touches légères.
L’objet du livre initiatique de M. Énard peut être défini, somme toute, par ce mot qui fut très à la mode voilà quelques années : métissage. Sa divagation nocturne conduit Ritter aux sources d’un métissage qui a mal tourné, entre l’Occident et l’Orient. Son errance apparaît comme réalité et comme symbole de l’orientalisme qui doit être un humanisme. Une encyclopédie intime et démonstrative, déguisée en roman, est empreinte du métissage inévitable et manqué entre les deux mondes ; de ses enchantements vécus et de ses illusions perdues. Pourquoi la boussole de Mathias Énard, qui devrait normalement indiquer le nord, s’obstine-t-elle à pointer le sud et l'est ? La raison en est sans doute sa connaissance, son amour pour ces pays et leur culture à moins que cela ne soit sa volonté de rappeler à l'Occident tout ce qu'il doit à l'Orient. Il importe de souligner que le mot « boussole» outre son sens principal peut revêtir aussi une acception métonymique d’un «mentor », d’un « guide » qui élargit bel et bien le contenu du roman. Le chercheur contemporain est incorporé dans une mythologème de la voie, il avance d’un texte à l’autre et fait bouger le texte lui-même, tout en se transformant en écriture. 
 Le trop grand étalage de l'érudition de Mathias Énard aussi profonde que ramifiée est heureusement contrebalancé par un style doux, langoureux, mélodieux et châtié qui donne la puissance à cet étonnant roman culturel par excellence. . L'écriture est virtuose, étirant le temps à l'infini. Mathias Énard nous lance dans un mouvement vers l'autre, l'ailleurs tout en usant un procédé d'ellipses sensorielles. Certains procédés contribuent à donner au livre une unité polymorphe, qui peut sembler gratuite aussi longtemps qu’on n’en a pas perçu la nécessité sous-jacente. Des jeux de correspondances s’établissent tout au long du livre, dont on ne tarde pas à découvrir qu’ils ne sont pas des ornements mais bien des thèmes signifiants, dont la récurrence et l’entrecroisement concourent à faire entrevoir la signification d’une extraordinaire aventure spirituelle. Écrire un livre sur l'Orientalisme, au moment où le Proche Orient sombre dans la barbarie et où notre vision de ces pays proches géographiquement mais éloignés culturellement est distordue par l'avalanche d'horreurs balancées par les médias, est un acte de résistance éminemment salutaire.

Jammal Nadia
L‘Odyssée d’Homère et Ulysse de Joyce : 
de l’errance littérale à l’errance littéraire

L'errance fait penser immédiatement à une perte des repères, mais aussi à une immense liberté, cependant conditionnée par les caprices du hasard. Paradoxalement, l'errance qu'elle soit physique, mentale ou spirituelle, est aussi et surtout quête jamais aboutie, désir d'inachevé. Dans ce sens, elle est universelle. Illustrée dans les œuvres littéraires par un personnage, elle devient destin de l'humanité. Besoin d'intranquillité. Pour cela, je pense travailler la figure d'Ulysse dans l'Odyssée d'Homère, personnage multiforme, voyageur au long cours , toujours taraudé par la nostalgie de la terre natale et, pourtant, constamment tenté par des monstres- exogènes/endogènes- de se laisser déporter loin de cette terre, apparemment tant désirée. Cette contradiction chevillée au corps de l'homme, et à son âme, explique l'extraordinaire destin de l'œuvre d'Homère, dont l'écriture, elle-même, très moderne, a suscité de nombreuses variations sur le thème de l'errance d'un homme en perpétuel exil. Je pense porter un regard croisé sur les aventures de l'Ulysse mythique et sur le Léopold Bloom du roman de James Joyce, non pour en comparer les aventures-ou mésaventures-, ce qui serait fastidieux, et peut-être sans grand intérêt pour notre propos, mais pour passer du récit aux rebondissements multiples à l'acte de lecture, exercice déambulatoire de tout lecteur qui s'aventurerait dans les abysses du roman de Joyce, devenant à son tour un moderne Ulysse, au début quelque peu outrecuidant, fier de son savoir et de son intelligence, et au bout d'une lecture toujours renouvelée, acceptant , avec humilité, de ne pas tout comprendre et de se laisser aller à l'errance si enrichissante, de l'homo lector.

Marcotte Hélène, Montambault Vicky
Errer, sombrer, mourir : l’imaginaire du labyrinthe 
dans Le Ravissement d’Andrée A. Michaud

Évoquer l’errance fait surgir moult images et figures, dont celle du labyrinthe, cet entrecroisement complexe de chemins menant pour certains vers un centre rêvé, le Centre du monde, et pour d’autres vers la mort. Dans la littérature occidentale, l’image du labyrinthe reste associée au parcours du héros grec Thésée, qui entra dans le labyrinthe pour tuer le Minotaure et en ressortit grâce au fil d’Ariane. Le sacrifice, l’espace clos, l’errance, la violence et l’oubli représentent ainsi autant d’éléments liés à cet espace égarant. Ajoutons, avec André Peyronie, que « […] si le labyrinthe semble relever de l’espace et d’un rapport problématique à celui-ci, l’on peut prétendre aussi qu’il relève du temps (l’éternel retour en constituant alors une figure limite) » (1). C’est à partir de cette figure que se structure et se déploie l’intrigue du roman Le Ravissementde l’auteure québécoise Andrée A. Michaud, paru en 2001. Le trajet dans le labyrinthe est souvent associé à un parcours initiatique, où l’atteinte du Centre, associé au savoir et au sacré, entraine la transformation du néophyte en initié et marque à la fois « la victoire du spirituel sur le matériel, […] de l’éternel sur le périssable, de l’intelligence sur l’instinct, du savoir sur la violence aveugle » (2). Cependant, dans le roman de Michaud, l’atteinte du Centre et la révélation du secret qu’il renferme loin de conduire à une renaissance coincent les protagonistes dans un espace erratique qui n’ouvre que sur la folie et la mort. Nous chercherons donc à démontrer, dans un premier temps, que les principaux espaces clos du roman s’inscrivent dans une verticalité appelant les profondeurs, le gouffre, la mort et la chute vertigineuse de la raison, plutôt que dans une horizontalité où la fuite serait envisageable, entraînant ainsi les protagonistes dans la désorientation et l’oubli, deux traits constitutifs de l’espace labyrinthique. Dans un second temps, nous étudierons le temps circulaire de l’éternel retour afin de démontrer qu’à travers les rituels et les sacrifices propres au village des Bois Noirs, la nature du labyrinthe, animale et digestive, est mise en relief de façon à faire ressortir la monstruosité des personnages du roman. Se pose alors la question du bien et du mal, dont les frontières se brouillent à mesure que se dessinent, se croisent et s’entrecroisent les multiples routes du labyrinthe michaudien. Notre communication, en ce sens, s’inscrit dans l’axe thématique du colloque : « Errance comme quête, comme parcours chaotique, désorientation, déterritorialisation». 
Bibiographie
1- André Peyronie, « Labyrinthe », Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel, Paris, Éditions du Rocher, 1988, p. 915.
2- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1983, p. 556.

Mecheri Lamia
L’errance d’un nouvel Orphée au milieu d’un Paris post-Bataclan

Le récit de l’auteur Salim Bachi, Un jeune homme en colère(2018), retrace l’errance durant vingt-quatre heures d’un jeune homme de dix-sept ans, nommé Tristan, vivant chez son père, à Montmartre dans le 18ème arrondissement de Paris. Ce dernier, après les attentats du 13 novembre 2015, survenus dans la salle parisienne du Bataclan, perd son unique et jeune sœur, Eurydice. Cet événement, celui de la perte d’une personne proche, à laquelle il voue un amour passionnel, constitue l’axe pivot autour duquel tourne l’intrigue du roman. Hanté par une seule et unique image, celle de la sœur défunte, l’auteur nous projette dans la conscience de son personnage, un personnage rempli de tristesse, noyé dans le chagrin et ressentant un perpétuel « risque de vivre » dans un lieu chaotique, après un événement traumatisant. En effet, après les attentats du Bataclan, la hantise de vivre dans Paris constitue, pour le protagoniste, une véritable menace de vivre ou pire un chaos constant. Paris, « ville des Lumières », se métamorphose en une « ville des ténèbres », ce qui oblige Tristan, jeune homme révolté et en quête de sens, traînant dans les rues labyrinthiques de la cité, à se remettre en question et à reconsidérer le monde à l’encontre duquel il déclare sa rage de vivre : « J'étais en colère. J'en voulais à la terre entière pour tout le mal qu'elle m'avait fait en massacrant ma sœur ». Tel un phénix, qui toujours meurt et renaît de ses cendres, le héros de Salim Bachi se livre, d’une certaine façon, au même combat tous les jours en s’affrontant au risque et à la menace du monde parisien, afin de les maîtriser et de trouver non seulement un sens-signification, mais aussi unsens-direction à sa vie. C’est alors que l’errance géographique se double d’une errance mentale, livrant le protagoniste à des questions existentielles, qui le précipitent dans le néant et qui ne semblent point le libérer de son deuil. 
La lente descente aux enfers du personnage fait inévitablement écho à la descente du poète antique Orphée voulant sauver son épouse Eurydice des enfers mythologiques. Tristan se transforme en un Orphée contemporain, pleurant chaque jour son Eurydice. Cet événement conduit le héros à vivre l’expérience du chaos en se livrant à l’errance parisienne qui, en fin de compte, n’est qu’une projection des méandres de l’esprit perturbé du protagoniste. L’itinéraire géographique, balisé par le narrateur, est symbolique puisque chaque endroit parcouru dans la capitale française fait référence à des souvenirs, à une expérience, voire à des siècles d’Histoire. Pour cette raison, des interrogations – liées principalement à l’axe numéro 1 de la communication – nous interpellent et nous nous demandons : en quoi le labyrinthe est-il une figure favorisant l’errance, une expérience chaotique, et la perte de l’errant en quête de sens ? Pourquoi l’auteur recourt-il au mythe d’Orphée pour raconter les pérégrinations de son personnage, lié à un événement historique troublant ? En quoi l’écriture est-elle une action déterritorialisante dans la création du chaos géographique et mental ?Lors de notre étude, nous recourrons à la géophilosophie de Deleuze et Guattari comme grille de lecture. Nous ferons appel à des concepts comme la déterritorialisation, la chaosmoseet le chaos-monde, afin de comprendre les enjeux du discours littéraire et, surtout, répondre à notre problématique.

Nazarova Nina
Immobilité comme facteur d’errance dans les romans de Modiano

Lauréat du prix Nobel de littérature, Patrick Modiano est hanté dans ses romans par les mêmes sentiments de toujours : voyage à travers le brouillard de l’oubli, l’amnésie volontaire de ses personnages, le rôle équivoque d’une mémoire qui brouille la perception de soi et l’errance géographique sans attache affective.Le narrateur traverse la brume de ses souvenirs, s’accroche aux détails qui remontent à la surface de sa mémoire, comme un naufragé s’agrippe aux objets flottants.Ses personnages ont du mal à composer un récit cohérent de leur propre passé, constamment égarés dans leur conscience, ils cheminent dans une réalité aux contours indistincts et leur seule réalité semble être celle de l’errance. 
Dans un entretien avec Gallimard, Modiano comparent ses personnages à “des fantoches” : “Oui, on a l'impression de voir évoluer une troupe de comédiens sans grand talent qui jouent souvent faux. Mais malheureusement, je ne crois pas qu'ils éprouvent un grand plaisir à le faire. Ils font partie de ces gens qui meurent sans avoir appris sur eux-mêmes un grain de vérité. Ils ne savent pas qui ils sont en réalité.”(1) Modiano suit les mouvements de ses personnages d’un regard fuyant. Arpenteur inlassable, il traverse la brume de ses souvenirs, s’accroche à un détail sur une façade effacée, suit une silhouette d’une femme dans la rue. À la poursuite des ombres perdues de sa jeunesse, sa prose de somnambule en redessine les frontières.Il est hanté par la fuite du temps et conçoit l’écriture en tant qu’une recherche des moments perdus. Il est le maître d’indices, de suspens, de suggestions et de traces qui ne mènent nulles part parce que la trace est pour lui une fin en soi, le moyen de ne pas affronter le monde directement. Il croit que l’écrivain ne doit pas éclaircir le mystère. « De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s’il cherche à l’éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer. Samuel Beckett disait de Proust, qui ne faisait pratiquement rien d’autre que d’expliquer ses personnages : "Les expliquant, il épaissit leur mystère."» (2). Ainsi, sa narration crée chez le lecteur un sentiment de décalage quand les choses se meuvent, mais les personnages restent figés dans leur errance éternelle: le paradoxe d’une fixité de constante dans un univers en mouvement. 
Notes
1-Un Pedegreede Patrick Modiano. Entretien réalisé par Patrick Modiano à l’occasion de la parution de Un Pedegree. Publié en ligne par Gallimard en janvier 2005 : http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Patrick-Modiano-Un-pedigree
2- Pour que tu ne te perdes pas dans la ruepar Patrick Modiano. Entretien réalisé par Patrick Modiano à l’occasion de la parution de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Publié en ligne par Gallimard en octobre 2014 : http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Patrick-Modiano.-Pour-que-tu-ne-te-perdes-pas-dans-le-quartier/(source)/185398
Bibliographie
Patrick Modiano Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Paris, Gallimard, 2014. 146 p.
Patrick Modiano Souvenirs dormants. Paris, Gallimard, 2017, 112 p.
Patrick Modiano Nos débuts dans la vie. Paris, Gallimard, 2017, 96 p.
Denis Cosnard Dans la peau de Patrick Modiano. Paris, Fayard, 2011, 286 p.

O’Dwyer Michael
Errance, Vagabondage et Misanthropie dans Individu de Raymond Mauriac

Raymond Mauriac (1880-1960), frère aînéde François, a écrit deux romans, Individu(1934) et Amour de l’Amour (1936). Individua été réédité chez Le Festin en 2018. Notre communication porte sur ce roman. Notre analyse sera axée sur le comportement du protagoniste, Tiburce. Se sentant enfermé dans le milieu bourgeois landais, il rêve d’une quête de liberté et d’identité. Dans une errance de l’esprit il est attiré par une Afrique mythique qui représente la liberté à plusieurs niveaux. Ce rêve ne se réalise pas. Il se sent obligé de mener une vie d’errance dans les métairies tout en devenant de plus en plus acariâtre dans ses rapports avec les métayers. Dans une dernière tentative de libération il se déplace vers un cadre urbain où son errance devient vagabondage, c.-à-d., qu’il s’y traîne comme un clochard, sans ressources et sans profession. Ce vagabondage donne lieu à une misanthropie profonde chez Tiburce. Nous essaierons de cerner l’évolution de cette misanthropie, que Jacques Maritain a qualifiée d’enfer terrestre, dans le contexte d’une vie d’errance et de vagabondage dont le point de départ est une quête de liberté et d’identité.

Ortiz Pereira Daniel
Catharsis Néoplatonicienne et Catharsis Chrétienne dans L´Orphéedu Politien: Nouvelles Perspectives Concernant son Voyage Infructueux

Depuis sa composition dans l´année 1480, le contexte philosophique de « L´Orphée »d´Ange Politien (1454-1494) a été soumis a beaucoup de débâtes parmi les académiques, spécialement en ce qui concerne son adhésion aux thèses néoplatoniciennes et mystériques développées par l´Académie Florentine de Marsile Ficin (1433-1499). Les discussions adressent principalement les hypothétiques allégories que se cachent sous le personnage d´Orphée et son voyage aux enfers et qui évoquent deux des concepts les plus importantes du système ficinien: l´amour et la fureur, concepts que s´harmonisent en ce qu´on appelle « l´éthique cathartique de l´âme ». En partant de ces considérations, le but de cet article est d´étudier la réception spécifique que Politien va faire de ces idées dans la personne de Orphée en termes de une allégorisation poétique et philosophique que, bien qu´est encore inextricablement liée aux principes du Néoplatonisme Florentin, est, néanmoins, plus explicitement chrétienne que celle de ses contemporaines. Ça nous aidera à mettre en lumière les raisons derrière de l´échec du voyage d´Orphée et, de la même manière, de sa fin tragique, vraiment unique parmi le reste d´œuvres de thématique orphique écrites pendant la Renaissance. 

Prati Patrizia
Carmen Laforet, La nouvelle femme 
la quête de foi et de liberté d’une femme dans le monde franquiste

Dans les années cinquante, en pleine période de répression et de dictature franquiste, une jeune femme, Paulina, entreprendre un voyage intérieur et spirituel vers sa libération. Pendant sa pérégrination, elle est capable d’effectuer une profonde métamorphose qui changera tout son être. Son désir de paix la conduira vers Dieu et elle trouvera dans la foi et la religion un sens à sa vie. Celle de Paulina est une personnalité inquiète et très complexe. Elle ne se résigne pas à une vie imposée par la famille et par la société et se serve de la foi pour se libérer des conventions sociales. L’idée de l’histoire naquit à la suite d’une période d’introspection spirituelle de l’auteur et l’errance de Paulina reflète l’introspection que, pendant la dure période franquiste, toutes les femmes espagnoles auraient voulu faire.  Avec une écriture claire et sensible, Carmen Laforet prend le lecteur par la main pour lui faire faire le même voyage de la protagoniste et lui accompagner dans sa catharsis spirituelle : les pages de la conversion et de la foi sont très émouvantes et, sans doute aucun, très originales et courageuses si l’on considère l’époque dans laquelle elles ont été publiées.  Selon Ramón J. Sender : « Carmen Laforet est un écrivain de grand talent et le premier dans l’histoire espagnole à nous montrer entièrement et sans masque l’âme féminine de l’intérieur » (Cité en Gabastou, André, Le mysthère Laforet, p. 8, en Laforet, Carmen, Unefemme nouvelle, traduction de l’espagnol par André Gabastou, Paris, Bartillat, 2009). Après son premier roman, Nada, publié en Espagne en 1944 et aujourd’hui encore l’un des livres espagnoles les plus traduits dans le monde, La nouvelle femme, publié en 1955 représente le dernier roman de la première trilogie de l’auteur.

Roederer Christiane
Alpha. Omega. Jean d’O.

Il aurait pu être Ulysse, Don Quichotte… Il est Jean d’Ormesson, Jean d’O, un nomade littéraire, intellectuel, spirituel, un errant entre savoir et beauté, entre profondeur et futilité. Rien ne l’occupe autant que l’amour si ce n’est la mort : « Éros et Thanatos. Comme une ombre d’éternité » qui couvre toute son œuvre, entre les deux, il y a la Vie, celle qu’il célèbre dans un style éblouissant, audacieux, sous-tendu par une constante jubilation. Personnage de roman, né au château, chantre de la nature, oiseau migrateur sur terre et en amour, il revient toujours au bercail. Il est, en langage vulgaire, un nomade de luxe, dont la fortune, le charme, la culture lui permettent d’échapper aux codes de la société, de son milieu en particulier. Entre Alpha et Oméga, son parcours est un fascinant paradoxe, un dessin animé à la mode du XXIe s. Mais Jean D’O est avant tout un être de chair et de sang comme le public les aime. Ses livres, une vingtaine, se vendent comme des petits pains, ses apparitions à la télévision font un tabac. Il n’hésite pas à s’allonger sur un divan, à se mettre à nu pour débattre avec son surmoi qui le bouscule, le traite de menteur, de « saltimbanque de la culture ». Il devient au fil de ses ouvrages et de ses émissions l’ami qui partage son érudition, ses errements, ses doutes : « Au-delà de la science et de la religion, toutes les deux battues en brèche en dépit de leur splendeur, nous n’avons plus pour ressources que la naïveté et la gaieté ». Ses « flâneries » philosophiques notamment dans l’un de ses derniers ouvrages « Le guide des égarés », titre emprunté à Maimonide, a le charme d’une conversation amicale dont le lecteur garde le parfum. Ce qui tendrait à prouver que point n’est besoin de verser dans l’aridité pour être philosophe. A titre personnel, il m’a offert, il y a presque 40 ans, un viatique dans le sens premier du terme. « Le dernier roi soleil » comme le laisse entendre Sophie des Déserts ? Un pèlerin des temps modernes, génial « promeneur » dans le grand questionnement des êtres : « Que fais-je donc là » ? Jean d’Ormesson nous laisse une œuvre humaniste et un ultime titre « Un hosanna sans fin » son point Omega dans lequel il nous invite à rêver, à espérer, à croire… à être heureux ! 

Ruiz Ibáñez Celia
Gastón Baquero, le poète des trois mondes

L´errance entre l´être et la lettre… sans aucun doute, une bonne définition de la poésie de Gastón Baquero (Banes, Cuba, 1918-Madrid, 1997), le poète cubaine qui fait du voyage le symbole même de l´existence: errer constamment, à la recherche perpétuelle d´un monde empli de magie et d´invention. Considéré comme le poète des trois mondes, son lyrisme est traversé de voix qu´il fait siennes: Lezama Lima, César Vallejo, Dylan Thomas… Errance, conscience poétique de l'être et une écriture dominée par l'inspiration et la technique.


Seye Serigne, Thiam Khadimou Rassoul
(Itin)errance et jeux de pouvoir dans le roman africain

La mobilité est l'un des motifs les plus récurrents du roman africain où on semble percevoir chez certains personnages un impératif de mouvement. Représentant en scène des personnages en quête identitaire ou en situation d'initiation, les écrits des auteurs africains sont des lieux d'itinérance et d'errance perpétuelle qui mettent les jeux de pouvoir au centre des préoccupations. En effet, de L'Errancede Georges Ngal àPeulsde Tierno Monénembo en passant par La Plaiede Malick Fall, Allah n'est pas obligéet Quand on refuse on dit nond'Ahmadou Kourouma,Fergo, Tu traceras ta routede Rahmata Seck Samb ou Sarraounia d'Abdoulaye Mamani, les héros errent et déambulent dans les rues, les villes, les pays tout en étant acteurs ou victimes du jeu politique. C'est ce rapport singulier entre le thème de l'errance et le pouvoir politique dans le roman africain que cette communication essayera d'explorer en se fondant sur les œuvres d'auteurs de différentes générations.

Scheidauer Marie-Louise
L’errance d’un écrivain dans une forêt de fantômes, 
à la recherche, en vérité, du « je » de son écriture, 
dans le roman de Javier Cercas Le monarque des ombres

Double errance : une, évidente, au cours de l’enquête qu’il mène pour comprendre le choix de l’oncle de sa mère, de servir la cause franquiste pendant la guerre d’Espagne, l’autre, beaucoup plus cachée, pour savoir qui écrit. Question lancinante : suis-je écrit par ma mère ou est-ce moi qui écris ? Question qui court en filigrane tout au long du livre pour se terminer par la page jubilatoire de la fin qu’on peut interpréter comme une réponse ou comme une ultime échappatoire. L’ écriture échapperait-elle à l’auteur malgré les multiples chemins ( quelquefois Holzwege selon Heidegger) empruntés pour s’y retrouver ou s’y trouver. Et en dépit de la réflexion si intéressante de l’essai sur « le point aveugle » d’une œuvre dont Javier Cercas est précisément l’auteur ?
Bibliographie
J. Cercas, Le monarque des ombres,Actes Sud, 2018
J. Cercas, Le point aveugle, Actes Sud, 2015
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Poche

Steshenko Mykyta
Les errances existentielles dans la vie et l’œuvre de François Mauriac

D’après Littré, le verbe errerpeut avoir plusieurs sens, dont les principaux sont « aller d’un côté à l’autre, à l’aventure », « s’égarer » ou encore « se tromper, avoir une opinion fausse ». En portant un regard attentif sur la vie de François Mauriac, nous verrons que les trois sens s’y appliquent parfaitement. Mauriac et le voyage, Mauriac et l’égarement dans un monde incertain, Mauriac et la tromperie dans la société du XXsiècle : telles sont les quelques images auxquelles nous sommes confrontés en étudiant la vie et l’œuvre de l’auteur du Désert de l’amour. Qui plus est, la notion de l’errance dans le cas de François Mauriac est double : elle est à la fois d’ordre physique et spirituel. Si le grand public est habitué à percevoir l’illustre écrivain comme une figure importante de l’univers littéraire et politique, peu de gens purent le voir en tant qu’individu dépourvu de toutes ses désignations extérieures, voire illusoires, telles la gloire ou la classe sociale. Et pourtant, certains connurent un Mauriac flâneur plus mystérieux qu’étrange, plongé dans ses rêveries, dans sa méditation dont seuls les intimes connurent l’essence : « [...] et que ce jeune homme de L*** [...] m’avouait, un jour, être souvent monté jusqu’à ce tournant de la route d’où il pouvait me voir errer, tête basse » (Mauriac F. Œuvres autobiographiques. Édition établie, présentée et annotée par François Durand. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 153).
Entre Paris et Malagar, entre le quai de Conti et le rond-point des Champs-Élysées, Mauriac se déplaçait beaucoup. Cependant, il n’aimait pas à voyager. Non comme un Duhamel ou un Claudel. Par conséquent, les voyages de son esprit et de son âme sont d’un intérêt considérable pour celui qui souhaite dévoiler l’énigme de la pensée mauriacienne en s’interrogeant sur son sens profond. En dehors de tout aspect dogmatique lié à l’appartenance de François Mauriac à l’Église catholique, se trouve un mystique dont le christianisme tourmenté fut l’objet de nombreux questionnements. Le monastère de la rue Monsieur et l’abbaye Sainte-Marie connaissent certainement Mauriac tel que personne d’autre ne l’a jamais connu. Ils connaissent un être, non en chair et en os, mais béni de grâce et de lumière. De connaissance sur l’homme aussi. C’est précisément cette connaissance-là que l’écrivain s’efforça de partager avec ses lecteurs, toute sa vie durant. Cette tâche ne fut pas sans difficulté, sans égarement, sans hésitation. L’errance de l’être dans la vie et l’œuvre de Mauriac mérite non seulement une connaissance minutieuse de ses textes mais aussi une communion avec leur auteur, la communion que nous essayerons d’atteindre par le biais de notre étude. 
Bibliographie
Cahiers François Mauriac n°5 – Actes du colloque de Rome organisé par l’Association des Amis de François Mauriac : 28 novembre - 1er décembre 1997. Paris : B. Grasset, 1978. 
Cahiers François Mauriac n°14 – La foi de François Mauriac. Textes réunis et présentés par Marie-Françoise Canérot. Paris : B. Grasset, 1987. 
Cahiers François Mauriac n°18 – François Mauriac et les romanciers de l'inquiétude de 1914 à 1945. Actes du colloque international [tenu à] Paris IV Sorbonne, 26-29 septembre 1990. Paris : B. Grasset, 1991.
Mauriac (François) – Œuvres autobiographiques. Édition établie, présentée et annotée par François Durand. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990. 

Tuduri Claude
Entre errance, demeure et résonance : l’art poétique de François Cheng

Chez François Cheng, l’errance apparaît comme le mouvement premier de l’écriture. Il s’agit d’abord d’une errance entre deux cultures, deux visions du monde et deux langues, le mandarin et le français mais il s’agit aussi d’une traversée des genres littéraires : l’écrivain est polygraphe, il voyage d’un style d’écriture à l’autre, de l’essai à la critique d’art et surtout de la poésie au roman. Quant à sa culture d’origine, les sagesses et la cosmologie chinoises, elle réserve des notions très proches de celles de l’errance. Au lieu d’enfermer le monde et la pensée dans des catégories philosophiques visant la construction d’une totalité, elles indiquent un mouvement de la connaissance, à la fois intellectuelle et sensible, qui n’a pas de lieu définitif où reposer la tête. Nous verrons en particulier comment François Cheng reprend dans ses œuvres la notion de résonance, une résonance du souffle, du rythme et de l’esprit (Méditations sur la beauté,. 2006) renouvelée par la découverte de la spiritualité franciscaine. L’errance admet aussi chez l’écrivain de Nanchang, vivant à Paris depuis 1948, une dimension existentielle où l’assimilation et l’intégration sociale et culturelle ne peuvent enfermer l’homme de lettres dans une institution identitaire : inassignable à résidence, l’écriture est la seule patrie de l’écrivain. Enfin, si l’errance n’est pas une révolte stérile contre tout enracinement, ou toute savouration de la demeure (l’exploration poétique et romanesque réserve des lieux de prédilection, des haltes et des oasis où l’art de vivre croise aussi l’art d’écrire), elle est d’abord là pour ouvrir à l’altérité d’une immanence poétique sans cesse en devenir. L’écriture est d’abord poésie et promesse - infinie mais non confuse – d’un nouveau rapport à l’être, à soi et aux autres ; chez François Cheng, elle suit un mouvement ternaire retors à toute dialectique dualiste et totalitaire, le mouvement d’une parole in statu nascendi(A l’orient de tout,2005).

Valastro Canale Angelo
Errare humanum. Primo Levi et La trêve

Si le verbe erraresignifie au même temps « se tromper » et « se promener sans but précis », l’expression errare humanumcontient une vérité profonde : pour tous nous, les êtres humains, la vie est un voyage imprévisible qui commence et finit dans l’Inconnu, un voyage dans lequel l’erreur est la source inévitable de toute découvertes et de toute croissance. Pour Primo Levi, être humain marqué par l’expérience du Mal absolu, la vie est une trêve dans le cœur d’un voyage d’erreurs terribles et amusantes dont la destination finale est la Mort.

Wuillème Tanguy
Récits d’évasions, récits de libération des camps : 
les errances de la survie et du retour au pays après 1945

Dans le cadre d’évasions, ou dans celui découlant de la libération des camps après 1945, un grand nombre de témoins devenus des écrivains (P. Levi, A. Appelfeld, R. Antelme…) ont fait le récit de leur survie et de leur retour sur une terre plus hospitalière (pas forcément natale). Dans une suite d’errances, ils ont désigné une dimension mythique à ce voyage tortueux bien souvent marqué par la souffrance, le froid, la faim, la solitude et surtout la désorientation ou la désolation. Le récit fait de ces errances est un moyen pour eux de résoudre un certain nombre de difficultés de compréhension des événements. Cette parenthèse avant le retour pacifique à un lieu propice à la vie apaisée est aussi l’occasion de dialoguer avec eux-mêmes et avec d’autres rencontrés sur les chemins afin de revenir sur le chaos ambiant et de situer un récit entre parabole et Histoire. Ces récits permettent également de s’imprégner, par l’atmosphère de deuil et de désespoir inconsolable, de l’état post-traumatique suivant juste la pire expérience vécue par des individus. Cependant certains de ces récits sont aussi marqués par une grande exubérance de la libération, de la liberté retrouvée, un nouveau regard s’offre sur le monde alentour : on peut y voir aussi une réconciliation avec la vie où la mémoire commence de fonctionner, tel que Primo Levi le souligne : « une parenthèse de disponibilité illimitée, don du destin providentiel, qui ne saurait se reproduire ». Bref un moment rare et heureux. 
Notre intervention souhaite approfondir cette période précise de l’errance comme moment de déracinement extrême, de solitude entre un monde disparu mais aussi celle d’un espace à venir. Si les récits des camps, de la guerre sont en noir et blanc, celle de l’errance peuvent aussi désigner des expériences en technicolor. On va voir que l’être s’y modifie, tout comme la lettre qui doit retrouver un nouveau style biaisé par le silence et l’humiliation, une langue enfantine pour certains, fictionnelle pour d’autres, soit sérieuse voire même enjouée enfin. La lettre redonne à l’être une assise cette fois temporelle dans un hors-temps pourtant environnant. Enfin il est également possible que ces errances vécues et retranscrites ne cessent point d’agiter les narrateurs longtemps après les événements. Errance sur les plages d’Israël ou les montagnes d’Italie, villes européennes dépeuplées etc…où personne ne sait trop que faire de cette vie sauve.

Zsak Helga
Errance et unité

L'errance, articulation de nombre de romans de Jean d'Ormesson, reflète l'histoire, les personnages romanesques, les digressions anecdotiques, centrés néanmoins autour d'une trame philosophique qui semble conférer aux œuvres leur unité. Les personnages protéiformes, l'ubiquité du récit, les analepses, prolepses, simples sauts chronologiques ou diachroniques se déploient centrés sur la réflexion du narrateur, philosophie structurante. L'errance, liée aussi à la culpabilité ou à la prise de conscience, à l'instar des personnages de Mauriac, est inhérente à leur évolution intérieure, comme dans le Nœud de Vipères : « Je dérive, quelle force m'entraine ? », s'exclame Louis. Yves dans Le Mystère Frontenac,découvre aussi « la gloire qui nait obscurément, qui ne sort à la lumière qu'après un long cheminement intérieur ». De même, un héros de d'Ormesson soliloque : « De quoi est-ce que je m'éloigne, toujours en vain, naturellement ? je m'éloigne de moi-même et de ce que je n'ai pas fait ». L'errance peut devenir ainsi le creuset des caractères, de l'agencement du récit. L'écriture permet de retrouver un sens : « la seule consolation à mes courses sans fin c'est de les raconter à quelqu'un » poursuit-il. En façonnant certains personnages, « centre(s) de tous les espaces, l'axe et le pivot de la planète », perpétuant héros, criminels, sages et naïfs, l'écriture de Mauriac et d'Ormesson crée peut-être le sens de ce qui semblait errement, comme l'écrit ce dernier : « La vérité nous échappe. L'éternité nous fuit. C'est l'art qui les remplace et qui rend immortel. Il fixe à jamais le monde dans son éternité et dans sa vérité-dans ce qu'il peut atteindre de vérité et espérer d'éternité. Pour survivre et durer- c'est la revanche de la beauté sur la brutalité et la laideur de la vie – il n'y a que le plus fragile : les sons, les formes, couleurs et les mots ».

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